The Project Gutenberg EBook of La Cite Antique, by Fustel de Coulanges

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Title: La Cite Antique
       Etude sur Le Culte, Le Droit, Les Institutions de la Grece et de Rome

Author: Fustel de Coulanges

Release Date: May, 2005 [EBook #8074]
[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
[This file was first posted on June 12, 2003]

Edition: 10

Language: French

Character set encoding: ASCII

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CITE ANTIQUE ***




Produced by Anne Soulard, Tiffany Vergon
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LA CITE ANTIQUE
ETUDE SUR LE CULTE, LE DROIT, LES INSTITUTIONS DE LA GRECE ET DE ROME

PAR
FUSTEL DE COULANGES




INTRODUCTION.

DE LA NECESSITE D'ETUDIER LES PLUS VIEILLES CROYANCES DES ANCIENS POUR
CONNAITRE LEURS INSTITUTIONS.


On se propose de montrer ici d'apres quels principes et par quelles regles
la societe grecque et la societe romaine se sont gouvernees. On reunit
dans la meme etude les Romains et les Grecs, parce que ces deux peuples,
qui etaient deux branches d'une meme race, et qui parlaient deux idiomes
issus d'une meme langue, ont eu aussi les memes institutions et les memes
principes de gouvernement et ont traverse une serie de revolutions
semblables.

On s'attachera surtout a faire ressortir les differences radicales et
essentielles qui distinguent a tout jamais ces peuples anciens des
societes modernes. Notre systeme d'education, qui nous fait vivre des
l'enfance au milieu des Grecs et des Romains, nous habitue a les comparer
sans cesse a nous, a juger leur histoire d'apres la notre et a expliquer
nos revolutions par les leurs. Ce que nous tenons d'eux et ce qu'ils nous
ont legue nous fait croire qu'ils nous ressemblaient; nous avons quelque
peine a les considerer comme des peuples etrangers; c'est presque toujours
nous que nous voyons en eux. De la sont venues beaucoup d'erreurs. Nous ne
manquons guere de nous tromper sur ces peuples anciens quand nous les
regardons a travers les opinions et les faits de notre temps.

Or les erreurs en cette matiere ne sont pas sans danger. L'idee que l'on
s'est faite de la Grece et de Rome a souvent trouble nos generations. Pour
avoir mal observe les institutions de la cite ancienne, on a imagine de
les faire revivre chez nous. On s'est fait illusion sur la liberte chez
les anciens, et pour cela seul la liberte chez les modernes a ete mise en
peril. Nos quatre-vingts dernieres annees ont montre clairement que l'une
des grandes difficultes qui s'opposent a la marche de la societe moderne,
est l'habitude qu'elle a prise d'avoir toujours l'antiquite grecque et
romaine devant les yeux.

Pour connaitre la verite sur ces peuples anciens, il est sage de les
etudier sans songer a nous, comme s'ils nous etaient tout a fait
etrangers, avec le meme desinteressement et l'esprit aussi libre que nous
etudierions l'Inde ancienne ou l'Arabie.

Ainsi observees, la Grece et Rome se presentent a nous avec un caractere
absolument inimitable. Rien dans les temps modernes ne leur ressemble.
Rien dans l'avenir ne pourra leur ressembler. Nous essayerons de montrer
par quelles regles ces societes etaient regies, et l'on constatera
aisement que les memes regles ne peuvent plus regir l'humanite.

D'ou vient cela? Pourquoi les conditions du gouvernement des hommes ne
sont-elles plus les memes qu'autrefois? Les grands changements qui
paraissent de temps en temps dans la constitution des societes, ne peuvent
etre l'effet ni du hasard, ni de la force seule. La cause qui les produit
doit etre puissante, et cette cause doit resider dans l'homme. Si les lois
de l'association humaine ne sont plus les memes que dans l'antiquite,
c'est qu'il y a dans l'homme quelque chose de change. Nous avons en effet
une partie de notre etre qui se modifie de siecle en siecle; c'est notre
intelligence. Elle est toujours en mouvement, et presque toujours en
progres, et a cause d'elle, nos institutions et nos lois sont sujettes au
changement. L'homme ne pense plus aujourd'hui ce qu'il pensait il y a
vingt-cinq siecles, et c'est pour cela qu'il ne se gouverne plus comme il
se gouvernait.

L'histoire de la Grece et de Rome est un temoignage et un exemple de
l'etroite relation qu'il y a toujours entre les idees de l'intelligence
humaine et l'etat social d'un peuple. Regardez les institutions des
anciens sans penser a leurs croyances, vous les trouvez obscures,
bizarres, inexplicables. Pourquoi des patriciens et des plebeiens, des
patrons et des clients, des eupatrides et des thetes, et d'ou viennent les
differences natives et ineffacables que nous trouvons entre ces classes?
Que signifient ces institutions lacedemoniennes qui nous paraissent si
contraires a la nature? Comment expliquer ces bizarreries iniques de
l'ancien droit prive: a Corinthe, a Thebes, defense de vendre sa terre; a
Athenes, a Rome, inegalite dans la succession entre le frere et la soeur?
Qu'est-ce que les jurisconsultes entendaient par l'_agnation_, par la
_gens_? Pourquoi ces revolutions dans le droit, et ces revolutions dans la
politique? Qu'etait-ce que ce patriotisme singulier qui effacait
quelquefois tous les sentiments naturels? Qu'entendait-on par cette
liberte dont on parlait sans cesse? Comment se fait-il que des
institutions qui s'eloignent si fort de tout ce dont nous avons l'idee
aujourd'hui, aient pu s'etablir et regner longtemps? Quel est le principe
superieur qui leur a donne l'autorite sur l'esprit des hommes?

Mais en regard de ces institutions et de ces lois, placez les croyances;
les faits deviendront aussitot plus clairs, et leur explication se
presentera d'elle-meme. Si, en remontant aux premiers ages de cette race,
c'est-a-dire au temps ou elle fonda ses institutions, on observe l'idee
qu'elle se faisait de l'etre humain, de la vie, de la mort, de la seconde
existence, du principe divin, on apercoit un rapport intime entre ces
opinions et les regles antiques du droit prive, entre les rites qui
deriverent de ces croyances et les institutions politiques.

La comparaison des croyances et des lois montre qu'une religion primitive
a constitue la famille grecque et romaine, a etabli le mariage et
l'autorite paternelle, a fixe les rangs de la parente, a consacre le droit
de propriete et le droit d'heritage. Cette meme religion, apres avoir
elargi et etendu la famille, a forme une association plus grande, la cite,
et a regne en elle comme dans la famille. D'elle sont venues toutes les
institutions comme tout le droit prive des anciens. C'est d'elle que la
cite a tenu ses principes, ses regles, ses usages, ses magistratures. Mais
avec le temps ces vieilles croyances se sont modifiees ou effacees; le
droit prive et les institutions politiques se sont modifiees avec elles.
Alors s'est deroulee la serie des revolutions, et les transformations
sociales ont suivi regulierement les transformations de l'intelligence.

Il faut donc etudier avant tout les croyances de ces peuples. Les plus
vieilles sont celles qu'il nous importe le plus de connaitre. Car les
institutions et les croyances que nous trouvons aux belles epoques de la
Grece et de Rome, ne sont que le developpement de croyances et
d'institutions anterieures; il en faut chercher les racines bien loin dans
le passe. Les populations grecques et italiennes sont infiniment plus
vieilles que Romulus et Homere. C'est dans une epoque plus ancienne, dans
une antiquite sans date, que les croyances se sont formees et que les
institutions se sont ou etablies ou preparees.

Mais quel espoir y a-t-il d'arriver a la connaissance de ce passe
lointain? Qui nous dira ce que pensaient les hommes, dix ou quinze siecles
avant notre ere? Peut-on retrouver ce qui est si insaisissable et si
fugitif, des croyances et des opinions? Nous savons ce que pensaient les
Aryas de l'Orient, il y a trente-cinq siecles; nous le savons par les
hymnes des Vedas, qui sont assurement fort antiques, et par les lois de
Manou, ou l'on peut distinguer des passages qui sont d'une epoque
extremement reculee. Mais, ou sont les hymnes des anciens Hellenes? Ils
avaient, comme les Italiens, des chants antiques, de vieux livres sacres;
mais de tout cela, il n'est rien parvenu jusqu'a nous. Quel souvenir peut-
il nous rester de ces generations qui ne nous ont pas laisse un seul texte
ecrit?

Heureusement, le passe ne meurt jamais completement pour l'homme. L'homme
peut bien l'oublier, mais il le garde toujours en lui. Car, tel qu'il est
a chaque epoque, il est le produit et le resume de toutes les epoques
anterieures. S'il descend en son ame, il peut retrouver et distinguer ces
differentes epoques d'apres ce que chacune d'elles a laisse en lui.

Observons les Grecs du temps de Pericles, les Romains du temps de Ciceron;
ils portent en eux les marques authentiques et les vestiges certains des
siecles les plus recules. Le contemporain de Ciceron (je parle surtout de
l'homme du peuple) a l'imagination pleine de legendes; ces legendes lui
viennent d'un temps tres-antique et elles portent temoignage de la maniere
de penser de ce temps-la. Le contemporain de Ciceron se sert d'une langue
dont les radicaux sont infiniment anciens; cette langue, en exprimant les
pensees des vieux ages, s'est modelee sur elles, et elle en a garde
l'empreinte qu'elle transmet de siecle en siecle. Le sens intime d'un
radical peut quelquefois reveler une ancienne opinion ou un ancien usage;
les idees se sont transformees et les souvenirs se sont evanouis; mais les
mots sont restes, immuables temoins de croyances qui ont disparu. Le
contemporain de Ciceron pratique des rites dans les sacrifices, dans les
funerailles, dans la ceremonie du mariage; ces rites sont plus vieux que
lui, et ce qui le prouve, c'est qu'ils ne repondent plus aux croyances
qu'il a. Mais qu'on regarde de pres les rites qu'il observe ou les
formules qu'il recite, et on y trouvera la marque de ce que les hommes
croyaient quinze ou vingt siecles avant lui.




LIVRE PREMIER.

ANTIQUES CROYANCES.




CHAPITRE PREMIER.

CROYANCES SUR L'AME ET SUR LA MORT.


Jusqu'aux derniers temps de l'histoire de la Grece et de Rome, on voit
persister chez le vulgaire un ensemble de pensees et d'usages qui dataient
assurement d'une epoque tres-eloignee et par lesquels nous pouvons
apprendre quelles opinions l'homme se fit d'abord sur sa propre nature,
sur son ame, sur le mystere de la mort.

Si haut qu'on remonte dans l'histoire de la race indo-europeenne, dont les
populations grecques et italiennes sont des branches, on ne voit pas que
cette race ait jamais pense qu'apres cette courte vie tout fut fini pour
l'homme. Les plus anciennes generations, bien avant qu'il y eut des
philosophes, ont cru a une seconde existence apres celle-ci. Elles ont
envisage la mort, non comme une dissolution de l'etre, mais comme un
simple changement de vie.

Mais en quel lieu et de quelle maniere se passait cette seconde existence?
Croyait-on que l'esprit immortel, une fois echappe d'un corps, allait en
animer un autre? Non; la croyance a la metempsycose n'a jamais pu
s'enraciner dans les esprits des populations greco-italiennes; elle n'est
pas non plus la plus ancienne opinion des Aryas de l'Orient, puisque les
hymnes des Vedas sont en opposition avec elle. Croyait-on que l'esprit
montait vers le ciel, vers la region de la lumiere? Pas davantage; la
pensee que les ames entraient dans une demeure celeste, est d'une epoque
relativement assez recente en Occident, puisqu'on la voit exprimee pour la
premiere fois par le poete Phocylide; le sejour celeste ne fut jamais
regarde que comme la recompense de quelques grands hommes et des
bienfaiteurs de l'humanite. D'apres les plus vieilles croyances des
Italiens et des Grecs, ce n'etait pas dans un monde etranger a celui-ci
que l'ame allait passer sa seconde existence; elle restait tout pres des
hommes et continuait a vivre sous la terre. [1]

On a meme cru pendant fort longtemps que dans cette seconde existence
l'ame restait associee au corps. Nee avec lui, la mort ne l'en separait
pas; elle s'enfermait avec lui dans le tombeau.

Si vieilles que soient ces croyances, il nous en est reste des temoins
authentiques. Ces temoins sont les rites de la sepulture, qui ont survecu
de beaucoup a ces croyances primitives, mais qui certainement sont nes
avec elles et peuvent nous les faire comprendre.

Les rites de la sepulture montrent clairement que lorsqu'on mettait un
corps au sepulcre, on croyait en meme temps y mettre quelque chose de
vivant. Virgile, qui decrit toujours avec tant de precision et de scrupule
les ceremonies religieuses, termine le recit des funerailles de Polydore
par ces mots: " Nous enfermons l'ame dans le tombeau. " La meme expression
se trouve dans Ovide et dans Pline le Jeune; ce n'est pas qu'elle repondit
aux idees que ces ecrivains se faisaient de l'ame, mais c'est que depuis
un temps immemorial elle s'etait perpetuee dans le langage, attestant
d'antiques et vulgaires croyances. [2]

C'etait une coutume, a la fin de la ceremonie funebre, d'appeler trois
fois l'ame du mort par le nom qu'il avait porte. On lui souhaitait de
vivre heureuse sous la terre. Trois fois on lui disait: Porte-toi bien. On
ajoutait: Que la terre te soit legere. [3] Tant on croyait que l'etre
allait continuer a vivre sous cette terre et qu'il y conserverait le
sentiment du bien-etre et de la souffrance! On ecrivait sur le tombeau que
l'homme reposait la; expression qui a survecu a ces croyances et qui de
siecle en siecle est arrivee jusqu'a nous. Nous l'employons encore, bien
qu'assurement personne aujourd'hui ne pense qu'un etre immortel repose
dans un tombeau. Mais dans l'antiquite on croyait si fermement qu'un homme
vivait la, qu'on ne manquait jamais d'enterrer avec lui les objets dont on
supposait qu'il avait besoin, des vetements, des vases, des armes. On
repandait du vin sur sa tombe pour etancher sa soif; on y placait des
aliments pour apaiser sa faim. On egorgeait des chevaux et des esclaves,
dans la pensee que ces etres enfermes avec le mort le serviraient dans le
tombeau, comme ils avaient fait pendant sa vie. Apres la prise de Troie,
les Grecs vont retourner dans leur pays; chacun d'eux emmene sa belle
captive; mais Achille, qui est sous la terre, reclame sa captive aussi, et
on lui donne Polyxene. [4]

Un vers de Pindare nous a conserve un curieux vestige de ces pensees des
anciennes generations. Phryxos avait ete contraint de quitter la Grece et
avait fui jusqu'en Colchide. Il etait mort dans ce pays; mais tout mort
qu'il etait, il voulait revenir en Grece. Il apparut donc a Pelias et lui
prescrivit d'aller en Colchide pour en rapporter son ame. Sans doute cette
ame avait le regret du sol de la patrie, du tombeau de la famille; mais
attachee aux restes corporels, elle ne pouvait pas quitter sans eux la
Colchide. [5]

De cette croyance primitive deriva la necessite de la sepulture. Pour que
l'ame fut fixee dans cette demeure souterraine qui lui convenait pour sa
seconde vie, il fallait que le corps, auquel elle restait attachee, fut
recouvert de terre. L'ame qui n'avait pas son tombeau n'avait pas de
demeure. Elle etait errante. En vain aspirait-elle au repos, qu'elle
devait aimer apres les agitations et le travail de cette vie; il lui
fallait errer toujours, sous forme de larve ou de fantome, sans jamais
s'arreter, sans jamais recevoir les offrandes et les aliments dont elle
avait besoin. Malheureuse, elle devenait bientot malfaisante. Elle
tourmentait les vivants, leur envoyait des maladies, ravageait leurs
moissons, les effrayait par des apparitions lugubres, pour les avertir de
donner la sepulture a son corps et a elle-meme. De la est venue la
croyance aux revenants. Toute l'antiquite a ete persuadee que sans la
sepulture l'ame etait miserable, et que par la sepulture elle devenait a
jamais heureuse. Ce n'etait pas pour l'etalage de la douleur qu'on
accomplissait la ceremonie funebre, c'etait pour le repos et le bonheur du
mort. [6]

Remarquons bien qu'il ne suffisait pas que le corps fut mis en terre. Il
fallait encore observer des rites traditionnels et prononcer des formules
determinees. On trouve dans Plaute l'histoire d'un revenant; [7] c'est une
ame qui est forcement errante, parce que son corps a ete mis en terre sans
que les rites aient ete observes. Suetone raconte que le corps de Caligula
ayant ete mis en terre sans que la ceremonie funebre fut accomplie, il en
resulta que son ame fut errante et qu'elle apparut aux vivants, jusqu'au
jour ou l'on se decida a deterrer le corps et a lui donner une sepulture
suivant les regles. Ces deux exemples montrent clairement quel effet on
attribuait aux rites et aux formules de la ceremonie funebre. Puisque sans
eux les ames etaient errantes et se montraient aux vivants, c'est donc que
par eux elles etaient fixees et enfermees dans leurs tombeaux. Et de meme
qu'il y avait des formules qui avaient cette vertu, les anciens en
possedaient d'autres qui avaient la vertu contraire, celle d'evoquer les
ames et de les faire sortir momentanement du sepulcre.

On peut voir dans les ecrivains anciens combien l'homme etait tourmente
par la crainte qu'apres sa mort les rites ne fussent pas observes a son
egard. C'etait une source de poignantes inquietudes. On craignait moins la
mort que la privation de sepulture. C'est qu'il y allait du repos et du
bonheur eternel. Nous ne devons pas etre trop surpris de voir les
Atheniens faire perir des generaux qui, apres une victoire sur mer,
avaient neglige d'enterrer les morts. Ces generaux, eleves des
philosophes, distinguaient nettement l'ame du corps, et comme ils ne
croyaient pas que le sort de l'une fut attache au sort de l'autre, il leur
semblait qu'il importait assez peu a un cadavre de se decomposer dans la
terre ou dans l'eau. Ils n'avaient donc pas brave la tempete pour la vaine
formalite de recueillir et d'ensevelir leurs morts. Mais la foule qui,
meme a Athenes, restait attachee aux vieilles croyances, accusa ses
generaux d'impiete et les fit mourir. Par leur victoire ils avaient sauve
Athenes; mais par leur negligence ils avaient perdu des milliers d'ames.
Les parents des morts, pensant au long supplice que ces ames allaient
souffrir, etaient venus au tribunal en vetements de deuil et avaient
reclame vengeance.

Dans les cites anciennes la loi frappait les grands coupables d'un
chatiment repute terrible, la privation de sepulture. On punissait ainsi
l'ame elle-meme, et on lui infligeait un supplice presque eternel.

Il faut observer qu'il s'est etabli chez les anciens une autre opinion sur
le sejour des morts. Ils se sont figure une region, souterraine aussi,
mais infiniment plus vaste que le tombeau, ou toutes les ames, loin de
leur corps, vivaient rassemblees, et ou des peines et des recompenses
etaient distribuees suivant la conduite que l'homme avait menee pendant la
vie. Mais les rites de la sepulture, tels que nous venons de les decrire,
sont manifestement en desaccord avec ces croyances-la: preuve certaine
qu'a l'epoque ou ces rites s'etablirent, on ne croyait pas encore au
Tartare et aux champs Elysees. L'opinion premiere de ces antiques
generations fut que l'etre humain vivait dans le tombeau, que l'ame ne se
separait pas du corps et qu'elle restait fixee a cette partie du sol ou
les ossements etaient enterres. L'homme n'avait d'ailleurs aucun compte a
rendre de sa vie anterieure. Une fois mis au tombeau, il n'avait a
attendre ni recompenses ni supplices. Opinion grossiere assurement, mais
qui est l'enfance de la notion de la vie future.

L'etre qui vivait sous la terre n'etait pas assez degage de l'humanite
pour n'avoir pas besoin de nourriture. Aussi a certains jours de l'annee
portait-on un repas a chaque tombeau. Ovide et Virgile nous ont donne la
description de cette ceremonie dont l'usage s'etait conserve intact
jusqu'a leur epoque, quoique les croyances se fussent deja transformees.
Ils nous montrent qu'on entourait le tombeau de vastes guirlandes d'herbes
et de fleurs, qu'on y placait des gateaux, des fruits, du sel, et qu'on y
versait du lait, du vin, quelquefois le sang d'une victime. [8]

On se tromperait beaucoup si l'on croyait que ce repas funebre n'etait
qu'une sorte de commemoration. La nourriture que la famille apportait,
etait reellement pour le mort, exclusivement pour lui. Ce qui le prouve,
c'est que le lait et le vin etaient repandus sur la terre du tombeau;
qu'un trou etait creuse pour faire parvenir les aliments solides jusqu'au
mort; que, si l'on immolait une victime, toutes les chairs en etaient
brulees pour qu'aucun vivant n'en eut sa part; que l'on prononcait
certaines formules consacrees pour convier le mort a manger et a boire;
que, si la famille entiere assistait a ce repas, encore ne touchait-elle
pas aux mets; qu'enfin, en se retirant, on avait grand soin de laisser un
peu de lait, et quelques gateaux dans des vases, et qu'il y avait grande
impiete a ce qu'un vivant touchat a cette petite provision destinee aux
besoins du mort. [9]

Ces usages sont attestes de la maniere la plus formelle. " Je verse sur la
terre du tombeau, dit Iphigenie dans Euripide, le lait, le miel, le vin;
car c'est avec cela qu'on rejouit les morts. " [10] Chez les Grecs, en
avant de chaque tombeau il y avait un emplacement qui etait destine a
l'immolation de la victime et a la cuisson de sa chair. [11] Le tombeau
romain avait de meme sa _culina_, espece de cuisine d'un genre particulier
et uniquement a l'usage du mort. [12] Plutarque raconte qu'apres la
bataille de Platee les guerriers morts ayant ete enterres sur le lieu du
combat, les Plateens s'etaient engages a leur offrir chaque annee le repas
funebre. En consequence, au jour anniversaire, ils se rendaient en grande
procession, conduits par leurs premiers magistrats, vers le tertre sous
lequel reposaient les morts. Ils leur offraient du lait, du vin, de
l'huile, des parfums, et ils immolaient une victime. Quand les aliments
avaient ete places sur le tombeau, les Plateens prononcaient une formule
par laquelle ils appelaient les morts a venir prendre ce repas. Cette
ceremonie s'accomplissait encore au temps de Plutarque, qui put en voir le
six-centieme anniversaire. [13]

Un peu plus tard, Lucien, en se moquant de ces opinions et de ces usages,
faisait voir combien ils etaient fortement enracines chez le vulgaire.
" Les morts, dit-il, se nourrissent des mets que nous placons sur leur
tombeau et boivent le vin que nous y versons; en sorte qu'un mort a qui
l'on n'offre rien, est condamne a une faim perpetuelle. " [14]

Voila des croyances bien vieilles et qui nous paraissent bien fausses et
ridicules. Elles ont pourtant exerce l'empire sur l'homme pendant un grand
nombre de generations. Elles ont gouverne les ames; nous verrons meme
bientot qu'elles ont regi les societes, et que la plupart des institutions
domestiques et sociales des anciens sont venues de cette source.


NOTES

[1] _Sub terra censebant reliquam vitam agi mortuorum_. Ciceron, _Tusc._,
I, 16. Euripide, _Alceste_, 163; _Hecube_, passim.

[2] Ovide, _Fastes_, V, 451. Pline, _Lettres_, VII, 27. Virgile, _En._,
III, 67. La description de Virgile se rapporte a l'usage des cenotaphes;
il etait admis que lorsqu'on ne pouvait pas retrouver le corps d'un
parent, on lui faisait une ceremonie qui reproduisait exactement tous les
rites de la sepulture, et l'on croyait par la enfermer, a defaut du corps,
l'ame dans le tombeau. Euripide, _Helene_, 1061, 1240. Scholiast. _ad
Pindar. Pyth._, IV, 284. Virgile, VI, 505; XII, 214.

[3] _Iliade_, XXIII, 221. Pausanias, II, 7, 2. Euripide, _Alc._, 463.
Virgile, _En._, III, 68. Catulle, 98, 10. Ovide, _Trist._, III, 3, 43;
_Fast._, IV, 852; _Metam._, X, 62. Juvenal, VII, 207. Martial, I, 89; V,
35; IV, 30. Servius, _ad Aen._, II, 644; III, 68; XI, 97. Tacite,
_Agric._, 46.

[4] Euripide, _Hec._, passim; _Alc._, 618; _Iphig._, 162. _Iliade_, XXIII,
166. Virgile, _En._, V, 77; VI, 221; XI, 81. Pline, _H. N._, VIII, 40.
Suetone, _Caesar_, 84; Lucien, _De luctu_, 14.

[5] Pindare, _Pythiq._, IV, 284, edit. Heyne; voir le Scholiaste.

[6] _Odyssee_, XI, 72. Euripide, _Troad._, 1085. Herodote, V, 92. Virgile,
VI, 371, 379. Horace, _Odes_, I, 23. Ovide, _Fast._, V, 483. Pline,
_Epist._, VII, 27. Suetone, _Calig._, 59. Servius, _ad Aen._, III, 68.

[7] Plaute, _Mostellaria_.

[8] Virgile, _En._, III, 300 et seq.; V, 77. Ovide, _Fast._, II, 535-542.

[9] Herodote, II, 40. Euripide, _Hecube_, 536. Pausanias, II, 10. Virgile,
V, 98. Ovide, _Fast._, II, 566. Lucien, _Charon_.

[10] Eschyle, _Choeph._, 476. Euripide, _Iphigenie_, 162.

[11] Euripide, _Electre_, 513.

[12] Festus, v. _Culina_.

[13] Plutarque, _Aristide_, 21.

[14] Lucien, _De luctu_.




CHAPITRE II.

LE CULTE DES MORTS


Ces croyances donnerent lieu de tres-bonne heure a des regles de conduite.
Puisque le mort avait besoin de nourriture et de breuvage, on concut que
c'etait un devoir pour les vivants de satisfaire a ce besoin. Le soin de
porter aux morts les aliments ne fut pas abandonne au caprice ou aux
sentiments variables des hommes; il fut obligatoire. Ainsi s'etablit toute
une religion de la mort, dont les dogmes ont pu s'effacer de bonne heure,
mais dont les rites ont dure jusqu'au triomphe du christianisme.

Les morts passaient pour des etres sacres. Les anciens leur donnaient les
epithetes les plus respectueuses qu'ils pussent trouver; ils les
appelaient bons, saints, bienheureux. Ils avaient pour eux toute la
veneration que l'homme peut avoir pour la divinite qu'il aime ou qu'il
redoute. Dans leur pensee chaque mort etait un dieu. [1]

Cette sorte d'apotheose n'etait pas le privilege des grands hommes; on ne
faisait pas de distinction entre les morts. Ciceron dit: " Nos ancetres
ont voulu que les hommes qui avaient quitte cette vie, fussent comptes au
nombre des dieux. " Il n'etait meme pas necessaire d'avoir ete un homme
vertueux; le mechant devenait un dieu tout autant que l'homme de bien;
seulement il gardait dans cette seconde existence tous les mauvais
penchants qu'il avait eus dans la premiere. [2]

Les Grecs donnaient volontiers aux morts le nom de dieux souterrains. Dans
Eschyle, un fils invoque ainsi son pere mort: " O toi qui es un dieu sous
la terre. " Euripide dit en parlant d'Alceste: " Pres de son tombeau le
passant s'arretera et dira: Celle-ci est maintenant une divinite
bienheureuse. " [3] Les Romains donnaient aux morts le nom de dieux Manes.
" Rendez aux dieux Manes ce qui leur est du, dit Ciceron; ce sont des
hommes qui ont quitte la vie; tenez-les pour des etres divins. " [4]

Les tombeaux etaient les temples de ces divinites. Aussi portaient-ils
l'inscription sacramentelle _Dis Manibus_, et en grec _theois chthoniois_.
C'etait la que le dieu vivait enseveli, _manesque sepulti_, dit Virgile.
Devant le tombeau il y avait un autel pour les sacrifices, comme devant
les temples des dieux. [5]

On trouve ce culte des morts chez les Hellenes, chez les Latins, chez les
Sabins, [6] chez les Etrusques; on le trouve aussi chez les Aryas de
l'Inde. Les hymnes du Rig-Veda en font mention. Le livre des lois de Manou
parle de ce culte comme du plus ancien que les hommes aient eu. Deja l'on
voit dans ce livre que l'idee de la metempsycose a passe par-dessus cette
vieille croyance; deja meme auparavant, la religion de Brahma s'etait
etablie. Et pourtant, sous le culte de Brahma, sous la doctrine de la
metempsycose, la religion des ames des ancetres subsiste encore, vivante
et indestructible, et elle force le redacteur des Lois de Manou a tenir
compte d'elle et a admettre encore ses prescriptions dans le livre sacre.
Ce n'est pas la moindre singularite de ce livre si bizarre, que d'avoir
conserve les regles relatives a ces antiques croyances, tandis qu'il est
evidemment redige a une epoque ou des croyances tout opposees avaient pris
le dessus. Cela prouve que s'il faut beaucoup de temps pour que les
croyances humaines se transforment, il en faut encore bien davantage pour
que les pratiques exterieures et les lois se modifient. Aujourd'hui meme,
apres tant de siecles et de revolutions, les Hindous continuent a faire
aux ancetres leurs offrandes. Cette croyance et ces rites sont ce qu'il y
a de plus vieux dans la race indo-europeenne, et sont aussi ce qu'il y a
eu de plus persistant.

Ce culte etait le meme dans l'Inde qu'en Grece et en Italie. Le Hindou
devait procurer aux manes le repas qu'on appelait _sraddha_. " Que le
maitre de maison fasse le sraddha avec du riz, du lait, des racines, des
fruits, afin d'attirer sur lui la bienveillance des manes. " Le Hindou
croyait qu'au moment ou il offrait ce repas funebre, les manes des
ancetres venaient s'asseoir pres de lui et prenaient la nourriture qui
leur etait offerte. Il croyait encore que ce repas procurait aux morts une
grande jouissance: " Lorsque le sraddha est fait suivant les rites, les
ancetres de celui qui offre le repas eprouvent une satisfaction
inalterable. " [7]

Ainsi les Aryas de l'Orient, a l'origine, ont pense comme ceux de
l'Occident relativement au mystere de la destinee apres la mort. Avant de
croire a la metempsycose, ce qui supposait une distinction absolue de
l'ame et du corps, ils ont cru a l'existence vague et indecise de l'etre
humain, invisible mais non immateriel, et reclamant des mortels une
nourriture et des offrandes.

Le Hindou comme le Grec regardait les morts comme des etres divins qui
jouissaient d'une existence bienheureuse. Mais il y avait une condition a
leur bonheur; il fallait que les offrandes leur fussent regulierement
portees par les vivants. Si l'on cessait d'accomplir le sraddha pour un
mort, l'ame de ce mort sortait de sa demeure paisible et devenait une ame
errante qui tourmentait les vivants; en sorte que si les manes etaient
vraiment des dieux, ce n'etait qu'autant que les vivants les honoraient
d'un culte.

Les Grecs et les Romains avaient exactement les memes croyances. Si l'on
cessait d'offrir aux morts le repas funebre, aussitot les morts sortaient
de leurs tombeaux; ombres errantes, on les entendait gemir dans la nuit
silencieuse. Ils reprochaient aux vivants leur negligence impie; ils
cherchaient a les punir, ils leur envoyaient des maladies ou frappaient le
sol de sterilite. Ils ne laissaient enfin aux vivants aucun repos jusqu'au
jour ou les repas funebres etaient retablis. Le sacrifice, l'offrande de
la nourriture et la libation les faisaient rentrer dans le tombeau et leur
rendaient le repos et les attributs divins. L'homme etait alors en paix
avec eux. [8]

Si le mort qu'on negligeait etait un etre malfaisant, celui qu'on honorait
etait un dieu tutelaire. Il aimait ceux qui lui apportaient la nourriture.
Pour les proteger, il continuait a prendre part aux affaires humaines; il
y jouait frequemment son role. Tout mort qu'il etait, il savait etre fort
et actif. On le priait; on lui demandait son appui et ses faveurs.
Lorsqu'on rencontrait un tombeau, on s'arretait, et l'on disait: " Dieu
souterrain, sois-moi propice. " [9]

On peut juger de la puissance que les anciens attribuaient aux morts par
cette priere qu'Electre adresse aux manes de son pere: " Prends pitie de
moi et de mon frere Oreste; fais-le revenir en cette contree; entends ma
priere, o mon pere; exauce mes voeux en recevant mes libations. " Ces
dieux puissants ne donnent pas seulement les biens materiels; car Electre
ajoute: " Donne-moi un coeur plus chaste que celui de ma mere et des mains
plus pures. " [10] Ainsi le Hindou demande aux manes " que dans sa famille
le nombre des hommes de bien s'accroisse, et qu'il ait beaucoup a
donner ".

Ces ames humaines divinisees par la mort etaient ce que les Grecs
appelaient des _demons_ ou des _heros_. [11] Les Latins leur donnaient le
nom de _Lares, Manes, Genies_. " Nos ancetres ont cru, dit Apulee, que les
Manes, lorsqu'ils etaient malfaisants, devaient etre appeles larves, et
ils les appelaient Lares lorsqu'ils etaient bienveillants et propices. "
[12] On lit ailleurs: " Genie et Lare, c'est le meme etre; ainsi l'ont cru
nos ancetres. " [13] Et dans Ciceron: " Ceux que les Grecs nomment demons,
nous les appelons Lares. " [14]

Cette religion des morts parait etre la plus ancienne qu'il y ait eu dans
cette race d'hommes. Avant de concevoir et d'adorer Indra ou Zeus, l'homme
adora les morts; il eut peur d'eux, il leur adressa des prieres. Il semble
que le sentiment religieux ait commence par la. C'est peut-etre a la vue
de la mort que l'homme a eu pour la premiere fois l'idee du surnaturel et
qu'il a voulu esperer au dela de ce qu'il voyait. La mort fut le premier
mystere; elle mit l'homme sur la voie des autres mysteres. Elle eleva sa
pensee du visible a l'invisible, du passager a l'eternel, de l'humain au
divin.

NOTES

[1] Eschyle, _Choeph._, 469. Sophocle, _Antig._, 451. Plutarque, _Solon_,
21; _Quest. rom._, 52; _Quest. gr._, 5. Virgile, V, 47; V, 80.

[2] Ciceron, _De legib._, II, 22. Saint Augustin, _Cite de Dieu_, IX, 11;
VIII, 26.

[3] Euripide, _Alceste_, 1003, 1015.

[4] Ciceron, _De legib._, II, 9. Varron, dans saint Augustin, _Cite de
Dieu_, VIII, 26.

[5] Virgile, _En._, IV, 34. Aulu-Gelle, X, 18. Plutarque, _Quest. rom._,
14. Euripide, _Troy._, 96; _Electre_, 513. Suetone, _Neron_, 50.

[6] Varron, _De ling. lat._, V, 74.

[7] _Lois de Manou_, I, 95; III, 82, 122, 127, 146, 189, 274.

[8] Ovide, _Fast._, II, 549-556. Ainsi, dans Eschyle, Clytemnestre avertie
par un songe que les manes d'Agamemnon sont irrites contre elle, se hate
d'envoyer des aliments sur son tombeau.

[9] Euripide, _Alceste_, 1004 (1016). " On croit que si nous n'avons
aucune attention pour ces morts et si nous negligeons leur culte, ils nous
font du mal, et qu'au contraire ils nous font du bien si nous nous les
rendons propices par nos offrandes. " Porphyre, _De abstin._, II, 37. Voy.
Horace, _Odes_, II, 23; Platon, _Lois_, IX, p. 926, 927.

[10] Eschyle, _Choeph._, 122-135.

[11] Le sens primitif de ce dernier mot parait avoir ete celui d'homme
mort. La langue des inscriptions qui est celle du vulgaire chez les Grecs,
l'emploie souvent avec cette signification. Boeckh, _Corp. inscript._, nos
1629, 1723, 1781, 1784, 1786, 1789, 3398.--Ph. Lebas, _Monum. de Moree_,
p. 205. Voy. Theognis, edit. Welcker, v. 513. Les Grecs donnaient aussi au
mort le nom de _daimou_, Euripide, _Alcest._, 1140 et Schol.; Eschyle,
_Pers._, 620. Pausanias, VI, 6.

[12] Servius, _ad Aen._, III, 63.

[13] Censorinus, 3.

[14] Ciceron, _Timee_, 11. Denys d'Halic. traduit _Lar familiaris_ par
[Grec: o chat oichian haeroz] (_Antiq. rom._, IV, 2).




CHAPITRE III.

LE FEU SACRE.


La maison d'un Grec ou d'un Romain renfermait un autel; sur cet autel il
devait y avoir toujours un peu de cendre et des charbons allumes. [1]
C'etait une obligation sacree pour le maitre de chaque maison d'entretenir
le feu jour et nuit. Malheur a la maison ou il venait a s'eteindre! Chaque
soir on couvrait les charbons de cendre pour les empecher de se consumer
entierement; au reveil le premier soin etait de raviver ce feu et de
l'alimenter avec quelques branchages. Le feu ne cessait de briller sur
l'autel que lorsque la famille avait peri tout entiere; foyer eteint,
famille eteinte, etaient des expressions synonymes chez les anciens. [2]

Il est manifeste que cet usage d'entretenir toujours du feu sur un autel
se rapportait a une antique croyance. Les regles et les rites que l'on
observait a cet egard, montrent que ce n'etait pas la une coutume
insignifiante. Il n'etait pas permis d'alimenter ce feu avec toute sorte
de bois; la religion distinguait, parmi les arbres, les especes qui
pouvaient etre employees a cet usage et celles dont il y avait impiete a
se servir. [3] La religion disait encore que ce feu devait rester toujours
pur; [4] ce qui signifiait, au sens litteral, qu'aucun objet sale ne
devait etre jete dans ce feu, et au sens figure, qu'aucune action coupable
ne devait etre commise en sa presence. Il y avait un jour de l'annee, qui
etait chez les Romains le 1er mars, ou chaque famille devait eteindre son
feu sacre et en rallumer un autre aussitot. [5] Mais pour se procurer le
feu nouveau, il y avait des rites qu'il fallait scrupuleusement observer.
On devait surtout se garder de se servir d'un caillou et de le frapper
avec le fer. Les seuls procedes qui fussent permis, etaient de concentrer
sur un point la chaleur des rayons solaires ou de frotter rapidement deux
morceaux de bois d'une espece determinee et d'en faire sortir l'etincelle.
[6] Ces differentes regles prouvent assez que, dans l'opinion des anciens,
il ne s'agissait pas seulement de produire ou de conserver un element
utile et agreable; ces hommes voyaient autre chose dans le feu qui brulait
sur leurs autels.

Ce feu etait quelque chose de divin; on l'adorait, on lui rendait un
veritable culte. On lui donnait en offrande tout ce qu'on croyait pouvoir
etre agreable a un dieu, des fleurs, des fruits, de l'encens, du vin, des
victimes. On reclamait sa protection; on le croyait puissant. On lui
adressait de ferventes prieres pour obtenir de lui ces eternels objets des
desirs humains, sante, richesse, bonheur. Une de ces prieres qui nous a
ete conservee dans le recueil des hymnes orphiques, est concue ainsi:
" Rends-nous toujours florissants, toujours heureux, o foyer; o toi qui es
eternel, beau, toujours jeune, toi qui nourris, toi qui es riche, recois
de bon coeur nos offrandes, et donne-nous en retour le bonheur et la sante
qui est si douce. " [7] Ainsi on voyait dans le foyer un dieu bienfaisant
qui entretenait la vie de l'homme, un dieu riche qui le nourrissait de ses
dons, un dieu fort qui protegeait la maison et la famille. En presence
d'un danger on cherchait un refuge aupres de lui. Quand le palais de Priam
est envahi, Hecube entraine le vieux roi pres du foyer: " Tes armes ne
sauraient te defendre, lui dit-elle; mais cet autel nous protegera tous. "
[8]

Voyez Alceste qui va mourir, donnant sa vie pour sauver son epoux. Elle
s'approche de son foyer et l'invoque en ces termes: " O divinite,
maitresse de cette maison, c'est la derniere fois que je m'incline devant
toi, et que je t'adresse mes prieres; car je vais descendre ou sont les
morts. Veille sur mes enfants qui n'auront plus de mere; donne a mon fils
une tendre epouse, a ma fille un noble epoux. Fais qu'ils ne meurent pas
comme moi avant l'age, mais qu'au sein du bonheur ils remplissent une
longue existence. " [9] Dans l'infortune l'homme s'en prenait a son foyer
et lui adressait des reproches; dans le bonheur il lui rendait graces. Le
soldat qui revenait de la guerre le remerciait de l'avoir fait echapper
aux perils. Eschyle nous represente Agamemnon revenant de Troie, heureux,
couvert de gloire; ce n'est pas Jupiter qu'il va porter sa joie et sa
reconnaissance; il offre le sacrifice d'actions de graces au foyer qui est
dans sa maison. [10] L'homme ne sortait de sa demeure sans adresser une
priere au foyer; a son retour, avant de revoir sa femme et d'embrasser ses
enfants, il devait s'incliner devant le foyer et l'invoquer. [11]

Le feu du foyer etait donc la Providence de la famille. Son culte etait
fort simple. La premiere regle etait qu'il y eut toujours sur l'autel
quelques charbons ardents; car si le feu s'eteignait, c'etait un dieu qui
cessait d'etre. A certains moments de la journee, on posait sur le foyer
des herbes seches et du bois; alors le dieu se manifestait en flamme
eclatante. On lui offrait des sacrifices; or, l'essence de tout sacrifice
etait d'entretenir et de ranimer ce feu sacre, de nourrir et de developper
le corps du dieu. C'est pour cela qu'on lui donnait avant toutes choses le
bois; c'est pour cela qu'ensuite on versait sur l'autel le vin brulant de
la Grece, l'huile, l'encens, la graisse des victimes. Le dieu recevait ces
offrandes, les devorait; satisfait et radieux, il se dressait sur l'autel
et il illuminait son adorateur de ses rayons. C'etait le moment de
l'invoquer; l'hymne de la priere sortait du coeur de l'homme.

Le repas etait l'acte religieux par excellence. Le dieu y presidait.
C'etait lui qui avait cuit le pain et prepare les aliments; [12] aussi lui
devait-on une priere au commencement et a la fin du repas. Avant de
manger, on deposait sur l'autel les premices de la nourriture; avant de
boire, on repandait la libation de vin. C'etait la part du dieu. Nul ne
doutait qu'il ne fut present, qu'il ne mangeat et ne but; et, de fait, ne
voyait-on pas la flamme grandir comme si elle se fut nourrie des mets
offerts? Ainsi le repas etait partage entre l'homme et le dieu: c'etait
une ceremonie sainte, par laquelle ils entraient en communion ensemble.
[13] Vieilles croyances, qui a la longue disparurent des esprits, mais qui
laisserent longtemps apres elles des usages, des rites, des formes de
langage, dont l'incredule meme ne pouvait pas s'affranchir. Horace, Ovide,
Petrone soupaient encore devant leur foyer et faisaient la libation et la
priere. [14]

Ce culte du feu sacre n'appartenait pas exclusivement aux populations de
la Grece et de l'Italie. On le retrouve en Orient. Les lois de Manou, dans
la redaction qui nous en est parvenue, nous montrent la religion de Brahma
completement etablie et penchant meme vers son declin; mais elles ont
garde des vestiges et des restes d'une religion plus ancienne, celle du
foyer, que le culte de Brahma avait releguee au second rang, mais n'avait
pas pu detruire. Le brahmane a son foyer qu'il doit entretenir jour et
nuit; chaque matin et chaque soir il lui donne pour aliment le bois; mais,
comme chez les Grecs, ce ne peut etre que le bois de certains arbres
indiques par la religion. Comme les Grecs et les Italiens lui offrent le
vin, le Hindou lui verse la liqueur fermentee qu'il appelle _soma_. Le
repas est aussi un acte religieux, et les rites en sont decrits
scrupuleusement dans les lois de Manou. On adresse des prieres au foyer,
comme en Grece; on lui offre les premices du repas, le riz, le beurre, le
miel. Il est dit: " Le brahmane ne doit pas manger du riz de la nouvelle
recolte avant d'en avoir offert les premices au foyer. Car le feu sacre
est avide de grain, et quand il n'est pas honore, il devore l'existence du
brahmane negligent. " Les Hindous, comme les Grecs et les Romains, se
figuraient les dieux avides non-seulement d'honneurs et de respect, mais
meme de breuvage et d'aliment. L'homme se croyait force d'assouvir leur
faim et leur soif, s'il voulait eviter leur colere.

Chez les Hindous cette divinite du feu est souvent appelee _Agni_. Le Rig-
Veda contient un grand nombre d'hymnes qui lui sont adressees. Il est dit
dans l'un d'eux: " O Agni, tu es la vie, tu es le protecteur de
l'homme.... Pour prix de nos louanges, donne au pere de famille qui
t'implore, la gloire et la richesse.... Agni, tu es un defenseur prudent
et un pere; a toi nous devons la vie, nous sommes ta famille. " Ainsi le
dieu du foyer est, comme en Grece, une puissance tutelaire. L'homme lui
demande l'abondance: " Fais que la terre soit toujours liberale pour nous.
" Il lui demande la sante: " Que je jouisse longtemps de la lumiere, et
que j'arrive a la vieillesse comme le soleil a son couchant. " Il lui
demande meme la sagesse: " O Agni, tu places dans la bonne voie l'homme
qui s'egarait dans la mauvaise.... Si nous avons commis une faute, si nous
avons marche loin de toi, pardonne-nous. " Ce feu du foyer etait, comme en
Grece, essentiellement pur; il etait severement interdit au brahmane d'y
jeter rien de sale, et meme de s'y chauffer les pieds. Comme en Grece,
l'homme coupable ne pouvait plus approcher de son foyer, avant de s'etre
purifie de sa souillure.

C'est une grande preuve de l'antiquite de ces croyances et de ces
pratiques que de les trouver a la fois chez les hommes des bords de ma
Mediterranee et chez ceux de la presqu'ile indienne. Assurement les Grecs
n'ont pas emprunte cette religion aux Hindous, ni les Hindous aux Grecs.
Mais les Grecs, les Italiens, les Hindous appartenaient a une meme race;
leurs ancetres, a une epoque fort reculee, avaient vecu ensemble dans
l'Asie centrale. C'est la qu'ils avaient concu d'abord ces croyances et
etabli ces rites. La religion du feu sacre date donc de l'epoque lointaine
et mysterieuse ou il n'y avait encore ni Grecs, ni Italiens, ni Hindous,
et ou il n'y avait que les Aryas. Quand les tribus s'etaient separees les
unes des autres, elles avaient transporte ce culte avec elles, les unes
sur les rives du Gange, les autres sur les bords de la Mediterranee. Plus
tard, parmi ces tribus separees et qui n'avaient plus de relations entre
elles, les unes ont adore Brahma, les autres Zeus, les autres Janus;
chaque groupe s'est fait ses dieux. Mais tous ont conserve comme un legs
antique la religion premiere qu'ils avaient concue et pratiquee au berceau
commun de leur race.

Si l'existence de ce culte chez tous les peuples indo-europeens n'en
demontrait pas suffisamment la haute antiquite, on en trouverait d'autres
preuves dans les rites religieux des Grecs et des Romains. Dans tous les
sacrifices, meme dans ceux qu'on faisait en l'honneur de Zeus ou d'Athene,
c'etait toujours au foyer qu'on adressait la premiere invocation. [15]
Toute priere a un dieu, quel qu'il fut, devait commencer et finir par une
priere au foyer. [16] A Olympie, le premier sacrifice qu'offrait la Grece
assemblee etait pour le foyer, le second pour Zeus. [17] De meme a Rome la
premiere adoration etait toujours pour Vesta, qui n'etait autre que le
foyer; [18] Ovide dit de cette divinite qu'elle occupe la premiere place
dans les pratiques religieuses des hommes. C'est ainsi que nous lisons
dans les hymnes du Rig-Veda: " Avant tous les autres dieux il faut
invoquer Agni. Nous prononcerons son nom venerable avant celui de tous les
autres immortels. O Agni, quel que soit le dieu que nous honorions par
notre sacrifice, toujours a toi s'adresse l'holocauste. " Il est donc
certain qu'a Rome au temps d'Ovide, dans l'Inde au temps des brahmanes, le
feu du foyer passait encore avant tous les autres dieux; non que Jupiter
et Brahma n'eussent acquis une bien plus grande importance dans la
religion des hommes; mais on se souvenait que le feu du foyer etait de
beaucoup anterieur a ces dieux-la. Il avait pris, depuis nombre de
siecles, la premiere place dans le culte, et les dieux plus nouveaux et
plus grands n'avaient pas pu l'en deposseder.

Les symboles de cette religion se modifierent suivant les ages. Quand les
populations de la Grece et de l'Italie prirent l'habitude de se
representer leurs dieux comme des personnes et de donner a chacun d'eux un
nom propre et une forme humaine, le vieux culte du foyer subit la loi
commune que l'intelligence humaine, dans cette periode, imposait a toute
religion. L'autel du feu sacre fut personnifie; on l'appela [Grec:
hestia], Vesta; le nom fut le meme en latin et en grec, et ne fut pas
d'ailleurs autre chose que le mot qui dans la langue commune et primitive
designait un autel. Par un procede assez ordinaire, du nom commun on avait
fait un nom propre. Une legende se forma peu a peu. On se figura cette
divinite sous les traits d'une femme, parce que le mot qui designait
l'autel etait du genre feminin. On alla meme jusqu'a representer cette
deesse par des statues. Mais on ne put jamais effacer la trace de la
croyance primitive d'apres laquelle cette divinite etait simplement le feu
de l'autel; et Ovide lui-meme etait force de convenir que Vesta n'etait
pas autre chose qu'une " flamme vivante ". [19]

Si nous rapprochons ce culte du feu sacre du culte des morts, dont nous
parlions tout a l'heure, une relation etroite nous apparait entre eux.

Remarquons d'abord que ce feu qui etait entretenu sur le foyer n'est pas,
dans la pensee des hommes, le feu de la nature materielle. Ce qu'on voit
en lui, ce n'est pas l'element purement physique qui echauffe ou qui
brule, qui transforme les corps, fond les metaux et se fait le puissant
instrument de l'industrie humaine. Le feu du foyer est d'une tout autre
nature. C'est un feu pur, qui ne peut etre produit qu'a l'aide de certains
rites et n'est entretenu qu'avec certaines especes de bois. C'est un feu
chaste; l'union des sexes doit etre ecartee loin de sa presence. [20] On
ne lui demande pas seulement la richesse et la sante; on le prie aussi
pour en obtenir la purete du coeur, la temperance, la sagesse. " Rends-
nous riches et florissants, dit un hymne orphique; rends-nous aussi sages
et chastes. " Le feu du foyer est donc une sorte d'etre moral. Il est vrai
qu'il brille, qu'il rechauffe, qu'il cuit l'aliment sacre; mais en meme
temps il a une pensee, une conscience; il concoit des devoirs et veille a
ce qu'ils soient accomplis. On le dirait homme, car il a de l'homme la
double nature: physiquement, il resplendit, il se meut, il vit, il procure
l'abondance, il prepare le repas, il nourrit le corps; moralement, il a
des sentiments et des affections, il donne a l'homme la purete, il
commande le beau et le bien, il nourrit l'ame. On peut dire qu'il
entretient la vie humaine dans la double serie de ses manifestations. Il
est a la fois la source de la richesse, de la sante, de la vertu. C'est
vraiment le Dieu de la nature humaine. -- Plus tard, lorsque ce culte a
ete relegue au second plan par Brahma ou par Zeus, le feu du foyer est
reste ce qu'il y avait dans le divin de plus accessible a l'homme; il a
ete son intermediaire aupres des dieux de la nature physique; il s'est
charge de porter au ciel la priere et l'offrande de l'homme et d'apporter
a l'homme les faveurs divines. Plus tard encore, quand on fit de ce mythe
du feu sacre la grande Vesta, Vesta fut la deesse vierge; elle ne
representa dans le monde ni la fecondite ni la puissance; elle fut
l'ordre; mais non pas l'ordre rigoureux, abstrait, mathematique, la loi
imperieuse et fatale, [Grec: ananchae], que l'on apercut de bonne heure
entre les phenomenes de la nature physique. Elle fut l'ordre moral. On se
la figura comme une sorte d'ame universelle qui reglait les mouvements
divers des mondes, comme l'ame humaine mettait la regle parmi nos organes.

Ainsi la pensee des generations primitives se laisse entrevoir. Le
principe de ce culte est en dehors de la nature physique et se trouve dans
ce petit monde mysterieux qui est l'homme.

Ceci nous ramene au culte des morts. Tous les deux sont de la meme
antiquite. Ils etaient associes si etroitement que la croyance des anciens
n'en faisait qu'une religion. Foyer, Demons, Heros, dieux Lares, tout cela
etait confondu. [21] On voit par deux passages de Plaute et de Columele
que dans le langage ordinaire on disait indifferemment foyer ou Lare
domestique, et l'on voit encore par Ciceron que l'on ne distinguait pas le
foyer des Penates, ni les Penates des dieux Lares. [22] Nous lisons dans
Servius: " Par foyers les anciens entendaient les dieux Lares; aussi
Virgile a-t-il pu mettre indifferemment, tantot foyer pour Penates, tantot
Penates pour foyer. " [23] Dans un passage fameux de l'Eneide, Hector dit
a Enee qu'il va lui remettre les Penates troyens, et c'est le feu du foyer
qu'il lui remet. Dans un autre passage, Enee invoquant ces memes dieux les
appelle a la fois Penates, Lares et Vesta. [24]

Nous avons vu d'ailleurs que ceux que les anciens appelaient Lares ou
Heros, n'etaient autres que les ames des morts auxquelles l'homme
attribuait une puissance surhumaine et divine. Le souvenir d'un de ces
morts sacres etait toujours attache au foyer. En adorant l'un, on ne
pouvait pas oublier l'autre. Ils etaient associes dans le respect des
hommes et dans leurs prieres. Les descendants, quand ils parlaient du
foyer, rappelaient volontiers le nom de l'ancetre: " Quitte cette place,
dit Oreste a sa soeur, et avance vers l'antique foyer de Pelops pour
entendre mes paroles. " [25] De meme, Enee, parlant du foyer qu'il
transporte a travers les mers, le designe par le nom de Lare d'Assaracus,
comme s'il voyait dans ce foyer l'ame de son ancetre.

Le grammairien Servius, qui etait fort instruit des antiquites grecques et
romaines (on les etudiait de son temps beaucoup plus qu'au temps de
Ciceron), dit que c'etait un usage tres-ancien d'ensevelir les morts dans
les maisons, et il ajoute: " Par suite de cet usage, c'est aussi dans les
maisons qu'on honore les Lares et les Penates. " [26] Cette phrase etablit
nettement une antique relation entre le culte des morts et le foyer. On
peut donc penser que le foyer domestique n'a ete a l'origine que le
symbole du culte des morts, que sous cette pierre du foyer un ancetre
reposait, que le feu y etait allume pour l'honorer, et que ce feu semblait
entretenir la vie en lui ou representait son ame toujours vigilante.

Ce n'est la qu'une conjecture, et les preuves nous manquent. Mais ce qui
est certain, c'est que les plus anciennes generations, dans la race d'ou
sont sortis les Grecs et les Romains, ont eu le culte des morts et du
foyer, antique religion qui ne prenait pas ses dieux dans la nature
physique, mais dans l'homme lui-meme et qui avait pour objet d'adoration
l'etre invisible qui est en nous, la force morale et pensante qui anime et
qui gouverne notre corps.

Cette religion ne fut pas toujours egalement puissante, sur l'ame; elle
s'affaiblit peu a peu, mais elle ne disparut pas. Contemporaine des
premiers ages de la race aryenne, elle s'enfonca si profondement dans les
entrailles de cette race, que la brillante religion de l'Olympe grec ne
suffit pas a la deraciner et qu'il fallut le christianisme.

Nous verrons bientot quelle action puissante cette religion a exercee sur
les institutions domestiques et sociales des anciens. Elle a ete concue et
etablie dans cette epoque lointaine ou cette race cherchait ses
institutions, et elle a determine la voie dans laquelle les peuples ont
marche depuis.


NOTES

[1] Les Grecs appelaient cet autel de noms divers, _bomoz, eschara,
hestia_; ce dernier finit par prevaloir dans l'usage et fut le mot dont on
designa ensuite la deesse Vesta. Les Latins appelaient le meme autel _ara_
ou _focus_.

[2] _Hymnes homer._, XXIX. _Hymnes orph._, LXXXIV. Hesiode, _Opera_, 732.
Eschyle, _Agam._, 1056. Euripide, _Hercul. fur._, 503, 599. Thucydide, I,
136. Aristophane, _Plut._, 795. Caton, _De re rust._, 143. Ciceron, _Pro
Domo_, 40. Tibulle, I, 1, 4. Horace, _Epod._, II, 43. Ovide, _A. A._, I,
637. Virgile, II, 512.

[3] Virgile, VII, 71. Festus, v. _Felicis_. Plutarque, _Numa_, 9.

[4] Euripide, _Hercul. fur._, 715. Caton, _De re rust._, 143. Ovide,
_Fast._, III, 698.

[5] Macrobe, _Saturn._, I, 12.

[6] Ovide, _Fast_., III:, 148. Festus, v. _Felicis_. Julien, _Oraison a la
louange du soleil_.

[7] _Hymnes orph._, 84. Plante, _Captiv._, II, 2. Tibulle, I, 9, 74.
Ovide, _A. A._, I, 637. Pline, _H. N._, XVIII, 8.

[8] Virgile, _En._, II, 523. Horace, _Epit._, I, 5. Ovide, _Trist._, IV,
8, 22.

[9] Euripide, _Alceste_, 162-168.

[10] Eschyle, _Agam._, 1015.

[11] Caton, _De re rust._, 2. Euripide, _Hercul. fur._, 523.

[12] Ovide. _Fast._, VI, 315.

[13] Plutarque, _Quest. rom._, 64; _Comm. sur Hesiode_, 44. _Hymnes
homer._, 29.

[14] Horace, _Sat._ II, 6, 66. Ovide, _Fast_., II, 631. Petrone, 60.

[15] Porphyre, _De Abstin. _, II, p. 106; Plutarq., _De frigido_.

[16] _Hymnes hom._, 29; Ibid., 3, v. 33. Platon, _Cratyle,_ 18.
_Hesychius,_ _hestias_. Diodore, VI, 2. Aristophane, _Oiseaux,_ 865.

[17] Pausanias, V, 14.

[18] Ciceron, _De nat. Deor._, II, 27. Ovide, _Fast._, VI, 304.

[19] Ovide, _Fast._, VI, 291.

[20] Hesiode, _Opera_, 731. Plutarque, _Comm. sur Hes._, frag. 43.

[21] Tibulle, II, 2. Horace, _Odes_, IV, 11. Ovide, _Trist._, III, 13; V,
5. Les Grecs donnaient a leurs dieux domestiques ou heros l'epithete de
_ephestioi_ ou _hestioeuchoi_.

[22] Plaute, _Aulul._, II, 7, 16: _In foco nostro Lari._ Columele, XI, 1,
19: _Larem focumque familiarem_. Ciceron, _Pro domo_, 41; _Pro Quintio_,
27, 28.

[23] Servius, _in Aen._, III, 134.

[24] Virgile, IX, 259; V, 744.

[25] Euripide, _Oreste_, 1140-1142.

[26] Servius, _in Aen._, V, 84; VI, 152. Voy. Platon, _Minos_, p. 315.




CHAPITRE IV.

LA RELIGION DOMESTIQUE.


Il ne faut pas se representer cette antique religion comme celles qui ont
ete fondees plus tard dans l'humanite plus avancee. Depuis un assez grand
nombre de siecles, le genre humain n'admet plus une doctrine religieuse
qu'a deux conditions: l'une est qu'elle lui annonce un dieu unique;
l'autre est qu'elle s'adresse a tous les hommes et soit accessible a tous,
sans repousser systematiquement aucune classe ni aucune race. Mais cette
religion des premiers temps ne remplissait aucune de ces deux conditions.
Non seulement elle n'offrait pas a l'adoration des hommes un dieu unique;
mais encore ses dieux n'acceptaient pas l'adoration de tous les hommes.
Ils ne se presentaient pas comme etant les dieux du genre humain. Ils ne
ressemblaient meme, pas a Brahma qui etait au moins le dieu de toute une
grande caste, ni a Zeus Panhellenien qui etait celui de toute une nation.
Dans cette religion primitive chaque dieu ne pouvait etre adore que par
une famille. La religion etait purement domestique.

Il faut eclaircir ce point important; car on ne comprendrait pas sans cela
la relation tres-etroite qu'il y a entre ces vieilles croyances et la
constitution de la famille grecque et romaine.

Le culte des morts ne ressemblait en aucune maniere a celui que les
chretiens ont pour les saints. Une des premieres regles de ce culte etait
qu'il ne pouvait etre rendu par chaque famille qu'aux morts qui lui
appartenaient par le sang. Les funerailles ne pouvaient etre
religieusement accomplies que par le parent le plus proche. Quant au repas
funebre qui se renouvelait ensuite a des epoques determinees, la famille
seule avait le droit d'y assister, et tout etranger en etait severement
exclu. [1] On croyait que le mort n'acceptait l'offrande que de la main
des siens; il ne voulait de culte que de ses descendants. La presence d'un
homme qui n'etait pas de la famille troublait le repos des manes. Aussi la
loi interdisait-elle a l'etranger d'approcher d'un tombeau. [2] Toucher du
pied, meme par megarde, une sepulture, etait un acte impie, pour lequel il
fallait apaiser le mort et se purifier soi-meme. Le mot par lequel les
anciens designaient le culte des morts est significatif; les Grecs
disaient _patriazein_, les Latins disaient _parentare_. C'est que la
priere et l'offrande n'etaient adressees par chacun qu'a ses peres. Le
culte des morts etait uniquement le culte des ancetres. [3] Lucien, tout
en se moquant des opinions du vulgaire, nous les explique nettement quand
il dit: " Le mort qui n'a pas laisse de fils ne recoit pas d'offrandes, et
il est expose a une faim perpetuelle. " [4]

Dans l'Inde comme en Grece, l'offrande ne pouvait etre faite a un mort que
par ceux qui descendaient de lui. La loi des Hindous, comme la loi
athenienne, defendait d'admettre un etranger, fut-ce un ami, au repas
funebre. Il etait si necessaire que ces repas fussent offerts par les
descendants du mort, et non par d'autres, que l'on supposait que les
manes, dans leur sejour, prononcaient souvent ce voeu: " Puisse-t-il
naitre successivement de notre lignee des fils qui nous offrent dans toute
la suite des temps le riz bouilli dans du lait, le miel, et le beurre
clarifie. " [5]

Il suivait de la qu'en Grece et a Rome, comme dans l'Inde, le fils avait
le devoir de faire les libations et les sacrifices aux manes de son pere
et de tous ses aieux. Manquer a ce devoir etait l'impiete la plus grave
qu'on put commettre, puisque l'interruption de ce culte faisait dechoir
les morts et aneantissait leur bonheur. Cette negligence n'etait pas moins
qu'un veritable parricide multiplie autant de fois qu'il y avait
d'ancetres dans la famille.

Si, au contraire, les sacrifices etaient toujours accomplis suivant les
rites, si les aliments etaient portes sur le tombeau aux jours fixes,
alors l'ancetre devenait un dieu protecteur. Hostile a tous ceux qui ne
descendaient pas de lui, les repoussant de son tombeau, les frappant de
maladie s'ils approchaient, pour les siens il etait bon et secourable.

Il y avait un echange perpetuel de bons offices entre les vivants et les
morts de chaque famille. L'ancetre recevait de ses descendants la serie
des repas funebres, c'est-a-dire les seules jouissances qu'il put avoir
dans sa seconde vie. Le descendant recevait de l'ancetre l'aide et la
force dont il avait besoin dans celle-ci. Le vivant ne pouvait se passer
du mort, ni le mort du vivant. Par la un lien puissant s'etablissait entre
toutes les generations d'une meme famille et en faisait un corps
eternellement inseparable.

Chaque famille avait son tombeau, ou ses morts venaient reposer l'un apres
l'autre, toujours ensemble. Ce tombeau etait ordinairement voisin de la
maison, non loin de la porte, " afin, dit un ancien, que les fils, en
entrant ou en sortant de leur demeure, rencontrassent chaque fois leurs
peres, et chaque fois leur adressassent une invocation ". [6] Ainsi
l'ancetre restait au milieu des siens; invisible, mais toujours present,
il continuait a faire partie de la famille et a en etre le pere. Lui
immortel, lui heureux, lui divin, il s'interessait a ce qu'il avait laisse
de mortel sur la terre; il en savait les besoins, il en soutenait la
faiblesse. Et celui qui vivait encore, qui travaillait, qui, selon
l'expression antique, ne s'etait pas encore acquitte de l'existence,
celui-la avait pres de lui ses guides et ses appuis; c'etaient ses peres.
Au milieu des difficultes, il invoquait leur antique sagesse; dans le
chagrin il leur demandait une consolation, dans le danger un soutien,
apres une faute son pardon.

Assurement nous avons beaucoup de peine aujourd'hui a comprendre que
l'homme put adorer son pere ou son ancetre. Faire de l'homme un dieu nous
semble le contre-pied de la religion. Il nous est presque aussi difficile
de comprendre les vieilles croyances de ces hommes qu'il l'eut ete a eux
d'imaginer les notres. Mais songeons que les anciens n'avaient pas l'idee
de la creation; des lors le mystere de la generation etait pour eux ce que
le mystere de la creation peut etre pour nous. Le generateur leur
paraissait un etre divin, et ils adoraient leur ancetre. Il faut que ce
sentiment ait ete bien naturel et bien puissant, car il apparait, comme
principe d'une religion a l'origine de presque toutes les societes
humaines; on le trouve chez les Chinois comme chez les anciens Getes et
les Scythes, chez les peuplades de l'Afrique comme chez celles du Nouveau-
Monde. [7]

Le feu sacre, qui etait associe si etroitement au culte des morts, avait
aussi pour caractere essentiel d'appartenir en propre a chaque famille. Il
representait les ancetres; [8] il etait la providence d'une famille, et
n'avait rien de commun avec le feu de la famille voisine qui etait une
autre providence. Chaque foyer protegeait les siens et repoussait
l'etranger.

Toute cette religion etait renfermee dans l'enceinte de chaque maison. Le
culte n'en etait pas public. Toutes les ceremonies, au contraire, en
etaient tenues fort secretes. Accomplies au milieu de la famille seule,
elles etaient cachees a l'etranger. [9] Le foyer n'etait jamais place ni
hors de la maison ni meme pres de la porte exterieure, ou on l'aurait trop
bien vu. Les Grecs le placaient toujours dans une enceinte [10] qui le
protegeait contre le contact et meme le regard des profanes. Les Romains
le cachaient au milieu de leur maison. Tous ces dieux, foyer, Lares,
Manes, on les appelait les dieux caches ou les dieux de l'interieur. [11]
Pour tous les actes de cette religion il fallait le secret; [12] qu'une
ceremonie fut apercue par un etranger, elle etait troublee, souillee,
funestee par ce seul regard.

Pour cette religion domestique, il n'y avait ni regles uniformes, ni
rituel commun. Chaque famille avait l'independance la plus complete. Nulle
puissance exterieure n'avait le droit de regler son culte ou sa croyance.
Il n'y avait pas d'autre pretre que le pere; comme pretre, il ne
connaissait aucune hierarchie. Le pontife de Rome ou l'archonte d'Athenes
pouvait bien s'assurer que le pere de famille accomplissait tous ses rites
religieux, mais il n'avait pas le droit de lui commander la moindre
modification. _Suo quisque ritu sacrificia faciat_, telle etait la regle
absolue. [13] Chaque famille avait ses ceremonies qui lui etaient propres,
ses fetes particulieres, ses formules de priere et ses hymnes. [14] Le
pere, seul interprete et seul pontife de sa religion, avait seul le
pouvoir de l'enseigner, et ne pouvait l'enseigner qu'a son fils. Les
rites, les termes de la priere, les chants, qui faisaient partie
essentielle de cette religion domestique, etaient un patrimoine, une
propriete sacree, que la famille ne partageait avec personne et qu'il
etait meme interdit de reveler aux etrangers. Il en etait ainsi dans
l'Inde: " Je suis fort contre mes ennemis, dit le brahmane, des chants que
je tiens de ma famille et que mon pere m'a transmis. " [15]

Ainsi la religion ne residait pas dans les temples, mais dans la maison,
chacun avait ses dieux; chaque dieu ne protegeait qu'une famille et
n'etait dieu que dans une maison. On ne peut pas raisonnablement supposer
qu'une religion de ce caractere ait ete revelee aux hommes par
l'imagination puissante de l'un d'entre eux ou qu'elle leur ait ete
enseignee par une caste de pretres. Elle est nee spontanement dans
l'esprit humain; son berceau a ete la famille; chaque famille s'est fait
ses dieux.

Cette religion ne pouvait se propager que par la generation. Le pere, en
donnant la vie a son fils, lui donnait en meme temps sa croyance, son
culte, le droit d'entretenir le foyer, d'offrir le repas funebre, de
prononcer les formules de priere. La generation etablissait un lien
mysterieux entre l'enfant qui naissait a la vie et tous les dieux de la
famille. Ces dieux etaient sa famille meme, [Grec: theoi engeneis];
c'etait son sang, [Grec: theoi suvaimoi]. [16] L'enfant apportait donc en
naissant le droit de les adorer et de leur offrir les sacrifices; comme
aussi, plus tard, quand la mort l'aurait divinise lui-meme, il devait etre
compte a son tour parmi ces dieux de la famille.

Mais il faut remarquer cette particularite que la religion domestique ne
se propageait que de male en male. Cela tenait sans nul doute a l'idee que
les hommes se faisaient de la generation [17]. La croyance des ages
primitifs, telle qu'on la trouve dans les Vedas et qu'on en voit des
vestiges dans tout le droit grec et romain, fut que le pouvoir
reproducteur residait exclusivement dans le pere. Le pere seul possedait
le principe mysterieux de l'etre et transmettait l'etincelle de vie. Il
est resulte de cette vieille opinion qu'il fut de regle que le culte
domestique passat toujours de male en male, que la femme n'y participat
que par l'intermediaire de son pere ou de son mari, et enfin qu'apres la
mort la femme n'eut pas la meme part que l'homme au culte et aux
ceremonies du repas funebre. Il en est resulte encore d'autres
consequences tres-graves dans le droit prive et dans la constitution de la
famille; nous les verrons plus loin.


NOTES

[1] Ciceron, _De legib._, II, 26. Varron, _L. L._, VI, 13: _Ferunt epulas
ad sepulcrum quibus jus ibi parentare._ Gaius, II, 5, 6: _Si modo mortui
funits ad nos pertineat._ Plutarque, _Solon_.

[2] _Pillacus omnino accedere quemquam vetat in funus aliorum_. Ciceron,
_De legib._, II, 26. Plutarque, _Solon_, 21. Demosthenes, _in Timocr_.
Isee, I.

[3] Du moins a l'origine; car ensuite les cites ont eu leurs heros
topiques et nationaux, comme nous le verrons plus loin.

[4] Lucien, _De luctu_.

[5] _Lois de Manou_, III, 138; III, 274.

[6] Euripide, _Helene_, 1163-1168.

[7] Chez les Etrusques et les Romains il etait d'usage que chaque famille
religieuse gardat les images de ses ancetres rangees autour de l'atrium.
Ces images etaient-elles de simples portraits de famille ou des idoles?

[8] [Grec: Hestia patroa], _focus patrius_. De meme dans les Vedas Agui
est encore invoque quelquefois comme dieu domestique.

[9] Isee, VIII, 17, 18.

[10] Cette enceinte etait appelee _herchos_.

[11] [Grec: Theoi mychioi], _dii Penates_.

[12] Ciceron, _De arusp. resp._, 17.

[13] Varron, _De ling. lat._, VII, 88.

[14] Hesiode, _Opera_, 753. Macrobe, _Sat._, I, 10. Cic., _De legib._, II,
11.

[15] _Rig-Veda_, tr. Langlois, t. I, p. 113. Les lois de Manou mentionnent
souvent les rites particuliers a chaque famille: VIII, 3; IX, 7.

[16] Sophocle, _Antig._, 199; _Ibid._, 659. Rappr. [Grec: patrooi theoi]
dans Aristophane, _Guepes_, 388; Eschyle, _Pers._, 404; Sophocle,
_Electre_, 411; [Grec: theoi genethlioi], Platon, _Lois_, V, p. 729; _Di
Generis_, Ovide, _Fast._, II.

[17] Les Vedas appellent le feu sacre la cause de la posterite masculine.
Voy. le _Mitakchara_, trad. Orianne, p. 139.




LIVRE II.

LA FAMILLE.




CHAPITRE PREMIER.

LA RELIGION A ETE LE PRINCIPE CONSTITUTIF DE LA FAMILLE ANCIENNE.


Si nous nous transportons par la pensee au milieu de ces anciennes
generations d'hommes, nous trouvons dans chaque maison un autel et autour
de cet autel la famille assemblee. Elle se reunit chaque matin pour
adresser au foyer ses premieres prieres, chaque soir pour l'invoquer une
derniere fois. Dans le courant du jour, elle se reunit encore aupres de
lui pour le repas qu'elle se partage pieusement apres la priere et la
libation. Dans tous ses actes religieux, elle chante en commun des hymnes
que ses peres lui ont legues.

Hors de la maison, tout pres, dans le champ voisin, il y a un tombeau.
C'est la seconde demeure de cette famille. La reposent en commun plusieurs
generations d'ancetres; la mort ne les a pas separes. Ils restent groupes
dans cette seconde existence, et continuent a former une famille
indissoluble. [1] Entre la partie vivante et la partie morte de la
famille, il n'y a que cette distance de quelques pas qui separe la maison
du tombeau. A certains jours, qui sont determines pour chacun par sa
religion domestique, les vivants se reunissent aupres des ancetres. Ils
leur portent le repas funebre, leur versent le lait et le vin, deposent
les gateaux et les fruits, ou brulent pour eux les chairs d'une victime.
En echange de ces offrandes, ils reclament leur protection; ils les
appellent leurs dieux, et leur demandent de rendre le champ fertile, la
maison prospere, les coeurs vertueux.

Le principe de la famille antique n'est pas uniquement la generation. Ce
qui le prouve, c'est que la soeur n'est pas dans la famille ce qu'y est le
frere, c'est que le fils emancipe ou la fille mariee cesse completement
d'en faire partie, ce sont enfin plusieurs dispositions importantes des
lois grecques et romaines que nous aurons l'occasion d'examiner plus loin.

Le principe de la famille n'est pas non plus l'affection naturelle. Car le
droit grec et le droit romain ne tiennent aucun compte de ce sentiment. Il
peut exister au fond des coeurs, il n'est rien dans le droit. Le pere peut
cherir sa fille, mais non pas lui leguer son bien. Les lois de succession,
c'est-a-dire parmi les lois celles qui temoignent le plus fidelement des
idees que les hommes se faisaient de la famille, sont en contradiction
flagrante, soit avec l'ordre de la naissance, soit avec l'affection
naturelle. [2]

Les historiens du droit romain ayant fort justement remarque que ni la
naissance ni l'affection n'etaient le fondement de la famille romaine, ont
cru que ce fondement devait se trouver dans la puissance paternelle ou
maritale. Ils font de cette puissance une sorte d'institution primordiale.
Mais ils n'expliquent pas comment elle s'est formee, a moins que ce ne
soit par la superiorite de force du mari sur la femme, du pere sur les
enfants. Or c'est se tromper gravement que de placer ainsi la force a
l'origine du droit. Nous verrons d'ailleurs plus loin que l'autorite
paternelle ou maritale, loin d'avoir ete une cause premiere, a ete elle-
meme un effet; elle est derivee de la religion et a ete etablie par elle.
Elle n'est donc pas le principe qui a constitue la famille.

Ce qui unit les membres de la famille antique, c'est quelque chose de plus
puissant que la naissance, que le sentiment, que la force physique; c'est
la religion du foyer et des ancetres. Elle fait que la famille forme un
corps dans cette vie et dans l'autre. La famille antique est une
association religieuse plus encore qu'une association de nature. Aussi
verrons-nous plus loin que la femme n'y sera vraiment comptee qu'autant
que la ceremonie sacree du mariage l'aura initiee au culte; que le fils
n'y comptera plus, s'il a renonce au culte ou s'il a ete emancipe; que
l'adopte y sera, au contraire, un veritable fils, parce que, s'il n'a pas
le lien du sang, il aura quelque chose de mieux, la communaute du culte;
que le legataire qui refusera d'adopter le culte de cette famille, n'aura
pas la succession; qu'enfin la parente et le droit a l'heritage seront
regles, non d'apres la naissance, mais d'apres les droits de participation
au culte tels que la religion les a etablis. Ce n'est sans doute pas la
religion qui a cree la famille, mais c'est elle assurement qui lui a donne
ses regles, et de la est venu que la famille antique a eu une constitution
si differente de celle qu'elle aurait eue si les sentiments naturels
avaient ete seuls a la fonder.

L'ancienne langue grecque avait un mot bien significatif pour designer une
famille; on disait _epistion_, mot qui signifie litteralement _ce qui est
aupres d'un foyer_. Une famille etait un groupe de personnes auxquelles la
religion permettait d'invoquer le meme foyer et d'offrir le repas funebre
aux memes ancetres.


NOTES

[1] L'usage des tombeaux de famille est incontestable chez les anciens; il
n'a disparu que quand les croyances relatives au culte des morts se sont
obscurcies. Les mots _taphos patroos, taphos ton progonon_ reviennent sans
cesse chez les Grecs, comme chez les Latins _tumulus patrius_ ou _avitus,
sepulcrum gentis_. Voy. Demosthenes, _in Eubul._, 28; _in Macart._, 79.
Lycurgue, _in Leocr._, 25. Ciceron, _De offic._, I, 17. _De legib._, II,
22: _mortuum extra gentem inferri fas negant_. Ovide, _Trist_., IV, 3, 45.
Velleius, II, 119. Suetone, _Neron_, 50; _Tibere_, 1. Digeste, XI, 5;
XVIII, 1, 6. Il y a une vieille anecdote qui prouve combien on jugeait
necessaire que chacun fut enterre dans le tombeau de sa famille. On
raconte que les Lacedemoniens, sur le point de combattre contre les
Messeniens, attacherent a leur bras droit des marques particulieres
contenant leur nom et celui de leur pere, afin qu'en cas de mort le corps
put etre reconnu sur le champ de bataille et transporte au tombeau
paternel. Justin, III, 5. Voy. Eschyle, _Sept._, 889 (914), [Grec: taphon
patroon lachai_]. Les orateurs grecs attestent frequemment cet usage;
quand Isee, Lysias, Demosthenes veulent prouver que tel homme appartient a
telle famille et a droit a l'heritage, ils ne manquent guere de dire que
le pere de cet homme est enterre dans le tombeau de cette famille.

[2] Il est bien entendu que nous parlons ici du droit le plus ancien. Nous
verrons dans la suite que ces vieilles lois ont ete modifiees.




CHAPITRE II

LE MARIAGE.


La premiere institution que la religion domestique ait etablie, fut
vraisemblablement le mariage.

Il faut remarquer que cette religion du foyer et des ancetres, qui se
transmettait de male en male, n'appartenait pourtant pas exclusivement a
l'homme; la femme avait part au culte. Fille, elle assistait aux actes
religieux de son pere; mariee, a ceux de son mari.

On pressent par cela seul le caractere essentiel de l'union conjugale chez
les anciens. Deux familles vivent a cote l'une de l'autre; mais elles ont
des dieux differents. Dans l'une d'elles, une jeune fille prend part,
depuis son enfance, a la religion de son pere; elle invoque son foyer;
elle lui offre chaque jour des libations, l'entoure de fleurs et de
guirlandes aux jours de fete, lui demande sa protection, le remercie de
ses bienfaits. Ce foyer paternel est son dieu. Qu'un jeune homme de la
famille voisine la demande en mariage, il s'agit pour elle de bien autre
chose que de passer d'une maison dans une autre. Il s'agit d'abandonner le
foyer paternel pour aller invoquer desormais le foyer de l'epoux. Il
s'agit de changer de religion, de pratiquer d'autres rites et de prononcer
d'autres prieres. Il s'agit de quitter le dieu de son enfance pour se
mettre sous l'empire d'un dieu qu'elle ne connait pas. Qu'elle n'espere
pas rester fidele a l'un en honorant l'autre; car dans cette religion
c'est un principe immuable qu'une meme personne ne peut pas invoquer deux
foyers ni deux series d'ancetres. " A partir du mariage, dit un ancien, la
femme n'a plus rien de commun avec la religion domestique de ses peres;
elle sacrifie au foyer du mari. " [1]

Le mariage est donc un acte grave pour la jeune fille, non moins grave
pour l'epoux. Car cette religion veut que l'on soit ne pres du foyer pour
qu'on ait le droit d'y sacrifier. Et cependant il va introduire pres de
son foyer une etrangere; avec elle il fera les ceremonies mysterieuses de
son culte; il lui revelera les rites et les formules qui sont le
patrimoine de sa famille. Il n'a rien de plus precieux que cet heritage;
ces dieux, ces rites, ces hymnes, qu'il tient de ses peres, c'est ce qui
le protege dans la vie, c'est ce qui lui promet la richesse, le bonheur,
la vertu. Cependant au lieu de garder pour soi cette puissance tutelaire,
comme le sauvage garde son idole ou son amulette, il va admettre une femme
a la partager avec lui.

Ainsi quand on penetre dans les pensees de ces anciens hommes, on voit de
quelle importance etait pour eux l'union conjugale, et combien
l'intervention de la religion y etait necessaire. Ne fallait-il pas que
par quelque ceremonie sacree la jeune fille fut initiee au culte qu'elle
allait suivre desormais? Pour devenir pretresse de ce foyer, auquel la
naissance ne l'attachait pas, ne lui fallait-il pas une sorte d'ordination
ou d'adoption?

Le mariage etait la ceremonie sainte qui devait produire ces grands
effets. Il est habituel aux ecrivains latins ou grecs de designer le
mariage par des mots qui indiquent un acte religieux. [2] Pollux, qui
vivait au temps des Antonins, mais qui etait fort instruit des vieux
usages et de la vieille langue, dit que dans les anciens temps, au lieu de
designer le mariage par son nom particulier ([Grec: gamos]), on le
designait simplement par le mot [Grec: telos], qui signifie ceremonie
sacree; [3] comme si le mariage avait ete, dans ces temps anciens, la
ceremonie sacree par excellence.

Or la religion qui faisait le mariage n'etait pas celle de Jupiter, de
Junon ou des autres dieux de l'Olympe. La ceremonie n'avait pas lieu dans
un temple; elle etait accomplie dans la maison, et c'etait le dieu
domestique qui y presidait. A la verite, quand la religion des dieux du
ciel devint preponderante, on ne put s'empecher de les invoquer aussi dans
les prieres du mariage; on prit meme l'habitude de se rendre prealablement
dans des temples et d'offrir a ces dieux des sacrifices, que l'on appelait
les preludes du mariage. [4] Mais la partie principale et essentielle de
la ceremonie devait toujours s'accomplir devant le foyer domestique.

Chez les Grecs, la ceremonie du mariage se composait, pour ainsi dire, de
trois actes. Le premier se passait devant le foyer du pere, [Grec:
egguaesis]; le troisieme au foyer du mari, [Grec: telos]; le second etait
le passage de l'un a l'autre, [Grec: pompae]. [5]

1  Dans la maison paternelle, en presence du pretendant, le pere entoure
ordinairement de sa famille offre un sacrifice. Le sacrifice termine, il
declare, en prononcant une formule sacramentelle, qu'il donne sa fille au
jeune homme. Cette declaration est tout a fait indispensable au mariage.
Car la jeune fille ne pourrait pas aller, tout a l'heure, adorer le foyer
de l'epoux, si son pere ne l'avait pas prealablement detachee du foyer
paternel. Pour qu'elle entre dans sa nouvelle religion, elle doit etre
degagee de tout lien et de toute attache avec sa religion premiere.

2  La jeune fille est transportee a la maison du mari. Quelquefois c'est
le mari lui-meme qui la conduit. Dans certaines villes la charge d'amener
la jeune fille appartient a un de ces hommes qui etaient revetus chez les
Grecs d'un caractere sacerdotal et qu'ils appelaient herauts. La jeune
fille est ordinairement placee sur un char; elle a le visage couvert d'un
voile et sur la tete une couronne. La couronne, comme nous aurons souvent
l'occasion de le voir, etait en usage dans toutes les ceremonies du culte.
Sa robe est blanche. Le blanc etait la couleur des vetements dans tous les
actes religieux. On la precede en portant un flambeau; c'est le flambeau
nuptial. Dans tout le parcours, on chante autour d'elle un hymne
religieux, qui a pour refrain [Grec: o ymaen, o ymenaie]. On appelait cet
hymne l'_hymenee_, et l'importance de ce chant sacre etait si grande que
l'on donnait son nom a la ceremonie tout entiere.

La jeune fille n'entre pas d'elle-meme dans sa nouvelle demeure. Il faut
que son mari l'enleve, qu'il simule un rapt, qu'elle jette quelques cris
et que les femmes qui l'accompagnent feignent de la defendre. Pourquoi ce
rite? Est-ce un symbole de la pudeur de la jeune fille? Cela est peu
probable; le moment de la pudeur n'est pas encore venu; car ce qui va
s'accomplir dans cette maison, c'est une ceremonie religieuse. Ne veut-on
pas plutot marquer fortement que la femme qui va sacrifier a ce foyer, n'y
a par elle-meme aucun droit, qu'elle n'en approche pas par l'effet de sa
volonte, et qu'il faut que le maitre du lieu et du dieu l'y introduise par
un acte de sa puissance? Quoi qu'il en soit, apres une lutte simulee,
l'epoux la souleve dans ses bras et lui fait franchir la porte, mais en
ayant bien soin que ses pieds ne touchent pas le seuil.

Ce qui precede n'est que l'appret et le prelude de la ceremonie. L'acte
sacre va commencer dans la maison.

3  On approche du foyer, l'epouse est mise en presence de la divinite
domestique. Elle est arrosee d'eau lustrale; elle touche le feu sacre. Des
prieres sont dites. Puis les deux epoux se partagent un gateau ou un pain.

Cette sorte de leger repas qui commence et finit par une libation et une
priere, ce partage de la nourriture vis-a-vis du foyer, met les deux epoux
en communion religieuse ensemble, et en communion avec les dieux
domestiques.

Le mariage romain ressemblait beaucoup au mariage grec, et comprenait
comme lui trois actes, _traditio, deductio in domum, confarreatio_. [6]

1  La jeune fille quitte le foyer paternel. Comme elle n'est pas attachee
a ce foyer par son propre droit, mais seulement par l'intermediaire du
pere de famille, il n'y a que l'autorite du pere qui puisse l'en detacher.
La _tradition_ est donc une formalite indispensable.

2  La jeune fille est conduite a la maison de l'epoux. Comme en Grece,
elle est voilee, elle porte une couronne, et un flambeau nuptial precede
le cortege. On chante autour d'elle un ancien hymne religieux. Les paroles
de cet hymne changerent sans doute avec le temps, s'accommodant aux
variations des croyances ou a celles du langage; mais le refrain
sacramentel subsista toujours sans pouvoir etre altere: c'etait le mot
_Talassie_, mot dont les Romains du temps d'Horace ne comprenaient pas
mieux le sens que les Grecs ne comprenaient le mot [Grec: ymenaie], et qui
etait probablement le reste sacre et inviolable d'une antique formule.

Le cortege s'arrete devant la maison du mari. La, on presente a la jeune
fille le feu et l'eau. Le feu, c'est l'embleme de la divinite domestique;
l'eau, c'est l'eau lustrale, qui sert a la famille pour tous les actes
religieux. Pour que la jeune fille entre dans la maison, il faut, comme en
Grece, simuler l'enlevement. L'epoux doit la soulever dans ses bras, et la
porter par-dessus le seuil sans que ses pieds le touchent.

3  L'epouse est conduite alors devant le foyer, la ou sont les Penates, ou
tous les dieux domestiques et les images des ancetres sont groupes, autour
du feu sacre. Les deux epoux, comme en Grece, font un sacrifice, versent
la libation, prononcent quelques prieres, et mangent ensemble un gateau de
fleur de farine (_panis farreus_).

Ce gateau mange au milieu de la recitation des prieres, en presence et
sous les yeux des divinites domestiques, est ce qui fait l'union sainte de
l'epoux et de l'epouse. [7] Des lors ils sont associes dans le meme culte.
La femme a les memes dieux, les memes rites, les memes prieres, les memes
fetes que son mari. De la cette vieille definition du mariage que les
jurisconsultes nous ont conservee: _Nuptiae sunt divini juris et humani
communicatio_. Et cette autre: _Uxor socia humanae rei atque divinae_. [8]
C'est que la femme est entree en partage de la religion du mari, cette
femme que, suivant l'expression de Platon, les dieux eux-memes ont
introduite dans la maison.

La femme ainsi mariee a encore le culte des morts; mais ce n'est plus a
ses propres ancetres qu'elle porte le repas funebre; elle n'a plus ce
droit. Le mariage l'a detachee completement de la famille de son pere, et
a brise tous les rapports religieux qu'elle avait avec elle. C'est aux
ancetres de son mari qu'elle porte l'offrande; elle est de leur famille;
ils sont devenus ses ancetres. Le mariage lui a fait une seconde
naissance. Elle est dorenavant la fille de son mari, _filiae loco_, disent
les jurisconsultes. On ne peut appartenir ni a deux familles ni a deux
religions domestiques; la femme est tout entiere dans la famille et la
religion de son mari. On verra les consequences de cette regle dans le
droit de succession.

L'institution du mariage sacre doit etre aussi vieille dans la race indo-
europeenne que la religion domestique; car l'une ne va pas sans l'autre.
Cette religion a appris a l'homme que l'union conjugale est autre chose
qu'un rapport de sexes et une affection passagere, et elle a uni deux
epoux par le lien puissant du meme culte et des memes croyances. La
ceremonie des noces etait d'ailleurs si solennelle et produisait de si
graves effets qu'on ne doit pas etre surpris que ces hommes ne l'aient
crue permise et possible que pour une seule femme dans chaque maison. Une
telle religion ne pouvait pas admettre la polygamie.

On concoit meme qu'une telle union fut indissoluble, et que le divorce fut
presque impossible. Le droit romain permettait bien de dissoudre le
mariage par _coemptio_ ou par _usus_. Mais la dissolution du mariage
religieux etait fort difficile. Pour cela, une nouvelle ceremonie sacree
etait necessaire; car la religion seule pouvait delier ce que la religion
avait uni. L'effet de la _confarreatio_ ne pouvait etre detruit que par la
_diffarreatio_. Les deux epoux qui voulaient se separer, paraissaient pour
la derniere fois devant le foyer commun; un pretre et des temoins etaient
presents. On presentait aux epoux, comme au jour du mariage, un gateau de
fleur de farine. [9] Mais, sans doute, au lieu de se le partager, ils le
repoussaient. Puis, au lieu de prieres, ils prononcaient des formules d'un
caractere etrange, severe, haineux, effrayant, [10] une sorte de
malediction par laquelle la femme renoncait au culte et aux dieux du mari.
Des lors, le lien religieux etait rompu. La communaute du culte cessant,
toute autre communaute cessait de plein droit, et le mariage etait
dissous.


NOTES

[1] Etienne de Byzance, [Grec: patra].

[2] [Grec: thyein gamon], _sacrum nuptiale_.

[3] Pollux, III, 3, 38.

[4] [Grec: Proteleia, progamia]. Pollux, III, 38.

[5] Homere, _Il._, XVIII, 391. Hesiode, _Scutum_, v. 275. Herodote, VI,
129, 130. Plutarque, _Thesee_, 10; _Lycurg._, passim; _Solon_, 20;
_Aristide_, 20; _Quest. gr._, 27. Demosthenes, _in Stephanum_, II. Isee,
III, 39. Euripide, _Helene_, 722-725; _Phen._, 345. Harpocration, v.
[Grec:
Gamaelia]. Pollux, III, c. 3. -- Meme usage chez les Macedoniens. Quinte-
Curce, VIII, 16.

[6] Varron, _L. L._, V, 61. Denys d'Hal., II, 25, 26. Ovide, _Fast._, II,
558. Plutarque, _Quest. rom._, 1 et 29; _Romul._, 15. Pline, _H. N._,
XVIII, 3. Tacite, _Ann._, IV, 16; XI, 27. Juvenal, _Sat._, X., 329-336.
Gaius, _Inst._, 1, 112. Ulpien, IX. Digeste, XXIII, 2, 1. Festus, v.
_Rapi_. Macrobe, _Sat._, I, 15. Servius, _ad. Aen._, IV, 168. -- Memes
usages chez les Etrusques, Varron, _De re rust._, II, 4. -- Memes usages
chez les anciens Hindous, _Lois de Manou_, III, 27-30, 172; V, 152; VIII,
227; IX, 194. _Mitakchara_, trad. Orianne, p. 166, 167, 236.

[7] Nous parlerons plus tard des autres formes de mariage qui furent
usitees chez les Romains et ou la religion n'intervenait pas. Qu'il nous
suffise de dire ici que le mariage sacre nous parait etre le plus ancien;
car il correspond aux plus anciennes croyances et il n'a disparu qu'a
mesure qu'elles s'affaiblissaient.

[8] Digeste, liv. XXIII, titre 2. Code, IX, 32, 4. Denys d'Halicarnasse,
II, 25: [Grec: Koinonos chraematon kai ieron]. Etienne de Byz., [Grec:
patra].

[9] Festus, v. _Diffarreatio_. Pollux, III, c. 3: [Grec: apopompae]. On
lit dans une inscription: _Sacerdos confarreationum et diffarreationum_.
Orelli, n  2648.

[10] [Grec: Phrikodae, allokota, skothropa]. Plutarque, _Quest. rom._, 50.




CHAPITRE III

DE LA CONTINUITE DE LA FAMILLE; CELIBAT INTERDIT; DIVORCE EN CAS DE
STERILITE. INEGALITE ENTRE LE FILS ET LA FILLE.


Les croyances relatives aux morts et au culte qui leur etait du, ont
constitue la famille ancienne et lui ont donne la plupart de ses regles.

On a vu plus haut que l'homme, apres la mort, etait repute un etre heureux
et divin, mais a la condition que les vivants lui offrissent toujours le
repas funebre. Si ces offrandes venaient a cesser, il y avait decheance
pour le mort, qui tombait au rang de demon malheureux et malfaisant. Car
lorsque ces anciennes generations avaient commence a se representer la vie
future, elles n'avaient pas songe a des recompenses et a des chatiments;
elles avaient cru que le bonheur du mort ne dependait pas de la conduite
qu'il avait menee pendant sa vie, mais de celle que ses descendants
avaient a son egard. Aussi chaque pere attendait-il de sa posterite la
serie des repas funebres qui devaient assurer a ses manes le repos et le
bonheur.

Cette opinion a ete le principe fondamental du droit domestique chez les
anciens. Il en a decoule d'abord cette regle que chaque famille dut se
perpetuer a jamais. Les morts avaient besoin que leur descendance ne
s'eteignit pas. Dans le tombeau ou ils vivaient, ils n'avaient pas d'autre
sujet d'inquietude que celui-la. Leur unique pensee, comme leur unique
interet, etait qu'il y eut toujours un homme de leur sang pour apporter
les offrandes au tombeau. Aussi l'Hindou croyait-il que ces morts
repetaient sans cesse: " Puisse-t-il naitre toujours dans notre lignee des
fils qui nous apportent le riz, le lait et le miel. " L'Hindou disait
encore: " L'extinction d'une famille cause la ruine de la religion de
cette famille; les ancetres prives de l'offrande des gateaux tombent au
sejour des malheureux. " [1]

Les hommes de l'Italie et de la Grece ont longtemps pense de meme. S'ils
ne nous ont pas laisse dans leurs ecrits une expression de leurs croyances
aussi nette que celle que nous trouvons dans les vieux livres de l'Orient,
du moins leurs lois sont encore la pour attester leurs antiques opinions.
A Athenes la loi chargeait le premier magistrat de la cite de veiller a ce
qu'aucune famille ne vint a s'eteindre. [2] De meme la loi romaine etait
attentive a ne laisser tomber aucun culte domestique. [3] On lit dans un
discours d'un orateur athenien: " Il n'est pas un homme qui, sachant qu'il
doit mourir, ait assez peu de souci de soi-meme pour vouloir laisser sa
famille sans descendants; car il n'y aurait alors personne pour lui rendre
le culte qui est du aux morts. " [4] Chacun avait donc un interet puissant
a laisser un fils apres soi, convaincu qu'il y allait de son immortalite
heureuse. C'etait meme un devoir envers les ancetres dont le bonheur ne
devait durer qu'autant que durait la famille. Aussi les lois de Manou
appellent-elles le fils aine " celui qui est engendre pour
l'accomplissement du devoir ".

Nous touchons ici a l'un des caracteres les plus remarquables de la
famille antique. La religion qui l'a formee, exige imperieusement qu'elle
ne perisse pas. Une famille qui s'eteint, c'est un culte qui meurt. Il
faut se representer ces familles a l'epoque ou les croyances ne se sont
pas encore alterees. Chacune d'elles possede une religion et des dieux,
precieux depot sur lequel elle doit veiller. Le plus grand malheur que sa
piete ait a craindre, est que sa lignee ne s'arrete. Car alors sa religion
disparaitrait de la terre, son foyer serait eteint, toute la serie de ses
morts tomberait dans l'oubli et dans l'eternelle misere. Le grand interet
de la vie humaine est de continuer la descendance pour continuer le culte.

En vertu de ces opinions, le celibat devait etre a la fois une impiete
grave et un malheur; une impiete, parce que le celibataire mettait en
peril le bonheur des manes de sa famille; un malheur, parce qu'il ne
devait recevoir lui-meme aucun culte apres sa mort et ne devait pas
connaitre " ce qui rejouit les manes ". C'etait a la fois pour lui et pour
ses ancetres une sorte de damnation.

On peut bien penser qu'a defaut de lois ces croyances religieuses durent
longtemps suffire pour empecher le celibat. Mais il parait de plus que,
des qu'il y eut des lois, elles prononcerent que le celibat etait une
chose mauvaise et punissable. Denys d'Halicarnasse, qui avait compulse les
vieilles annales de Rome, dit avoir vu une ancienne loi qui obligeait les
jeunes gens a se marier. [5] Le traite des lois de Ciceron, traite qui
reproduit presque toujours, sous une forme philosophique, les anciennes
lois de Rome, en contient une qui interdit le celibat. [6] A Sparte, la
legislation de Lycurgue privait de tous les droits de citoyen l'homme qui
ne se mariait pas. [7] On sait par plusieurs anecdotes que lorsque le
celibat cessa d'etre defendu par les lois, il le fut encore par les
moeurs. Il parait enfin par un passage de Pollux que, dans beaucoup de
villes grecques, la loi punissait le celibat comme un delit. [8] Cela
etait conforme aux croyances; l'homme ne s'appartenait pas, il appartenait
a la famille. Il etait un membre dans une serie, et il ne fallait pas que
la serie s'arretat a lui. Il n'etait pas ne par hasard; on l'avait
introduit dans la vie pour qu'il continuat un culte; il ne devait pas
quitter la vie sans etre sur que ce culte serait continue apres lui.

Mais il ne suffisait pas d'engendrer un fils. Le fils qui devait perpetuer
la religion domestique devait etre le fruit d'un mariage religieux. Le
batard, l'enfant naturel, celui que les Grecs appelaient [Grec: nothos] et
les Latins _spurius_, ne pouvait pas remplir le role que la religion
assignait au fils. En effet, le lien du sang ne constituait pas a lui seul
la famille, et il fallait encore le lien du culte. Or, le fils ne d'une
femme qui n'avait pas ete associee au culte de l'epoux par la ceremonie du
mariage, ne pouvait pas lui-meme avoir part au culte. [9] Il n'avait pas
le droit d'offrir le repas funebre et la famille ne se perpetuait pas pour
lui. Nous verrons plus loin que, pour la meme raison, il n'avait pas droit
a l'heritage.

Le mariage etait donc obligatoire. Il n'avait pas pour but le plaisir, son
objet principal n'etait pas l'union de deux etres qui se convenaient et
qui voulaient s'associer pour le bonheur et pour les peines de la vie.
L'effet du mariage, aux yeux de la religion et des lois, etait, en
unissant deux etres dans le meme culte domestique, d'en faire naitre un
troisieme qui fut apte a continuer ce culte. On le voit bien par la
formule sacramentelle qui etait prononcee dans l'acte du mariage: _Ducere
uxorem liberum quaerendorum causa_, disaient les Romains; _paidonep' aroto
gnaesion_, disaient les Grecs. [10]

Le mariage n'ayant ete contracte que pour perpetuer la famille, il
semblait juste qu'il put etre rompu si la femme etait sterile. Le divorce
dans ce cas a toujours ete un droit chez les anciens; il est meme possible
qu'il ait ete une obligation. Dans l'Inde, la religion prescrivait que
" la femme sterile fut remplacee au bout de huit ans ". [11] Que le devoir
fut le meme en Grece et a Rome, aucun texte formel ne le prouve. Pourtant
Herodote cite deux rois de Sparte qui furent contraints de repudier leurs
femmes parce qu'elles etaient steriles. [12] Pour ce qui est de Rome, on
connait assez l'histoire de Carvilius Ruga, dont le divorce est le premier
que les annales romaines aient mentionne. " Carvilius Ruga, dit Aulu-
Gelle, homme de grande famille, se separa de sa femme par le divorce,
parce qu'il ne pouvait pas avoir d'elle des enfants. Il l'aimait avec
tendresse et n'avait qu'a se louer de sa conduite. Mais il sacrifia son
amour a la religion du serment, parce qu'il avait jure (dans la formule du
mariage) qu'il la prenait pour epouse afin d'avoir des enfants. " [13]

La religion disait que la famille ne devait pas s'eteindre; toute
affection et tout droit naturel devaient ceder devant cette regle absolue.
Si un mariage etait sterile par le fait du mari, il n'en fallait pas moins
que la famille fut continuee. Alors un frere ou un parent du mari devait
se substituer a lui, et la femme etait tenue de se livrer a cet homme.
L'enfant qui naissait de la etait considere comme fils du mari, et
continuait son culte. Telles etaient les regles chez les anciens Hindous;
nous les retrouvons dans les lois d'Athenes et dans celles de Sparte. [14]
Tant cette religion avait d'empire! tant le devoir religieux passait avant
tous les autres!

A plus forte raison, les legislations anciennes prescrivaient le mariage
de la veuve, quand elle n'avait pas eu d'enfants, avec le plus proche
parent de son mari. Le fils qui naissait etait repute fils du defunt. [15]

La naissance de la fille ne remplissait pas l'objet du mariage. En effet
la fille ne pouvait pas continuer le culte, par la raison que le jour ou
elle se mariait, elle renoncait a la famille et au culte de son pere, et
appartenait a la famille et a la religion de son mari. La famille ne se
continuait, comme le culte, que par les males: fait capital, dont on verra
plus loin les consequences.

C'etait donc le fils qui etait attendu, qui etait necessaire; c'etait lui
que la famille, les ancetres, le foyer reclamaient. " Par lui, disent les
vieilles lois des Hindous, un pere acquitte sa dette envers les manes de
ses ancetres et s'assure a lui-meme l'immortalite. " Ce fils n'etait pas
moins precieux aux yeux des Grecs; car il devait plus tard faire les
sacrifices, offrir le repas funebre, et conserver par son culte la
religion domestique. Aussi dans le vieil Eschyle, le fils est-il appele le
sauveur du foyer paternel. [16]

L'entree de ce fils dans la famille etait signalee par un acte religieux.
Il fallait d'abord qu'il fut agree par le pere. Celui-ci, a titre de
maitre et de gardien viager du foyer, de representant des ancetres, devait
prononcer si le nouveau venu etait ou n'etait pas de la famille. La
naissance ne formait que le lien physique; la declaration du pere
constituait le lien moral et religieux. Cette formalite etait egalement
obligatoire a Rome, en Grece et dans l'Inde.

Il fallait de plus pour le fils, comme nous l'avons vu pour la femme, une
sorte d'initiation. Elle avait lieu peu de temps apres la naissance, le
neuvieme jour a Rome, le dixieme en Grece, dans l'Inde le dixieme ou le
douzieme. [17] Ce jour-la, le pere reunissait la famille, appelait des
temoins, et faisait un sacrifice a son foyer. L'enfant etait presente au
dieu domestique; une femme le portait dans ses bras et en courant lui
faisait faire plusieurs fois le tour du feu sacre. [18] Cette ceremonie
avait pour double objet, d'abord de purifier l'enfant, c'est-a-dire de lui
oter la souillure que les anciens supposaient qu'il avait contractee par
le seul fait de la gestation, ensuite de l'initier au culte domestique. A
partir de ce moment l'enfant etait admis dans cette sorte de societe
sainte et de petite eglise qu'on appelait la famille. Il en avait la
religion, il en pratiquait les rites, il etait apte a en dire les prieres;
il en honorait les ancetres, et plus tard il devait y etre lui-meme un
ancetre honore.


NOTES

[1] Bhagavad-Gita, I, 40.

[2] Isee, VII, 30-32.

[3] Ciceron, _De legib._, II, 19.

[4] Isee, VII, 30.

[5] Denys d'Halicarnasse, IX, 22.

[6] Ciceron, _De legib._, III, 2.

[7] Plutarque, _Lycurg.; Apophth. des Lacedemoniens_.

[8] Pollux, III, 48.

[9] Isee, VII. Demosthenes, _in Macart._

[10] Menandre, _fr._ 185, _ed. Didot._ Alciphron, I, 16. Eschyle,
_Agam._,1166, _ed. Hermann_.

[11] _Lois de Manou_, IX, 81.

[12] Herodote, V, 39; VI, 61.

[13] Aulu-Gelle, IV, 3. Valere-Maxime, II, 1, 4. Denys, II, 25.

[14] Xenophon, _Gouv. des Laced._ Plutarque, _Solon_, 20. _Lois de Manou_,
IX, 121.

[15] _Lois de Manou_, IX, 69, 146. De meme chez les Hebreux,
_Deuteronome_, 25.

[16] Eschyle, _Choeph._, 264 (262).

[17] Aristophane, _Oiseaux_, 922. Demosthenes, _in Boeot._, p. 1016.
Macrobe, _Sat._, I, 17. _Lois de Manou_, II, 30.

[18] Platon, _Theethete_. Lysias, dans Harpocration, v. [Grec:
Amphidomia].




CHAPITRE IV.

DE L'ADOPTION ET DE L'EMANCIPATION.


Le devoir de perpetuer le culte domestique a ete le principe du droit
d'adoption chez les anciens. La meme religion qui obligeait l'homme a se
marier, qui prononcait le divorce en cas de sterilite, qui, en cas
d'impuissance ou de mort prematuree, substituait au mari un parent,
offrait encore a la famille une derniere ressource pour echapper au
malheur si redoute de l'extinction; cette ressource etait le droit
d'adopter.

" Celui a qui la nature n'a pas donne de fils, peut en adopter un, pour
que les ceremonies funebres ne cessent pas. " Ainsi parle le vieux
legislateur des Hindous. [1] Nous avons un curieux plaidoyer d'un orateur
athenien dans un proces ou l'on contestait a un fils adoptif la legitimite
de son adoption. Le defendeur nous montre d'abord pour quel motif on
adoptait un fils: " Menecles, dit-il, ne voulait pas mourir sans enfants;
il tenait a laisser apres lui quelqu'un pour l'ensevelir et pour lui faire
dans la suite les ceremonies du culte funebre. " Il montre ensuite ce qui
arrivera si le tribunal annule son adoption, ce qui arrivera non pas a
lui-meme, mais a celui qui l'a adopte; Menecles est mort, mais c'est
encore l'interet de Menecles qui est en jeu. " Si vous annulez mon
adoption, vous ferez que Menecles sera mort sans laisser de fils apres
lui, qu'en consequence personne ne fera les sacrifices en son honneur, que
nul ne lui offrira les repas funebres, et qu'enfin il sera sans culte. "
[2]

Adopter un fils, c'etait donc veiller a la perpetuite de la religion
domestique, au salut du foyer, a la continuation des offrandes funebres,
au repos des manes des ancetres. L'adoption n'ayant sa raison d'etre que
dans la necessite de prevenir l'extinction d'un culte, il suivait de la
qu'elle n'etait permise qu'a celui qui n'avait pas de fils. La loi des
Hindous est formelle a cet egard. [3] Celle d'Athenes ne l'est pas moins;
tout le plaidoyer de Demosthenes contre Leochares en est la preuve. [4]
Aucun texte precis ne prouve qu'il en fut de meme dans l'ancien droit
romain, et nous savons qu'au temps de Gaius un meme homme pouvait avoir
des fils par la nature et des fils par l'adoption. Il parait pourtant que
ce point n'etait pas admis en droit au temps de Ciceron; car dans un de
ses plaidoyers l'orateur s'exprime ainsi: " Quel est le droit qui regit
l'adoption? Ne faut-il que pas l'adoptant soit d'age a ne plus avoir
d'enfants, et qu'avant d'adopter il ait cherche a en avoir? Adopter, c'est
demander a la religion et a la loi ce qu'on n'a pas pu obtenir de la
nature. " [5] Ciceron attaque l'adoption de Clodius en se fondant sur ce
que l'homme qui l'a adopte a deja un fils, et il s'ecrie que cette
adoption est contraire au droit religieux.

Quand on adoptait un fils, il fallait avant tout l'initier a son culte,
" l'introduire dans sa religion domestique, l'approcher de ses penates ".
[6] Aussi l'adoption s'operait-elle par une ceremonie sacree qui parait
avoir ete fort semblable a celle qui marquait la naissance du fils. Par la
le nouveau venu etait admis au foyer et associe a la religion. Dieux,
objets sacres, rites, prieres, tout lui devenait commun avec son pere
adoptif. On disait de lui _in sacra transiit_, il est passe au culte de sa
nouvelle famille. [7]

Par cela meme il renoncait au culte de l'ancienne. [8] Nous avons vu, en
effet, que d'apres ces vieilles croyances le meme homme ne pouvait pas
sacrifier a deux foyers ni honorer deux series d'ancetres. Admis dans une
nouvelle maison, la maison paternelle lui devenait etrangere. Il n'avait
plus rien de commun avec le foyer qui l'avait vu naitre et ne pouvait plus
offrir le repas funebre a ses propres ancetres. Le lien de la naissance
etait brise; le lien nouveau du culte l'emportait. L'homme devenait si
completement etranger a son ancienne famille que, s'il venait a mourir,
son pere naturel n'avait pas le droit de se charger de ses funerailles et
de conduire son convoi. Le fils adopte ne pouvait plus rentrer dans son
ancienne famille; tout au plus la loi le lui permettait-elle si, ayant un
fils, il le laissait a sa place dans la famille adoptante. On considerait
que, la perpetuite de cette famille etant ainsi assuree, il pouvait en
sortir. Mais alors il rompait tout lien avec son propre fils. [9]

A l'adoption correspondait comme correlatif l'emancipation. Pour qu'un
fils put entrer dans une nouvelle famille, il fallait necessairement qu'il
eut pu sortir de l'ancienne, c'est-a-dire qu'il eut ete affranchi de sa
religion. [10] Le principal effet de l'emancipation etait le renoncement
au culte de la famille ou l'on etait ne. Les Romains designaient cet acte
par le nom bien significatif de _sacrorum detestatio_. [11]


NOTES

[1] _Lois de Manou_, IX, 10.

[2] Isee, II, 10-46.

[3] _Lois de Manou_, IX, 168, 174. _Dattaca-Sandrica_, tr. Orianne, p.
260.

[4] Voy. aussi Isee, II, 11-14.

[5] Ciceron, _Pro domo_, 13, 14. Aulu-Gelle, V, 19.

[6] [Grec: Epi ta iera agein], Isee, VII. _Venire in sacra_, Ciceron, _Pro
domo_, 13; _in penates adsciscere_, Tacite, _Hist._, I, 15.

[7] Valere-Maxime, VII, 7.

[8] _Amissis sacris paternis_, Ciceron, _ibid_.

[9] Isee, VI, 44; X, 11. Demosthenes, _contre Leochares_, Antiphon,
_Frag._, 15. Comparez les _Lois de Manou_, IX, 142.

[10] _Consuetudo apud antiques fuit ut qui in familiam transir et prius se
abdicaret ab ea in qua natus fuerat._ Servius. _ad Aen._, II, 156.

[11] Aulu-Gelle, XV, 27.




CHAPITRE V.

DE LA PARENTE. DE CE QUE LES ROMAINS APPELAIENT AGNATION.


Platon dit que la parente est la communaute des memes dieux domestiques.
[1] Quand Demosthenes veut prouver que deux hommes sont parents, il montre
qu'ils pratiquent le meme culte et offrent le repas funebre au meme
tombeau. C'etait, en effet, la religion domestique qui constituait la
parente. Deux hommes pouvaient se dire parents, lorsqu'ils avaient les
memes dieux, le meme foyer, le meme repas funebre.

Or nous avons observe precedemment que le droit de faire les sacrifices au
foyer ne se transmettait que de male en male et que le culte des morts ne
s'adressait aussi qu'aux ascendants en ligne masculine. Il resultait de
cette regle religieuse que l'on ne pouvait pas etre parent par les femmes.
Dans l'opinion de ces generations anciennes, la femme ne transmettait ni
l'etre ni le culte. Le fils tenait tout du pere. On ne pouvait pas
d'ailleurs appartenir a deux familles, invoquer deux foyers; le fils
n'avait donc d'autre religion ni d'autre famille que celle du pere. [2]
Comment aurait-il eu une famille maternelle? Sa mere elle-meme, le jour ou
les rites sacres du mariage avaient ete accomplis, avait renonce d'une
maniere absolue a sa propre famille; depuis ce temps, elle avait offert le
repas funebre aux ancetres de l'epoux, comme si elle etait devenue leur
fille, et elle ne l'avait plus offert a ses propres ancetres, parce
qu'elle n'etait plus censee descendre d'eux. Elle n'avait conserve ni lien
religieux ni lien de droit avec la famille ou elle etait nee. A plus forte
raison, son fils n'avait rien de commun avec cette famille.

Le principe de la parente n'etait pas la naissance; c'etait le culte. Cela
se voit clairement dans l'Inde. La, le chef de famille, deux fois par
mois, offre le repas funebre; il presente un gateau aux manes de son pere,
un autre a son grand-pere paternel, un troisieme a son arriere-grand-pere
paternel, jamais a ceux dont il descend par les femmes, ni a sa mere, ni
au pere de sa mere. Puis, en remontant plus haut, mais toujours dans la
meme ligne, il fait une offrande au quatrieme, au cinquieme, au sixieme
ascendant. Seulement, pour ceux-ci l'offrande est plus legere; c'est une
simple libation d'eau et quelques grains de riz. Tel est le repas funebre;
et c'est d'apres l'accomplissement de ces rites que l'on compte la
parente. Lorsque deux hommes qui accomplissent separement leurs repas
funebres, peuvent, en remontant chacun la serie de leurs six ancetres, en
trouver un qui leur soit commun a tous deux, ces deux hommes sont parents.
Ils se disent _samanodacas_ si l'ancetre commun est de ceux a qui l'on
n'offre que la libation d'eau, _sapindas_ s'il est de ceux a qui le gateau
est presente. [3] A compter d'apres nos usages, la parente des _sapindas_
irait jusqu'au septieme degre, et celle des _samanodacas_ jusqu'au
quatorzieme. Dans l'un et l'autre cas la parente se reconnait a ce qu'on
fait l'offrande a un meme ancetre; et l'on voit que dans ce systeme la
parente par les femmes ne peut pas etre admise.

Il en etait de meme en Occident. On a beaucoup discute sur ce que les
jurisconsultes romains entendaient par l'agnation. Mais le probleme
devient facile a resoudre, des que l'on rapproche l'agnation de la
religion domestique. De meme que la religion ne se transmettait que de
male en male, de meme il est atteste par tous les jurisconsultes anciens
que deux hommes ne pouvaient etre agnats entre eux que si, en remontant
toujours de male en male, ils se trouvaient avoir des ancetres communs.
[4] La regle pour l'agnation etait donc la meme que pour le culte. Il y
avait entre ces deux choses un rapport manifeste. L'agnation n'etait autre
chose que la parente telle que la religion l'avait etablie a l'origine.

Pour rendre cette verite plus claire., tracons le tableau d'une famille
romaine.

      L. Cornelius Scipio, mort vers 250 avant Jesus-Christ.
              |
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       |                                                  |
   Publius Scipio                                     Cn. Scipio
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Luc. Scipio Asiaticus   P. Scipio Africanus          P. Scipio Nasica
  |                         |                             |
  |                     ---------------------             |
  |                     |                   |             |
Luc. Scipio Asiat.    P. Scipio         Cornelie,    P. Scip. Nasica
  |                      |        ep. de Sempr. Gracchus  |
  |                      |                 |              |
  |                      |                 |              |
Scip. Asiat.  Scip. Aemilianus   Tib. Sempr. Gracchus  Scip. Serapio.

Dans ce tableau, la cinquieme generation, qui vivait vers l'an 140 avant
Jesus-Christ, est representee par quatre personnages. Etaient-ils tous
parents entre eux? Ils le seraient d'apres nos idees, modernes; ils ne
l'etaient pas tous dans l'opinion des Romains. Examinons, en effet, s'ils
avaient le meme culte domestique, c'est-a-dire s'ils faisaient les
offrandes aux memes ancetres. Supposons le troisieme Scipio Asiaticus, qui
reste seul de sa branche, offrant au jour marque le repas funebre; en
remontant de male en male, il trouve pour troisieme ancetre Publius
Scipio. De meme Scipion Emilien, faisant son sacrifice, rencontrera dans
la serie de ses ascendants ce meme Publius Scipio. Donc Scipio Asiaticus
et Scipion Emilien sont parents entre eux; chez les Hindous on les
appellerait _sapindas_.

D'autre part, Scipion Serapion a pour quatrieme ancetre L. Cornelius
Scipio qui est aussi le quatrieme ancetre de Scipion Emilien. Ils sont
donc parents entre eux; chez les Hindous on les appellerait _samanodacas_.
Dans la langue juridique et religieuse de Rome, ces trois Scipions sont
agnats; les deux premiers le sont entre eux au sixieme degre, le troisieme
l'est avec eux au huitieme.

Il n'en est pas de meme de Tiberius Gracchus. Cet homme qui, d'apres nos
coutumes modernes, serait le plus proche parent de Scipion Emilien,
n'etait pas meme son parent au degre le plus eloigne. Peu importe, en
effet, pour Tiberius qu'il soit fils de Cornelie, la fille des Scipions;
ni lui ni Cornelie elle-meme n'appartiennent a cette famille par la
religion. Il n'a pas d'autres ancetres que les Sempronius; c'est, a eux
qu'il offre le repas funebre; en remontant la serie de ses ascendants, il
ne rencontrera jamais un Scipion. Scipion Emilien et Tiberius Gracchus ne
sont donc pas agnats. Le lien du sang ne suffit pas pour etablir cette
parente, il faut le lien du culte.

On comprend d'apres cela pourquoi, aux yeux de la loi romaine, deux freres
consanguins etaient agnats et deux freres uterins ne l'etaient pas. Qu'on
ne dise meme pas que la descendance par les males etait le principe
immuable sur lequel etait fondee la parente. Ce n'etait pas a la
naissance, c'etait au culte seul que l'on reconnaissait les agnats. Le
fils que l'emancipation avait detache du culte, n'etait plus agnat de son
pere. L'etranger qui avait ete adopte, c'est-a-dire admis au culte,
devenait l'agnat de l'adoptant et meme de toute sa famille. Tant il est
vrai que c'etait la religion qui fixait la parente.

Sans doute il est venu un temps, pour l'Inde et la Grece comme pour Rome,
ou la parente par le culte n'a plus ete la seule qui fut admise. A mesure
que cette vieille religion s'affaiblit, la voix du sang parla plus haut,
et la parente par la naissance fut reconnue en droit. Les Romains
appelerent _cognatio_ cette sorte de parente qui etait absolument
independante des regles de la religion domestique. Quand on lit les
jurisconsultes depuis Ciceron jusqu'a Justinien, on voit les deux systemes
de parente rivaliser entre eux et se disputer le domaine du droit. Mais au
temps des Douze Tables, la seule parente d'agnation etait connue, et seule
elle conferait des droits a l'heritage. On verra plus loin qu'il en a ete
de meme chez les Grecs.


NOTES

[1] Platon, _Lois_, V, p. 729.

[2] _Patris, non matris familiam sequitur_. Digeste, liv. 50, tit. 16, S
196.

[3] _Lois de Manou_, V, 60; _Mitakchara_, tr. Orianne, p. 213.

[4] Gaius, I, 156; III, 10. Ulpien, 26. Institutes de Justinien, III, 2;
III, 5.




CHAPITRE VI.

LE DROIT DE PROPRIETE.


Voici une institution des anciens dont il ne faut
pas nous faire une idee d'apres ce que nous voyons autour de nous. Les
anciens ont fonde le droit de propriete sur des principes qui ne sont plus
ceux des generations presentes; il en est resulte que les lois par
lesquelles ils l'ont garanti, sont sensiblement differentes des notres.

On sait qu'il y a des races qui ne sont jamais arrivees a etablir chez
elles la propriete privee; d'autres n'y sont parvenues qu'a la longue et
peniblement. Ce n'est pas, en effet, un facile probleme, a l'origine des
societes, de savoir si l'individu peut s'approprier le sol et etablir un
tel lien entre son etre et une part de terre qu'il puisse dire: Cette
terre est mienne, cette terre est comme une partie de moi. Les Tartares
concoivent le droit de propriete quand il s'agit des troupeaux, et ne le
comprennent plus quand il s'agit du sol. Chez les anciens Germains la
terre n'appartenait a personne; chaque annee la tribu assignait a chacun
de ses membres un lot a cultiver, et on changeait de lot l'annee suivante.
Le Germain etait proprietaire de la moisson; il ne l'etait pas de la
terre. Il en est encore de meme dans une partie de la race semitique et
chez, quelques peuples slaves.

Au contraire, les populations de la Grece et de l'Italie, des l'antiquite
la plus haute, ont toujours connu et pratique la propriete privee. On ne
trouve pas une epoque ou la terre ait ete commune; [1] et l'on ne voit non
plus rien qui ressemble a ce partage annuel des champs qui etait usite
chez les Germains. Il y a meme un fait bien remarquable. Tandis que les
races qui n'accordent pas a l'individu la propriete du sol, lui accordent
au moins celle des fruits de son travail, c'est-a-dire de sa recolte,
c'etait le contraire chez les Grecs. Dans beaucoup de villes les citoyens
etaient astreints a mettre en commun leurs moissons, ou du moins la plus
grande partie, et devaient les consommer en commun; l'individu n'etait
donc pas maitre du ble qu'il avait recolte; mais en meme temps, par une
contradiction bien singuliere, il avait la propriete absolue du sol. La
terre etait a lui plus que la moisson. Il semble que chez les Grecs la
conception du droit de propriete ait suivi une marche tout a fait opposee
a celle qui parait naturelle. Elle ne s'est pas appliquee a la moisson
d'abord, et au sol ensuite. C'est l'ordre inverse qu'on a suivi.

Il y a trois choses que, des l'age le plus ancien, on trouve fondees et
solidement etablies dans ces societes grecques et italiennes: la religion
domestique, la famille, le droit de propriete; trois choses qui ont eu
entre elles, a l'origine, un rapport manifeste, et qui paraissent avoir
ete inseparables.

L'idee de propriete privee etait dans la religion meme. Chaque famille
avait son foyer et ses ancetres. Ces dieux ne pouvaient etre adores que
par elle, ne protegeaient qu'elle; ils etaient sa propriete.

Or entre ces dieux et le sol les hommes des anciens ages voyaient un
rapport mysterieux. Prenons d'abord le foyer. Cet autel est le symbole de
la vie sedentaire; son nom seul l'indique. [2] Il doit etre pose sur le
sol; une fois pose, on ne peut plus le changer de place. Le dieu de la
famille veut avoir une demeure fixe; materiellement, il est difficile de
transporter la pierre sur laquelle il brille; religieusement, cela est
plus difficile encore et n'est permis a l'homme que si la dure necessite
le presse, si un ennemi le chasse ou si la terre ne peut pas le nourrir.
Quand on pose le foyer, c'est avec la pensee et l'esperance qu'il restera
toujours a cette meme place. Le dieu s'installe la, non pas pour un jour,
non pas meme pour une vie d'homme, mais pour tout le temps que cette
famille durera et qu'il restera quelqu'un pour entretenir sa flamme par le
sacrifice. Ainsi le foyer prend possession du sol; cette part de terre, il
la fait sienne; elle est sa propriete.

Et la famille, qui par devoir et par religion reste toujours groupee
autour de son autel, se fixe au sol comme l'autel lui-meme. L'idee de
domicile vient naturellement. La famille est attachee au foyer, le foyer
l'est au sol; une relation etroite s'etablit donc entre le sol et la
famille. La doit etre sa demeure permanente, qu'elle ne songera pas a
quitter, a moins qu'une necessite imprevue ne l'y contraigne. Comme le
foyer, elle occupera toujours cette place. Cette place lui appartient;
elle est sa propriete, propriete non d'un homme seulement, mais d'une
famille dont les differents membres doivent venir l'un apres l'autre
naitre et mourir la.

Suivons les idees des anciens. Deux foyers representent des divinites
distinctes, qui ne s'unissent et qui ne se confondent jamais; cela est si
vrai que le mariage meme entre deux familles n'etablit pas d'alliance
entre leurs dieux. Le foyer doit etre isole, c'est-a-dire separe nettement
de tout ce qui n'est pas lui; il ne faut pas que l'etranger en approche au
moment ou les ceremonies du culte s'accomplissent, ni meme qu'il ait vue
sur lui. C'est pour cela qu'on appelle ces dieux les dieux caches, [Grec:
muchioi], ou les dieux interieurs, _Penates_. Pour que cette regle
religieuse soit bien remplie, il faut qu'autour du foyer, a une certaine
distance, il y ait une enceinte. Peu importe qu'elle soit formee par une
haie, par une cloison de bois, ou par un mur de pierre. Quelle qu'elle
soit, elle marque la limite qui separe le domaine d'un foyer du domaine
d'un autre foyer. Cette enceinte est reputee sacree. [3] Il y a impiete a
la franchir. Le dieu veille sur elle et la tient sous sa garde; aussi
donne-t-on a ce dieu l'epithete de [Grec: hercheios]. [4] Cette enceinte
tracee par la religion et protegee par elle est l'embleme le plus certain,
la marque la plus irrecusable du droit de propriete.

Reportons-nous aux ages primitifs de la race aryenne. L'enceinte sacree
que les Grecs appellent _herchos_ et les Latins _herctum_, c'est l'enclos
assez etendu dans lequel la famille a sa maison, ses troupeaux, le petit
champ qu'elle cultive. Au milieu s'eleve le foyer protecteur. Descendons
aux ages suivants: la population est arrivee jusqu'en Grece et en Italie,
et elle a bati des villes. Les demeures se sont rapprochees; elles ne sont
pourtant pas contigues. L'enceinte sacree existe encore, mais dans de
moindres proportions; elle est le plus souvent reduite a un petit mur, a
un fosse, a un sillon, ou a un simple espace libre de quelques pieds de
largeur. Dans tous les cas, deux maisons ne doivent pas se toucher; la
mitoyennete est une chose reputee impossible. Le meme mur ne peut pas etre
commun a deux maisons; car alors l'enceinte sacree des dieux domestiques
aurait disparu. A Rome, la loi fixe a deux pieds et demi la largeur de
l'espace libre qui doit toujours separer deux maisons, et cet espace est
consacre au " dieu de l'enceinte ". [5]

Il est resulte de ces vieilles regles religieuses que la vie en communaute
n'a jamais pu s'etablir chez les anciens. Le phalanstere n'y a jamais ete
connu. Pythagore meme n'a pas reussi a etablir des institutions auxquelles
la religion intime des hommes resistait. On ne trouve non plus, a aucune
epoque de la vie des anciens, rien qui ressemble a cette promiscuite du
village qui etait generale en France au douzieme siecle. Chaque famille,
ayant ses dieux et son culte, a du avoir aussi sa place particuliere sur
le sol, son domicile isole, sa propriete.

Les Grecs disaient que le foyer avait enseigne a l'homme a batir des
maisons. [6] En effet, l'homme qui etait fixe par sa religion a une place
qu'il ne croyait pas devoir jamais quitter, a du songer bien vite a elever
en cet endroit une construction solide. La tente convient a l'Arabe, le
chariot au Tartare; mais a une famille qui a un foyer domestique, il faut
une demeure qui dure. A la cabane de terre ou de bois a bientot succede la
maison de pierre. On n'a pas bati seulement pour une vie d'homme, mais
pour la famille dont les generations devaient se succeder dans la meme
demeure.

La maison etait toujours placee dans l'enceinte sacree. Chez les Grecs on
partageait en deux le carre que formait cette enceinte; la premiere partie
etait la cour; la maison occupait la seconde partie. Le foyer, place vers
le milieu de l'enceinte totale, se trouvait ainsi au fond de la cour et
pres de l'entree de la maison. A Rome la disposition etait differente,
mais le principe etait le meme. Le foyer restait place au milieu de
l'enceinte, mais les batiments s'elevaient autour de lui des quatre cotes,
de maniere a l'enfermer au milieu d'une petite cour.

On voit bien la pensee qui a inspire ce systeme de construction: les murs
se sont eleves autour du foyer pour l'isoler et le defendre, et l'on peut
dire, comme disaient les Grecs, que la religion a enseigne a batir une
maison.

Dans cette maison la famille est maitresse et proprietaire; c'est sa
divinite domestique qui lui assure son droit. La maison est consacree par
la presence perpetuelle des dieux; elle est le temple qui les garde.
" Qu'y a-t-il de plus sacre, dit Ciceron, que la demeure de chaque homme?
La est l'autel; la brille le feu sacre; la sont les choses saintes et la
religion. " [7] A penetrer dans cette maison avec des intentions
malveillantes il y avait sacrilege. Le domicile etait inviolable. Suivant
une tradition romaine, le dieu domestique repoussait le voleur et ecartait
l'ennemi. [8]

Passons a un autre objet du culte, le tombeau, et nous verrons que les
memes idees s'y attachaient. Le tombeau avait une grande importance dans
la religion des anciens. Car d'une part on devait un culte aux ancetres,
et d'autre part la principale ceremonie de ce culte, c'est-a-dire le repas
funebre, devait etre accomplie sur le lieu meme ou les ancetres
reposaient. [9] La famille avait donc un tombeau commun ou ses membres
devaient venir s'endormir l'un apres l'autre. Pour ce tombeau la regle
etait la meme que pour le foyer. Il n'etait pas plus permis d'unir deux
familles dans une meme sepulture qu'il ne l'etait d'unir deux foyers
domestiques en une seule maison. C'etait une egale impiete d'enterrer un
mort hors du tombeau de sa famille ou de placer dans ce tombeau le corps
d'un etranger. [10] La religion domestique, soit dans la vie, soit dans la
mort, separait chaque famille de toutes les autres, et ecartait severement
toute apparence de communaute, De meme que les maisons ne devaient pas
etre contigues, les tombeaux ne devaient pas se toucher; chacun d'eux
avait, comme la maison, une sorte d'enceinte isolante.

Combien le caractere de propriete privee est manifeste en tout cela! Les
morts sont des dieux qui appartiennent en propre a une famille et qu'elle
a seule le droit d'invoquer. Ces morts ont pris possession du sol; ils
vivent sous ce petit tertre, et nul, s'il n'est de la famille, ne peut
penser a se meler a eux. Personne d'ailleurs n'a le droit de les
deposseder du sol qu'ils occupent; un tombeau, chez les anciens, ne peut
jamais etre detruit ni deplace, [11] les lois les plus severes le
defendent. Voila donc une part de sol qui, au nom de la religion, devient
un objet de propriete perpetuelle pour chaque famille. La famille s'est
approprie cette terre en y placant ses morts; elle s'est implantee la pour
toujours. Le rejeton vivant de cette famille peut dire legitimement: Cette
terre est a moi. Elle est tellement a lui qu'elle est inseparable de lui
et qu'il n'a pas le droit de s'en dessaisir. Le sol ou reposent les morts
est inalienable et imprescriptible. La loi romaine exige que, si une
famille vend le champ ou est son tombeau, elle reste au moins proprietaire
de ce tombeau et conserve eternellement le droit de traverser le champ
pour aller accomplir les ceremonies de son culte. [12]

L'ancien usage etait d'enterrer les morts, non pas dans des cimetieres ou
sur les bords d'une route, mais dans le champ de chaque famille. Cette
habitude des temps antiques est attestee par une loi de Solon et par
plusieurs passages de Plutarque. On voit dans un plaidoyer de Demosthenes
que, de son temps encore, chaque famille enterrait ses morts dans son
champ, et que lorsqu'on achetait un domaine dans l'Attique, on y trouvait
la sepulture des anciens proprietaires. [13] Pour l'Italie, cette meme
coutume nous est attestee par une loi des Douze Tables, par les textes de
deux jurisconsultes, et par cette phrase de Siculus Flaccus: " Il y avait
anciennement deux manieres de placer le tombeau, les uns le mettant a la
limite du champ, les autres vers le milieu. " [14]

D'apres cet usage on concoit que l'idee de propriete se soit facilement
etendue du petit tertre ou reposaient les morts au champ qui entourait ce
tertre. On peut lire dans le livre du vieux Caton une formule par laquelle
le laboureur italien priait les manes de veiller sur son champ, de faire
bonne garde contre le voleur, et de faire produire bonne recolte. Ainsi
ces ames des morts etendaient leur action tutelaire et avec elle leur
droit de propriete jusqu'aux limites du domaine. Par elles la famille
etait maitresse unique dans ce champ. La sepulture avait etabli l'union
indissoluble de la famille avec la terre, c'est-a-dire la propriete.

Dans la plupart des societes primitives, c'est par la religion que le
droit de propriete a ete etabli. Dans la Bible, le Seigneur dit a Abraham:
" Je suis l'Eternel qui t'ai fait sortir de Ur des Chaldeens, afin de te
donner ce pays ", et a Moise: " Je vous ferai entrer dans le pays que j'ai
jure de donner a Abraham, et je vous le donnerai en heritage. " Ainsi
Dieu, proprietaire primitif par droit de creation, delegue a l'homme sa
propriete sur une partie du sol. [15] Il y a eu quelque chose d'analogue
chez les anciennes populations greco-italiennes. Il est vrai que ce n'est
pas la religion de Jupiter qui a fonde ce droit, peut-etre parce qu'elle
n'existait pas encore. Les dieux qui confererent a chaque famille son
droit sur la terre, ce furent les dieux domestiques, le foyer et les
manes. La premiere religion qui eut l'empire sur leurs ames fut aussi
celle qui constitua chez eux la propriete.

Il est assez evident que la propriete privee etait une institution dont la
religion domestique ne pouvait pas se passer. Cette religion prescrivait
d'isoler le domicile et d'isoler aussi la sepulture; la vie en commun a
donc ete impossible. La meme religion commandait que le foyer fut fixe au
sol, que le tombeau ne fut ni detruit ni deplace. Supprimez la propriete,
le foyer sera errant, les familles se meleront, les morts seront
abandonnes et sans culte. Par le foyer inebranlable et la sepulture
permanente, la famille a pris possession du sol; la terre a ete, en
quelque sorte, imbue et penetree par la religion du foyer et des ancetres.
Ainsi l'homme des anciens ages fut dispense de resoudre de trop difficiles
problemes. Sans discussion, sans travail, sans l'ombre d'une hesitation,
il arriva d'un seul coup et par la vertu de ses seules croyances a la
conception du droit de propriete, de ce droit d'ou sort toute
civilisation, puisque par lui l'homme ameliore la terre et devient lui-
meme meilleur.

Ce ne furent pas les lois qui garantirent d'abord le droit de propriete,
ce fut la religion. Chaque domaine etait sous les yeux des divinites
domestiques qui veillaient sur lui. [16] Chaque champ devait etre entoure,
comme nous l'avons vu pour la maison, d'une enceinte qui le separat
nettement des domaines des autres familles. Cette enceinte n'etait pas un
mur de pierre; c'etait une bande de terre de quelques pieds de large, qui
devait rester inculte et que la charrue ne devait jamais toucher. Cet
espace etait sacre: la loi romaine le declarait imprescriptible; [17] il
appartenait a la religion. A certains jours marques du mois et de l'annee,
le pere de famille faisait le tour de son champ, en suivant cette ligne;
il poussait devant lui des victimes, chantait des hymnes, et offrait des
sacrifices. [18] Par cette ceremonie il croyait avoir eveille la
bienveillance de ses dieux a l'egard de son champ et de sa maison; il
avait surtout marque son droit de propriete en promenant autour de son
champ son culte domestique. Le chemin qu'avaient suivi les victimes et les
prieres, etait la limite inviolable du domaine.

Sur cette ligne, de distance en distance, l'homme placait quelques grosses
pierres ou quelques troncs d'arbres, que l'on appelait des _termes_. On
peut juger ce que c'etait que ces bornes et quelles idees s'y attachaient
par la maniere dont la piete des hommes les posait en terre.
" Voici, dit Siculus Flaccus, ce que nos ancetres pratiquaient: ils
commencaient par creuser une petite fosse, et dressant le Terme sur le
bord, ils le couronnaient de guirlandes d'herbes et de fleurs. Puis ils
offraient un sacrifice; la victime immolee, ils en faisaient couler le
sang dans la fosse; ils y jetaient des charbons allumes (allumes
probablement au feu sacre du foyer), des grains, des gateaux, des fruits,
un peu de vin et de miel. Quand tout cela s'etait consume dans la fosse,
sur les cendres encore chaudes, on enfoncait la pierre ou le morceau de
bois. " [19] On voit clairement que cette ceremonie avait pour objet de
faire du Terme une sorte de representant sacre du culte domestique. Pour
lui continuer ce caractere, chaque annee on renouvelait sur lui l'acte
sacre, en versant des libations et en recitant des prieres. Le Terme pose
en terre, c'etait donc, en quelque sorte, la religion domestique implantee
dans le sol, pour marquer que ce sol etait a jamais la propriete de la
famille. Plus tard, la poesie aidant, le Terme fut considere comme un dieu
distinct.

L'usage des Termes ou bornes sacrees des champs parait avoir ete universel
dans la race indo-europeenne. Il existait chez les Hindous dans une haute
antiquite, et les ceremonies sacrees du bornage avaient chez eux une
grande analogie avec celles que Siculus Flaccus a decrites pour l'Italie.
[20] Avant Rome, nous trouvons le Terme chez les Sabins; [21] nous le
trouvons encore chez les Etrusques. Les Hellenes avaient aussi des bornes
sacrees qu'ils appelaient [Grec: oroi, theoi, orioi]. [22]

Le Terme une fois pose suivant les rites, il n'etait aucune puissance au
monde qui put le deplacer. Il devait rester au meme endroit de toute
eternite. Ce principe religieux etait exprime a Rome par une legende:
Jupiter, ayant voulu se faire une place sur le mont Capitolin pour y avoir
un temple, n'avait pas pu deposseder le dieu Terme. Cette vieille
tradition montre combien la propriete etait sacree; car le Terme immobile
ne signifie pas autre chose que la propriete inviolable.

Le Terme gardait, en effet, la limite du champ et veillait sur elle. Le
voisin n'osait pas en approcher de trop pres; " car alors, comme dit
Ovide, le dieu qui se sentait heurte par le soc ou le hoyau, criait:
Arrete, ceci est mon champ, voila le tien. " [23] Pour empieter sur le
champ d'une famille, il fallait renverser ou deplacer une borne: or, cette
borne etait un dieu. Le sacrilege etait horrible et le chatiment severe;
la vieille loi romaine disait: " Que l'homme et les boeufs qui auront
touche le Terme, soient devoues "; [24] cela signifiait que l'homme et les
boeufs seraient immoles en expiation. La loi etrusque, parlant au nom de
la religion, s'exprimait ainsi: " Celui qui aura touche ou deplace la
borne, sera condamne par les dieux; sa maison disparaitra, sa race
s'eteindra; sa terre ne produira plus de fruits; la grele, la rouille, les
feux de la canicule detruiront ses moissons; les membres du coupable se
couvriront d'ulceres et tomberont de consomption ." [25]

Nous ne possedons pas le texte de la loi athenienne sur le meme sujet; il
ne nous en est reste que trois mots qui signifient: " Ne depasse pas la
borne. " Mais Platon parait completer la pensee du legislateur quand il
dit: " Notre premiere loi doit etre celle-ci: Que personne ne touche a la
borne qui separe son champ de celui du voisin, car elle doit rester
immobile.... Que nul ne s'avise d'ebranler la petite pierre qui separe
l'amitie de l'inimitie et qu'on s'est engage par serment a laisser a sa
place. " [26]

De toutes ces croyances, de tous ces usages, de toutes ces lois, il
resulte clairement que c'est la religion domestique qui a appris a l'homme
a s'approprier la terre, et qui lui a assure son droit sur elle.

On comprend sans peine que le droit de propriete, ayant ete ainsi concu et
etabli, ait ete beaucoup plus complet et plus absolu dans ses effets qu'il
ne peut l'etre dans nos societes modernes, ou il est fonde sur d'autres
principes. La propriete etait tellement inherente a la religion domestique
qu'une famille ne pouvait pas plus renoncer a l'une qu'a l'autre. La
maison et le champ etaient comme incorpores a elle, et elle ne pouvait ni
les perdre ni s'en dessaisir. Platon, dans son Traite des lois, ne
pretendait pas avancer une nouveaute quand il defendait au proprietaire de
vendre son champ: il ne faisait que rappeler une vieille loi. Tout porte a
croire que dans les anciens temps la propriete etait inalienable. Il est
assez connu qu'a Sparte il etait formellement defendu de vendre son lot de
terre. [27] La meme interdiction etait ecrite dans les lois de Locres et
de Leucade. [28] Phidon de Corinthe, legislateur du neuvieme siecle,
prescrivait que le nombre des familles et des proprietes restat immuable.
[29] Or, cette prescription ne pouvait etre observee que s'il etait
interdit de vendre les terres et meme de les partager. La loi de Selon,
posterieure de sept ou huit generations a celle de Phidon de Corinthe, ne
defendait plus a l'homme de vendre sa propriete, mais elle frappait le
vendeur d'une peine severe, la perte de tous les droits de citoyen. [30]
Enfin Aristote nous apprend d'une maniere generale que dans beaucoup de
villes les anciennes legislations interdisaient la vente des terres. [31]

De telles lois ne doivent pas nous surprendre. Fondez la propriete sur le
droit du travail, l'homme pourra s'en dessaisir. Fondez-la sur la
religion, il ne le pourra plus: un lien plus fort que la volonte de
l'homme unit la terre a lui. D'ailleurs ce champ ou est le tombeau, ou
vivent les ancetres divins, ou la famille doit a jamais accomplir un
culte, n'est pas la propriete d'un homme seulement, mais d'une famille. Ce
n'est pas l'individu actuellement vivant qui a etabli son droit sur cette
terre; c'est le dieu domestique. L'individu ne l'a qu'en depot; elle
appartient a ceux qui sont morts et a ceux qui sont a naitre. Elle fait
corps avec cette famille et ne peut plus s'en separer. Detacher l'une de
l'autre, c'est alterer un culte et offenser une religion. Chez les
Hindous, la propriete, fondee aussi sur le culte, etait aussi inalienable.
[32]

Nous ne connaissons le droit romain qu'a partir de la loi des Douze
Tables; il est clair qu'a cette epoque la vente de la propriete etait
permise. Mais il y a des raisons de penser que, dans les premiers temps de
Rome, et dans l'Italie avant l'existence de Rome, la terre etait
inalienable comme en Grece. S'il ne reste aucun temoignage de cette
vieille loi, on distingue du moins les adoucissements qui y ont ete
apportes peu a peu. La loi des Douze Tables, en laissant au tombeau le
caractere d'inalienabilite, en a affranchi le champ. On a permis ensuite
de diviser la propriete, s'il y avait plusieurs freres, mais a la
condition qu'une nouvelle ceremonie religieuse serait accomplie et que le
nouveau partage serait fait par un pretre: [33] la religion seule pouvait
partager ce que la religion avait autrefois proclame indivisible. On a
permis enfin de vendre le domaine; mais il a fallu encore pour cela des
formalites d'un caractere religieux. Cette vente ne pouvait avoir lieu
qu'en presence d'un pretre qu'on appelait _libripens_ et avec la formalite
sainte qu'on appelait _mancipation_. Quelque chose d'analogue se voit en
Grece: la vente d'une maison ou d'un fonds de terre etait toujours
accompagnee d'un sacrifice aux dieux. [34] Toute mutation de propriete
avait besoin d'etre autorisee par la religion.

Si l'homme ne pouvait pas ou ne pouvait que difficilement se dessaisir de
sa terre, a plus forte raison ne devait-on pas l'en depouiller malgre lui.
L'expropriation pour cause d'utilite publique etait inconnue chez les
anciens. La confiscation n'etait pratiquee que comme consequence de
l'arret d'exil, [35] c'est-a-dire lorsque l'homme depouille de son titre
de citoyen ne pouvait plus exercer aucun droit sur le sol de la cite.
L'expropriation pour dettes ne se rencontre jamais non plus dans le droit
ancien des cites. [36] La loi des Douze Tables ne menage assurement pas le
debiteur; elle ne permet pourtant pas que sa propriete soit confisquee au
profit du creancier. Le corps de l'homme repond de la dette, non sa terre,
car la terre est inseparable de la famille. Il est plus facile de mettre
l'homme en servitude que de lui enlever son droit de propriete; le
debiteur est mis dans les mains de son creancier; sa terre le suit en
quelque sorte dans son esclavage. Le maitre qui use a son profit des
forces physiques de l'homme, jouit de meme des fruits de la terre; mais il
ne devient pas proprietaire de celle-ci. Tant le droit de propriete est
au-dessus de tout et inviolable. [37]


NOTES

[1] Quelques historiens ont emis l'opinion qu'a Rome la propriete avait
d'abord ete publique et n'etait devenue privee que sous Numa. Cette erreur
vient d'une fausse interpretation de trois textes de Plutarque (_Numa_,
16), de Ciceron (_Republique_, II, 14) et de Denys (II, 74). Ces trois
auteurs disent, en effet, que Numa distribua des terres aux citoyens; mais
ils indiquent tres clairement qu'il n'eut a faire ce partage qu'a l'egard
des terres conquises par son predecesseur, _agri quos bello Romulus
ceperat_. Quant au sol romain lui-meme, _ager Romanus_, il etait propriete
privee depuis l'origine de la ville.

[2] [Grec: Hestia, hestaemi] _stare_. Voy. Plutarque, _De primo frigido_,
21; Macrobe, I, 23; Ovide, _Fast_., VI, 299.

[3] [Grec: Herchos hieron]. Sophocle, _Trachin._, 606.

[4] A l'epoque ou cet ancien culte fut presque efface par la religion plus
jeune de Zeus, et ou l'on associa Zeus a la divinite du foyer, le dieu
nouveau prit pour lui l'epithete de [Grec: hercheios]. Il n'en est pas
moins vrai qu'a l'origine le vrai protecteur da l'enceinte etait le dieu
domestique. Denys d'Halicarnasse l'atteste (I, 67) quand il dit que les
[Grec: theoi hercheioi] sont les memes que les Penates. Cela ressort,
d'ailleurs, du rapprochement d'un passage de Pausanias, (IV, 17) avec un
passage d'Euripide (_Troy_., 17) et un de Virgile (_En._, II, 514); ces
trois passages se rapportent au meme fait et montrent que le [Grec: Zeus
hercheios] n'est autre que le foyer domestique.

[5] Festus, v. _Ambitus_. Varron, _L. L._, V, 22. Servius, _ad Aen._, II,
469.

[6] Diodore, V, 68.

[7] Ciceron, _Pro domo_, 41.

[8] Ovide, _Fast._, V, 141.

[9] Telle etait du moins la regle antique, puisque l'on croyait que le
repas
funebre servait d'aliment aux morts. Voy. Euripide, _Troyennes_, 381.

[10] Ciceron, _De legib._, II, 22; II, 26. Gaius, _Instit_., II, 6.
_Digeste_, liv. XLVII, tit. 12. Il faut noter que l'esclave et le client,
comme nous le verrons plus loin, faisaient partie de la famille, et
etaient enterres dans le tombeau commun. La regle qui prescrivait que
chaque homme fut enterre dans le tombeau de la famille souffrait une
exception dans le cas ou la cite elle-meme accordait les funerailles
publiques.

[11] Lycurgue, _contre Leocrate_, 25. A Rome, pour qu'une sepulture fut
deplacee, il fallait l'autorisation des pontifes. Pline, _Lettres_, X, 73.

[12] Ciceron, _De legib._, II, 24. _Digeste_, liv. XVIII, tit. 1, 6.

[13] _Loi de Solon_, citee par Gaius au _Digeste_, liv. X, tit. 1, 13.
_Demosthenes, _contre Callicles_. Plutarque, _Aristide_, 1.

[14] Siculus Flaccus, edit. Goez, p. 4, 5. Voy. _Fragm. terminalia_, edit.
Goez, p. 147. Pomponius, _au Digeste_, liv. XLVII, tit. 12, 5. Paul, _au
Digeste_, VIII, 1, 14.

[15] Meme tradition chez les Etrusques: " _Quum Jupiter terram Etruriae
sibi vindicavit, constituit jussitque metiri campos signarique agros. "
Auctores rei agrariae_, au fragment qui a pour titre: _Idem Vegoiae
Arrunti_, edit. Goez.

[16] _Lares agri custodes_, Tibulle, I, 1, 23. _Religio Larum posita in
fundi villaeque conspectu_. Ciceron, _De legib_., II, 11.

[17] Ciceron, _De legib._, I, 21.

[18] Caton, _De re rust_., 141. _Script. rei agrar._, edit. Goez, p. 808.
Denys d'Halicarnasse, II, 74. Ovide, _Fast_., II, 639. Strabon, V, 3.

[19] Siculus Flaccus, edit. Goez, p. 5.

[20] _Lois de Manou_, VIII, 245. Vrihaspati, cite par Sice, _Legislat.
hindoue_, p. 159.

[21] Varron, _L. L._, V, 74.

[22] Pollux, IX, 9. Hesychins, [Grec: oros]. Platon, _Lois_, VIII, p. 842.

[23] Ovide, _Fast._, II, 677.

[24] Festus, v  _Terminus_.

[25] _Script. rei agrar._, edit. Goez, p. 258.

[26] Platon, _Lois_, VIII, p. 842.

[27] Plutarque, _Lycurgue, Agis_. Aristote, _Polit._, II, 6, 10 (II, 7).

[28] Aristote, _Polit._, II, 4, 4 (II, 5).

[29] Id., _ibid._, II, 3, 7.

[30] Eschine, _contre Timarque_. Diogene Laerce, I, 55.

[31] Aristote, _Polit_., VII, 2.

[32] _Mitakchara_, trad. Orianne, p. 50. Cette regle disparut peu a peu
quand le brahmanisme devint dominant.

[33] Ce pretre etait appele _agrimensor_. Voy. _Scriptores rei agrariae_.

[34] Stobee, 42.

[35] Cette regle disparut dans l'age democratique des cites.

[36] Une loi des Eleens defendait de mettre hypotheque sur la terre,
Aristote, _Polit._, VII, 2. L'hypotheque etait inconnue dans l'ancien
droit de Rome. Ce qu'on dit de l'hypotheque dans le droit athenien avant
Solon s'appuie sur un mot mal compris de Plutarque.

[37] Dans l'article de la loi des Douze Tables qui concerne le debiteur
insolvable, nous lisons: _Si volet suo vivito_; donc le debiteur, devenu
presque esclave, conserve encore quelque chose a lui; sa propriete, s'il
en a, ne lui est pas enlevee. Les arrangements connus en droit romain sous
les noms de _mancipation avec fiducie_ et de _pignus_ etaient, avant
l'action Servienne, des moyens detournes pour assurer au creancier le
payement de la dette; ils prouvent indirectement que l'expropriation pour
dettes n'existait pas. Plus tard, quand on supprima la servitude
corporelle, il fallut trouver moyen d'avoir prise sur les biens du
debiteur. Cela n'etait pas facile; mais la distinction que l'on faisait
entre la _propriete_ et la _possession_, offrit une ressource. Le
creancier obtint du preteur le droit de faire vendre, non pas la
propriete, _dominium_, mais les biens du debiteur, _bona_. Alors
seulement, par une expropriation deguisee, le debiteur perdit la
jouissance de sa propriete.




CHAPITRE VII.

LE DROIT DE SUCCESSION.


_1  Nature et principe du droit de succession chez les anciens._

Le droit de propriete ayant ete etabli pour l'accomplissement d'un culte
hereditaire, il n'etait pas possible que ce droit fut eteint apres la
courte existence d'un individu. L'homme meurt, le culte reste; le foyer ne
doit pas s'eteindre ni le tombeau etre abandonne. La religion domestique
se continuant, le droit de propriete doit se continuer avec elle.

Deux choses sont liees etroitement dans les croyances comme dans les lois
des anciens, le culte d'une famille et la propriete de cette famille.
Aussi etait-ce une regle sans exception dans le droit grec comme dans le
droit romain, qu'on ne put pas acquerir la propriete sans le culte ni le
culte sans la propriete. " La religion prescrit, dit Ciceron, que les
biens et le culte de chaque famille soient inseparables, et que le soin
des sacrifices soit toujours devolu a celui a qui revient l'heritage. "
[1] A Athenes, voici en quels termes un plaideur reclame une succession:
" Reflechissez bien, juges, et dites lequel de mon adversaire ou de moi,
doit heriter des biens de Philoctemon et faire les sacrifices sur son
tombeau. " [2] Peut-on dire plus clairement que le soin du culte est
inseparable de la succession? Il en est de meme dans l'Inde: " La personne
qui herite, quelle qu'elle soit, est chargee de faire les offrandes sur le
tombeau. " [3]

De ce principe sont venues toutes les regles du droit de succession chez
les anciens. La premiere est que, la religion domestique etant, comme nous
l'avons vu, hereditaire de male en male, la propriete l'est aussi. Comme
le fils est le continuateur naturel et oblige du culte, il herite aussi
des biens. Par la, la regle d'heredite est trouvee; elle n'est pas le
resultat d'une simple convention faite entre les hommes; elle derive de
leurs croyances, de leur religion, de ce qu'il y a de plus puissant sur
leurs ames. Ce qui fait que le fils herite, ce n'est pas la volonte
personnelle du pere. Le pere n'a pas besoin de faire un testament; le fils
herite de son plein droit, _ipso jure heres exsistit_, dit le
jurisconsulte. Il est meme heritier necessaire, _heres necessarius_. [4]
Il n'a ni a accepter ni a refuser l'heritage. La continuation de la
propriete, comme celle du culte, est pour lui une obligation autant qu'un
droit. Qu'il le veuille ou ne le veuille pas, la succession lui incombe,
quelle qu'elle puisse etre, meme avec ses charges et ses dettes. Le
benefice d'inventaire et le benefice d'abstention ne sont pas admis pour
le fils dans le droit grec et ne se sont introduits que fort tard dans le
droit romain.

La langue juridique de Rome appelle le fils _heres suus_, comme si l'on
disait _heres sui ipsius_. Il n'herite, en effet, que de lui-meme. Entre
le pere et lui il n'y a ni donation, ni legs, ni mutation de propriete. Il
y a simplement continuation, _morte parentis continuatur dominium_. Deja
du vivant du pere le fils etait coproprietaire du champ et de la maison,
_vivo quoque patre dominus existimatur_. [5]

Pour se faire une idee vraie de l'heredite chez les anciens, il ne faut
pas se figurer une fortune qui passe d'une main dans une autre main. La
fortune est immobile, comme le foyer et le tombeau auxquels elle est
attachee. C'est l'homme qui passe. C'est l'homme qui, a mesure que la
famille deroule ses generations, arrive a son heure marquee pour continuer
le culte et prendre soin du domaine.


_2  Le fils herite, non la fille._

C'est ici que les lois anciennes, a premiere vue, semblent bizarres et
injustes. On eprouve quelque surprise lorsqu'on voit dans le droit romain
que la fille n'herite pas du pere, si elle est mariee, et dans le droit
grec qu'elle n'herite en aucun cas. Ce qui concerne les collateraux
parait, au premier abord, encore plus eloigne de la nature et de la
justice. C'est que toutes ces lois decoulent, suivant une logique tres-
rigoureuse, des croyances et de la religion que nous avons observees plus
haut.

La regle pour le culte est qu'il se transmet de male en male; la regle
pour l'heritage est qu'il suit le culte. La fille n'est pas apte a
continuer la religion paternelle, puisqu'elle se marie et qu'en se mariant
elle renonce au culte du pere pour adopter celui de l'epoux. Elle n'a donc
aucun titre a l'heritage; s'il arrivait qu'un pere laissat ses biens a sa
fille, la propriete serait separee du culte, ce qui n'est pas admissible.
La fille ne pourrait meme pas remplir le premier devoir de l'heritier, qui
est de continuer la serie des repas funebres, puisque c'est aux ancetres
de son mari qu'elle offre les sacrifices. La religion lui defend donc
d'heriter de son pere.

Tel est l'antique principe; il s'impose egalement aux legislateurs des
Hindous, a ceux de la Grece et a ceux de Rome. Les trois peuples ont les
memes lois, non qu'ils se soient fait des emprunts, mais parce qu'ils ont
tire leurs lois des memes croyances.

" Apres la mort du pere, dit le code de Manou, que les freres se partagent
entre eux le patrimoine "; et le legislateur ajoute qu'il recommande aux
freres de doter leurs soeurs, ce qui acheve de montrer que celles-ci n'ont
par elles-memes aucun droit a la succession paternelle.

Il en est de meme a Athenes. Demosthenes, dans ses plaidoyers, a souvent
l'occasion de montrer que les filles n'heritent pas. [6] Il est lui-meme
un exemple de l'application de cette regle; car il avait une soeur, et
nous savons par ses propres ecrits qu'il a ete l'unique heritier du
patrimoine; son pere en avait reserve seulement la septieme partie pour
doter sa fille.

Pour ce qui est de Rome, les dispositions du droit primitif qui excluaient
les filles de la succession, ne nous sont pas connues par des textes
formels et precis; mais elles ont laisse des traces profondes dans le
droit des epoques posterieures. Les Institutes de Justinien excluent
encore la fille du nombre des heritiers naturels, si elle n'est plus sous
la puissance du pere; or elle n'y est plus des qu'elle est mariee suivant
les rites religieux. [7] Il resulte deja de ce texte que, si la fille,
avant d'etre mariee, pouvait partager l'heritage avec son frere, elle ne
le pouvait certainement pas des que le mariage l'avait attachee a une
autre religion et a une autre famille. Et s'il en etait encore ainsi au
temps de Justinien, on peut supposer que dans le droit primitif le
principe etait applique dans toute sa rigueur et que la fille non mariee
encore, mais qui devait un jour se marier, ne pouvait pas heriter du
patrimoine. Les Institutes mentionnent encore le vieux principe, alors
tombe en desuetude, mais non oublie, qui prescrivait que l'heritage passat
toujours aux males. [8] C'est sans doute en souvenir de cette regle que la
femme, en droit civil, ne peut jamais etre instituee heritiere. Plus nous
remontons de l'epoque de Justinien vers les epoques anciennes, plus nous
nous rapprochons de la regle qui interdit aux femmes d'heriter. Au temps
de Ciceron, si un pere laisse un fils et une fille, il ne peut leguer a sa
fille qu'un tiers de sa fortune; s'il n'y a qu'une fille unique, elle ne
peut encore avoir que la moitie. Encore faut-il noter que pour que cette
fille ait le tiers ou la moitie du patrimoine, il faut que le pere ait
fait un testament en sa faveur; la fille n'a rien de son plein droit. [9]
Enfin un siecle et demi avant Ciceron, Caton, voulant faire revivre les
anciennes moeurs, fait porter la loi Voconia qui defend: 1  d'instituer
heritiere une femme, fut-ce une fille unique, mariee ou non mariee; 2  de
leguer a des femmes plus du quart du patrimoine. [10] La loi Voconia ne
fait que renouveler des lois plus anciennes; car on ne peut pas supposer
qu'elle eut ete acceptee par les contemporains des Scipions si elle ne
s'etait appuyee sur de vieux principes qu'on respectait encore. Elle
retablit ce que le temps avait altere. Ajoutons qu'elle ne stipule rien a
l'egard de l'heredite _ab intestat_, probablement parce que, sous ce
rapport, l'ancien droit etait encore en vigueur et qu'il n'y avait rien a
reparer sur ce point. A Rome comme en Grece le droit primitif excluait la
fille de l'heritage, et ce n'etait la que la consequence naturelle et
inevitable des principes que la religion avait poses.

Il est vrai que les hommes trouverent de bonne heure un detour pour
concilier la prescription religieuse qui defendait a la fille d'heriter,
avec le sentiment naturel qui voulait qu'elle put jouir de la fortune du
pere. La loi decida que la fille epouserait l'heritier.

La legislation athenienne poussait ce principe jusqu'a ses dernieres
consequences. Si le defunt laissait un fils et une fille, le fils heritait
seul et devait doter sa soeur; si sa soeur etait d'une autre mere que lui,
il devait a son choix l'epouser ou la doter. [11] Si le defunt ne laissait
qu'une fille, il avait pour heritier son plus proche parent; mais ce
parent, qui etait bien proche aussi par rapport a la fille, devait
pourtant la prendre pour femme. Il y a plus: si cette fille se trouvait
deja mariee, elle devait quitter son mari pour epouser l'heritier de son
pere. L'heritier pouvait etre deja marie lui-meme; il devait divorcer pour
epouser sa parente. [12] Nous voyons ici combien le droit antique, pour
s'etre conforme a la religion, a meconnu la nature.

La necessite de satisfaire a la religion, combinee avec le desir de sauver
les interets d'une fille unique, fit trouver un autre detour. Sur ce
point-ci le droit hindou et le droit athenien se rencontraient
merveilleusement. On lit dans les Lois de Manou: " Celui qui n'a pas
d'enfant male, peut charger sa fille de lui donner un fils, qui devienne
le sien et qui accomplisse en son honneur la ceremonie funebre. " Pour
cela, le pere doit prevenir l'epoux auquel il donne sa fille, en
prononcant cette formule: " Je te donne, paree de bijoux, cette fille qui
n'a pas de frere; le fils qui en naitra sera mon fils et celebrera mes
obseques. " [13] L'usage etait le meme a Athenes; le pere pouvait faire
continuer sa descendance par sa fille, en la donnant a un mari avec cette
condition speciale. Le fils qui naissait d'un tel mariage etait repute
fils du pere de la femme; il suivait son culte, assistait a ses actes
religieux, et plus tard il entretenait son tombeau. [14] Dans le droit
hindou cet enfant heritait de son grand-pere comme s'il eut ete son fils;
il en etait exactement de meme a Athenes. Lorsqu'un pere avait marie sa
fille unique de la facon que nous venons de dire, son heritier n'etait ni
sa fille ni son gendre, c'etait le _fils de la fille_. [15] Des que celui-
ci avait atteint sa majorite, il prenait possession du patrimoine de son
grand-pere maternel, quoique son pere et sa mere fussent encore vivants.
[16]

Ces singulieres tolerances de la religion et de la loi confirment la regle
que nous indiquions plus haut. La fille n'etait pas apte a heriter. Mais
par un adoucissement fort naturel de la rigueur de ce principe, la fille
unique etait consideree comme un intermediaire par lequel la famille
pouvait se continuer. Elle n'heritait pas; mais le culte et l'heritage se
transmettaient par elle.


_3  De la succession collaterale._

Un homme mourait sans enfants; pour savoir quel etait l'heritier de ses
biens, on n'avait qu'a chercher quel devait etre le continuateur de son
culte. Or, la religion domestique se transmettait par le sang, de male en
male. La descendance en ligne masculine etablissait seule entre deux
hommes le rapport religieux qui permettait a l'un de continuer le culte de
l'autre. Ce qu'on appelait la parente n'etait pas autre chose, comme nous
l'avons vu plus haut, que l'expression de ce rapport. On etait parent
parce qu'on avait un meme culte, un meme foyer originaire, les memes
ancetres. Mais on n'etait pas parent pour etre sorti du meme sein
maternel; la religion n'admettait pas de parente par les femmes. Les
enfants de deux soeurs ou d'une soeur et d'un frere n'avaient entre eux
aucun lien et n'appartenaient ni a la meme religion domestique ni a la
meme famille.

Ces principes reglaient l'ordre de la succession. Si un homme ayant perdu
son fils et sa fille ne laissait que des petits-fils apres lui, le fils de
son fils heritait, mais non pas le fils de sa fille. A defaut de
descendants, il avait pour heritier son frere, non pas sa soeur, le fils
de son frere, non pas le fils de sa soeur. A defaut de freres et de
neveux, il fallait remonter dans la serie des ascendants du defunt,
toujours dans la ligne masculine, jusqu'a ce qu'on trouvat une branche qui
se fut detachee de la famille par un male; puis on redescendait dans cette
branche de male en male, jusqu'a ce qu'on trouvat un homme vivant; c'etait
l'heritier.

Ces regles ont ete egalement en vigueur chez les Hindous, chez les Grecs,
chez les Romains. Dans l'Inde " l'heritage appartient au plus proche
sapinda; a defaut de sapinda, au samanodaca ". [17] Or, nous avons vu que
la parente qu'exprimaient ces deux mots etait la parente religieuse ou
parente par les males, et correspondait a l'agnation romaine.

Voici maintenant la loi d'Athenes: " Si un homme est mort sans enfant,
l'heritier est le frere du defunt, pourvu qu'il soit frere consanguin; a
defaut de lui, le fils du frere; _car la succession passe toujours aux
males et aux descendants des males_. " [18] On citait encore cette vieille
loi au temps de Demosthenes, bien qu'elle eut ete deja modifiee et qu'on
eut commence d'admettre a cette epoque la parente par les femmes.

Les Douze Tables decidaient de meme que si un homme mourait sans _heritier
sien_, la succession appartenait au plus proche agnat. Or, nous avons vu
qu'on n'etait jamais agnat par les femmes. L'ancien droit romain
specifiait encore que le neveu heritait du _patruus_, c'est-a-dire du
frere de son pere, et n'heritait pas de l'_avunculus_, frere de sa mere.
[19] Si l'on se rapporte au tableau que nous avons trace de la famille des
Scipions, on remarquera que Scipion Emilien etant mort sans enfants, son
heritage ne devait passer ni a Cornelie sa tante ni a C. Gracchus qui,
d'apres nos idees modernes, serait son cousin germain, mais a Scipion
Asiaticus qui etait reellement son parent le plus proche.

Au temps de Justinien, le legislateur ne comprenait plus ces vieilles
lois; elles lui paraissaient iniques, et il accusait de rigueur excessive
le droit des Douze Tables " qui accordait toujours la preference a la
posterite masculine et excluait de l'heritage ceux qui n'etaient lies au
defunt que par les femmes ". [20] Droit inique, si l'on veut, car il ne
tenait pas compte de la nature; mais droit singulierement logique, car
partant du principe que l'heritage etait lie au culte, il ecartait de
l'heritage ceux que la religion n'autorisait pas a continuer le culte.


_4  Effets de l'emancipation et de l'adoption_.

Nous avons vu precedemment que l'emancipation et l'adoption produisaient
pour l'homme un changement de culte. La premiere le detachait du culte
paternel, la seconde l'initiait a la religion d'une autre famille. Ici
encore le droit ancien se conformait aux regles religieuses. Le fils qui
avait ete exclu du culte paternel par l'emancipation, etait ecarte aussi
de l'heritage. Au contraire, l'etranger qui avait ete associe au culte
d'une famille par l'adoption, y devenait un fils, y continuait le culte et
heritait des biens. Dans l'un et l'autre cas, l'ancien droit tenait plus
de compte du lien religieux que du lien de naissance.

Comme il etait contraire a la religion qu'un meme homme eut deux cultes
domestiques, il ne pouvait pas non plus heriter de deux familles. Aussi le
fils adoptif, qui heritait de la famille adoptante, n'heritait-il pas de
sa famille naturelle. Le droit athenien etait tres-explicite sur cet
objet. Les plaidoyers des orateurs attiques nous montrent souvent des
hommes qui ont ete adoptes dans une famille et qui veulent heriter de
celle ou ils sont nes. Mais la loi s'y oppose. L'homme adopte ne peut
heriter de sa propre famille qu'en y rentrant; il n'y peut rentrer qu'en
renoncant a la famille d'adoption; et il ne peut sortir de celle-ci qu'a
deux conditions: l'une est qu'il abandonne le patrimoine de cette famille;
l'autre est que le culte domestique, pour la continuation duquel il a ete
adopte, ne cesse pas par son abandon; et pour cela il doit laisser dans
cette famille un fils qui le remplace. Ce fils prend le soin du culte et
la possession des biens; le pere alors peut retourner a sa famille de
naissance et heriter d'elle. Mais ce pere et ce fils ne peuvent plus
heriter l'un de l'autre; ils ne sont pas de la meme famille, ils ne sont
pas parents. [21]

On voit bien quelle etait la pensee du vieux legislateur quand il
etablissait ces regles si minutieuses. Il ne jugeait pas possible que deux
heritages fussent reunis sur une meme tete, parce que deux cultes
domestiques ne pouvaient pas etre servis par la meme main.


_5  Le testament n'etait pas connu a l'origine_.

Le droit de tester, c'est-a-dire de disposer de ses biens apres sa mort
pour les faire passer a d'autres qu'a l'heritier naturel, etait en
opposition avec les croyances religieuses qui etaient le fondement du
droit de propriete et du droit de succession. La propriete etant inherente
au culte, et le culte etant hereditaire, pouvait-on songer au testament?
D'ailleurs la propriete n'appartenait pas a l'individu, mais a la famille;
car l'homme ne l'avait pas acquise par le droit du travail, mais par le
culte domestique. Attachee a la famille, elle se transmettait du mort au
vivant, non d'apres la volonte et le choix du mort, mais en vertu de
regles superieures que la religion avait etablies.

L'ancien droit hindou ne connaissait pas le testament. Le droit athenien,
jusqu'a Solon, l'interdisait d'une maniere absolue, et Solon lui-meme ne
l'a permis qu'a ceux qui ne laissaient pas d'enfants. [22] Le testament a
ete longtemps interdit ou ignore a Sparte, et n'a ete autorise que
posterieurement a la guerre du Peloponese. [23] On a conserve le souvenir
d'un temps ou il en etait de meme a Corinthe et a Thebes. [24] Il est
certain que la faculte de leguer arbitrairement ses biens ne fut pas
reconnue d'abord comme un droit naturel; le principe constant des epoques
anciennes fut que toute propriete devait rester dans la famille a laquelle
la religion l'avait attachee.

Platon, dans son Traite des lois, qui n'est en grande partie qu'un
commentaire sur les lois atheniennes, explique tres-clairement la pensee
des anciens legislateurs. Il suppose qu'un homme, a son lit de mort,
reclame la faculte de faire un testament et qu'il s'ecrie: " O dieux,
n'est-il pas bien dur que je ne puisse disposer de mon bien comme je
l'entends et en faveur de qui il me plait, laissant plus a celui-ci, moins
a celui-la, suivant l'attachement qu'ils m'ont fait voir? " Mais le
legislateur repond a cet homme: " Toi qui ne peux te promettre plus d'un
jour, toi qui ne fais que passer ici-bas, est-ce bien a toi de decide de
telles affaires? Tu n'es le maitre ni de tes biens ni de toi-meme; toi et
tes biens, tout cela appartient a ta famille, c'est-a-dire a tes ancetres
et a ta posterite. " [25]

L'ancien droit de Rome est pour nous tres-obscur; il l'etait deja pour
Ciceron. Ce que nous en connaissons ne remonte guere plus haut que les
Douze Tables, qui ne sont assurement pas le droit primitif de Rome, et
dont il ne nous reste d'ailleurs que quelques debris. Ce code autorise le
testament; encore le fragment qui est relatif a cet objet, est-il trop
court et trop evidemment incomplet pour que nous puissions nous flatter de
connaitre les vraies dispositions du legislateur en cette matiere; en
accordant la faculte de tester, nous ne savons pas quelles reserves et
quelles conditions il pouvait y mettre. [26]

Avant les Douze Tables nous n'avons aucun texte de loi qui interdise ou
qui permette le testament. Mais la langue conservait le souvenir d'un
temps ou il n'etait pas connu; car elle appelait le fils _heritier sien et
necessaire_. Cette formule que Gaius et Justinien employaient encore, mais
qui n'etait plus d'accord avec la legislation de leur temps, venait sans
nul doute d'une epoque lointaine ou le fils ne pouvait ni etre desherite
ni refuser l'heritage. Le pere n'avait donc pas la libre disposition de sa
fortune. A defaut de fils et si le defunt n'avait que des collateraux, le
testament n'etait pas absolument inconnu, mais il etait fort difficile. Il
y fallait de grandes formalites. D'abord le secret n'etait pas accorde au
testateur de son vivant; l'homme qui desheritait sa famille et violait la
loi que la religion avait etablie, devait le faire publiquement, au grand
jour, et assumer sur lui de son vivant tout l'odieux qui s'attachait a un
tel acte. Ce n'est pas tout; il fallait encore que la volonte du testateur
recut l'approbation de l'autorite souveraine, c'est-a-dire du peuple
assemble par curies sous la presidence du pontife. [27] Ne croyons pas que
ce ne fut la qu'une vaine formalite, surtout dans les premiers siecles.
Ces comices par curies etaient la reunion la plus solennelle de la cite
romaine; et il serait pueril de dire que l'on convoquait un peuple, sous
la presidence de son chef religieux, pour assister comme simple temoin a
la lecture d'un testament. On peut croire que le peuple votait, et cela
etait meme, si l'on y reflechit, tout a fait necessaire; il y avait, en
effet, une loi generale qui reglait l'ordre de la succession d'une maniere
rigoureuse; pour que cet ordre fut modifie dans un cas particulier, il
fallait une autre loi. Cette loi d'exception etait le testament. La
faculte de tester n'etait donc pas pleinement reconnue a l'homme, et ne
pouvait pas l'etre tant que cette societe restait sous l'empire de la
vieille religion. Dans les croyances de ces ages anciens, l'homme vivant
n'etait que le representant pour quelques annees d'un etre constant et
immortel, qui etait la famille. Il n'avait qu'en depot le culte et la
propriete; son droit sur eux cessait avec sa vie.


_6  Le droit d'ainesse._

Il faut nous reporter au dela des temps dont l'histoire a conserve le
souvenir, vers ces siecles eloignes pendant lesquels les institutions
domestiques se sont etablies et les institutions sociales se sont
preparees. De cette epoque il ne reste et ne peut rester aucun monument
ecrit. Mais les lois qui regissaient alors les hommes ont laisse quelques
traces dans le droit des epoques suivantes.

Dans ces temps lointains on distingue une institution qui a du regner
longtemps, qui a eu une influence considerable sur la constitution future
des societes, et sans laquelle cette constitution ne pourrait pas
s'expliquer. C'est le droit d'ainesse.

La vieille religion etablissait une difference entre le fils aine et le
cadet: " L'aine, disaient les anciens Aryas, a ete engendre pour
l'accomplissement du devoir envers les ancetres, les autres sont nes de
l'amour. " En vertu de cette superiorite originelle, l'aine avait le
privilege, apres la mort du pere, de presider a toutes les ceremonies du
culte domestique; c'etait lui qui offrait les repas funebres et qui
prononcait les formules de priere; " car le droit de prononcer les prieres
appartient a celui des fils qui est venu au monde le premier ". L'aine
etait donc l'heritier des hymnes, le continuateur du culte, le chef
religieux de la famille. De cette croyance decoulait une regle de droit:
l'aine seul heritait des biens. Ainsi le disait un vieux texte que le
dernier redacteur des Lois de Manou inserait encore dans son code:
" L'aine prend possession du patrimoine entier, et les autres freres
vivent sous son autorite comme s'ils vivaient sous celle de leur pere. Le
fils aine acquitte la dette envers les ancetres, il doit donc tout avoir.
" [28]

Le droit grec est issu des memes croyances religieuses que le droit
hindou; il n'est donc pas etonnant d'y trouver aussi, a l'origine, le
droit d'ainesse. Sparte le conserva plus longtemps que les autres villes
grecques, parce qu'elle fut plus longtemps fidele aux vieilles
institutions; chez elle le patrimoine etait indivisible et le cadet
n'avait aucune part. [29] Il en etait de meme dans beaucoup d'anciennes
legislations qu'Aristote avait etudiees; il nous apprend, en effet, que
celle de Thebes prescrivait d'une maniere absolue que le nombre des lots
de terre restat immuable, ce qui excluait certainement le partage entre
freres. Une ancienne loi de Corinthe voulait aussi que le nombre des
familles fut invariable, ce qui ne pouvait etre qu'autant que le droit
d'ainesse empechait les familles de se demembrer a chaque generation. [30]

Chez les Atheniens, il ne faut pas s'attendre a trouver cette vieille
institution encore en vigueur au temps de Demosthenes; mais il subsistait
encore a cette epoque ce qu'on appelait le privilege de l'aine. [31] Il
consistait a garder, en dehors du partage, la maison paternelle; avantage
materiellement considerable, et plus considerable encore au point de vue
religieux; car la maison paternelle contenait l'ancien foyer de la
famille. Tandis que le cadet, au temps de Demosthenes, allait allumer un
foyer nouveau, l'aine, seul veritablement heritier, restait en possession
du foyer paternel et du tombeau des ancetres; seul aussi il gardait le nom
de la famille. [32] C'etaient les vestiges d'un temps ou il avait eu seul
le patrimoine.

On peut remarquer que l'iniquite du droit d'ainesse, outre qu'elle ne
frappait pas les esprits sur lesquels la religion etait toute-puissante,
etait corrigee par plusieurs coutumes des anciens. Tantot le cadet etait
adopte dans une famille et il en heritait; tantot il epousait une fille
unique; quelquefois enfin il recevait le lot de terre d'une famille
eteinte. Toutes ces ressources faisant defaut, les cadets etaient envoyes
en colonie.

Pour ce qui est de Rome, nous n'y trouvons aucune loi qui se rapporte au
droit d'ainesse. Mais il ne faut pas conclure de la qu'il ait ete inconnu
dans l'antique Italie. Il a pu disparaitre et le souvenir meme s'en
effacer. Ce qui permet de croire qu'au dela des temps a nous connus il
avait ete en vigueur, c'est que l'existence de la _gens_ romaine et sabine
ne s'expliquerait pas sans lui. Comment une famille aurait-elle pu arriver
a contenir plusieurs milliers de personnes libres, comme la famille
Claudia, ou plusieurs centaines de combattants, tous patriciens, comme la
famille Fabia, si le droit d'ainesse n'en eut maintenu l'unite pendant une
longue suite de generations et ne l'eut accrue de siecle en siecle en
l'empechant de se demembrer? Ce vieux droit d'ainesse se prouve par ses
consequences et, pour ainsi dire, par ses oeuvres. [33]


NOTES

[1] Ciceron, _De legib._, II, 19, 20. Festus, v  _Everriator_.

[2] Isee, VI, 51. Platon appelle l'heritier [Grec: diadochos theon],
_Lois_, V, 740.

[3] _Lois de Manou_, IX, 186.

[4] _Digeste_, liv. XXXVIII, tit. 16, 14.

[5] _Institutes_, III, 1, 3; III, 9, 7; III, 19, 2.

[6] Demosthenes, _in Boeotumin Mantith._, 10.

[7] _Institutes_, II, 9, 2.

[8] _Institutes_, III, 4, 46; III, 2, 3.

[9] Ciceron, _De rep._, III, 7.

[10] Ciceron, _in Verr._, I, 42. Tite-Live, XLI, 4. Saint Augustin, Cite
de Dieu, III, 21.

[11] Demosthenes, _in Eubul._, 21. Plutarque, _Themist._, 32. Isee, X, 4.
Corn. Nepos, _Cimon_. Il faut noter que la loi ne permettait pas d'epouser
un frere uterin, ni un frere emancipe. On ne pouvait epouser que le frere
consanguin, parce que celui-la seul etait heritier du pere.

[12] Isee, III, 64; X, 5. Demosthenes, _in Eubul._, 41. La fille unique
etait appelee [Grec: epixlaeros], mot que l'on traduit a tort par
heritiere; il signifie _qui est a cote de l'heritage_, qui _passe avec
l'heritage_, que l'on _prend avec lui_. En fait, la fille n'etait jamais
heritiere.

[13] _Lois de Manou_, IX, 127, 136. Vasishta, XVII, 16.

[14] Isee, VII.

[15] On ne l'appelait pas petit-fils; on lui donnait le nom particulier de
[Grec: thugatridous.]

[16] Isee, VIII, 31; X, 12. Demosthenes, _in Steph._, II, 20.

[17] _Lois de Manou_, IX, 186, 187.

[18] Demosthenes, _in Macart.; in Leoch._ Isee, VII, 20.

[19] _Institutes_, III, 2, 4.

[20] _Ibid._, III, 3.

[21] Isee, X. Demosthene, _passim_. Gaius, III, 2. _Institutes_, III, l,
2. Il n'est pas besoin d'avertir que ces regles furent modifiees dans le
droit pretorien.

[22] Plutarque, _Solon_, 21.

[23] Id., _Agis_, 5.

[24] Aristote, _Polit_., II, 3, 4.

[25] Platon, _Lois_, XI.

[26] _Uti legassit, ita jus esto_. Si nous n'avions de la loi de Solon que
les mots [Grec: diathesthai opos an ethele], nous supposerions aussi que le
testament etait permis dans tous les cas possibles; mais la loi ajoute
[Grec: an me paides osi].

[27] Ulpien, XX, 2. Gaius, I, 102, 119. Aulu-Gelle, XV, 27. Le testament
_calatis comitiis_ fut sans nul doute le plus anciennement pratique; il
n'etait deja plus connu au temps de Ciceron (_De orat._, I, 53).

[28] _Lois de Manou_, IX, 105-107, 126. Cette ancienne regle a ete
modifiee a mesure que la vieille religion s'est affaiblie. Deja dans le
code de Manou on trouve des articles qui autorisent le partage de la
succession.

[29] _Fragments des histor. grecs_, coll. Didot, t. II, p. 211.

[30] Aristote, _Polit._, II, 9; II, 3.

[31] [Grec: Presbeia], Demosthenes, _Pro Phorm._, 34.

[32] Demosthenes, _in Boeot. de nomine_.

[33] La vieille langue latine en a conserve d'ailleurs un vestige qui si
faible qu'il soit, merite pourtant d'etre signale. On appelait _sors_ un
lot de terre, domaine d'une famille; _sors patrimonium significat_, dit
Festus; le mot _consortes_ se disait donc de ceux qui n'avaient entre eux
qu'un lot de terre et vivaient sur le meme domaine; or la vieille langue
designait par ce mot des freres et meme des parents a un degre assez
eloigne: temoignage d'un temps ou le patrimoine et la famille etaient
indivisibles. (Festus, v  _Sors_. Ciceron, _in Verrem_, II, 3, 23. Tite-
Live, XLI, 27. Velleius, I, 10. Lucrece, III, 772; VI, 1280.)




CHAPITRE VIII.

L'AUTORITE DANS LA FAMILLE.


_1  Principe et nature de la puissance paternelle chez les anciens._

La famille n'a pas recu ses lois de la cite. Si c'etait la cite qui eut
etabli le droit prive, il est probable qu'elle l'eut fait tout different
de ce que nous l'avons vu. Elle eut regle d'apres d'autres principes le
droit de propriete et le droit de succession; car il n'etait pas de son
interet que la terre fut inalienable et le patrimoine indivisible. La loi
qui permet au pere de vendre et meme de tuer son fils, loi que nous
trouvons en Grece comme a Rome, n'a pas ete imaginee par la cite. La cite
aurait plutot dit au pere: " La vie de ta femme et de ton enfant ne
t'appartient pas plus que leur liberte; je les protegerai, meme contre
toi; ce n'est pas toi qui les jugeras, qui les tueras s'ils ont failli; je
serai leur seul juge. " Si la cite ne parle pas ainsi, c'est apparemment
qu'elle ne le peut pas. Le droit prive existait avant elle. Lorsqu'elle a
commence a ecrire ses lois, elle a trouve ce droit deja etabli, vivant,
enracine dans les moeurs, fort de l'adhesion universelle. Elle l'a
accepte, ne pouvant pas faire autrement, et elle n'a ose le modifier qu'a
la longue. L'ancien droit n'est pas l'oeuvre d'un legislateur; il s'est,
au contraire, impose au legislateur. C'est dans la famille qu'il a pris
naissance. Il est sorti spontanement et tout forme des antiques principes
qui la constituaient. Il a decoule des croyances religieuses qui etaient
universellement admises dans l'age primitif de ces peuples et qui
exercaient l'empire sur les intelligences et sur les volontes.

Une famille se compose d'un pere, d'une mere, d'enfants, d'esclaves. Ce
groupe, si petit qu'il soit, doit avoir sa discipline. A qui donc
appartiendra l'autorite premiere? Au pere? Non. Il y a dans chaque maison
quelque chose qui est au-dessus du pere lui-meme; c'est la religion
domestique, c'est ce dieu que les Grecs appellent le foyer-maitre, [Grec:
_estia despoina_], que les Latins nomment _Lar familiaris_. Cette divinite
interieure, ou, ce qui revient au meme, la croyance qui est dans l'ame
humaine, voila l'autorite la moins discutable. C'est elle qui va fixer les
rangs dans la famille.

Le pere est le premier pres du foyer; il l'allume et l'entretient; il en
est le pontife. Dans tous les actes religieux il remplit la plus haute
fonction; il egorge la victime; sa bouche prononce la formule de priere
qui doit attirer sur lui et les siens la protection des dieux. La famille
et le culte se perpetuent par lui; il represente a lui seul toute la serie
des ancetres et de lui doit sortir toute la serie des descendants. Sur lui
repose le culte domestique; il peut presque dire comme le Hindou: C'est
moi qui suis le dieu. Quand la mort viendra, il sera un etre divin que les
descendants invoqueront.

La religion ne place pas la femme a un rang aussi eleve. -- La femme, a la
verite, prend part aux actes religieux, mais elle n'est pas la maitresse
du foyer. Elle ne tient pas sa religion de la naissance; elle y a ete
seulement initiee par le mariage; elle a appris de son mari la priere
qu'elle prononce. Elle ne represente pas les ancetres, puisqu'elle ne
descend pas d'eux. Elle ne deviendra pas elle-meme un ancetre; mise au
tombeau, elle n'y recevra pas un culte special. Dans la mort comme dans la
vie, elle ne compte que comme un membre de son epoux.

Le droit grec, le droit romain, le droit hindou, qui derivent de ces
croyances religieuses, s'accordent a considerer la femme comme toujours
mineure. Elle ne peut jamais avoir un foyer a elle; elle n'est jamais chef
de culte. A Rome, elle recoit le titre de _mater familias_, mais elle le
perd si son mari meurt. [1] N'ayant jamais un foyer qui lui appartienne,
elle n'a rien de ce qui donne l'autorite dans la maison. Jamais elle ne
commande; elle n'est meme jamais libre ni maitresse d'elle-meme. Elle est
toujours pres du foyer d'un autre, repetant la priere d'un autre; pour
tous les actes de la vie religieuse il lui faut un chef, et pour tous les
actes de la vie civile un tuteur.

La loi de Manou dit: " La femme, pendant son enfance, depend de son pere;
pendant sa jeunesse, de son mari; son mari mort, de ses fils; si elle n'a
pas de fils, des proches parents de son mari; car une femme ne doit jamais
se gouverner a sa guise. " [2] Les lois grecques et romaines disent la
meme chose. Fille, elle est soumise a son pere; le pere mort, a ses
freres; mariee, elle est sous la tutelle du mari; le mari mort, elle ne
retourne pas dans sa propre famille, car elle a renonce a elle pour
toujours par le mariage sacre; [3] la veuve reste soumise a la tutelle des
agnats de son mari, c'est-a-dire de ses propres fils, s'il y en a, ou a
defaut de fils, des plus proches parents. [4] Son mari a une telle
autorite sur elle, qu'il peut, avant de mourir, lui designer un tuteur et
meme lui choisir un second mari. [5]

Pour marquer la puissance du mari sur la femme, les Romains avaient une
tres-ancienne expression que leurs jurisconsultes ont conservee; c'est le
mot _manus_. Il n'est pas aise d'en decouvrir le sens primitif. Les
commentateurs en font l'expression de la force materielle, comme si la
femme etait placee sous la main brutale du mari. Il y a grande apparence
qu'ils se trompent. La puissance du mari sur la femme ne resultait
nullement de la force plus grande du premier. Elle derivait, comme tout le
droit prive, des croyances religieuses qui placaient l'homme au-dessus de
la femme. Ce qui le prouve, c'est que la femme qui n'avait pas ete mariee
suivant les rites sacres, et qui, par consequent, n'avait pas ete associee
au culte, n'etait pas soumise a la puissance maritale. [6] C'etait le
mariage qui faisait la subordination et en meme temps la dignite de la
femme. Tant il est vrai que ce n'est pas le droit du plus fort qui a
constitue la famille.

Passons a l'enfant. Ici la nature parle d'elle-meme assez haut; elle veut
que l'enfant ait un protecteur, un guide, un maitre. La religion est
d'accord avec la nature; elle dit que le pere sera le chef du culte et que
le fils devra seulement l'aider dans ses fonctions saintes. Mais la nature
n'exige cette subordination que pendant un certain nombre d'annees; la
religion exige davantage. La nature fait au fils une majorite: la religion
ne lui en accorde pas. D'apres les antiques principes, le foyer est
indivisible et la propriete l'est comme lui; les freres ne se separent pas
a la mort de leur pere; a plus forte raison ne peuvent-ils pas se detacher
de lui de son vivant. Dans la rigueur du droit primitif, les fils restent
lies au foyer du pere et, par consequent, soumis a son autorite; tant
qu'il vit, ils sont mineurs.

On concoit que cette regle n'ait pu durer qu'autant que la vieille
religion domestique etait en pleine vigueur. Cette sujetion sans fin du
fils au pere disparut de bonne heure a Athenes. Elle subsista plus
longtemps a Sparte, ou le patrimoine fut toujours indivisible. A Rome, la
vieille regle fut scrupuleusement conservee: le fils ne put jamais
entretenir un foyer particulier du vivant du pere; meme marie, meme ayant
des enfants, il fut toujours en puissance. [7]

Du reste, il en etait de la puissance paternelle comme de la puissance
maritale; elle avait pour principe et pour condition le culte domestique.
Le fils ne du concubinat n'etait pas place sous l'autorite du pere. Entre
le pere et lui il n'existait pas de communaute religieuse; il n'y avait
donc rien qui conferat a l'un l'autorite et qui commandat a l'autre
l'obeissance. La paternite ne donnait, par elle seule, aucun droit au
pere.

Grace a la religion domestique, la famille etait un petit corps organise,
une petite societe qui avait son chef et son gouvernement. Rien, dans
notre societe moderne, ne peut nous donner une idee de cette puissance
paternelle. Dans cette antiquite, le pere n'est pas seulement l'homme fort
qui protege et qui a aussi le pouvoir de se faire obeir; il est le pretre,
il est l'heritier du foyer, le continuateur des aieux, la tige des
descendants, le depositaire des rites mysterieux du culte et des formules
secretes de la priere. Toute la religion reside en lui.

Le nom meme dont on l'appelle, _pater_, porte en lui-meme de curieux
enseignements. Le mot est le meme en grec, en latin, en sanscrit; d'ou
l'on peut deja conclure que ce mot date d'un temps ou les Hellenes, les
Italiens et les Hindous vivaient encore ensemble dans l'Asie centrale.
Quel en etait le sens et quelle idee presentait-il alors a l'esprit des
hommes? on peut le savoir, car il a garde sa signification premiere dans
les formules de la langue religieuse et dans celles de la langue
juridique. Lorsque les anciens, en invoquant Jupiter, l'appelaient _pater
hominum Deorumque_, ils ne voulaient pas dire que Jupiter fut le pere des
dieux et des hommes; car ils ne l'ont jamais considere comme tel et ils
ont cru, au contraire, que le genre humain existait avant lui. Le meme
titre de _pater_ etait donne a Neptune, a Apollon, a Bacchus, a Vulcain, a
Pluton, que les hommes assurement ne consideraient pas comme leurs peres;
ainsi le titre de _mater_ s'appliquait a Minerve, a Diane, a Vesta, qui
etaient reputees trois deesses vierges. De meme dans la langue juridique
le titre de _pater_ ou _pater familias_ pouvait etre donne a un homme qui
n'avait pas d'enfants, qui n'etait pas marie, qui n'etait meme pas en age
de contracter le mariage. L'idee de paternite ne s'attachait donc pas a ce
mot. La vieille langue en avait un autre qui designait proprement le pere,
et qui, aussi ancien que _pater_, se trouve, comme lui, dans les langues
des Grecs, des Romains et des Hindous (_ganitar_, [Grec: genneter],
_genitor_). Le mot _pater_ avait un autre sens. Dans la langue religieuse
on l'appliquait aux dieux; dans la langue du droit, a tout homme qui avait
un culte et un domaine. Les poetes nous montrent qu'on l'employait a
l'egard de tous ceux qu'on voulait honorer. L'esclave et le client le
donnaient a leur maitre. Il etait synonyme des mots _rex_, [Grec: anax,
basileus]. Il contenait en lui, non pas l'idee de paternite, mais celle de
puissance, d'autorite, de dignite majestueuse.

Qu'un tel mot se soit applique au pere de famille jusqu'a pouvoir devenir
peu a peu son nom le plus ordinaire, voila assurement un fait bien
significatif et qui paraitra grave a quiconque veut connaitre les antiques
institutions. L'histoire de ce mot suffit pour nous donner une idee de la
puissance que le pere a exercee longtemps dans la famille et du sentiment
de veneration qui s'attachait a lui comme a un pontife et a un souverain.


_2  Enumeration des droits qui composaient la puissance paternelle._

Les lois grecques et romaines ont reconnu au pere cette puissance
illimitee dont la religion l'avait d'abord revetu. Les droits tres-
nombreux et tres-divers qu'elles lui ont conferes peuvent etre ranges en
trois categories, suivant qu'on considere le pere de famille comme chef
religieux, comme maitre de la propriete ou comme juge.

I. Le pere est le chef supreme de la religion domestique; il regle toutes
les ceremonies du culte comme il l'entend ou plutot comme il a vu faire a
son pere. Personne dans la famille ne conteste sa suprematie sacerdotale.
La cite elle-meme et ses pontifes ne peuvent rien changer a son culte.
Comme pretre du foyer, il ne reconnait aucun superieur.

A titre de chef religieux, c'est lui qui est responsable de la perpetuite
du culte et, par consequent, de celle de la famille. Tout ce qui touche a
cette perpetuite, qui est son premier soin et son premier devoir, depend
de lui seul. De la derive toute une serie de droits:

Droit de reconnaitre l'enfant a sa naissance ou de le repousser. Ce droit
est attribue au pere par les lois grecques [8] aussi bien que par les lois
romaines. Tout barbare qu'il est, il n'est pas en contradiction avec les
principes sur lesquels la famille est fondee. La filiation, meme
incontestee, ne suffit pas pour entrer dans le cercle sacre de la famille;
il faut le consentement du chef et l'initiation au culte. Tant que
l'enfant n'est pas associe a la religion domestique, il n'est rien pour le
pere.

Droit de repudier la femme, soit en cas de sterilite, parce qu'il ne faut
pas que la famille s'eteigne, soit en cas d'adultere, parce que la famille
et la descendance doivent etre pures de toute alteration.

Droit de marier sa fille, c'est-a-dire de ceder a un autre la puissance
qu'il a sur elle. Droit de marier son fils; le mariage du fils interesse
la perpetuite de la famille.

Droit d'emanciper, c'est-a-dire d'exclure un fils de la famille et du
culte. Droit d'adopter, c'est-a-dire d'introduire un etranger pres du
foyer domestique.

Droit de designer en mourant un tuteur a sa femme, et a ses enfants.

Il faut remarquer que tous ces droits etaient attribues au pere seul, a
l'exclusion de tous les autres, membres de la famille. La femme n'avait
pas le droit de divorcer, du moins dans les epoques anciennes. Meme quand
elle etait veuve, elle ne pouvait ni emanciper ni adopter. Elle n'etait
jamais tutrice, meme de ses enfants. En cas de divorce, les enfants
restaient avec le pere; meme les filles. Elle n'avait jamais ses enfants
en sa puissance. Pour le mariage de sa fille, son consentement n'etait
pas, demande. [9]

II. On a vu plus haut que la propriete n'avait pas ete concue, a
l'origine, comme un droit individuel, mais comme un droit de famille. La
fortune appartenait, comme dit formellement Platon et comme disent
implicitement tous les anciens legislateurs, aux ancetres et aux
descendants. Cette propriete, par sa nature meme, ne se partageait pas. Il
ne pouvait y avoir dans chaque famille qu'un proprietaire qui etait la
famille meme, et qu'un usufruitier qui etait le pere. Ce principe explique
plusieurs dispositions de l'ancien droit.

La propriete ne pouvant pas se partager et reposant tout entiere sur la
tete du pere, ni la femme ni le fils n'en avaient la moindre part. Le
regime dotal et meme la communaute de biens etaient alors inconnus. La dot
de la femme appartenait sans reserve au mari, qui exercait sur les biens
dotaux non-seulement les droits d'un administrateur, mais ceux d'un
proprietaire. Tout ce que la femme pouvait acquerir durant le mariage,
tombait dans les mains du mari. Elle ne reprenait meme pas sa dot en
devenant veuve. [10]

Le fils etait dans les memes conditions que la femme: il ne possedait
rien. Aucune donation faite par lui n'etait valable, par la raison qu'il
n'avait rien a lui. Il ne pouvait rien acquerir; les fruits de son
travail, les benefices de son commerce etaient pour son pere. Si un
testament etait fait en sa faveur par un etranger, c'etait son pere et non
pas lui qui recevait le legs. Par la s'explique le texte du droit romain
qui interdit tout contrat de vente entre le pere et le fils. Si le pere
eut vendu au fils, il se fut vendu a lui-meme, puisque le fils n'acquerait
que pour le pere. [11]

On voit dans le droit romain et l'on trouve aussi dans les lois d'Athenes
que le pere pouvait vendre son fils. [12] C'est que le pere pouvait
disposer de toute la propriete qui etait dans la famille, et que le fils
lui-meme pouvait etre envisage comme une propriete, puisque ses bras et
son travail etaient une source de revenu. Le pere pouvait donc a son choix
garder pour lui cet instrument de travail ou le ceder a un autre. Le
ceder, c'etait ce qu'on appelait vendre le fils. Les textes que nous avons
du droit romain ne nous renseignent pas clairement sur la nature de ce
contrat de vente et sur les reserves qui pouvaient y etre contenues. Il
parait certain que le fils ainsi vendu ne devenait pas l'esclave de
l'acheteur. Ce n'etait pas sa liberte qu'on vendait, mais seulement son
travail. Meme dans cet etat, le fils restait encore soumis a la puissance
paternelle, ce qui prouve qu'il n'etait pas considere comme sorti de la
famille. On peut croire que cette vente n'avait d'autre effet que
d'aliener pour un temps la possession du fils par une sorte de contrat de
louage. Plus tard elle ne fut usitee que comme un moyen detourne d'arriver
a l'emancipation du fils.

III. Plutarque nous apprend qu'a Rome les femmes ne pouvaient pas paraitre
en justice, meme comme temoins. [13] On lit dans le jurisconsulte Gaius:
" Il faut savoir qu'on ne peut rien ceder en justice aux personnes qui
sont en puissance, c'est-a-dire a la femme, au fils, a l'esclave. Car de
ce que ces personnes ne pouvaient rien avoir en propre on a conclu avec
raison qu'elles ne pouvaient non plus rien revendiquer en justice. Si
votre fils, soumis a votre puissance, a commis un delit, l'action en
justice est donnee contre vous. Le delit commis par un fils contre son
pere ne donne lieu a aucune action en justice. " [14] De tout cela il
resulte clairement que la femme et le fils ne pouvaient etre ni demandeurs
ni defendeurs, ni accusateurs, ni accuses, ni temoins. De toute la
famille, il n'y avait que le pere qui put paraitre devant le tribunal de
la cite; la justice publique n'existait que pour lui. Aussi etait-il
responsable des delits commis par les siens.

Si la justice, pour le fils et la femme, n'etait pas dans la cite, c'est
qu'elle etait dans la maison. Leur juge etait le chef de famille, siegeant
comme sur un tribunal, en vertu de son autorite maritale ou paternelle, au
nom de la famille et sous les yeux des divinites domestiques. [15]

Tite-Live raconte que le Senat, voulant extirper de Rome les Bacchanales,
decreta la peine de mort contre ceux qui y avaient pris part. Le decret
fut aisement execute a l'egard des citoyens. Mais a l'egard des femmes,
qui n'etaient pas les moins coupables, une difficulte grave se presentait:
les femmes n'etaient pas justiciables de l'Etat; la famille seule avait le
droit de les juger. Le Senat respecta ce vieux principe et laissa aux
maris et aux peres la charge de prononcer contre les femmes la sentence de
mort.

Ce droit de justice que le chef de famille exercait dans sa maison, etait
complet et sans appel. Il pouvait condamner a mort, comme faisait le
magistrat dans la cite; aucune autorite n'avait le droit de modifier ses
arrets. " Le mari, dit Caton l'Ancien, est juge de sa femme; son pouvoir
n'a pas de limite; il peut ce qu'il veut. Si elle a commis quelque faute,
il la punit; si elle a bu du vin, il la condamne; si elle a eu commerce
avec un autre homme, il la tue. "

Le droit etait le meme a l'egard des enfants. Valere-Maxime cite un
certain Atilius qui tua sa fille coupable d'impudicite, et tout le monde
connait ce pere qui mit a mort son fils, complice de Catilina.

Les faits de cette nature sont nombreux dans l'histoire romaine. Ce serait
s'en faire une idee fausse que de croire que le pere eut le droit absolu
de tuer sa femme et ses enfants. Il etait leur juge. S'il les frappait de
mort, ce n'etait qu'en vertu de son droit de justice. Comme le pere de
famille etait seul soumis au jugement de la cite, la femme et le fils ne
pouvaient trouver d'autre juge que lui. Il etait dans l'interieur de sa
famille l'unique magistrat.

Il faut d'ailleurs remarquer que l'autorite paternelle n'etait pas une
puissance arbitraire, comme le serait celle qui deriverait du droit du
plus fort. Elle avait son principe dans les croyances qui etaient au fond
des ames, et elle trouvait ses limites dans ces croyances memes. Par
exemple, le pere avait le droit d'exclure le fils de sa famille; mais il
savait bien que, s'il le faisait, la famille courait risque de s'eteindre
et les manes de ses ancetres de tomber dans l'eternel oubli. Il avait le
droit d'adopter l'etranger; mais la religion lui defendait de le faire
s'il avait un fils. Il etait proprietaire unique des biens; mais il
n'avait pas, du moins a l'origine, le droit de les aliener. Il pouvait
repudier sa femme; mais pour le faire il fallait qu'il osat briser le lien
religieux que le mariage avait etabli. Ainsi la religion imposait au pere
autant d'obligations qu'elle lui conferait de droits.

Telle a ete longtemps la famille antique. Les croyances qu'il y avait dans
les esprits ont suffi, sans qu'on eut besoin du droit de la force ou de
l'autorite d'un pouvoir social, pour la constituer regulierement, pour lui
donner une discipline, un gouvernement, une justice, et pour fixer dans
tous ses details le droit prive.


NOTES

[1] Festus, v  _Mater familiae_.

[2] _Lois de Manou_, V, 147, 148.

[3] Elle n'y rentrait qu'en cas de divorce. Demosthenes, _in Eubulid._,
41.

[4] Demosthenes, _in Steph._, II; _in Aphob._ Plutarque, _Themist._, 32.
Denys d'Halicarnasse, II, 25. Gaius, I, 149, 155. Aulu-Gelle, III, 2.
Macrobe, I, 3.

[5] Demosthenes, _in Aphobum; pro Phormione_.

[6] Ciceron, _Topic._, 14. Tacite, _Ann._, IV, 16. Aulu-Gelle, XVIII, 6.
On verra plus loin qu'a une certaine epoque et pour des raisons que nous
aurons a dire, on a imagine des modes nouveaux de mariage et qu'on leur a
fait produire les memes effets juridiques que produisait le mariage sacre.

[7] Lorsque Gaius dit de la puissance paternelle: _Jus proprium est civium
romanorum_, il faut entendre qu'au temps de Gaius le _droit romain_ ne
reconnait cette puissance que chez le _citoyen romain_; cela ne veut pas
dire qu'elle n'eut pas existe anterieurement ailleurs et qu'elle n'eut pas
ete reconnue par le droit des autres villes. Cela sera eclairci par ce que
nous dirons de la situation legale des sujets sous la domination de Rome.

[8] Herodote, I, 59. Plutarque, _Alcib._, 29; _Agesilas_, 3.

[9] Demosthenes, _in Eubul._, 40 et 43. Gaius, I, 155. Ulpien, VIII, 8.
_Institutes_, I, 9. _Digeste_, liv. I, tit. i, 11.

[10] Gaius, II, 98. Toutes ces regles du droit primitif furent modifiees
par le droit pretorien.

[11] Ciceron, _De legib._, II, 20. Gaius, II, 87. _Digeste_, liv. XVIII,
tit. 1, 2.

[12] Plutarque, _Solon_, 13. Denys d'Halic., II, 26. Gaius, I, 117; I,
132; IV, 79. Ulpien, X, 1. Tite-Live, XLI, 8. Festus, v  _Deminutus_.

[13] Plutarque, _Publicola_, 8.

[14] Gaius, II, 96; IV, 77, 78.

[15] Il vint un temps ou cette juridiction fut modifiee par les moeurs; le
pere consulta la famille entiere et l'erigea en un tribunal qu'il
presidait. Tacite, XIII, 32. _Digeste_, liv. XXIII, tit. 4, 5. Platon,
_Lois_, IX.




CHAPITRE IX.

L'ANTIQUE MORALE DE LA FAMILLE.


L'histoire n'etudie pas seulement les faits materiels et les institutions;
son veritable objet d'etude est l'ame humaine; elle doit aspirer a
connaitre ce que cette ame a cru, a pense, a senti aux differents ages de
la vie du genre humain.

Nous avons montre, au debut de ce livre, d'antiques croyances que l'homme
s'etait faites sur sa destinee apres la mort. Nous avons dit ensuite
comment ces croyances avaient engendre les institutions domestiques et le
droit prive. Il reste a chercher quelle a ete l'action de ces croyances
sur la morale dans les societes primitives. Sans pretendre que cette
vieille religion ait cree les sentiments moraux dans le coeur de l'homme,
on peut croire du moins qu'elle s'est associee a eux pour les fortifier,
pour leur donner une autorite plus grande, pour assurer leur empire et
leur droit de direction sur la conduite de l'homme, quelquefois aussi pour
les fausser.

La religion de ces premiers ages etait exclusivement domestique; la morale
l'etait aussi. La religion ne disait pas a l'homme, en lui montrant un
autre homme: Voila ton frere. Elle lui disait: Voila un etranger; il ne
peut pas participer aux actes religieux de ton foyer, il ne peut pas
approcher du tombeau de ta famille, il a d'autres dieux que toi et il ne
peut pas s'unir a toi par une priere commune; tes dieux repoussent son
adoration et le regardent comme leur ennemi; il est ton ennemi aussi.

Dans cette religion du foyer, l'homme ne prie jamais la divinite en faveur
des autres hommes; il ne l'invoque que pour soi et les siens. Un proverbe
grec est reste comme un souvenir et un vestige de cet ancien isolement de
l'homme dans la priere. Au temps de Plutarque on disait encore a
l'egoiste: Tu sacrifies au foyer. [1] Cela signifiait: Tu t'eloignes de
tes concitoyens, tu n'as pas d'amis, tes semblables ne sont rien pour toi,
tu ne vis que pour toi et les tiens. Ce proverbe etait l'indice d'un temps
ou, toute religion etant autour du foyer, l'horizon de la morale et de
l'affection ne depassait pas non plus le cercle etroit de la famille.

Il est naturel que l'idee morale ait eu son commencement et ses progres
comme l'idee religieuse. Le dieu des premieres generations, dans cette
race, etait bien petit; peu a peu les hommes l'ont fait plus grand; ainsi
la morale, fort etroite d'abord et fort incomplete, s'est insensiblement
elargie jusqu'a ce que, de progres en progres, elle arrivat a proclamer le
devoir d'amour envers tous les hommes. Son point de depart fut la famille,
et c'est sous l'action des croyances de la religion domestique que les
devoirs ont apparu d'abord aux yeux de l'homme.

Qu'on se figure cette religion du foyer et du tombeau, a l'epoque de sa
pleine vigueur. L'homme voit, tout pres de lui la divinite. Elle est
presente, comme la conscience meme, a ses moindres actions. Cet etre
fragile se trouve sous les yeux d'un temoin qui ne le quitte pas. Il ne se
sent jamais seul. A cote de lui, dans sa maison, dans son champ, il a des
protecteurs pour le soutenir dans les labeurs de la vie et des juges pour
punir ses actions coupables. " Les Lares, disent les Romains, sont des
divinites redoutables qui sont chargees de chatier les humains et de
veiller sur tout ce qui se passe dans l'interieur des maisons. " -- " Les
Penates, disent-ils encore, sont les dieux qui nous font vivre; ils
nourrissent notre corps et reglent notre ame. " [2]

On aimait a donner au foyer l'epithete de chaste et l'on croyait qu'il
commandait aux hommes la chastete. Aucun acte materiellement ou moralement
impur ne devait etre commis a sa vue.

Les premieres idees de faute, de chatiment, d'expiation semblent etre
venues de la. L'homme qui se sent coupable ne peut plus approcher de son
propre foyer; son dieu le repousse. Pour quiconque a verse le sang, il n'y
a plus de sacrifice permis, plus de libation, plus de priere, plus de
repas sacre. Le dieu est si severe qu'il n'admet aucune excuse; il ne
distingue pas entre un meurtre involontaire et un crime premedite. La main
tachee de sang ne peut plus toucher les objets sacres. [3] Pour que
l'homme puisse reprendre son culte et rentrer en possession de son dieu,
il faut au moins qu'il se purifie par une ceremonie expiatoire. [4] Cette
religion connait la misericorde; elle a des rites pour effacer les
souillures de l'ame; si etroite et si grossiere qu'elle soit, elle sait
consoler l'homme de ses fautes memes.

Si elle ignore absolument les devoirs de charite, du moins elle trace a
l'homme avec une admirable nettete ses devoirs de famille. Elle rend le
mariage obligatoire; le celibat est un crime aux yeux d'une religion qui
fait de la continuite de la famille le premier et le plus saint des
devoirs. Mais l'union qu'elle prescrit ne peut s'accomplir qu'en presence
des divinites domestiques; c'est l'union religieuse, sacree, indissoluble
de l'epoux et de l'epouse. Que l'homme ne se croie pas permis de laisser
de cote les rites et de faire du mariage un simple contrat consensuel,
comme il l'a ete a la fin de la societe grecque et romaine. Cette antique
religion le lui defend, et s'il ose le faire, elle l'en punit. Car le fils
qui vient a naitre d'une telle union, est considere comme un batard,
c'est-a-dire comme un etre qui n'a pas place au foyer; il n'a droit
d'accomplir aucun acte sacre; il ne peut pas prier. [5]

Cette meme religion veille avec soin sur la purete de la famille. A ses
yeux, la plus grave faute qui puisse etre commise est l'adultere. Car la
premiere regle du culte est que le foyer se transmette du pere au fils; or
l'adultere trouble l'ordre de la naissance. Une autre regle est que le
tombeau ne contienne que les membres de la famille; or le fils de
l'adultere est un etranger qui est enseveli dans le tombeau. Tous les
principes de la religion sont violes; le culte est souille, le foyer
devient impur, chaque offrande au tombeau devient une impiete. Il y a
plus: par l'adultere la serie des descendants est brisee; la famille, meme
a l'insu des hommes vivants, est eteinte, et il n'y a plus de bonheur
divin pour les ancetres. Aussi le Hindou dit-il: " Le fils de l'adultere
aneantit dans cette vie et dans l'autre les offrandes adressees aux
manes. " [6]

Voila pourquoi les lois de la Grece et de Rome donnent au pere le droit de
repousser l'enfant qui vient de naitre. Voila aussi pourquoi elles sont si
rigoureuses, si inexorables pour l'adultere. A Athenes il est permis au
mari de tuer le coupable. A Rome le mari, juge de la femme, la condamne a
mort. Cette religion etait si severe que l'homme n'avait pas meme le droit
de pardonner completement et qu'il etait au moins force de repudier sa
femme. [7]

Voila donc les premieres lois de la morale domestique trouvees et
sanctionnees. Voila, outre le sentiment naturel, une religion imperieuse
qui dit a l'homme et a la femme qu'ils sont unis pour toujours et que de
cette union decoulent des devoirs rigoureux dont l'oubli entrainerait les
consequences les plus graves dans cette vie et dans l'autre. De la est
venu le caractere serieux et sacre de l'union conjugale chez les anciens
et la purete que la famille a conservee longtemps.

Cette morale domestique prescrit encore d'autres devoirs. Elle dit a
l'epouse qu'elle doit obeir, au mari qu'il doit commander. Elle leur
apprend a tous les deux a se respecter l'un l'autre. La femme a des
droits, car elle a sa place au foyer; c'est elle qui a la charge de
veiller a ce qu'il ne s'eteigne pas. [8] Elle a donc aussi son sacerdoce.
La ou elle n'est pas, le culte domestique est incomplet et insuffisant.
C'est un grand malheur pour un Grec que d'avoir " un foyer prive d'epouse
". [9] Chez les Romains, la presence de la femme est si necessaire dans le
sacrifice, que le pretre perd son sacerdoce en devenant veuf. [10]

On peut croire que c'est a ce partage du sacerdoce domestique que la mere
de famille a du la veneration dont on n'a jamais cesse de l'entourer dans
la societe grecque et romaine. De la vient que la femme a dans la famille
le meme titre que son mari: les Latins disent _pater familias_ et _mater
familias_, les Grecs [Grec: oichodespotaes] et [Grec: oichodespoina], les
Hindous _grihapati, grihapatni_. De la vient aussi cette formule que la
femme prononcait dans le mariage romain: _Ubi tu Caius, ego Caia_, formule
qui nous dit que, si dans la maison il n'y a pas egale autorite, il y a au
moins dignite egale.

Quant au fils, nous l'avons vu soumis a l'autorite d'un pere qui peut le
vendre et le condamner a mort. Mais ce fils a son role aussi dans le
culte; il remplit une fonction dans les ceremonies religieuses; sa
presence, a certains jours, est tellement necessaire que le Romain qui n'a
pas de fils est force d'en adopter un fictivement pour ces jours-la, afin
que les rites soient accomplis. [11] Et voyez quel lien puissant la
religion etablit entre le pere et le fils! On croit a une seconde vie dans
le tombeau, vie heureuse et calme si les repas funebres sont regulierement
offerts. Ainsi le pere est convaincu, que sa destinee apres cette vie
dependra du soin que son fils aura de son tombeau, et le fils, de son
cote, est convaincu que son pere mort deviendra un dieu et qu'il aura a
l'invoquer.

On peut deviner tout ce que ces croyances mettaient de respect et
d'affection reciproque dans la famille. Les anciens donnaient aux vertus
domestiques le nom de piete: l'obeissance du fils envers le pere, l'amour
qu'il portait a sa mere, c'etait de la piete, _pietas erga parentes_;
l'attachement du pere pour son enfant, la tendresse de la mere, c'etait
encore de la piete, _pietas erga liberos_. Tout etait divin dans la
famille. Sentiment du devoir, affection naturelle, idee religieuse, tout
cela se confondait, ne faisait qu'un, et s'exprimait par un meme mot.

Il paraitra peut-etre bien etrange de compter l'amour de la maison parmi
les vertus; c'en etait une chez les anciens. Ce sentiment etait profond et
puissant dans leurs ames. Voyez Anchise qui, a la vue de Troie en flammes,
ne veut pourtant pas quitter sa vieille demeure. Voyez Ulysse a qui l'on
offre tous les tresors et l'immortalite meme, et qui ne veut que revoir la
flamme de son foyer. Avancons jusqu'a Ciceron; ce n'est plus un poete,
c'est un homme d'Etat qui parle: " Ici est ma religion, ici est ma race,
ici les traces de mes peres; je ne sais quel charme se trouve ici qui
penetre mon coeur et mes sens. " [12] Il faut nous placer par la pensee au
milieu des plus antiques generations, pour comprendre combien ces
sentiments, affaiblis deja au temps de Ciceron, avaient ete vifs et
puissants. Pour nous la maison est seulement un domicile, un abri; nous la
quittons et l'oublions sans trop de peine, ou, si nous nous y attachons,
ce n'est que par la force des habitudes et des souvenirs. Car pour nous la
religion n'est pas la; notre dieu est le Dieu de l'univers et nous le
trouvons partout. Il en etait autrement chez les anciens; c'etait dans
l'interieur de leur maison qu'ils trouvaient leur principale divinite,
leur providence, celle qui les protegeait individuellement, qui ecoutait
leurs prieres et exaucait leurs voeux. Hors de sa demeure, l'homme ne se
sentait plus de dieu; le dieu du voisin etait un dieu hostile. L'homme
aimait alors sa maison comme il aime aujourd'hui son eglise. [13]

Ainsi ces croyances des premiers ages n'ont pas ete etrangeres au
developpement moral de cette partie de l'humanite. Ces dieux prescrivaient
la purete et defendaient de verser le sang; la notion de justice, si elle
n'est pas nee de cette croyance, a du moins ete fortifiee par elle. Ces
dieux appartenaient en commun a tous les membres d'une meme famille; la
famille s'est ainsi trouvee unie par un lien puissant, et tous ses membres
ont appris a s'aimer et a se respecter les uns les autres. Ces dieux
vivaient dans l'interieur de chaque maison; l'homme a aime sa maison, sa
demeure fixe et durable qu'il tenait de ses aieux et leguait a ses enfants
comme un sanctuaire.

L'antique morale, reglee par ces croyances, ignorait la charite; mais elle
enseignait du moins les vertus domestiques. L'isolement de la famille a
ete, chez cette race, le commencement de la morale. La les devoirs ont
apparu, claire, precis, imperieux, mais resserres dans un cercle
restreint. Et il faudra, nous rappeler, dans la suite de ce livre, ce
caractere etroit de la morale primitive; car la societe civile, fondee
plus tard sur les memes principes, a revetu le meme caractere, et
plusieurs traits singuliers de l'ancienne politique s'expliqueront par la.
[14]


NOTES

[1] [Grec: Estia thueis]. Pseudo-Plutarch., edit. Dubner, V, 167.

[2] Plutarque, _Quest. rom._, 51. Macrobe, _Sat._, III, 4.

[3] Herodote, I, 35. Virgile, _En._, II, 719. Plutarque, _Thesee_, 12.

[4] Apollonius de Rhodes, IV, 704-707. Eschyle, _Choeph._, 96.

[5] Isee, VII. Demosthenes, _in Macari._

[6] _Lois de Manou_, III, 175.

[7] Demosthenes, _in Neoer_., 89. Il est vrai que, si cette morale
primitive condamnait l'adultere, elle ne reprouvait pas l'inceste; la
religion l'autorisait. Les prohibitions relatives au mariage etaient au
rebours des notres: il etait louable d'epouser sa soeur (Demosthenes, _in
Neoer_., 22; Cornelius Nepos, _prooemium_; id., _Vie de Cimon_; Minucius
Felix, _in Octavio_), mais il etait defendu, en principe, d'epouser une
femme d'une autre ville.

[8] Caton, 143. Denys d'Halicarnasse, II, 22. _Lois de Manou_, III, 62; V,
151.

[9] Xenophon, _Gouv. de Laced._.

[10] Plutarque, _Quest. rom._, 50.

[11] Denys d'Halicarnasse, II, 20, 22.

[12] Ciceron, _De legib._, II, 1. _Pro domo_, 41.

[13] De la la saintete du domicile, que les anciens reputerent toujours
inviolable. Demosthenes, _in Androt._, 52; _in Evergum_, 60. _Digeste, de
in jus voc._, II, 4.

[14] Est-il besoin d'avertir que nous avons essaye, dans ce chapitre, de
saisir la plus ancienne morale des peuples qui sont devenus les Grecs et
les Romains? Est-il besoin d'ajouter que cette morale s'est modifiee
ensuite avec le temps, surtout chez les Grecs? Deja dans l'_Odyssee_ nous
trouverons des sentiments nouveaux et d'autres moeurs; la suite de ce
livre le montrera.




CHAPITRE X.

LA GENS A ROME ET EN GRECE.


On trouve chez les jurisconsultes romains et les ecrivains grecs les
traces d'une antique institution qui parait avoir ete en grande vigueur
dans le premier age des societes grecque et italienne, mais qui, s'etant
affaiblie peu a peu, n'a laisse que des vestiges a peine perceptibles dans
la derniere partie de leur histoire. Nous voulons parler de ce que les
Latins appelaient _gens_ et les Grecs [Grec: genos].

On a beaucoup discute sur la nature et la constitution de la _gens_. Il ne
sera peut-etre pas inutile de dire d'abord ce qui fait la difficulte du
probleme.

La _gens_, comme nous le verrons plus loin, formait un corps dont la
constitution etait tout aristocratique; c'est grace a son organisation
interieure que les patriciens de Rome et les Eupatrides d'Athenes
perpetuerent longtemps leurs privileges. Lors donc que le parti populaire
prit le dessus, il ne manqua pas de combattre de toutes ses forces cette
vieille institution. S'il avait pu l'aneantir completement, il est
probable qu'il ne nous serait pas reste d'elle le moindre souvenir. Mais
elle etait singulierement vivace et enracinee dans les moeurs; on ne put
pas la faire disparaitre tout a fait. On se contenta donc de la modifier:
on lui enleva ce qui faisait son caractere essentiel et on ne laissa
subsister que ses formes exterieures, qui ne genaient en rien le nouveau
regime. Ainsi a Rome les plebeiens imaginerent de former des _gentes_ a
l'imitation des patriciens; a Athenes on essaya de bouleverser les [Grec:
genae], de les fondre entre eux et de les remplacer par les _demes_ que
l'on etablit a leur ressemblance. Nous aurons a revenir sur ce point quand
nous parlerons des revolutions. Qu'il nous suffise de faire remarquer ici
que cette alteration profonde que la democratie a introduite dans le
regime de la _gens_ est de nature a derouter ceux qui veulent en connaitre
la constitution primitive. En, effet, presque tous les renseignements qui
nous sont parvenus sur elle datent de l'epoque ou elle avait ete ainsi
transformee. Ils ne nous montrent d'elle que ce que les revolutions en
avaient laisse subsister.

Supposons que, dans vingt siecles, toute connaissance du moyen age ait
peri, qu'il ne reste plus aucun document sur ce qui precede la revolution
de 1789, et que pourtant un historien de ce temps-la veuille se faire une
idee des institutions anterieures. Les seuls documents qu'il aurait dans
les mains lui montreraient la noblesse du dix-neuvieme siecle, c'est-a-
dire quelque chose de fort different de la feodalite. Mais il songerait
qu'une grande revolution s'est accomplie, et il en conclurait a bon droit
que cette institution, comme toutes les autres, a du etre transformee;
cette noblesse, que ses textes lui montreraient, ne serait plus pour lui
que l'ombre ou l'image affaiblie et alteree d'une autre noblesse
incomparablement plus puissante. Puis s'il examinait avec attention les
faibles debris de l'antique monument, quelques expressions demeurees dans
la langue, quelques termes echappes a la loi, de vagues souvenirs ou de
steriles regrets, il devinerait peut-etre quelque chose du regime feodal
et se ferait des institutions du moyen age une idee qui ne serait pas trop
eloignee de la verite. La difficulte serait grande assurement; elle n'est
pas moindre pour celui qui aujourd'hui veut connaitre la _gens_ antique;
car il n'a d'autres renseignements sur elle que ceux qui datent d'un temps
ou elle n'etait plus que l'ombre d'elle-meme.

Nous commencerons par analyser tout ce que les ecrivains anciens nous
disent de la _gens_, c'est-a-dire ce qui subsistait d'elle a l'epoque ou
elle etait deja fort modifiee. Puis, a l'aide de ces restes, nous
essayerons d'entrevoir le veritable regime de la _gens_ antique.


_1  Ce que les ecrivains anciens nous font connaitre de la_ gens.

Si l'on ouvre l'histoire romaine au temps des guerres puniques, on
rencontre trois personnages qui se nomment Claudius Pulcher, Claudius
Nero, Claudius Centho. Tous les trois appartiennent a une meme _gens_, la
_gens_ Claudia.

Demosthenes, dans un de ses plaidoyers, produit, sept temoins qui
certifient qu'ils font partie du meme [Grec: genos], celui des Brytides.
Ce qui est remarquable dans cet exemple, c'est que les sept personnes
citees comme membres du meme [Grec: genos], se trouvaient inscrites dans
six demes differents; cela montre que le [Grec: genos] ne correspondait
pas exactement au deme et n'etait pas, comme lui, une simple division
administrative. [1]

Voila donc un premier fait avere; il y avait des _gentes_ a Rome et a
Athenes. On pourrait citer des exemples relatifs a beaucoup d'autres
villes de la Grece et de l'Italie et en conclure que, suivant toute
vraisemblance, cette institution a ete universelle chez ces anciens
peuples.

Chaque _gens_ avait un culte special. En Grece on reconnaissait les
membres d'une meme _gens_ " a ce qu'ils accomplissaient des sacrifices en
commun depuis une epoque fort reculee ". [2] Plutarque mentionne le lieu
des sacrifices de la _gens_ des Lycomedes, et Eschine parle de l'autel de
la _gens_ des Butades. [3]

A Rome aussi, chaque _gens_ avait des actes religieux a accomplir; le
jour, le lieu, les rites etaient fixes par sa religion particuliere. [4]
Le Capitole est bloque par les Gaulois; un Fabius en sort et traverse les
lignes ennemies, vetu du costume religieux et portant a la main les objets
sacres; il va offrir le sacrifice sur l'autel de sa _gens_ qui est situe
sur le Quirinal. Dans la seconde guerre punique, un autre Fabius, celui
qu'on appelle le bouclier de Rome, tient tete a Annibal; assurement la
republique a grand besoin qu'il n'abandonne pas son armee; il la laisse
pourtant entre les mains de l'imprudent Minucius: c'est que le jour
anniversaire du sacrifice de sa _gens_ est arrive et qu'il faut qu'il
coure a Rome pour accomplir l'acte sacre. [5]

Ce culte devait etre perpetue de generation en generation; et c'etait un
devoir de laisser des fils apres soi pour le continuer. Un ennemi
personnel de Ciceron, Claudius, a quitte sa _gens_ pour entrer dans une
famille plebeienne; Ciceron lui dit: " Pourquoi exposes-tu la religion de
la _gens_ Claudia a s'eteindre par ta faute? "

Les dieux de la _gens_, _Dii gentiles_, ne protegeaient qu'elle et ne
voulaient etre invoques que par elle. Aucun etranger ne pouvait etre admis
aux ceremonies religieuses. On croyait que, si un etranger avait une part
de la victime ou meme s'il assistait seulement au sacrifice, les dieux de
la _gens_ en etaient offenses et tous les membres etaient sous le coup
d'une impiete grave.

De meme que chaque _gens_ avait son culte et ses fetes religieuses, elle
avait aussi son tombeau commun. On lit dans un plaidoyer de Demosthenes:
" Cet homme, ayant perdu ses enfants, les ensevelit dans le tombeau de ses
peres, dans ce tombeau qui est commun a tous ceux de sa _gens_. " La suite
du plaidoyer montre qu'aucun etranger ne pouvait etre enseveli dans ce
tombeau. Dans un autre discours, le meme orateur parle du tombeau ou la
_gens_ des Buselides ensevelit ses membres et ou elle accomplit chaque
annee un sacrifice funebre; " ce lieu de sepulture est un champ assez
vaste qui est entoure d'une enceinte, suivant la coutume ancienne. " [6]

Il en etait de meme chez les Romains. Velleius parle du tombeau de la
_gens_ Quintilia, et Suetone nous apprend que la _gens_ Claudia avait le
sien sur la pente du mont Capitolin.

L'ancien droit de Rome considere les membres d'une _gens_ comme aptes a
heriter les uns des autres. Les Douze Tables prononcent que, a defaut de
fils et d'agnats, le _gentilis_ est heritier naturel. Dans cette
legislation, le _gentilis_ est donc plus proche que le cognat, c'est-a-
dire plus proche que le parent par les femmes.

Rien n'est plus etroitement lie que les membres d'une _gens_. Unis dans la
celebration des memes ceremonies sacrees, ils s'aident mutuellement dans
tous les besoins de la vie. La _gens_ entiere repond de la dette d'un de
ses membres; elle rachete le prisonnier, elle paye l'amende du condamne.
Si l'un des siens devient magistrat, elle se cotise pour payer les
depenses qu'entraine toute magistrature. [7]

L'accuse se fait accompagner au tribunal par tous les membres de sa
_gens_; cela marque la solidarite que la loi etablit entre l'homme et le
corps dont il fait partie. C'est un acte contraire a la religion que de
plaider contre un homme de sa _gens_ ou meme de porter temoignage contre
lui. Un Claudius, personnage considerable, etait l'ennemi personnel
d'Appius Claudius le decemvir; quand celui-ci fut cite en justice et
menace de mort, Claudius se presenta pour le defendre et implora le peuple
en sa faveur, non toutefois sans avertir que, s'il faisait cette demarche,
" ce n'etait pas par affection, mais par devoir ".

Si un membre de la _gens_ n'avait pas le droit d'en appeler un autre
devant la justice de la cite, c'est qu'il y avait une justice dans la
_gens_ elle-meme. Chacune avait, en effet, son chef, qui etait a la fois
son juge, son pretre, et son commandant militaire. [8] On sait que lorsque
la famille sabine des Claudius vint s'etablir a Rome, les trois mille
personnes qui la composaient, obeissaient a un chef unique. Plus tard,
quand les Fabius se chargent seuls de la guerre contre les Veiens, nous
voyons que cette _gens_ a un chef qui parle en son nom devant le Senat et
qui la conduit a l'ennemi. [9]

En Grece aussi, chaque _gens_ avait son chef; les inscriptions en font
foi, et elles nous montrent que ce chef portait assez generalement le
titre d'archonte. [10] Enfin a Rome comme en Grece, la _gens_ avait ses
assemblees; elle portait des decrets, auxquels ses membres devaient obeir,
et que la cite elle-meme respectait. [11]

Tel est l'ensemble d'usages et de lois que nous trouvons encore en vigueur
aux epoques ou la _gens_ etait deja affaiblie et presque denaturee. Ce
sont la les restes de cette antique institution.


_2  Examens de quelques opinions qui ont ete emises pour expliquer la_
gens _romaine_.

Sur cet objet, qui est livre depuis longtemps aux disputes des erudits,
plusieurs systemes ont ete proposes. Les uns disent: La _gens_ n'est pas
autre chose qu'une similitude de nom. [12] D'autres: Le mot _gens_ designe
une sorte de parente factice. Suivant d'autres, la _gens_ n'est que
l'expression d'un rapport entre une famille qui exerce le patronage et
d'autres familles qui sont clientes. Mais aucune de ces trois explications
ne repond a toute la serie de faits, de lois, d'usages, que nous venons
d'enumerer.

Une autre opinion, plus serieuse, est celle qui conclut ainsi: la _gens_
est une association politique de plusieurs familles qui etaient a
l'origine etrangeres les unes aux autres; a defaut de lien du sang, la
cite a etabli entre elles une union fictive et une sorte de parente
religieuse.

Mais une premiere objection se presente. Si la _gens_ n'est qu'une
association factice, comment expliquer que ses membres aient un droit a
heriter les uns des autres? Pourquoi le _gentilis_ est-il prefere au
cognat? Nous avons vu plus haut les regles de l'heredite, et nous avons
dit quelle relation etroite et necessaire la religion avait etablie entre
le droit d'heriter et la parente masculine. Peut-on supposer que la loi
ancienne se fut ecartee de ce principe au point d'accorder la succession
aux _gentiles_, si ceux-ci avaient ete les uns pour les autres des
etrangers?

Le caractere le plus saillant et le mieux constate de la _gens_, c'est
qu'elle a en elle-meme un culte, comme la famille a le sien. Or, si l'on
cherche quel est le dieu que chacune adore, on remarque que c'est presque
toujours un ancetre divinise, et que l'autel ou elle porte le sacrifice
est un tombeau. A Athenes, les Eumolpides venerent Eumolpos, auteur de
leur race; les Phytalides adorent le heros Phytalos, les Butades Butes,
les Buselides Buselos, les Lakiades Lakios, les Amynandrides Cerops. [13]
A Rome, les Claudius descendent d'un Clausus; les Caecilius honorent comme
chef de leur race le heros Caeculus, les Calpurnius un Calpus, les Julius
un Julus, les Cloelius un Cloelus. [14]

Il est vrai qu'il nous est bien permis de croire que beaucoup de ces
genealogies ont ete imaginees apres coup; mais il faut bien avouer que
cette supercherie n'aurait pas eu de motif, si ce n'avait ete un usage
constant chez les veritables _gentes_ de reconnaitre un ancetre commun et
de lui rendre un culte. Le mensonge cherche toujours a imiter la verite.

D'ailleurs la supercherie n'etait pas aussi aisee a commettre qu'il nous
le semble. Ce culte n'etait pas une vaine formalite de parade. Une des
regles les plus rigoureuses de la religion etait qu'on ne devait honorer
comme ancetres que ceux dont on descendait veritablement; offrir ce culte
a un etranger etait une impiete grave. Si donc la _gens_ adorait en commun
un ancetre, c'est qu'elle croyait sincerement descendre de lui. Simuler un
tombeau, etablir des anniversaires et un culte annuel, c'eut ete porter le
mensonge dans ce qu'on avait de plus sacre, et se jouer de la religion.
Une telle fiction fut possible au temps de Cesar, quand la vieille
religion des familles ne touchait plus personne. Mais si l'on se reporte
au temps ou ces croyances etaient puissantes, on ne peut pas imaginer que
plusieurs familles, s'associant dans une meme fourberie, se soient dit:
Nous allons feindre d'avoir un meme ancetre; nous lui erigerons un
tombeau, nous lui offrirons des repas funebres, et nos descendants
l'adoreront dans toute la suite des temps. Une telle pensee ne devait pas
se presenter aux esprits, ou elle etait ecartee comme une pensee coupable.

Dans les problemes difficiles que l'histoire offre souvent, il est bon de
demander aux termes de la langue tous les enseignements qu'ils peuvent
donner. Une institution est quelquefois expliquee par le mot qui la
designe. Or, le mot _gens_ est exactement le meme que le mot _genus_, au
point qu'on pouvait les prendre l'un pour l'autre et dire indifferemment
_gens Fabia_ et _genus Fabium_; tous les deux correspondent au verbe
_gignere_ et au substantif _genitor_, absolument comme [Grec: genos]
correspond a [Grec: gennan] et a [Grec: goneus]. Tous ces mots portent en
eux l'idee de filiation. Les Grecs designaient aussi les membres d'un
[Grec: genos] par le mot [Grec: omogalactes], qui signifie _nourris du
meme lait_. Que l'on compare a tous ces mots ceux que nous avons
l'habitude de traduire par famille, le latin _familia_, le grec [Grec:
oikos]. Ni l'un ni l'autre ne contient en lui le sens de generation ou de
parente. La signification vraie de _familia_ est propriete; il designe le
champ, la maison, l'argent, les esclaves, et c'est pour cela que les Douze
Tables disent, en parlant de l'heritier, _familiam nancitor_, qu'il prenne
la succession. Quant a [Grec: oikos], il est clair qu'il ne presente a
l'esprit aucune autre idee que celle de propriete ou de domicile. Voila
cependant les mots que nous traduisons habituellement par famille. Or,
est-il admissible que des termes dont le sens intrinseque est celui de
domicile ou de propriete, aient pu etre employes souvent pour designer une
famille, et que d'autres mots dont le sens interne est filiation,
naissance, paternite, n'aient jamais designe qu'une association
artificielle? Assurement cela ne serait pas conforme a la logique si
droite et si nette des langues anciennes. Il est indubitable que les Grecs
et les Romains attachaient aux mots _gens_ et [Grec: genos] l'idee d'une
origine commune. Cette idee a pu s'effacer quand la gens s'est alteree,
mais le mot est reste pour en porter temoignage.

Le systeme qui presente la _gens_ comme une association factice, a donc
contre lui, 1  la vieille legislation qui donne aux _gentiles_ un droit
d'heredite, 2  les croyances religieuses qui ne veulent de communaute de
culte que la ou il y a communaute de naissance; 3  les termes de la langue
qui attestent dans la _gens_ une origine commune. Ce systeme a encore ce
defaut qu'il fait croire que les societes humaines ont pu commencer par
une convention et par un artifice, ce que la science historique ne peut
pas admettre comme vrai.


_3  La_ gens _est la famille ayant encore son organisation primitive et
son unite._

Tout nous presente la _gens_ comme unie par un lien de naissance.
Consultons encore le langage: les noms des _gentes_, en Grece aussi bien
qu'a Rome, ont tous la forme qui etait usitee dans les deux langues pour
les noms patronymiques. Claudius signifie fils de Clausus, et Butades fils
de Butes.

Ceux qui croient voir dans la _gens_ une association artificielle, partent
d'une donnee qui est fausse. Ils supposent qu'une _gens_ comptait toujours
plusieurs familles ayant des noms divers, et ils citent volontiers
l'exemple de la _gens_ Cornelia qui renfermait en effet des Scipions, des
Lentulus, des Cossus, des Sylla. Mais il s'en faut bien qu'il en fut
toujours ainsi. La _gens_ Marcia parait n'avoir jamais eu qu'une seule
lignee; on n'en voit qu'une aussi dans la _gens_ Lucretia, et dans la
_gens_ Quintilia pendant longtemps. Il serait assurement fort difficile de
dire quelles sont les familles qui ont forme la _gens_ Fabia; car tous les
Fabius connus dans l'histoire appartiennent manifestement a la meme
souche; tous portent d'abord le meme surnom de Vibulanus; ils le changent
tous ensuite pour celui d'Ambustus, qu'ils remplacent plus tard par celui
de Maximus ou de Dorso.

On sait qu'il etait d'usage a Rome que tout patricien portat trois noms.
On s'appelait, par exemple, Publius Cornelius Scipio. Il n'est pas inutile
de rechercher lequel de ces trois mots etait considere comme le nom
veritable. Publius n'etait qu'un _nom mis en avant, praenomen_; Scipio
etait un _nom ajoute, agnomen_. Le vrai nom etait Cornelius; or, ce nom
etait en meme temps celui de la _gens_ entiere. N'aurions-nous que ce seul
renseignement sur la _gens_ antique, il nous suffirait pour affirmer qu'il
y a eu des Cornelius avant qu'il y eut des Scipions, et non pas, comme on
le dit souvent, que la famille des Scipions s'est associee a d'autres pour
former la _gens_ Cornelia.

Nous voyons, en effet, par l'histoire que la _gens_ Cornelia fut longtemps
indivise et que tous ses membres portaient egalement le surnom de
Maluginensis et celui de Cossus. C'est seulement au temps du dictateur
Camille qu'une de ses branches adopte le surnom de Scipion; un peu plus
tard, une autre branche prend le surnom de Rufus, qu'elle remplace ensuite
par celui de Sylla. Les Lentulus ne paraissent qu'a l'epoque des guerres
des Samnites, les Cethegus que dans la seconde guerre punique. Il en est
de meme de la _gens_ Claudia. Les Claudius restent longtemps unis en une
seule famille et portent tous le surnom de Sabinus ou de Regillensis,
signe de leur origine. On les suit pendant sept generations sans
distinguer de branches dans cette famille d'ailleurs fort nombreuse. C'est
seulement a la huitieme generation, c'est-a-dire au temps de la premiere
guerre punique, que l'on voit trois branches se separer et adopter trois
surnoms qui leur deviennent hereditaires: ce sont les Claudius Pulcher qui
se continuent pendant deux siecles, les Claudius Centho qui ne tardent
guere a s'eteindre, et les Claudius Nero qui se perpetuent jusqu'au temps
de l'Empire.

Il ressort de tout cela que la gens n'etait pas une association de
familles, mais qu'elle etait la famille elle-meme. Elle pouvait
indifferemment ne comprendre qu'une seule lignee ou produire des branches
nombreuses; ce n'etait toujours qu'une famille.

Il est d'ailleurs facile de se rendre compte de la formation de la gens
antique et de sa nature, si l'on se reporte aux vieilles croyances et aux
vieilles institutions que nous avons observees plus haut. On reconnaitra
meme que la gens est derivee tout naturellement de la religion domestique
et du droit prive des anciens ages. Que prescrit, en effet, cette religion
primitive? Que l'ancetre, c'est-a-dire l'homme qui le premier a ete
enseveli dans le tombeau, soit honore perpetuellement comme un dieu, et
que ses descendants reunis chaque annee pres du lieu sacre ou il repose,
lui offrent le repas funebre. Ce foyer toujours allume, ce tombeau
toujours honore d'un culte, voila le centre autour duquel toutes les
generations viennent vivre et par lequel toutes les branches de la
famille, quelque nombreuses qu'elles puissent etre, restent groupees en un
seul faisceau. Que dit encore le droit prive de ces vieux ages? En
observant ce qu'etait l'autorite dans la famille ancienne, nous avons vu
que les fils ne se separaient pas du pere; en etudiant les regles de la
transmission du patrimoine, nous avons constate que, grace au droit
d'ainesse, les freres cadets ne se separaient pas du frere aine. Foyer,
tombeau, patrimoine, tout cela a l'origine etait indivisible. La famille
l'etait par consequent. Le temps ne la demembrait pas. Cette famille
indivisible, qui se developpait a travers les ages, perpetuant de siecle
en siecle son culte et son nom, c'etait veritablement la gens antique. La
gens etait la famille, mais la famille ayant conserve l'unite que sa
religion lui commandait, et ayant atteint tout le developpement que
l'ancien droit prive lui permettait d'atteindre. [15]

Cette verite admise, tout ce que les ecrivains anciens nous disent de la
_gens_, devient clair. L'etroite solidarite que nous remarquions tout a
l'heure entre ses membres n'a plus rien de surprenant; ils sont parents
par la naissance. Le culte qu'ils pratiquent en commun n'est pas une
fiction; il leur vient de leurs ancetres. Comme ils sont une meme famille,
ils ont une sepulture commune. Pour la meme raison, la loi des Douze
Tables les declare aptes a heriter les une des autres. Pour la meme raison
encore, ils portent un meme nom. Comme ils avaient tous, a l'origine, un
meme patrimoine indivis, ce fut un usage et meme une necessite que la
_gens_ entiere repondit de la dette d'un de ses membres, et qu'elle payat
la rancon du prisonnier ou l'amende du condamne. Toutes ces regles
s'etaient etablies d'elles-memes lorsque la _gens_ avait encore son unite;
quand elle se demembra, elles ne purent pas disparaitre completement. De
l'unite antique et sainte de cette famille il resta des marques
persistantes dans le sacrifice annuel qui en rassemblait les membres
epars, dans le nom qui leur restait commun, dans la legislation qui leur
reconnaissait des droits d'heredite, dans les moeurs qui leur enjoignaient
de s'entr'aider. [16]


_4  La famille_ (gens) _a ete d'abord la seule forme de societe._

Ce que nous avons vu de la famille, sa religion domestique, les dieux
qu'elle s'etait faits, les lois qu'elle s'etait donnees, le droit
d'ainesse sur lequel elle s'etait fondee, son unite, son developpement
d'age en age jusqu'a former la _gens_, sa justice, son sacerdoce, son
gouvernement interieur, tout cela porte forcement notre pensee vers une
epoque primitive ou la famille etait independante de tout pouvoir
superieur, et ou la cite n'existait pas encore.

Que l'on regarde cette religion domestique, ces dieux qui n'appartenaient
qu'a une famille et n'exercaient leur providence que dans l'enceinte d'une
maison, ce culte qui etait secret, cette religion qui ne voulait pas etre
propagee, cette antique morale qui prescrivait l'isolement des familles:
il est manifeste que des croyances de cette nature n'ont pu prendre
naissance dans les esprits des hommes qu'a une epoque ou les grandes
societes n'etaient pas encore formees. Si le sentiment religieux s'est
contente d'une conception si etroite du divin, c'est que l'association
humaine etait alors etroite en proportion. Le temps ou l'homme ne croyait
qu'aux dieux domestiques, est aussi le temps ou il n'existait que des
familles. Il est bien vrai que ces croyances ont pu subsister ensuite, et
meme fort longtemps, lorsque les cites et les nations etaient formees.
L'homme ne s'affranchit pas aisement des opinions qui ont une fois pris
l'empire sur lui. Ces croyances ont donc pu durer, quoiqu'elles fussent
alors en contradiction avec l'etat social. Qu'y a-t-il, en effet, de plus
contradictoire que de vivre en societe civile et d'avoir dans chaque
famille des dieux particuliers? Mais il est clair que cette contradiction
n'avait pas existe toujours et qu'a l'epoque ou ces croyances s'etaient
etablies dans les esprits et etaient devenues assez puissantes pour former
une religion, elles repondaient exactement a l'etat social des hommes. Or,
le seul etat social qui puisse etre d'accord avec elles est celui ou la
famille vit independante et isolee.

C'est dans cet etat que toute la race aryenne parait avoir vecu longtemps.
Les hymnes des Vedas en font foi pour la branche qui a donne naissance aux
Hindous; les vieilles croyances et le vieux droit prive l'attestent pour
ceux qui sont devenus les Grecs et les Romains.

Si l'on compare les institutions politiques des Aryas de l'Orient avec
celles des Aryas de l'Occident, on ne trouve presque aucune analogie. Si
l'on compare, au contraire, les institutions domestiques de ces divers
peuples, on s'apercoit que la famille etait constituee d'apres les memes
principes dans la Grece et dans l'Inde; ces principes etaient d'ailleurs,
comme nous l'avons constate plus haut, d'une nature si singuliere, qu'il
n'est pas a supposer que cette ressemblance fut l'effet du hasard; enfin,
non-seulement ces institutions offrent une evidente analogie, mais encore
les mots qui les designent sont souvent les memes dans les differentes
langues que cette race a parlees depuis le Gange jusqu'au Tibre. On peut
tirer de la une double conclusion: l'une est que la naissance des
institutions domestiques dans cette race est anterieure a l'epoque ou ses
differentes branches se sont separees; l'autre est qu'au contraire la
naissance des institutions politiques est posterieure a cette separation.
Les premieres ont ete fixees des le temps ou la race vivait encore dans
son antique berceau de l'Asie centrale; les secondes se sont formees peu a
peu dans les diverses contrees ou ses migrations l'ont conduite.

On peut donc entrevoir une longue periode pendant laquelle les hommes
n'ont connu aucune autre forme de societe que la famille. C'est alors que
s'est produite la religion domestique, qui n'aurait pas pu naitre dans une
societe autrement constituee et qui a du meme etre longtemps un obstacle
au developpement social. Alors aussi s'est etabli l'ancien droit prive,
qui plus tard s'est trouve en desaccord avec les interets d'une societe un
peu etendue, mais qui etait en parfaite harmonie avec l'etat de societe
dans lequel il est ne.

Placons-nous donc par la pensee au milieu de ces antiques generations dont
le souvenir n'a pas pu perir tout a fait et qui ont legue leurs croyances
et leurs lois aux generations suivantes. Chaque famille a sa religion, ses
dieux, son sacerdoce. L'isolement religieux est sa loi; son culte est
secret. Dans la mort meme ou dans l'existence qui la suit, les familles ne
se melent pas: chacune continue a vivre a part dans son tombeau, d'ou
l'etranger est exclu. Chaque famille a aussi sa propriete, c'est-a-dire sa
part de terre qui lui est attachee inseparablement par sa religion; ses
dieux Termes gardent l'enceinte, et ses manes veillent sur elle.
L'isolement de la propriete est tellement obligatoire que deux domaines ne
peuvent pas confiner l'un a l'autre et doivent laisser entre eux une bande
de terre qui soit neutre et qui reste inviolable. Enfin chaque famille a
son chef, comme une nation aurait son roi. Elle a ses lois, qui sans doute
ne sont pas ecrites, mais que la croyance religieuse grave dans le coeur
de chaque homme. Elle a sa justice interieure au-dessus de laquelle il
n'en est aucune autre a laquelle on puisse appeler. Tout ce dont l'homme a
rigoureusement besoin pour sa vie materielle ou pour sa vie morale, la
famille le possede en soi. Il ne lui faut rien du dehors; elle est un etat
organise, une societe qui se suffit.

Mais cette famille des anciens ages n'est pas reduite aux proportions de
la famille moderne. Dans les grandes societes la famille se demembre et
s'amoindrit; mais en l'absence de toute autre societe, elle s'etend, elle
se developpe, elle se ramifie sans se diviser. Plusieurs branches cadettes
restent groupees autour d'une branche ainee, pres du foyer unique et du
tombeau commun.

Un autre element encore entra dans la composition de cette famille
antique. Le besoin reciproque que le pauvre a du riche et que le riche a
du pauvre, fit des serviteurs. Mais dans cette sorte de regime patriarcal,
serviteurs ou esclaves c'est tout un. On concoit, en effet, que le
principe d'un service libre, volontaire, pouvant cesser au gre du
serviteur, ne peut guere s'accorder avec un etat social ou la famille vit
isolee. D'ailleurs la religion domestique ne permet pas d'admettre dans la
famille un etranger. Il faut donc que par quelque moyen le serviteur
devienne un membre et une partie integrante, de cette famille. C'est a
quoi l'on arrive par une sorte d'initiation du nouveau venu au culte
domestique.

Un curieux usage, qui subsista longtemps dans les maisons atheniennes,
nous montre comment l'esclave entrait dans la famille. On le faisait
approcher du foyer, on le mettait en presence de la divinite domestique;
on lui versait sur la tete de l'eau lustrale et il partageait avec la
famille quelques gateaux et quelques fruits. [17] Cette ceremonie avait de
l'analogie avec celle du mariage et celle de l'adoption. Elle signifiait
sans doute que le nouvel arrivant, etranger la veille, serait desormais un
membre de la famille et en aurait la religion. Aussi l'esclave assistait-
il aux prieres et partageait-il les fetes. [18] Le foyer le protegeait; la
religion des dieux Lares lui appartenait aussi bien qu'a son maitre. [19]
C'est pour cela que l'esclave devait etre enseveli dans le lieu de la
sepulture de la famille.

Mais par cela meme que le serviteur acquerait le culte et le droit de
prier, il perdait sa liberte. La religion etait une chaine qui le
retenait. Il etait attache a la famille pour toute sa vie et meme pour le
temps qui suivait la mort.

Son maitre pouvait le faire sortir de la basse servitude et le traiter en
homme libre. Mais le serviteur ne quittait pas pour cela la famille. Comme
il y etait lie par le culte, il ne pouvait pas sans impiete se separer
d'elle. Sous le nom d'_affranchi_ ou sous celui de _client_, il continuait
a reconnaitre l'autorite du chef ou patron et ne cessait pas d'avoir des
obligations envers lui. Il ne se mariait qu'avec l'autorisation du maitre,
et les enfants qui naissaient de lui, continuaient a obeir.

Il se formait ainsi dans le sein de la grande famille un certain nombre de
petites familles clientes et subordonnees. Les Romains attribuaient
l'etablissement de la clientele a Romulus, comme si une institution de
cette nature pouvait etre l'oeuvre d'un homme. La clientele est plus
vieille que Romulus. Elle a d'ailleurs existe partout, en Grece aussi bien
que dans toute l'Italie. Ce ne sont pas les cites qui l'ont etablie et
reglee; elles l'ont, au contraire, comme nous le verrons plus loin, peu a
peu amoindrie et detruite. La clientele est une institution du droit
domestique, et elle a existe dans les familles avant qu'il y eut des
cites.

Il ne faut pas juger de la clientele des temps antiques d'apres les
clients que nous voyons au temps d'Horace. Il est clair que le client fut
longtemps un serviteur attache au patron. Mais il y avait alors quelque
chose qui faisait sa dignite: c'est qu'il avait part au culte et qu'il
etait associe a la religion de la famille. Il avait le meme foyer, les
memes fetes, les memes _sacra_ que son patron. A Rome, en signe de cette
communaute religieuse, il prenait le nom de la famille. Il en etait
considere comme un membre par l'adoption. De la un lien etroit et une
reciprocite de devoirs entre le patron et le client. Ecoutez la vieille
loi romaine: " Si le patron a fait tort a son client, qu'il soit maudit,
_sacer esto_, qu'il meure. " Le patron doit proteger le client par tous
les moyens et toutes les forces dont il dispose, par sa priere comme
pretre, par sa lance comme guerrier, par sa loi comme juge. Plus tard,
quand la justice de la cite appellera le client, le patron devra le
defendre; il devra meme lui reveler les formules mysterieuses de la loi
qui lui feront gagner sa cause. On pourra temoigner en justice contre un
cognat, on ne le pourra pas contre un client; et l'on continuera a
considerer les devoirs envers les clients comme fort au-dessus des devoirs
envers les cognats. [20] Pourquoi? C'est qu'un cognat, lie seulement par
les femmes, n'est pas un parent et n'a pas part a la religion de la
famille. Le client, au contraire, a la communaute du culte; il a, tout
inferieur qu'il est, la veritable parente, qui consiste, suivant
l'expression de Platon, a adorer les memes dieux domestiques.

La clientele est un lien sacre que la religion a forme et que rien ne peut
rompre. Une fois client d'une famille, on ne peut plus se detacher d'elle.
La clientele est meme hereditaire.

On voit par tout cela que la famille des temps les plus anciens, avec sa
branche ainee et ses branches cadettes, ses serviteurs et ses clients,
pouvait former un groupe d'hommes fort nombreux. Une famille, grace a sa
religion qui en maintenait l'unite, grace a son droit prive qui la rendait
indivisible, grace aux lois de la clientele qui retenaient ses serviteurs,
arrivait a former a la longue une societe fort etendue qui avait son chef
hereditaire. C'est d'un nombre indefini de societes de cette nature que la
race aryenne parait avoir ete composee pendant une longue suite de
siecles. Ces milliers de petits groupes vivaient isoles, ayant peu de
rapports entre eux, n'ayant nul besoin les uns des autres, n'etant unis
par aucun lien ni religieux ni politique, ayant chacun son domaine, chacun
son gouvernement interieur, chacun ses dieux.


NOTES

[1] Demosthenes, _in Neoer._, 71. Voy. Plutarque, _Themist._, 1. Eschine,
_De falsa legat._, 147. Boeckh, _Corp. inscr._, 385. Ross, _Demi Attici_,
24. La _gens_ chez les Grecs est souvent appelee [Grec: patra]: Pindare,
_passim_.

[2] Hesychius, [Grec: gennaetai]. Pollux, III, 52; Harpocration, [Grec:
orgeones].

[3] Plutarque, _Themist._, I. Eschine, _De falsa legat._, 147.

[4] Ciceron, _De arusp. resp._, 15. Denys d'Halicarnasse, XI, 14. Festus,
_Propudi_.

[5] Tite-Live, V, 46; XXII, 18. Valere-Maxime, I, 1, 11. Polybe, III, 94.
Pline, XXXIV, 13. Macrobe, III, 5.

[6] Demosthenes, _in Macart._, 79; _in Eubul._, 28.

[7] Tite-Live, V, 32. Denys d'Halicarnasse, XIII, 5. Appien, _Annib._, 28.

[8] Denys d'Halicarnasse, II, 7.

[9] Denys d'Halicarnasse, IX, 5.

[10] Boeckh, _Corp. inscr._, 397, 399. Ross, _Demi Attici_, 24.

[11] Tite-Live, VI, 20. Suetone, _Tibere_, 1. Ross, _Demi Attici_, 24.

[12] Deux passages de Ciceron, _Tuscul._, 1, 16, et _Topiques_, 6, ont
singulierement embrouille la question. Ciceron parait avoir ignore, comme
presque tous ses contemporains, ce que c'etait que la _gens_ antique.

[13] Demosthenes, _in Macart._, 79. Pausanias, I, 37. _Inscription des
Amynandrides_, citee par Ross, p. 24.

[14] Festus, vis Caeculus, Calpurnii, Cloelia.

[15] Nous n'avons pas a revenir sur ce que nous avons dit plus haut (liv.
II, ch. v) de l'_agnation_. On a pu voir que l'_agnation_ et la
_gentilite_ decoulaient des memes principes et etaient une parente de meme
nature. Le passage de la loi des Douze Tables qui assigne l'heritage aux
_gentiles_ a defaut d'_agnati_ a embarrasse les jurisconsultes et a fait
penser qu'il pouvait y avoir une difference essentielle entre ces deux
sortes de parente. Mais cette difference essentielle ne se voit par aucun
texte. On etait _agnatus_ comme on etait _gentilis_, par la descendance
masculine et par le lien religieux. Il n'y avait entre les deux qu'une
difference de degre, qui se marqua surtout a partir de l'epoque ou les
branches d'une meme _gens_ se diviserent. L'_agnatus_ fut membre de la
branche, le _gentilis_ de la _gens_. Il s'etablit alors la meme
distinction entre les termes de _gentilis_ et d'_agnatus_ qu'entre les
mots _gens_ et _familia_. _Familiam dicimus omnium agnatorum_, dit Ulpien
au _Digeste_, liv. L, tit. 16, S 195. Quand on etait agnat a l'egard d'un
homme, on etait a plus forte raison son _gentilis_; mais on pouvait etre
_gentilis_ sans etre agnat. La loi des Douze Tables donnait l'heritage, a
defaut d'agnats, a ceux qui n'etaient que _gentilis_ a l'egard du defunt,
c'est-a-dire qui n'etaient de sa _gens_ sans etre de sa branche ou de sa
_familia_.

[16] L'usage des noms patronymiques date de cette haute antiquite et se
rattache visiblement a cette vieille religion. L'unite de naissance et de
culte se marqua par l'unite de nom. Chaque _gens_ se transmit de
generation en generation le nom de l'ancetre et le perpetua avec le meme
soin qu'elle perpetuait son culte. Ce que les Romains appelaient
proprement _nomen_ etait ce nom de l'ancetre que tous les descendants et
tous les membres de la _gens_ devaient porter. Un jour vint ou chaque
branche, en se rendant independante a certains egards, marqua son
individualite en adoptant un surnom (_cognomen_). Comme d'ailleurs chaque
personne dut etre distinguee par une denomination particuliere, chacun eut
son _agnomen_, comme Caius ou Quintus. Mais le vrai nom etait celui de la
_gens_; c'etait celui-la que l'on portait officiellement; c'etait celui-la
qui etait sacre; c'etait celui-la qui, remontant au premier ancetre connu,
devait durer aussi longtemps que la famille et que ses dieux. -- Il en
etait de meme en Grece; Romains et Hellenes se ressemblent encore en ce
point. Chaque Grec, du moins s'il appartenait a une famille ancienne et
regulierement constituee, avait trois noms comme le patricien de Rome.
L'un de ces noms lui etait particulier; un autre etait celui de son pere,
et comme ces deux noms alternaient ordinairement entre eux, l'ensemble des
deux equivalait au _cognomen_ hereditaire qui designait a Rome une branche
de la _gens_. Enfin le troisieme nom etait celui de la _gens_ tout
entiere. Exemples: [Grec: Miltiadaes Kimonos Lachiadaes], et a la
generation suivante [Grec: Kimon Miltiadou Lachiadaes]. Les Lakiades
formaient un [Grec: genos] comme les Cornelii une _gens_. Il en etait
ainsi des Butades, des Phytalides, des Brytides, des Amynandrides, etc. On
peut remarquer que Pindare ne fait jamais l'eloge de ses heros sans
rappeler le nom de leur [Grec: genos]. Ce nom, chez les Grecs, etait
ordinairement termine en [Grec: idaes] ou [Grec: adaes] et avait ainsi une
forme d'adjectif, de meme que le nom de la _gens_, chez les Romains, etait
invariablement termine en _ius_. Ce n'en etait pas moins le vrai nom; dans
le langage journalier on pouvait designer l'homme par son surnom
individuel; mais dans le langage officiel de la politique ou de la
religion, il fallait donner a l'homme sa denomination complete et surtout
ne pas oublier le nom du [Grec: genos]. (Il est vrai que plus tard la
democratie substitua le nom du deme a celui du [Grec: genos].) -- Il est
digne de remarque que l'histoire des noms a suivi une tout autre marche
chez les anciens que dans les societes chretiennes. Au moyen age, jusqu'au
douzieme siecle, le vrai nom etait le nom de bapteme ou nom individuel, et
les noms patronymiques ne sont venus qu'assez tard comme noms de terre ou
comme surnoms. Ce fut exactement le contraire chez les anciens. Or cette
difference se rattache, si l'on y prend garde, a la difference des deux
religions. Pour la vieille religion domestique, la famille etait le vrai
corps, le veritable etre vivant, dont l'individu n'etait qu'un membre
inseparable; aussi le nom patronymique fut-il le premier en date et le
premier en importance. La nouvelle religion, au contraire, reconnaissait a
l'individu une vie propre, une liberte complete, une independance toute
personnelle, et ne repugnait nullement a l'isoler de la famille; aussi le
nom de bapteme fut-il le premier et longtemps le seul nom.

[17] Demosthenes, _in Stephanum_, I, 74. Aristophane, _Plutus_, 768. Ces
deux ecrivains indiquent clairement une ceremonie, mais ne la decrivent
pas. Le scholiaste d'Aristophane ajoute quelques details.

[18] _Ferias in famulis habento_. Ciceron, _De legib._, II, 8; II, 12.

[19] _Quum dominus tum famulis religio Larum_. Ciceron, _De legib._, II,
11. Comp. Eschyle, _Agamemnon_, 1035-1038. L'esclave pouvait meme
accomplir l'acte religieux au nom de son maitre. Caton, _De re rust_, 83.

[20] Caton, dans Aulu-Gelle, V, 3; XXI, 1.




LIVRE III.

LA CITE.




CHAPITRE PREMIER.

LA PHRATRIE ET LA CURIE; LA TRIBU.


Nous n'avons presente jusqu'ici et nous ne pouvons presenter encore aucune
date. Dans l'histoire de ces societes antiques, les epoques sont plus
facilement marquees par la succession des idees et des institutions que
par celle des annees.

L'etude des anciennes regles du droit prive nous a fait entrevoir, par
dela les temps qu'on appelle historiques, une periode de siecles pendant
lesquels la famille fut la seule forme de societe. Cette famille pouvait
alors contenir dans son large cadre plusieurs milliers d'etres humains.
Mais dans ces limites l'association humaine etait encore trop etroite:
trop etroite pour les besoins materiels, car il etait difficile que cette
famille se suffit en presence de toutes les chances de la vie; trop
etroite aussi pour les besoins moraux de notre nature, car nous avons vu
combien dans ce petit monde l'intelligence du divin etait insuffisante et
la morale incomplete.

La petitesse de cette societe primitive repondait bien a la petitesse de
l'idee qu'on s'etait faite de la divinite. Chaque famille avait ses dieux,
et l'homme ne concevait et n'adorait que des divinites domestiques. Mais
il ne devait pas se contenter longtemps de ces dieux si fort au-dessous de
ce que son intelligence peut atteindre. S'il lui fallait encore beaucoup
de siecles pour arriver a se representer Dieu comme un etre unique,
incomparable, infini, du moins, il devait se rapprocher insensiblement de
cet ideal en agrandissant d'age en age sa conception et en reculant peu a
peu l'horizon dont la ligne separe pour lui l'Etre divin des choses de la
terre.

L'idee religieuse et la societe humaine allaient donc grandir en meme
temps.

La religion domestique defendait a deux familles de se meler et de se
fondre ensemble. Mais il etait possible que plusieurs familles, sans rien
sacrifier de leur religion particuliere, s'unissent du moins pour la
celebration d'un autre culte qui leur fut commun. C'est ce qui arriva. Un
certain nombre de familles formerent un groupe, que la langue grecque
appelait une phratrie, la langue latine une curie. [1] Existait-il entre
les familles d'un meme groupe un lien de naissance? Il est impossible de
l'affirmer. Ce qui est sur, c'est que cette association nouvelle ne se fit
pas sans un certain elargissement de l'idee religieuse. Au moment meme ou
elles s'unissaient, ces familles concurent une divinite superieure a leurs
divinites domestiques, qui leur etait commune a toutes, et qui veillait
sur le groupe entier. Elles lui eleverent un autel, allumerent un feu
sacre et instituerent un culte.

Il n'y avait pas de curie, de phratrie, qui n'eut son autel et son dieu
protecteur. L'acte religieux y etait de meme nature que dans la famille.
Il consistait essentiellement en un repas fait en commun; la nourriture
avait ete preparee sur l'autel lui-meme et etait par consequent sacree; on
la mangeait en recitant quelques prieres; la divinite etait presente et
recevait sa part d'aliments et de breuvage.

Ces repas religieux de la curie subsisterent longtemps a Rome; Ciceron les
mentionne, Ovide les decrit. [2] Au temps d'Auguste ils avaient encore
conserve toutes leurs formes antiques. " J'ai vu dans ces demeures
sacrees, dit un historien de cette epoque, le repas dresse devant le dieu;
les tables etaient de bois, suivant l'usage des ancetres, et la vaisselle
etait de terre. Les aliments etaient des pains, des gateaux de fleur de
farine, et quelques fruits. J'ai vu faire les libations; elles ne
tombaient pas de coupes d'or ou d'argent, mais de vases d'argile; et j'ai
admire les hommes de nos jours qui restent si fideles aux rites et aux
coutumes de leurs peres. " [3] A Athenes ces repas avaient lieu pendant la
fete qu'on appelait Apaturies. [4]

Il y a des usages qui ont dure jusqu'aux derniers temps de l'histoire
grecque et qui jettent quelque lumiere sur la nature de la phratrie
antique. Ainsi nous voyons qu'au temps de Demosthenes, pour faire partie
d'une phratrie, il fallait etre ne d'un mariage legitime dans une des
familles qui la composaient. Car la religion de la phratrie, comme celle
de la famille, ne se transmettait que par le sang. Le jeune Athenien etait
presente a la phratrie par son pere, qui jurait qu'il etait son fils.
L'admission avait lieu sous une forme religieuse. La phratrie immolait une
victime et en faisait cuire la chair sur l'autel, tous les membres etaient
presents. Refusaient-ils d'admettre le nouvel arrivant, comme ils en
avaient le droit s'ils doutaient de la legitimite de sa naissance, ils
devaient enlever la chair de dessus l'autel. S'ils ne le faisaient pas, si
apres la cuisson ils partageaient avec le nouveau venu les chairs de la
victime, le jeune homme etait admis et devenait irrevocablement membre de
l'association. [5] Ce qui explique ces pratiques, c'est que les anciens
croyaient que toute nourriture preparee sur un autel et partagee entre
plusieurs personnes etablissait entre elles un lien indissoluble et une
union sainte qui ne cessait qu'avec la vie.

Chaque phratrie ou curie avait un chef, curion ou phratriarque, dont la
principale fonction etait de presider aux sacrifices. [6] Peut-etre ses
attributions avaient-elles ete, a l'origine, plus etendues. La phratrie
avait ses assemblees, son tribunal, et pouvait porter des decrets. En
elle, aussi bien que dans la famille, il y avait un dieu, un culte, un
sacerdoce, une justice, un gouvernement. C'etait une petite societe qui
etait modelee exactement sur la famille.

L'association continua naturellement a grandir, et d'apres le meme mode.
Plusieurs curies ou phratries se grouperent et formerent une tribu.

Ce nouveau cercle eut encore sa religion; dans chaque tribu il y eut un
autel et une divinite protectrice.

Le dieu de la tribu etait ordinairement de meme nature que celui de la
phratrie ou celui de la famille. C'etait un homme divinise, un _heros_. De
lui la tribu tirait son nom; aussi les Grecs l'appelaient-ils le _heros
eponyme_. Il avait son jour de fete annuelle. La partie principale de la
ceremonie religieuse etait un repas auquel la tribu entiere prenait part.
[7]

La tribu, comme la phratrie, avait des assemblees et portait des decrets,
auxquels tous ses membres devaient se soumettre. Elle avait un tribunal et
un droit de justice sur ses membres. Elle avait un chef, _tribunus_,
[Grec: phylobasileus]. [8] Dans ce qui nous reste des institutions de la
tribu, on voit qu'elle avait ete constituee, a l'origine, pour etre une
societe independante, et comme s'il n'y eut eu aucun pouvoir social au-
dessus d'elle.


NOTES

[1] Homere, _Iliade, II, 362. Demosthenes, _in Macart._ Isee, III, 37; VI,
10; IX, 33. Phratries a Thebes, Pindare, _Isthm._, VII, 18, et Scholiaste.
Phratrie et curie etaient deux termes que l'on traduisait l'un par
l'autre:
Denys d'Halicarnasse, II, 85; Dion Cassius, _fr._ 14.

[2] Ciceron, _De orat._, 1, 7. Ovide, _Fast._, VI, 305. Denys, II, 65.

[3] Denys, II, 23. Quoi qu'il en dise, quelques changements s'etaient
introduits. Les repas de la curie n'etaient plus qu'une vaine formalite,
bonne pour les pretres. Les membres de la curie s'en dispensaient
volontiers, et l'usage s'etait introduit de remplacer le repas commun par
une distribution de vivres et d'argent: Plaute, _Aululaire_, V, 69 et 137.

[4] Aristophane, _Acharn._, 146. Athenee, IV, p. 171. Suidas, [Grec:
Apatouria].

[5] Demosthenes, _in Eubul._; _in Macart._ Isee, VIII, 18.

[6] Denys, II, 64. Varron, V, 83. Demosthenes, _in Eubul._, 23.

[7] Demosthenes, _in Theocrinem_. Eschine, III, 27. Isee, VII, 36.
Pausanias, I, 38. Schal., _in Demosth._, 702. -- Il y a dans l'histoire
des anciens une distinction a faire entre les tribus religieuses et les
tribus locales. Nous ne parlons ici que des premieres; les secondes leur
sont bien posterieures. L'existence des tribus est un fait universel en
Grece. _Iliade_, II, 362, 668; _Odyssee_, XIX, 177. Herodote, IV, 161.

[8] Eschine, III, 30, 31. Aristote, _Frag._ cite par Photius, vยบ [Grec:
Nauchraria], Pollux, VIII, III. Boeckh, _Corp. inscr._, 82, 85, 108.
L'organisation politique et religieuse des trois tribus primitives de Rome
a laisse peu de traces. Ces tribus etaient des corps trop considerables
pour que la cite ne fit pas en sorte de les affaiblir et de leur oter
l'independance. Les plebeiens, d'ailleurs, ont travaille a les faire
disparaitre.




CHAPITRE II.

NOUVELLES CROYANCES RELIGIEUSES


_1  Les dieux de la nature physique._

Avant de passer de la formation des tribus a la naissance des cites, il
faut mentionner un element important de la vie intellectuelle de ces
antiques populations.

Quand nous avons recherche les plus anciennes croyances de ces peuples,
nous avons trouve une religion qui avait pour objet les ancetres et pour
principal symbole le foyer; c'est elle qui a constitue la famille et
etabli les premieres lois. Mais cette race a eu aussi, dans toutes ses
branches, une autre religion, celle dont les principales figures ont ete
Zeus, Hera, Athene, Junon, celle de l'Olympe hellenique et du Capitole
romain.

De ces deux religions, la premiere prenait ses dieux dans l'ame humaine;
la seconde prit les siens dans la nature physique. Si le sentiment de la
force vive et de la conscience qu'il porte en lui avait inspire a l'homme
la premiere idee du Divin, la vue de cette immensite qui l'entoure et qui
l'ecrase traca a son sentiment religieux un autre cours.

L'homme des premiers temps etait sans cesse en presence de la nature; les
habitudes de la vie civilisee ne mettaient pas encore un voile entre elle
et lui. Son regard etait charme par ces beautes ou ebloui par ces
grandeurs. Il jouissait de la lumiere, il s'effrayait de la nuit, et quand
il voyait revenir " la sainte clarte des cieux ", il eprouvait de la
reconnaissance. Sa vie etait dans les mains de la nature; il attendait le
nuage bienfaisant d'ou dependait sa recolte; il redoutait l'orage qui
pouvait detruire le travail et l'espoir de toute une annee. Il sentait a
tout moment sa faiblesse et l'incomparable force de ce qui l'entourait. Il
eprouvait perpetuellement un melange de veneration, d'amour et de terreur
pour cette puissante nature.

Ce sentiment ne le conduisit pas tout de suite a la conception d'un Dieu
unique regissant l'univers. Car il n'avait pas encore l'idee de l'univers.
Il ne savait pas que la terre, le soleil, les astres sont des parties d'un
meme corps; la pensee ne lui venait pas qu'ils pussent etre gouvernes par
un meme Etre. Aux premiers regards qu'il jeta sur le monde exterieur,
l'homme se le figura comme une sorte de republique confuse ou des forces
rivales se faisaient la guerre. Comme il jugeait les choses exterieures
d'apres lui-meme et qu'il sentait en lui une personne libre, il vit aussi
dans chaque partie de la creation, dans le sol, dans l'arbre, dans le
nuage, dans l'eau du fleuve, dans le soleil, autant de personnes
semblables a la sienne; il leur attribua la pensee, la volonte, le choix
des actes; comme il les sentait puissants et qu'il subissait leur empire,
il avoua sa dependance; il les pria et les adora; il en fit des dieux.

Ainsi, dans cette race, l'idee religieuse se presenta sous deux formes
tres-differentes. D'une part, l'homme attacha l'attribut divin au principe
invisible, a l'intelligence, a ce qu'il entrevoyait de l'ame, a ce qu'il
sentait de sacre en lui. D'autre part il appliqua son idee du divin aux
objets exterieurs qu'il contemplait, qu'il aimait ou redoutait, aux agents
physiques qui etaient les maitres de son bonheur et de sa vie.

Ces deux ordres de croyances donnerent lieu a deux religions que l'on voit
durer aussi longtemps que les societes grecque et romaine. Elles ne se
firent pas la guerre; elles vecurent meme en assez bonne intelligence et
se partagerent l'empire sur l'homme; mais elles ne se confondirent jamais.
Elles eurent toujours des dogmes tout a fait distincts, souvent
contradictoires, des ceremonies et des pratiques absolument differentes.
Le culte des dieux de l'Olympe et celui des heros et des manes n'eurent
jamais entre eux rien de commun. De ces deux religions, laquelle fut la
premiere en date, on ne saurait le dire; ce qui est certain, c'est que
l'une, celle des morts, ayant ete fixee a une epoque tres-lointaine, resta
toujours immuable dans ses pratiques, pendant que ses dogmes s'effacaient
peu a peu; l'autre, celle de la nature physique, fut plus progressive et
se developpa librement a travers les ages, modifiant peu a peu ses
legendes et ses doctrines, et augmentant sans cesse son autorite sur
l'homme.


_2  Rapport de cette religion avec le developpement de la societe
humaine._

On peut croire que les premiers rudiments de cette religion de la nature
sont fort antiques; ils le sont peut-etre autant que le culte des
ancetres; mais comme elle repondait a des conceptions plus generales et
plus hautes, il lui fallut beaucoup plus de temps pour se fixer en une
doctrine precise. [1] Il est bien avere qu'elle ne se produisit pas dans
le monde en un jour et qu'elle ne sortit pas toute faite du cerveau d'un
homme. On ne voit a l'origine de cette religion ni un prophete ni un corps
de pretres. Elle naquit dans les differentes intelligences par un effet de
leur force naturelle. Chacune se la fit a sa facon. Entre tous ces dieux,
issus d'esprits divers, il y eut des ressemblances, parce que les idees se
formaient en l'homme suivant un mode a peu pres uniforme; mais il y eut
aussi une tres-grande variete, parce que chaque esprit etait l'auteur de
ses dieux. Il resulta de la que cette religion fut longtemps confuse et
que ses dieux furent innombrables.

Pourtant les elements que l'on pouvait diviniser n'etaient pas tres-
nombreux. Le soleil qui feconde, la terre qui nourrit, le nuage tour a
tour bienfaisant ou funeste, telles etaient les principales puissances
dont on put faire des dieux. Mais de chacun de ces elements des milliers
de dieux naquirent. C'est que le meme agent physique, apercu sous des
aspects divers, recut des hommes differents noms. Le soleil, par exemple,
fut appele ici Heracles (le glorieux), la Phoebos (l'eclatant), ailleurs
Apollon (celui qui chasse la nuit ou le mal); l'un le nomma l'Etre eleve
(Hyperion), l'autre le bienfaisant (Alexicacos); et, a la longue, les
groupes d'hommes qui avaient donne ces noms divers a l'astre brillant, ne
reconnurent pas qu'ils avaient le meme dieu.

En fait, chaque homme n'adorait qu'un nombre tres-restreint de divinites;
mais les dieux de l'un n'etaient pas ceux de l'autre. Les noms pouvaient,
a la verite, se ressembler; beaucoup d'hommes avaient pu donner separement
a leur dieu le nom d'Apollon ou celui d'Hercule; ces mots appartenaient a
la langue usuelle et n'etaient que des adjectifs qui designaient l'Etre
divin par l'un ou l'autre de ses attributs les plus saillants. Mais sous
ce meme nom les differents groupes d'hommes ne pouvaient pas croire qu'il
n'y eut qu'un dieu. On comptait des milliers de Jupiters differents; il y
avait une multitude de Minerves, de Dianes, de Junons qui se ressemblaient
fort peu. Chacune de ces conceptions s'etant formee par le travail libre
de chaque esprit et etant en quelque sorte sa propriete, il arriva que ces
dieux furent longtemps independants les uns des autres, et que chacun
d'eux eut sa legende particuliere et son culte. [2]

Comme la premiere apparition de ces croyances est d'une epoque ou les
hommes vivaient encore dans l'etat de famille, ces dieux nouveaux eurent
d'abord, comme les demons, les heros et les lares, le caractere de
divinites domestiques. Chaque famille s'etait fait ses dieux, et chacune
les gardait pour soi, comme des protecteurs dont elle ne voulait pas
partager les bonnes graces avec des etrangers. C'est la une pensee qui
apparait frequemment dans les hymnes des Vedas; et il n'y a pas de doute
qu'elle n'ait ete aussi dans l'esprit des Aryas de l'Occident; car elle a
laisse des traces visibles dans leur religion. A mesure qu'une famille
avait, en personnifiant un agent physique, cree un dieu, elle l'associait
a son foyer, le comptait parmi ses penates et ajoutait quelques mots pour
lui a sa formule de priere. C'est pour cela que l'on rencontre souvent
chez les anciens des expressions comme celles-ci: les dieux qui siegent
pres de mon foyer, le Jupiter de mon foyer, l'Apollon de mes peres. [3]
" Je te conjure, dit Tecmesse a Ajax, au nom du Jupiter qui siege pres de
ton foyer. " Medee la magicienne dit dans Euripide: " Je jure par Hecate,
ma deesse maitresse, que je venere et qui habite le sanctuaire de mon
foyer. " Lorsque Virgile decrit ce qu'il y a de plus vieux dans la
religion de Rome, il montre Hercule associe au foyer d'Evandre et adore
par lui comme divinite domestique.

De la sont venus ces milliers de cultes locaux entre lesquels l'unite ne
put jamais s'etablir. De la ces luttes de dieux dont le polytheisme est
plein et qui representent des luttes de familles, de cantons ou de villes.
De la enfin cette foule innombrable de dieux et de deesses, dont nous ne
connaissons assurement que la moindre partie: car beaucoup ont peri, sans
laisser meme le souvenir de leur nom, parce que les familles qui les
adoraient se sont eteintes ou que les villes qui leur avaient voue un
culte ont ete detruites.

Il fallut beaucoup de temps avant que ces dieux sortissent du sein des
familles qui les avaient concus et qui les regardaient comme leur
patrimoine. On sait meme que beaucoup d'entre eux ne se degagerent jamais
de cette sorte de lien domestique. La Demeter d'Eleusis resta la divinite
particuliere de la famille des Eumolpides; l'Athene de l'acropole
d'Athenes appartenait a la famille des Butades. Les Potitii de Rome
avaient un Hercule et les Nautii une Minerve. [4] Il y a grande apparence
que le culte de Venus fut longtemps renferme dans la famille des Jules et
que cette deesse n'eut pas de culte public dans Rome.

Il arriva a la longue que, la divinite d'une famille ayant acquis un grand
prestige sur l'imagination des hommes et paraissant puissante en
proportion de la prosperite de cette famille, toute une cite voulut
l'adopter et lui rendre un culte public pour obtenir ses faveurs. C'est ce
qui eut lieu pour la Demeter des Eumolpides, l'Athene des Butades,
l'Hercule des Potitii. Mais quand une famille consentit a partager ainsi
son dieu, elle se reserva du moins le sacerdoce. On peut remarquer que la
dignite de pretre, pour chaque dieu, fut longtemps hereditaire et ne put
pas sortir d'une certaine famille. [5] C'est le vestige d'un temps ou le
dieu lui-meme etait la propriete de cette famille, ne protegeait qu'elle
et ne voulait etre servi que par elle.

Il est donc vrai de dire que cette seconde religion fut d'abord a
l'unisson de l'etat social des hommes. Elle eut pour berceau chaque
famille et resta longtemps enfermee dans cet etroit horizon. Mais elle se
pretait mieux que le culte des morts aux progres futurs de l'association
humaine. En effet les ancetres, les heros, les manes etaient des dieux
qui, par leur essence meme, ne pouvaient etre adores que par un tres-petit
nombre d'hommes et qui etablissaient a perpetuite d'infranchissables
lignes de demarcation entre les familles. La religion des dieux de la
nature etait un cadre plus large. Aucune loi rigoureuse ne s'opposait a ce
que chacun de ces cultes se propageat; il n'etait pas dans la nature
intime de ces dieux de n'etre adores que par une famille et de repousser
l'etranger. Enfin les hommes devaient arriver insensiblement a
s'apercevoir que le Jupiter d'une famille etait, au fond, le meme etre ou
la meme conception que le Jupiter d'une autre; ce qu'ils ne pouvaient
jamais croire de deux Lares, de deux ancetres, ou de deux foyers.

Ajoutons que cette religion nouvelle avait aussi une autre morale. Elle ne
se bornait pas a enseigner a l'homme les devoirs de famille. Jupiter etait
le dieu de l'hospitalite; c'est de sa part que venaient les etrangers, les
suppliants, " les venerables indigents ", ceux qu'il fallait traiter
" comme des freres ". Tous ces dieux prenaient souvent la forme humaine et
se montraient aux mortels. C'etait bien quelquefois pour assister a leurs
luttes et prendre part a leurs combats; souvent aussi c'etait pour leur
prescrire la concorde et leur apprendre a s'aider les uns les autres.

A mesure que cette seconde religion alla se developpant, la societe dut
grandir. Or il est assez manifeste que cette religion, faible d'abord,
prit ensuite une extension tres-grande. A l'origine, elle s'etait comme
abritee sous la protection de sa soeur ainee, aupres du foyer domestique.
La le dieu nouveau avait obtenu une petite place, une etroite _cella_, en
regard et a cote de l'autel venere, afin qu'un peu du respect que les
hommes avaient pour le foyer allat vers le dieu. Peu a peu le dieu,
prenant plus d'autorite sur l'ame, renonca a cette sorte de tutelle; il
quitta le foyer domestique; il eut une demeure a lui et des sacrifices qui
lui furent propres. Cette demeure ([Grec: naos], de [Grec: naio], habiter)
fut d'ailleurs batie a l'image de l'ancien sanctuaire; ce fut, comme
auparavant, une _cella_ vis-a-vis d'un foyer; mais la _cella_ s'elargit,
s'embellit, devint un temple. Le foyer resta a l'entree de la maison du
dieu, mais il parut bien petit a cote d'elle. Lui qui avait ete d'abord le
principal, il ne fut plus que l'accessoire. Il cessa d'etre le dieu et
descendit au rang d'autel du dieu, d'instrument pour le sacrifice. Il fut
charge de bruler la chair de la victime et de porter l'offrande avec la
priere de l'homme a la divinite majestueuse dont la statue residait dans
le temple.

Lorsqu'on voit ces temples s'elever et ouvrir leurs portes devant la foule
des adorateurs, on peut etre assure que l'association humaine a grandi.


NOTES

[1] Est-il necessaire de rappeler toutes les traditions grecques et
italiennes qui faisaient de la religion de Jupiter une religion jeune et
relativement recente? La Grece et l'Italie avaient conserve le souvenir
d'un temps ou les societes humaines existaient deja et ou cette religion
n'etait pas encore formee. Ovide, _Fast._, II, 289; Virgile, _Georg._, I,
126. Eschyle, _Eumenides_, Pausanias, VIII, s. Il y a apparence que chez
les Hindous les _Pitris_ ont ete anterieurs aux _Devas_.

[2] Le meme nom cache souvent des divinites fort differentes: Poseidon
Hippios, Poseidon Phytalmios, Poseidon Erechthee, Poseidon Aegeen,
Poseidon Heliconien etaient des dieux divers qui n'avaient ni les memes
attributs, ni les memes adorateurs.

[3] [Grec: Hestiouchoi, ephestioi, patrooi. 0 emos Zeus], Euripide,
_Hecube_, 345; _Medee_, 395. Sophocle, _Ajax_, 492. Virgile, VIII, 643.
Herodote, I, 44.

[4] Tite-Live, IX, 29. Denys, VI, 69.

[5] Herodote, V, 64, 65; IX, 27. Pindare, _Isthm_., VII, 18. Xenophon,
_Hell._, VI, 8. Platon, _Lois_, p. 759; _Banquet_, p. 40. Ciceron, _De
divin._, I, 41. Tacite, _Ann._, II, 54. Plutarque, _Thesee_, 23. Strabon,
IX, 421; XIV, 634. Callimaque, _Hymne a Apoll._, 84. Pausanias, I, 37; VI,
17; X, 1. Apollodore, III, 13. Harpocration, V  _Eunidai_. Boeckh, _Corp.
inscript._, 1340.




CHAPITRE III.

LA CITE SE FORME.


La tribu, comme la famille et la phratrie, etait
constituee pour etre un corps independant, puisqu'elle
avait un culte special dont l'etranger etait
exclu. Une fois formee, aucune famille nouvelle ne
pouvait plus y etre admise. Deux tribus ne pouvaient
pas davantage se fondre en une seule; leur religion
s'y opposait. Mais de meme que plusieurs phratries
s'etaient unies en une tribu, plusieurs tribus purent
s'associer entre elles, a la condition que le culte de
chacune d'elles fut respecte. Le jour ou cette alliance
se fit, la cite exista.

Il importe peu de chercher la cause qui determina
plusieurs tribus voisines a s'unir. Tantot l'union fut
volontaire, tantot elle fut imposee par la force superieure
d'une tribu ou par la volonte puissante d'un
homme. Ce qui est certain, c'est que le lien de la
nouvelle association fut encore un culte. Les tribus
qui se grouperent pour former une cite ne manquerent
jamais d'allumer un feu sacre et de se donner
une religion commune.

Ainsi la societe humaine, dans cette race, n'a pas
grandi a la facon d'un cercle qui s'elargirait peu a
peu, gagnant de proche en proche. Ce sont, au contraire,
de petits groupes qui, constitues longtemps
a l'avance, se sont agreges les uns aux autres. Plusieurs
familles ont forme la phratrie, plusieurs phratries
la tribu, plusieurs tribus la cite. Famille,
phratrie, tribu, cite, sont d'ailleurs des societes
exactement semblables entre elles et qui sont nees
l'une de l'autre par une serie de federations.

Il faut meme remarquer qu'a mesure que ces differents
groupes s'associaient ainsi entre eux, aucun
d'eux ne perdait pourtant ni son individualite, ni son
independance. Bien que plusieurs familles se fussent
unies en une phratrie, chacune d'elles restait constituee
comme a l'epoque de son isolement; rien
n'etait change en elle, ni son culte, ni son sacerdoce,
ni son droit de propriete, ni sa justice interieure.
Des curies s'associaient ensuite; mais chacune
gardait son culte, ses reunions, ses fetes, son
chef. De la tribu on passa a la cite; mais les tribus
ne furent pas pour cela dissoutes, et chacune d'elles
continua a former un corps, a peu pres comme si la
cite n'existait pas. En religion il subsista une multitude
de petits cultes au-dessus desquels s'etablit un
culte commun; en politique, une foule de petits
gouvernements continuerent a fonctionner, et au-dessus
d'eux un gouvernement commun s'eleva.

La cite etait une confederation. C'est pour cela
qu'elle fut obligee, au moins pendant plusieurs siecles,
de respecter l'independance religieuse et civile
des tribus, des curies et des familles, et qu'elle n'eut
pas d'abord le droit d'intervenir dans les affaires particulieres
de chacun de ces petits corps. Elle n'avait
rien a voir dans l'interieur d'une famille; elle n'etait
pas juge de ce qui s'y passait; elle laissait au pere
le droit et le devoir de juger sa femme, son fils, son
client. C'est pour cette raison que le droit prive, qui
avait ete fixe a l'epoque de l'isolement des familles,
a pu subsister dans les cites et n'a ete modifie que
fort tard.

Ce mode d'enfantement des cites anciennes est
atteste par des usages qui ont dure fort longtemps.
Si nous regardons l'armee de la cite, dans les premiers
temps, nous la trouvons distribuee en tribus,
en curies, en familles, [1] " de telle sorte, dit un ancien,
que le guerrier ait pour voisin dans le combat
celui avec qui, en temps de paix, il fait la libation
et le sacrifice au meme autel ". Si nous regardons le
peuple assemble, dans les premiers siecles de Rome,
il vote par curies et par _gentes_. [2] Si nous regardons
le culte, nous voyons a Rome six Vestales, deux
pour chaque tribu; a Athenes, l'archonte fait le sacrifice
au nom de la cite entiere, mais il est assiste
pour la ceremonie religieuse d'autant de ministres
qu'il y a de tribus.

Ainsi la cite n'est pas un assemblage d'individus:
c'est une confederation de plusieurs groupes qui
etaient constitues avant elle et qu'elle laisse subsister.
On voit dans les orateurs attiques que chaque
Athenien fait partie a la fois de quatre societes distinctes;
il est membre d'une famille, d'une phratrie,
d'une tribu et d'une cite. Il n'entre pas en meme
temps et le meme jour dans toutes les quatre, comme
le Francais qui, du moment de sa naissance, appartient
a la fois a une famille, a une commune, a un
departement et a une patrie. La phratrie et la tribu
ne sont pas des divisions administratives. L'homme
entre a des epoques diverses dans ces quatre societes, et il monte, en
quelque sorte, de l'une a l'autre.
L'enfant est d'abord admis dans la famille par la ceremonie
religieuse qui a lieu dix jours apres sa naissance.
Quelques annees apres, il entre dans la phratrie
par une nouvelle ceremonie que nous avons
decrite plus haut. Enfin, a l'age de seize ou de dix-huit
ans, il se presente pour etre admis dans la cite.
Ce jour-la, en presence d'un autel et devant les
chairs fumantes d'une victime, il prononce un serment
par lequel il s'engage, entre autres choses, a
respecter toujours la religion de la cite. A partir de
ce jour-la, il est initie au culte public et devient citoyen. [3]
Que l'on observe ce jeune Athenien s'elevant
d'echelon en echelon, de culte en culte, et l'on
aura l'image des degres par lesquels l'association
humaine a passe. La marche que ce jeune homme
est astreint a suivre est celle que la societe a d'abord
suivie.

Un exemple rendra cette verite plus claire. Il nous
est reste sur les antiquites d'Athenes assez de traditions
et de souvenirs pour que nous puissions voir
avec quelque nettete comment s'est formee la cite
athenienne. A l'origine, dit Plutarque, l'Attique
etait divisee par familles. [4] Quelques-unes de ces familles
de l'epoque primitive, comme les Eumolpides,
les Cecropides, les Cephyreens, les Phytalides, les
Lakiades, se sont perpetuees jusque dans les ages
suivants. Alors la cite athenienne n'existait pas; mais
chaque famille, entouree de ses branches cadettes
et de ses clients, occupait un canton et y vivait dans
une independance absolue. Chacune avait sa religion
propre: les Eumolpides, fixes a Eleusis, adoraient
Demeter; les Cecropides, qui habitaient le rocher
ou fut plus tard Athenes, avaient pour divinites protectrices Poseidon et
Athene. Tout a cote, sur la
petite colline ou fut l'Areopage, le dieu protecteur
etait Ares; a Marathon c'etait un Hercule, a Prasies
un Apollon, un autre Apollon a Phlyes, les Dioscures
a Cephale et ainsi de tous les autres cantons. [5]

Chaque famille, comme elle avait son dieu et son
autel, avait aussi son chef. Quand Pausanias visita
l'Attique, il trouva dans les petits bourgs d'antiques
traditions qui s'etaient perpetuees avec le culte; or
ces traditions lui apprirent que chaque bourg avait
eu son roi avant le temps ou Cecrops regnait a Athenes.
N'etait-ce pas le souvenir d'une epoque lointaine
ou ces grandes familles patriarcales, semblables
aux clans celtiques, avaient chacune son chef
hereditaire, qui etait a la fois pretre et juge? Une
centaine de petites societes vivaient donc isolees
dans le pays, ne connaissant entre elles ni lien religieux
ni lien politique, ayant chacune son territoire,
se faisant souvent la guerre, etant enfin a tel
point separees les unes des autres que le mariage
entre elles n'etait pas toujours repute permis. [6]

Mais les besoins ou les sentiments les rapprocherent.
Insensiblement elles s'unirent en petits groupes,
par quatre, par cinq, par six. Ainsi nous trouvons
dans les traditions que les quatre bourgs de la
plaine de Marathon s'associerent pour adorer ensemble
Apollon Delphinien; les hommes du Piree,
de Phalere et de deux cantons voisins s'unirent de
leur cote, et batirent en commun un temple a Hercule. [7]
A la longue cette centaine de petits Etats se
reduisit a douze confederations. Ce changement,
par lequel la population de l'Attique passa de l'etat
de famille patriarcale a une societe un peu plus
etendue, etait attribue par les traditions aux efforts
de Cecrops; il faut seulement entendre par la qu'il
ne fut acheve qu'a l'epoque ou l'on placait le regne
de ce personnage, c'est-a-dire vers le seizieme siecle
avant notre ere. On voit d'ailleurs que ce Cecrops
ne regnait que sur l'une des douze associations,
celle qui fut plus tard Athenes, les onze autres
etaient pleinement independantes; chacune avait son
dieu protecteur, son autel, son feu sacre, son chef. [8]

Plusieurs generations se passerent pendant les-quelles
le groupe des Cecropides acquit insensiblement
plus d'importance. De cette periode il est reste
le souvenir d'une lutte sanglante qu'ils soutinrent
contre les Eumolpides d'Eleusis, et dont le resultat
fut que ceux-ci se soumirent, avec la seule reserve
de conserver le sacerdoce hereditaire de leur divinite. [9]
On peut croire qu'il y a eu d'autres luttes et
d'autres conquetes, dont le souvenir ne s'est pas
conserve. Le rocher des Cecropides, ou s'etait peu
a peu developpe le culte d'Athene, et qui avait fini
par adopter le nom de sa divinite principale, acquit
la suprematie sur les onze autres Etats. Alors parut
Thesee, heritier des Cecropides. Toutes les traditions
s'accordent a dire qu'il reunit les douze groupes
en une cite. Il reussit, en effet, a faire adopter dans
toute l'Attique le culte d'Athene Polias, en sorte
que tout le pays celebra des lors en commun le sacrifice
des Panathenees. Avant lui, chaque bourgade
avait son feu sacre et son prytanee; il voulut que le
prytanee d'Athenes fut le centre religieux de toute
l'Attique. [10] Des lors l'unite athenienne fut fondee;
religieusement, chaque canton conserva son ancien
culte, mais tous adopterent un culte commun; politiquement,
chacun conserva ses chefs, ses juges,
son droit de s'assembler, mais au-dessus de ces gouvernements locaux il y
eut le gouvernement central
de la cite. [11]

De ces souvenirs et de ces traditions si precises
qu'Athenes conservait religieusement, il nous semble
qu'il ressort deux verites egalement manifestes;
l'une est que la cite a ete une confederation de
groupes constitues avant elle; l'autre est que la societe
ne s'est developpee qu'autant que la religion
s'elargissait. On ne saurait dire si c'est le progres
religieux qui a amene le progres social; ce qui est
certain, c'est qu'ils se sont produits tous les deux
en meme temps et avec un remarquable accord.

Il faut bien penser a l'excessive difficulte qu'il y
avait pour les populations primitives a fonder des
societes regulieres. Le lien social n'est pas facile a
etablir entre ces etres humains qui sont si divers, si
libres, si inconstants. Pour leur donner des regles
communes, pour instituer le commandement et faire
accepter l'obeissance, pour faire ceder la passion a
la raison, et la raison individuelle, a la raison publique,
il faut assurement quelque chose de plus fort
que la force materielle, de plus respectable que l'interet,
de plus sur qu'une theorie philosophique, de
plus immuable qu'une convention, quelque chose
qui soit egalement au fond de tous les coeurs et qui
y siege avec empire.

Cette chose-la, c'est une croyance. Il n'est rien
de plus puissant sur l'ame. Une croyance est l'oeuvre
de notre esprit, mais nous ne sommes pas libres de
la modifier a notre gre. Elle est notre creation, mais
nous ne le savons pas. Elle est humaine, et nous la
croyons dieu. Elle est l'effet de notre puissance et
elle est plus forte que nous. Elle est en nous; elle
ne nous quitte pas; elle nous parle a tout moment.
Si elle nous dit d'obeir, nous obeissons; si elle nous
trace des devoirs, nous nous soumettons. L'homme
peut bien dompter la nature, mais il est assujetti a
sa pensee.

Or, une antique croyance commandait a l'homme
d'honorer l'ancetre; le culte de l'ancetre a groupe la
famille autour d'un autel. De la la premiere religion,
les premieres prieres, la premiere idee du devoir et
la premiere morale; de la aussi la propriete etablie,
l'ordre de la succession fixe; de la enfin tout le droit
prive et toutes les regles de l'organisation domestique.
Puis la croyance grandit, et l'association en
meme temps. A mesure que les hommes sentent
qu'il y a pour eux des divinites communes, ils s'unissent
en groupes plus etendus. Les memes regles,
trouvees et etablies dans la famille, s'appliquent
successivement a la phratrie, a la tribu, a la cite.

Embrassons du regard le chemin que les hommes
ont parcouru. A l'origine, la famille vit isolee et
l'homme ne connait que les dieux domestiques,
[Grec: theoi patrooi], _dii gentiles_. Au-dessus de la famille se
forme la phratrie avec son dieu, [Grec: theos phratrios], _Juno
curialis_. Vient ensuite la tribu et le dieu de la tribu,
[Grec: theos phylios]. On arrive enfin a la cite, et l'on concoit
un dieu dont la providence embrasse cette cite entiere,
[Grec: theos polieus], _penates publici_. Hierarchie de
croyances, hierarchie d'association. L'idee religieuse
a ete, chez les anciens, le souffle inspirateur et organisateur
de la societe.

Les traditions des Hindous, des Grecs, des Etrusques
racontaient que les dieux avaient revele aux
hommes les lois sociales. Sous cette forme legendaire
il y a une verite. Les lois sociales ont ete
l'oeuvre des dieux; mais ces dieux si puissants et
si bienfaisants n'etaient pas autre chose que les
croyances des hommes.

Tel a ete le mode d'enfantement de l'Etat chez
les anciens; cette etude etait necessaire pour nous
rendre compte tout a l'heure de la nature et des
institutions de la cite. Mais il faut faire ici une reserve.
Si les premieres cites se sont formees par la
confederation de petites societes constituees anterieurement,
ce n'est pas a dire que toutes les cites a
nous connues aient ete formees de la meme maniere.
L'organisation municipale une fois trouvee, il n'etait
pas necessaire que pour chaque ville nouvelle on
recommencat la meme route longue et difficile. Il
put meme arriver assez souvent que l'on suivit l'ordre
inverse. Lorsqu'un chef, sortant d'une ville deja
constituee, en alla fonder une autre, il n'emmena
d'ordinaire avec lui qu'un petit nombre de ses
concitoyens, et il s'adjoignit beaucoup d'autres
hommes qui venaient de divers lieux et pouvaient
meme appartenir a des races diverses. Mais ce chef
ne manqua jamais de constituer le nouvel Etat a
l'image de celui qu'il venait de quitter. En consequence,
il partagea son peuple en tribus et en phratries.
Chacune de ces petites associations eut un
autel, des sacrifices, des fetes; chacune imagina
meme un ancien heros qu'elle honora d'un culte, et
duquel elle vint a la longue a se croire issue.

Souvent encore il arriva que les hommes d'un
certain pays vivaient sans lois et sans ordre, soit
que l'organisation sociale n'eut pas reussi a s'etablir,
comme en Arcadie, soit qu'elle eut ete corrompue
et dissoute par des revolutions trop brusques, comme
a Cyrene et a Thurii. Si un legislateur entreprenait
de mettre la regle parmi ces hommes, il ne manquait
jamais de commencer par les repartir en tribus et
en phratries, comme s'il n'y avait pas d'autre type
de societe que celui-la. Dans chacun de ces cadres
il instituait un heros eponyme, il etablissait des sacrifices,
il inaugurait des traditions. C'etait toujours
par la que l'on commencait, si l'on voulait fonder
une societe reguliere. [12] Ainsi fait Platon lui-meme
lorsqu'il imagine une cite modele.


NOTES

[1] Homere, _Iliade_, II, 362. Varron, _De ling. lat._, V, 89. Isee, II,
42.

[2] Aulu-Gelle, XV, 27.

[3] Demosthenes, _in Eubul._ Isee, VII, IX. Lycurgue, I, 76. Schol., _in
Demosth._, p. 438. Pollux, VIII, 105. Stobee, _De republ._

[4] [Grec: Katagene], Plutarque, Thesee, 24; _ibid._, 13.

[5] Pausanias, I, 15; I, 31; I, 37; II, 18.

[6] Plutarque, _Thesee_, 18.

[7] Id., _ibid._, 14. Pollux, VI, 105. Etienne de Byzance, [Grec:
echelidai].

[8] Philochore cite par Strabon, IX. Thucydide, II, 16. Pollux, VIII, 111.

[9] Pausanias, I, 38.

[10] Thucydide, II, 15. Plutarque, _Thesee_, 24. Pausanias, I, 26; VIII,
2.

[11] Plutarque et Thucydide disent que Thesee detruisit les prytanees
locaux et abolit les magistratures des bourgades. S'il essaya de le faire,
il est certain qu'il n'y reussit pas; car longtemps apres lui nous
trouvons
encore les cultes locaux, les assemblees, les _rois de tribus_. Boeckh,
_Corp, inscr._, 82, 85. Demosthenes, _in Theocrinem_. Pollux, VIII, III.
-- Nous laissons de cote la legende d'Ion, a laquelle plusieurs historiens
modernes nous semblent avoir donne trop d'importance en la presentant
comme
le symptome d'une invasion etrangere dans l'Attique. Cette invasion n'est
indiquee par aucune tradition. Si l'Attique eut ete conquise par ces
Ioniens du Peloponese, il n'est pas probable que les Atheniens eussent
conserve si religieusement leurs noms de Cecropides, d'Erechtheides, et
qu'ils eussent, au contraire, considere comme une injure le nom d'Ioniens
(Herodote, I, 143). A ceux qui croient a cette invasion des Ioniens et qui
ajoutent que la noblesse des Eupatrides vient de la, on peut encore
repondre que la plupart des grandes familles d'Athenes remontent a une
epoque bien anterieure a celle ou l'on place l'arrivee d'Ion dans
l'Attique. Est-ce a dire que les Atheniens ne soient pas des Ioniens, pour
la plupart? Ils appartiennent assurement a cette branche de la race
hellenique; Strabon nous dit que dans les temps les plus recules l'Attique
s'appelait _Ionia_ et _Ias_. Mais on a tort de faire du fils de Xuthos, du
heros legendaire d'Euripide, la tige de ces Ioniens; ils sont infiniment
anterieurs a Ion, et leur nom est peut-etre beaucoup plus ancien que celui
d'Hellenes. On a tort de faire descendre de cet Ion tous les Eupatrides et
de presenter cette classe d'hommes comme une population conquerante qui
eut
opprime par la force une population vaincue. Cette opinion ne s'appuie sur
aucun temoignage ancien.

[12] Herodote, IV, 161. Cf. Platon, _Lois_, V, 738; VI, 771.




CHAPITRE IV.

LA VILLE.


Cite et ville n'etaient pas des mots synonymes chez les anciens. La cite
etait l'association religieuse et politique des familles et des tribus; la
ville etait le lieu de reunion, le domicile et surtout le sanctuaire de
cette association.

Il ne faudrait pas nous faire des villes anciennes l'idee que nous donnent
celles que nous voyons s'elever de nos jours. On batit quelques maisons,
c'est un village; insensiblement le nombre des maisons s'accroit, c'est
une ville; et nous unissons, s'il y a lieu, par l'entourer d'un fosse et
d'une muraille. Une ville, chez les anciens, ne se formait pas a la
longue, par le lent accroissement du nombre des hommes et des
constructions. On fondait une ville d'un seul coup, tout entiere en un
jour.

Mais il fallait que la cite fut constituee d'abord, et c'etait l'oeuvre la
plus difficile et ordinairement la plus longue. Une fois que les familles,
les phratries et les tribus etaient convenues de s'unir et d'avoir un meme
culte, aussitot on fondait la ville pour etre le sanctuaire de ce culte
commun. Aussi la fondation d'une ville etait-elle toujours un acte
religieux.

Nous allons prendre pour premier exemple Rome elle-meme, en depit de la
vogue d'incredulite qui s'attache a cette ancienne histoire. On a bien
souvent repete que Romulus etait un chef d'aventuriers, qu'il s'etait fait
un peuple en appelant a lui des vagabonds et des voleurs, et que tous ces
hommes ramasses sans choix avaient bati au hasard quelques cabanes pour y
enfermer leur butin. Mais les ecrivains anciens nous presentent les faits
d'une tout autre facon; et il nous semble que, si l'on veut connaitre
l'antiquite, la premiere regle doit etre de s'appuyer sur les temoignages
qui nous viennent d'elle. Ces ecrivains parlent a la verite d'un asile,
c'est-a-dire d'un enclos sacre ou Romulus admit tous ceux qui se
presenterent; en quoi il suivait l'exemple que beaucoup de fondateurs de
villes lui avaient donne. Mais cet asile n'etait pas la ville; il ne fut
meme ouvert qu'apres que la ville avait ete fondee et completement batie.
C'etait un appendice ajoute a Rome; ce n'etait pas Rome. Il ne faisait
meme pas partie de la ville de Romulus; car il etait situe au pied du mont
Capitolin, tandis que la ville occupait le plateau du Palatin. Il importe
de bien distinguer le double element de la population romaine. Dans
l'asile sont les aventuriers sans feu ni lieu; sur le Palatin sont les
hommes venus d'Albe, c'est-a-dire les hommes deja organises en societe,
distribues en _gentes_ et en curies, ayant des cultes domestiques et des
lois. L'asile n'est qu'une sorte de hameau ou de faubourg ou les cabanes
se batissent au hasard et sans regles; sur le Palatin s'eleve une ville
religieuse et sainte.

Sur la maniere dont cette ville fut fondee, l'antiquite abonde en
renseignements; on en trouve dans Denys d'Halicarnasse qui les puisait
chez des auteurs plus anciens que lui; on en trouve dans Plutarque, dans
les _Fastes_ d'Ovide, dans Tacite, dans Caton l'Ancien qui avait compulse
les vieilles annales, et dans deux autres ecrivains qui doivent surtout
nous inspirer une grande confiance, le savant Varron et le savant Verrius
Flaccus que Festus nous a en partie conserve, tous les deux fort instruits
des antiquites romaines, amis de la verite, nullement credules, et
connaissant assez bien les regles de la critique historique. Tous ces
ecrivains nous ont transmis le souvenir de la ceremonie religieuse qui
avait marque la fondation de Rome, et nous ne sommes pas en droit de
rejeter un tel nombre de temoignages.

Il n'est pas rare de rencontrer chez les anciens des faits qui nous
etonnent; est-ce un motif pour dire que ce sont des fables, surtout si ces
faits qui s'eloignent beaucoup des idees modernes, s'accordent
parfaitement avec celles des anciens? Nous avons vu dans leur vie privee
une religion qui reglait tous leurs actes; nous avons vu ensuite que cette
religion les avait constitues en societe; qu'y a-t-il d'etonnant apres
cela que la fondation d'une ville ait ete aussi un acte sacre et que
Romulus lui-meme ait du accomplir des rites qui etaient observes partout?

Le premier soin du fondateur est de choisir l'emplacement de la ville
nouvelle. Mais ce choix, chose grave et dont on croit que la destinee du
peuple depend, est toujours laisse a la decision des dieux. Si Romulus eut
ete Grec, il aurait consulte l'oracle de Delphes; Samnite, il eut suivi
l'animal sacre, le loup ou le pivert. Latin, tout voisin des Etrusques,
initie a la science augurale, [1] il demande aux dieux de lui reveler leur
volonte par le vol des oiseaux. Les dieux lui designent le Palatin.

Le jour de la fondation venu, il offre d'abord un sacrifice. Ses
compagnons sont ranges autour de lui; ils allument un feu de broussailles,
et chacun saute a travers la flamme legere. [2] L'explication de ce rite
est que, pour l'acte qui va s'accomplir, il faut que le peuple soit pur;
or les anciens croyaient se purifier de toute tache physique ou morale en
sautant a travers la flamme sacree.

Quand cette ceremonie preliminaire a prepare le peuple au grand acte de la
fondation, Romulus creuse une petite fosse de forme circulaire. Il y jette
une motte de terre qu'il a apportee de la ville d'Albe. [3] Puis chacun de
ses compagnons, s'approchant a son tour, jette comme lui un peu de terre
qu'il a apporte du pays d'ou il vient. Ce rite est remarquable, et il nous
revele chez ces hommes une pensee qu'il importe de signaler. Avant de
venir sur le Palatin, ils habitaient Albe ou quelque autre des villes
voisines. La etait leur foyer: c'est la que leurs peres avaient vecu et
etaient ensevelis. Or la religion defendait de quitter la terre ou le
foyer avait ete fixe et ou les ancetres divins reposaient. Il avait donc
fallu, pour se degager de toute impiete, que chacun de ces hommes usat
d'une fiction, et qu'il emportat avec lui, sous le symbole d'une motte de
terre, le sol sacre ou ses ancetres etaient ensevelis et auquel leurs
manes etaient attaches. L'homme ne pouvait se deplacer qu'en emmenant avec
lui son sol et ses aieux. Il fallait que ce rite fut accompli pour qu'il
put dire en montrant la place nouvelle qu'il avait adoptee: Ceci est
encore la terre de mes peres, _terra patrum, patria_; ici est ma patrie,
car ici sont les manes de ma famille.

La fosse ou chacun avait ainsi jete un peu de terre, s'appelait _mundus_;
or ce mot designait dans l'ancienne langue la region des manes. [4] De
cette meme place, suivant la tradition, les ames des morts s'echappaient
trois fois par an, desireuses de revoir un moment la lumiere. Ne voyons-
nous pas encore dans cette tradition la veritable pensee de ces anciens
hommes? En deposant dans la fosse une motte de terre de leur ancienne
patrie, ils avaient cru y enfermer aussi les ames de leurs ancetres. Ces
ames reunies la devaient recevoir un culte perpetuel et veiller sur leurs
descendants. Romulus a cette meme place posa un autel et y alluma du feu.
Ce fut le foyer de la cite. [5]

Autour de ce foyer doit s'elever la ville, comme la maison s'eleve autour
du foyer domestique; Romulus trace un sillon qui marque l'enceinte. Ici
encore les moindres details sont fixes par un rituel. Le fondateur doit se
servir d'un soc de cuivre; sa charrue est trainee par un taureau blanc et
une vache blanche. Romulus, la tete voilee et sous le costume sacerdotal,
tient lui-meme le manche de la charrue et la dirige en chantant des
prieres. Ses compagnons marchent derriere lui en observant un silence
religieux, A mesure que le soc souleve des mottes de terre, on les rejette
soigneusement a l'interieur de l'enceinte, pour qu'aucune parcelle de
cette terre sacree ne soit du cote de l'etranger. [6]

Cette enceinte tracee par la religion est inviolable. Ni etranger ni
citoyen n'a le droit de la franchir. Sauter par-dessus ce petit sillon est
un acte d'impiete; la tradition romaine disait que le frere du fondateur
avait commis ce sacrilege et l'avait paye de sa vie. [7]

Mais pour que l'on puisse entrer dans la ville et en sortir, le sillon est
interrompu en quelques endroits; [8] pour cela Romulus a souleve et porte
le soc; ces intervalles s'appellent _portae_; ce sont les portes de la
ville.

Sur le sillon sacre ou un peu en arriere, s'elevent ensuite les murailles;
elles sont sacrees aussi. [9] Nul ne pourra y toucher, meme pour les
reparer, sans la permission des pontifes. Des deux cotes de cette
muraille, un espace de quelques pas est donne a la religion; on l'appelle
_pomoerium_; [10] il n'est permis ni d'y faire passer la charrue ni d'y
elever aucune construction.

Telle a ete, suivant une foule de temoignages anciens, la ceremonie de la
fondation de Rome. Que si l'on demande comment le souvenir a pu s'en
conserver jusqu'aux ecrivains qui nous l'ont transmis, c'est que cette
ceremonie etait rappelee chaque annee a la memoire du peuple par une fete
anniversaire qu'on appelait le jour natal de Rome. Cette fete a ete
celebree dans toute l'antiquite, d'annee en annee, et le peuple romain la
celebre encore aujourd'hui a la meme date qu'autrefois, le 21 avril; tant
les hommes, a travers leurs incessantes transformations, restent fideles
aux vieux usages!

On ne peut pas raisonnablement supposer que de tels rites aient ete
imagines pour la premiere fois par Romulus. Il est certain, au contraire,
que beaucoup de villes avant Rome avaient ete fondees de la meme maniere.
Varron dit que ces rites etaient communs au Latium et a l'Etrurie. Caton
l'Ancien qui, pour ecrire son livre des _Origines_, avait consulte les
annales de tous les peuples italiens, nous apprend que des rites analogues
etaient pratiques par tous les fondateurs de villes. Les Etrusques
possedaient des livres liturgiques ou etait consigne le rituel complet de
ces ceremonies. [11]

Les Grecs croyaient, comme les Italiens, que l'emplacement d'une ville
devait etre choisi et revele par la divinite. Aussi quand ils voulaient en
fonder une, consultaient-ils l'oracle de Delphes. [12] Herodote signale
comme un acte d'impiete ou de folie que le Spartiate Doriee ait ose batir
une ville " sans consulter l'oracle et sans pratiquer aucune des
ceremonies prescrites ", et le pieux historien n'est pas surpris qu'une
ville ainsi construite en depit des regles n'ait dure que trois ans. [13]
Thucydide, rappelant le jour ou Sparte fut fondee, mentionne les chants
pieux et les sacrifices de ce jour-la. Le meme historien nous dit que les
Atheniens avaient un rituel particulier et qu'ils ne fondaient jamais une
colonie sans s'y conformer. [14] On peut voir dans une comedie
d'Aristophane un tableau assez exact de la ceremonie qui etait usitee en
pareil cas. Lorsque le poete representait la plaisante fondation de la
ville des Oiseaux, il songeait certainement aux coutumes qui etaient
observees dans la fondation des villes des hommes; aussi mettait-il sur la
scene un pretre qui allumait un foyer en invoquant les dieux, un poete qui
chantait des hymnes, et un devin qui recitait des oracles.

Pausanias parcourait la Grece vers le temps d'Adrien. Arrive en Messenie,
il se fit raconter par les pretres la fondation de la ville de Messene, et
il nous a transmis leur recit. [15] L'evenement n'etait pas tres-ancien;
il avait eu lieu au temps d'Epaminondas. Trois siecles auparavant les
Messeniens avaient ete chasses de leur pays, et depuis ce temps-la ils
avaient vecu disperses parmi les autres Grecs, sans patrie, mais gardant
avec un soin pieux leurs coutumes et leur religion nationale. Les Thebains
voulaient les ramener dans le Peloponese, pour attacher un ennemi aux
flancs de Sparte; mais le plus difficile etait de decider les Messeniens.
Epaminondas, qui avait affaire a des hommes superstitieux, crut devoir
mettre en circulation un oracle predisant a ce peuple le retour dans son
ancienne patrie. Des apparitions miraculeuses attesterent que les dieux
nationaux des Messeniens, qui les avaient trahis a l'epoque de la
conquete, leur etaient redevenus favorables. Ce peuple timide se decida
alors a rentrer dans le Peloponese a la suite d'une armee thebaine. Mais
il s'agissait de savoir ou la ville serait batie, car d'aller reoccuper
les anciennes villes du pays, il n'y fallait pas songer; elles avaient ete
souillees par la conquete. Pour choisir la place ou l'on s'etablirait, on
n'avait pas la ressource ordinaire de consulter l'oracle de Delphes; car
la Pythie etait alors du parti de Sparte. Par bonheur, les dieux avaient
d'autres moyens de reveler leur volonte; un pretre messenien eut un songe
ou l'un des dieux de sa nation lui apparut et lui dit qu'il allait se
fixer sur le mont Ithome, et qu'il invitait le peuple a l'y suivre.
L'emplacement de la ville nouvelle etant ainsi indique, il restait encore
a savoir les rites qui etaient necessaires pour la fondation; mais les
Messeniens les avaient oublies; ils ne pouvaient pas, d'ailleurs, adopter
ceux des Thebains ni d'aucun autre peuple; et l'on ne savait comment batir
la ville. Un songe vint fort a propos a un autre Messenien: les dieux lui
ordonnaient de se transporter sur le mont Ithome, d'y chercher un if qui
se trouvait aupres d'un myrte, et de creuser la terre en cet endroit. Il
obeit; il decouvrit une urne, et dans cette urne des feuilles d'etain, sur
lesquelles se trouvait grave le rituel complet de la ceremonie sacree. Les
pretres en prirent aussitot copie et l'inscrivirent dans leurs livres. On
ne manqua pas de croire que l'urne avait ete deposee la par un ancien roi
des Messeniens avant la conquete du pays.

Des qu'on fut en possession du rituel, la fondation commenca. Les pretres
offrirent d'abord un sacrifice; on invoqua les anciens dieux de la
Messenie, les Dioscures, le Jupiter de l'Ithome, les anciens heros, les
ancetres connus et veneres. Tous ces protecteurs du pays l'avaient
apparemment quitte, suivant les croyances des anciens, le jour ou l'ennemi
s'en etait rendu maitre; on les conjura d'y revenir. On prononca des
formules qui devaient avoir pour effet de les determiner a habiter la
ville nouvelle en commun avec les citoyens. C'etait la l'important; fixer
les dieux avec eux etait ce que ces hommes avaient le plus a coeur, et
l'on peut croire que la ceremonie religieuse n'avait pas d'autre but. De
meme que les compagnons de Romulus creusaient une fosse et croyaient y
deposer les manes de leurs ancetres, ainsi les contemporains d'Epaminondas
appelaient a eux leurs heros, leurs ancetres divins, les dieux du pays.
Ils croyaient, par des formules et par des rites, les attacher au sol
qu'ils allaient eux-memes occuper, et les enfermer dans l'enceinte qu'ils
allaient tracer. Aussi leur disaient-ils: " Venez avec nous, o Etres
divins, et habitez en commun avec nous cette ville. " Une premiere journee
fut employee a ces sacrifices et a ces prieres. Le lendemain on traca
l'enceinte, pendant que le peuple chantait des hymnes religieux.

On est surpris d'abord quand on voit dans les auteurs anciens qu'il n'y
avait aucune ville, si antique qu'elle put etre, qui ne pretendit savoir
le nom de son fondateur et la date de sa fondation. C'est qu'une ville ne
pouvait pas perdre le souvenir de la ceremonie sainte qui avait marque sa
naissance; car chaque annee elle en celebrait l'anniversaire par un
sacrifice. Athenes, aussi bien que Rome, fetait son jour natal.

Il arrivait souvent que des colons ou des conquerants s'etablissaient dans
une ville deja batie. Ils n'avaient pas de maisons a construire, car rien
ne s'opposait a ce qu'ils occupassent celles des vaincus. Mais ils avaient
a accomplir la ceremonie de la fondation, c'est-a-dire a poser leur propre
foyer et a fixer dans leur nouvelle demeure leurs dieux nationaux. C'est
pour cela qu'on lit dans Thucydide et dans Herodote que les Doriens
fonderent Lacedemone, et les Ioniens Milet, quoique les deux peuples
eussent trouve ces villes toutes baties et deja fort anciennes.

Ces usages nous disent clairement ce que c'etait qu'une ville dans la
pensee des anciens. Entouree d'une enceinte sacree, et s'etendant autour
d'un autel, elle etait le domicile religieux qui recevait les dieux et les
hommes de la cite. Tite-Live disait de Rome: " Il n'y a pas une place dans
cette ville qui ne soit impregnee de religion et qui ne soit occupee par
quelque divinite... Les dieux l'habitent. " Ce que Tite-Live disait de
Rome, tout homme pouvait le dire de sa propre ville; car, si elle avait
ete fondee suivant les rites, elle avait recu dans son enceinte des dieux
protecteurs qui s'etaient comme implantes dans son sol et ne devaient plus
le quitter. Toute ville etait un sanctuaire; toute ville pouvait etre
appelee sainte. [16]

Comme les dieux etaient pour toujours attaches a la ville, le peuple ne
devait pas non plus quitter l'endroit ou ses dieux etaient fixes. Il y
avait a cet egard un engagement reciproque, une sorte de contrat entre les
dieux et les hommes. Les tribuns de la plebe disaient un jour que Rome,
devastee par les Gaulois, n'etait plus qu'un monceau de ruines, qu'a cinq
lieues de la il existait une ville toute batie, grande et belle, bien
situee et vide d'habitants depuis que les Romains en avaient fait la
conquete; qu'il fallait donc laisser la Rome detruite et se transporter a
Veii. Mais le pieux Camille leur repondit: " Notre ville a ete fondee
religieusement; les dieux memes en ont marque la place et s'y sont etablis
avec nos peres. Toute ruinee qu'elle est, elle est encore la demeure de
nos dieux nationaux. " Les Romains resterent a Rome.

Quelque chose de sacre et de divin s'attachait naturellement a ces villes
que les dieux avaient elevees [17] et qu'ils continuaient a remplir de
leur presence. On sait que les traditions romaines promettaient a Rome
l'eternite. Chaque ville avait des traditions semblables. On batissait
toutes les villes pour etre eternelles.


NOTES

[1] Ciceron, _De divin._, I, 17. Plutarque, _Camille_, 32. Pline, XIV, 2;
XVIII, 12.

[2] Denys, I, 88.

[3] Plutarque, _Romulus_, 11. Dion Cassius, _Fragm._, 12. Ovide, _Fast._,
IV, 821. Festus, v  _Quadrata_.

[4] Festus, V  _Mundus_. Servius, _ad Aen._, III, 134. Plutarque,
_Romulus_, 11.

[5] Ovide, _ibid._ Le foyer fut deplace plus tard. Lorsque les trois
villes du Palatin, du Capitolin et du Quirinal s'unirent en une seule, le
foyer commun ou temple de Vesta fut place sur un terrain neutre entre les
trois collines.

[6] Plutarque, _Romulus_, 11. Ovide, _ibid._ Varron, _De ling. lat._, V,
143. Festus, v  _Primigenius_; v  _Urvat._ Virgile, V, 755.

[7] Voy. Plutarque, _Quest. rom._, 27.

[8] Caton, dans Servius, V, 755.

[9] Ciceron, _De nat. deor._, III, 40. _Digeste_, 8, 8. Gaius, II, 8.

[10] Varron, V, 143. Tite-Live, I, 44. Aulu-Gelle, XIII, 14.

[11] Caton dans Servius, V, 755. Varron, _L. L._, V, 143. Festus, V 
_Rituales._

[12] Diodore, XII, 12; Pausanias, VII, 2; Athenee, VIII, 62.

[13] Herodote, V, 42.

[14] Thucydide, V, 16; III, 24.

[15] Pausanias, IV, 27.

[16] [Grec: Hilios hirae, hierai Athenai] (Aristophane, _Chev._, 1319),
[Grec: Lakedaimoni diae] (Theognis, v. 837); [Grec: hieran polin], dit
Theognis en parlant de Megare.

[17] _Neptunia Troja_, [Grec: Theodmaetoi Athenai] Voy. Theognis, 755
(Welcker).




CHAPITRE V.

LE CULTE DU FONDATEUR; LA LEGENDE D'ENEE.


Le fondateur etait l'homme qui accomplissait l'acte religieux sans lequel
une ville ne pouvait pas etre. C'etait lui qui posait le foyer ou devait
bruler eternellement le feu sacre; c'etait lui qui par ses prieres et ses
rites appelait les dieux et les fixait pour toujours dans la ville
nouvelle.

On concoit le respect qui devait s'attacher a cet homme sacre. De son
vivant, les hommes voyaient en lui l'auteur du culte et le pere de la
cite; mort, il devenait un ancetre commun pour toutes les generations qui
se succedaient; il etait pour la cite ce que le premier ancetre etait pour
la famille, un Lare familier. Son souvenir se perpetuait comme le feu du
foyer qu'il avait allume. On lui vouait un culte, on le croyait dieu et la
ville l'adorait comme sa Providence. Des sacrifices et des fetes etaient
renouveles chaque annee sur son tombeau. [1]

Tout le monde sait que Romulus etait adore, qu'il avait un temple et des
pretres. Les senateurs purent bien l'egorger, mais non pas le priver du
culte auquel il avait droit comme fondateur. Chaque ville adorait de meme
celui qui l'avait fondee. Cecrops et Thesee que l'on regardait comme ayant
ete successivement fondateurs d'Athenes, y avaient des temples. Abdere
faisait des sacrifices a son fondateur Timesios, Thera a Theras, Tenedos a
Tenes, Delos a Anios, Cyrene a Battos, Milet a Nelee, Amphipolis a Hagnon.
Au temps de Pisistrate, un Miltiade alla fonder une colonie dans la
Chersonese de Thrace; cette colonie lui institua un culte apres sa mort,
" suivant l'usage ordinaire ". Hieron de Syracuse, ayant fonde la ville
d'Aetna, y jouit dans la suite " du culte des fondateurs ". [2]

Il n'y avait rien qui fut plus a coeur a une ville que le souvenir de sa
fondation. Quand Pausanias visita la Grece, au second siecle de notre ere,
chaque ville put lui dire le nom de son fondateur avec sa genealogie et
les principaux faits de son existence. Ce nom et ces faits ne pouvaient
pas sortir de la memoire, car ils faisaient partie de la religion, et ils
etaient rappeles chaque, annee dans les ceremonies sacrees.

On a conserve le souvenir d'un grand nombre de poemes grecs qui avaient
pour sujet la fondation d'une ville. Philochore avait chante celle de
Salamine, Ion celle de Chio, Criton celle de Syracuse, Zopyre celle de
Milet; Apollonius, Hermogene, Hellanicus, Diocles avaient compose sur le
meme sujet des poemes ou des histoires. Peut-etre n'y avait-il pas une
seule ville qui ne possedat son poeme ou au moins son hymne sur l'acte
sacre qui lui avait donne naissance.

Parmi tous ces anciens poemes, qui avaient pour objet la fondation sainte
d'une ville, il en est un qui n'a pas peri, parce que si son sujet le
rendait cher a une cite, ses beautes l'ont rendu precieux pour tous les
peuples et tous les siecles. On sait qu'Enee avait fonde Lavinium, d'ou
etaient issus les Albains et les Romains, et qu'il etait par consequent
regarde comme le premier fondateur de Rome. Il s'etait etabli sur lui un
ensemble de traditions et de souvenirs que l'on trouve deja consignes dans
les vers du vieux Naevius et dans les histoires de Caton l'Ancien. Virgile
s'empara de ce sujet, et ecrivit le poeme national de la cite romaine.

C'est l'arrivee d'Enee, ou plutot c'est le transport des dieux de Troie en
Italie qui est le sujet de l'_Eneide_. Le poete chante cet homme qui
traversa les mers pour aller fonder une ville et porter ses dieux dans le
Latium,

              dum conderet urbem
  Inferretque Deos Latio.

Il ne faut pas juger l'_Eneide_ avec nos idees modernes. On se plaint
souvent de ne pas trouver dans Enee l'audace, l'elan, la passion. On se
fatigue de cette epithete de pieux qui revient sans cesse. On s'etonne de
voir ce guerrier consulter ses Penates avec un soin si scrupuleux,
invoquer a tout propos quelque divinite, lever les bras au ciel quand il
s'agit de combattre, se laisser ballotter par les oracles a travers toutes
les mers, et verser des larmes a la vue d'un danger. On ne manque guere
non plus de lui reprocher sa froideur pour Didon et l'on est tente de dire
avec la malheureuse reine:

                  Nullis ille movetur
  Fletibus, aut voces ullas tractabilis audit.

C'est qu'il ne s'agit pas ici d'un guerrier ou d'un heros de roman. Le
poete veut nous montrer un pretre. Enee est le chef du culte, l'homme
sacre, le divin fondateur, dont la mission est de sauver les Penates de la
cite,

  Sum pius Aeneas raptos qui ex hoste Penates
  Classe veho mecum.

Sa qualite dominante doit etre la piete, et l'epithete que le poete lui
applique le plus souvent est aussi celle qui lui convient le mieux. Sa
vertu doit etre une froide et haute impersonnalite, qui fasse de lui, non
un homme, mais un instrument des dieux. Pourquoi chercher en lui des
passions? il n'a pas le droit d'en avoir, ou il doit les refouler au fond
de son coeur,

  Multa gemens multoque animum labefactus amore,
  Jussa tamen Divum insequitur.

Deja dans Homere Enee etait un personnage sacre, un grand pretre, que le
peuple " venerait a l'egal d'un dieu ", et que Jupiter preferait a Hector.
Dans Virgile il est le gardien et le sauveur des dieux troyens. Pendant la
nuit qui a consomme la ruine de la ville, Hector lui est apparu en songe.
" Troie, lui a-t-il dit, te confie ses dieux; cherche-leur une nouvelle
ville. " Et en meme temps il lui a remis les choses saintes, les
statuettes protectrices et le feu du foyer qui ne doit pas s'eteindre. Ce
songe n'est pas un ornement place la par la fantaisie du poete. Il est, au
contraire, le fondement sur lequel repose le poeme tout entier; car c'est
par lui qu'Enee est devenu le depositaire des dieux de la cite et que sa
mission sainte lui a ete revelee.

La ville de Troie a peri, mais non pas la cite troyenne; grace a Enee, le
foyer n'est pas eteint, et les dieux ont encore un culte. La cite et les
dieux fuient avec Enee; ils parcourent les mers et cherchent une contree
ou il leur soit donne de s'arreter,

              Considere Teucros
  Errantesque Deos agitataque numina Trojae.

Enee cherche une demeure fixe, si petite qu'elle soit, pour ses dieux
paternels,

  Dis sedem exiguam patriis.

Mais le choix de cette demeure, a laquelle la destinee de la cite sera
liee pour toujours, ne depend pas des hommes; il appartient aux dieux.
Enee consulte les devins et interroge les oracles. Il ne marque pas lui-
meme sa route et son but; il se laisse diriger par la divinite:

  Italiam non sponte sequor.

Il voudrait s'arreter en Thrace, en Crete, en Sicile, a Carthage avec
Didon; _fata obstant_. Entre lui et son desir du repos, entre lui et son
amour, vient toujours se placer l'arret des dieux, la parole revelee,
_fata_.

Il ne faut pas s'y tromper: le vrai heros du poeme n'est pas Enee; ce sont
les dieux de Troie, ces memes dieux qui doivent etre un jour ceux de Rome.
Le sujet de l'_Eneide_, c'est la lutte des dieux romains contre une
divinite hostile. Des obstacles de toute nature pensent les arreter,

  Tantae mons erat romanam condere gentem!

Peu s'en faut que la tempete ne les engloutisse ou que l'amour d'une femme
ne les enchaine. Mais ils triomphent de tout et arrivent au but marque,

  Fata viam inveniunt.

Voila ce qui devait singulierement eveiller l'interet des Romains. Dans ce
poeme ils se voyaient, eux, leur fondateur, leur ville, leurs
institutions, leurs croyances, leur empire. Car sans ces dieux la cite
romaine n'existerait pas. [3]


NOTES

[1] Pindare, _Pyth._, V, 129; _Olymp._, VII, 145. Ciceron, _De nat.
deor._, III, 19. Catulle, VII, 6.

[2] Herodote, I, 168; VI, 38. Pindare, _Pyth._, IV. Thucydide, V, 11.
Strabon, XIV, 1. Plutarque, _Quest. gr._, 20. Pausanias, I, 34; III, 1.
Diodore, XI, 78.

[3] Nous n'avons pas a examiner ici si la legende d'Enee repond a un fait
reel; il nous suffit d'y voir une croyance. Elle nous montre ce que les
anciens se figuraient par un fondateur de ville, quelle idee ils se
faisaient du _penatiger_, et pour nous c'est la l'important. Ajoutons que
plusieurs villes, en Thrace, en Crete, en Epire, a Cythere, a Zacynthe, en
Sicile, en Italie, croyaient avoir ete fondees par Enee et lui rendaient
un culte.




CHAPITRE VI.

LES DIEUX DE LA CITE.


Il ne faut pas perdre de vue que, chez les anciens, ce qui faisait le lien
de toute societe, c'etait un culte. De meme qu'un autel domestique tenait
groupes autour de lui les membres d'une famille, de meme la cite etait la
reunion de ceux qui avaient les memes dieux protecteurs et qui
accomplissaient l'acte religieux au meme autel.

Cet autel de la cite etait renferme dans l'enceinte d'un batiment que les
Grecs appelaient prytanee et que les Romains appelaient temple de Vesta.
[1]

Il n'y avait rien de plus sacre dans une ville que cet autel, sur lequel
le feu sacre etait toujours entretenu. Il est vrai que cette grande
veneration s'affaiblit de bonne heure en Grece, parce que l'imagination
grecque se laissa entrainer du cote des plus beaux temples, des plus
riches legendes et des plus belles statues. Mais elle ne s'affaiblit
jamais a Rome. Les Romains ne cesserent pas d'etre convaincus que le
destin de la cite etait attache a ce foyer qui representait leurs dieux.
Le respect qu'on portait aux Vestales prouve l'importance de leur
sacerdoce. Si un consul en rencontrait une sur son passage, il faisait
abaisser ses faisceaux devant elle. En revanche, si l'une d'elles laissait
le feu s'eteindre ou souillait le culte en manquant a son devoir de
chastete, la ville qui se croyait alors menacee de perdre ses dieux, se
vengeait sur la Vestale en l'enterrant toute vive.

Un jour, le temple de Vesta faillit etre brule dans un incendie des
maisons environnantes. Rome fut en alarmes, car elle sentit tout son
avenir en peril. Le danger passe, le Senat prescrivit au consul de
rechercher les auteurs de l'incendie, et le consul porta aussitot ses
accusations contre quelques habitants de Capoue qui se trouvaient alors a
Rome. Ce n'etait pas qu'il eut aucune preuve contre eux, mais il faisait
ce raisonnement: " Un incendie a menace notre foyer; cet incendie qui
devait briser notre grandeur et arreter nos destinees, n'a pu etre allume
que par la main de nos plus cruels ennemis. Or nous n'en avons pas de plus
acharnes que les habitants de Capoue, cette ville qui est presentement
l'alliee d'Annibal et qui aspire a etre a notre place la capitale de
l'Italie. Ce sont donc ces hommes-la qui ont voulu detruire notre temple
de Vesta, notre foyer eternel, ce gage et ce garant de notre grandeur
future. " [2] Ainsi un consul, sous l'empire de ses idees religieuses,
croyait que les ennemis de Rome n'avaient pas pu trouver de moyen plus sur
de la vaincre que de detruire son foyer. Nous voyons la les croyances des
anciens; le foyer public etait le sanctuaire de la cite; c'etait ce qui
l'avait fait naitre et ce qui la conservait.

De meme que le culte du foyer domestique etait secret et que la famille
seule avait droit d'y prendre part, de meme le culte du foyer public etait
cache aux etrangers. Nul, s'il n'etait citoyen, ne pouvait assister au
sacrifice. Le seul regard de l'etranger souillait l'acte religieux. [3]

Chaque cite avait des dieux qui n'appartenaient qu'a elle. Ces dieux
etaient ordinairement de meme nature que ceux de la religion primitive des
familles. On les appelait Lares, Penates, Genies, Demons, Heros; [4] sous
tous ces noms, c'etaient des ames humaines divinisees par la mort. Car
nous avons vu que, dans la race indo-europeenne, l'homme avait eu d'abord
le culte de la force invisible et immortelle qu'il sentait en lui. Ces
Genies ou ces Heros etaient la plupart du temps les ancetres du peuple.
[5] Les corps etaient enterres soit dans la ville meme, soit sur son
territoire, et comme, d'apres les croyances que nous avons montrees plus
haut, l'ame ne quittait pas le corps, il en resultait que ces morts divins
etaient attaches au sol ou leurs ossements etaient enterres. Du fond de
leurs tombeaux ils veillaient sur la cite; ils protegeaient le pays, et
ils en etaient en quelque sorte les chefs et les maitres. Cette expression
de chefs du pays, appliquee aux morts, se trouve dans un oracle adresse
par la Pythie a Solon: " Honore d'un culte les chefs du pays, les morts
qui habitent sous terre. " [6] Ces opinions venaient de la tres-grande
puissance que les antiques generations avaient attribuee a l'ame humaine
apres la mort. Tout homme qui avait rendu un grand service a la cite,
depuis celui qui l'avait fondee jusqu'a celui qui lui avait donne une
victoire ou avait ameliore ses lois, devenait un dieu pour cette cite. Il
n'etait meme pas necessaire d'avoir ete un grand homme ou un bienfaiteur;
il suffisait d'avoir frappe vivement l'imagination de ses contemporains et
de s'etre rendu l'objet d'une tradition populaire, pour devenir un heros,
c'est-a-dire, un mort puissant dont la protection fut a desirer et la
colere a craindre. Les Thebains continuerent pendant dix siecles a offrir
des sacrifices a Eteocle et a Polynice. Les habitants d'Acanthe rendaient
un culte a un Perse qui etait mort chez eux pendant l'expedition de
Xerxes. Hippolyte etait venere comme dieu a Trezene. Pyrrhus, fils
d'Achille, etait un dieu a Delphes, uniquement parce qu'il y etait mort et
y etait enterre. Crotone rendait un culte a un heros par le seul motif
qu'il avait ete de son vivant le plus bel homme de la ville. [7] Athenes
adorait comme un de ses protecteurs Eurysthee, qui etait pourtant un
Argien; mais Euripide nous explique la naissance de ce culte, quand il
fait paraitre sur la scene Eurysthee, pres de mourir et lui fait dire aux
Atheniens: " Ensevelissez-moi dans l'Attique; je vous serai propice, et
dans le sein de la terre je serai pour votre pays un hote protecteur. "
[8] Toute la tragedie d'_Edipe a Colone_ repose sur ces croyances: Athenes
et Thebes se disputent le corps d'un homme qui va mourir et qui va devenir
un dieu.

C'etait un grand bonheur pour une cite de posseder des morts quelque peu
marquants. [9] Mantinee parlait avec orgueil des ossements d'Arcas, Thebes
de ceux de Geryon, Messene de ceux d'Aristomene. [10] Pour se procurer ces
reliques precieuses on usait quelquefois de ruse. Herodote raconte par
quelle supercherie les Spartiates deroberent les ossements d'Oreste. [11]
Il est vrai que ces ossements, auxquels etait attachee l'ame du heros,
donnerent immediatement une victoire aux Spartiates. Des qu'Athenes eut
acquis de la puissance, le premier usage qu'elle en fit, fut de s'emparer
des ossements de Thesee qui avait ete enterre dans l'ile de Scyros, et de
leur elever un temple dans la ville, pour augmenter le nombre de ses dieux
protecteurs.

Outre ces heros et ces genies, les hommes avaient des dieux d'une autre
espece, comme Jupiter, Junon, Minerve, vers lesquels le spectacle de la
nature avait porte leur pensee. Mais nous avons vu que ces creations de
l'intelligence humaine avaient eu longtemps le caractere de divinites
domestiques ou locales. On ne concut pas d'abord ces dieux comme veillant
sur le genre humain tout entier; on crut que chacun d'eux appartenait en
propre a une famille ou a une cite.

Ainsi il etait d'usage que chaque cite, sans compter ses heros, eut encore
un Jupiter, une Minerve ou quelque autre divinite qu'elle avait associee a
ses premiers penates et a son foyer. Il y avait ainsi en Grece et en
Italie une foule de divinites _poliades_. Chaque ville avait ses dieux qui
l'habitaient. [12]

Les noms de beaucoup de ces divinites sont oublies; c'est par hasard qu'on
a conserve le souvenir du dieu Satrapes, qui appartenait a la ville
d'Elis, de la deesse Dindymene a Thebes, de Soteira a Aegium, de
Britomartis en Crete, de Hyblaea a Hybla. Les noms de Zeus, Athene, Hera,
Jupiter, Minerve, Neptune, nous sont plus connus, et nous savons qu'ils
etaient souvent appliques a ces divinites poliades. Mais de ce que deux
villes donnaient a leur dieu le meme nom, gardons-nous de conclure
qu'elles adoraient le meme dieu. Il y avait une Athene a Athenes et il y
en avait une a Sparte; c'etaient deux deesses. Un grand nombre de cites
avaient un Jupiter pour divinite poliade. C'etaient autant de Jupiters
qu'il y avait de villes. Dans la legende de la guerre de Troie on voit une
Pallas qui combat pour les Grecs, et il y a chez les Troyens une autre
Pallas qui recoit un culte et qui protege ses adorateurs. [13] Dira-t-on
que c'etait la meme divinite qui figurait dans les deux armees? Non
certes; car les anciens n'attribuaient pas a leurs dieux le don
d'ubiquite. Les villes d'Argos et de Samos avaient chacune une Hera
poliade; ce n'etait pas la meme deesse, car elle etait representee dans
les deux villes avec des attributs bien differents. II y avait a Rome une
Junon; a cinq lieues de la, la ville de Veii en avait une autre; c'etait
si peu la meme divinite, que nous voyons le dictateur Camille, assiegeant
Veii, s'adresser a la Junon de l'ennemi pour la conjurer d'abandonner la
ville etrusque et de passer dans son camp. Maitre de la ville, il prend la
statue, bien persuade qu'il prend en meme temps une deesse, et il la
transporte devotement a Rome. Rome eut des lors deux Junons protectrices.
Meme histoire, quelques annees apres, pour un Jupiter, qu'un autre
dictateur apporta de Preneste, alors que Rome en avait deja trois ou
quatre chez elle. [14]

La ville qui possedait en propre une divinite, ne voulait pas qu'elle
protegeat les etrangers, et ne permettait pas qu'elle fut adoree par eux.
La plupart du temps un temple n'etait accessible qu'aux citoyens. Les
Argiens seuls avaient le droit d'entrer dans le temple de la Hera d'Argos.
Pour penetrer dans celui de l'Athene d'Athenes, il fallait etre Athenien.
[15] Les Romains, qui adoraient chez eux deux Junons, ne pouvaient pas
entrer dans le temple d'une troisieme Junon qu'il y avait dans la petite
ville de Lanuvium. [16]

Il faut bien reconnaitre que les anciens ne se sont jamais represente Dieu
comme un etre unique qui exerce son action sur l'univers. Chacun de leurs
innombrables dieux avait son petit domaine; a l'un une famille, a l'autre
une tribu, a celui-ci une cite: c'etait la le monde qui suffisait a la
providence de chacun d'eux. Quant au Dieu du genre humain, quelques
philosophes ont pu le deviner, les mysteres d'Eleusis ont pu le faire
entrevoir aux plus intelligents de leurs inities, mais le vulgaire n'y a
jamais cru. Pendant longtemps l'homme n'a compris l'etre divin que comme
une force qui le protegeait personnellement, et chaque homme ou chaque
groupe d'hommes a voulu avoir son dieu. Aujourd'hui encore, chez les
descendants de ces Grecs, on voit des paysans grossiers prier les saints
avec ferveur; mais on doute s'ils ont l'idee de Dieu; chacun d'eux veut
avoir parmi ces saints un protecteur particulier, une providence speciale.
A Naples, chaque quartier a sa madone; le lazzarone s'agenouille devant
celle de sa rue, et il insulte celle de la rue d'a cote; il n'est pas rare
de voir deux facchini se quereller et se battre a coups de couteau pour
les merites de leurs deux madones. Ce sont la des exceptions aujourd'hui,
et on ne les rencontre que chez de certains peuples et dans de certaines
classes. C'etait la regle chez les anciens.

Chaque cite avait son corps de pretres qui ne dependait d'aucune autorite
etrangere. Entre les pretres de deux cites il n'y avait nul lien, nulle
communication, nul echange d'enseignement ni de rites. Si l'on passait
d'une ville a une autre, on trouvait d'autres dieux, d'autres dogmes,
d'autres ceremonies. Les anciens avaient des livres liturgiques; mais ceux
d'une ville ne ressemblaient pas a ceux d'une autre. Chaque cite avait son
recueil de prieres et de pratiques, qu'elle tenait fort secret; elle eut
cru compromettre sa religion et sa destinee si elle l'eut laisse voir aux
etrangers. Ainsi, la religion etait toute locale, toute civile, a prendre
ce mot dans le sens ancien, c'est-a-dire speciale a chaque cite. [17]

En general, l'homme ne connaissait que les dieux de sa ville, n'honorait
et ne respectait qu'eux. Chacun pouvait dire ce que, dans une tragedie
d'Eschyle, un etranger dit aux Argiennes: " Je ne crains pas les dieux de
votre pays, et je ne leur dois rien. " [18]

Chaque ville attendait son salut de ses dieux. On les invoquait dans le
danger, on les remerciait d'une victoire. Souvent aussi on s'en prenait a
eux d'une defaite; on leur reprochait d'avoir mal rempli leur office de
defenseurs de la ville, on allait quelquefois jusqu'a renverser leurs
autels et jeter des pierres contre leurs temples. [19]

Ordinairement ces dieux se donnaient beaucoup de peine pour la ville dont
ils recevaient un culte, et cela etait bien naturel; ces dieux etaient
avides d'offrandes, et ils ne recevaient de victimes que de leur ville.
S'ils voulaient la continuation des sacrifices et des hecatombes, il
fallait bien qu'ils veillassent au salut de la cite. [20] Voyez dans
Virgile comme Junon " fait effort et travaille " pour que sa Carthage
obtienne un jour l'empire du monde. Chacun de ces dieux, comme la Junon de
Virgile, avait a coeur la grandeur de sa cite. Ces dieux avaient memes
interets que les hommes leurs concitoyens. En temps de guerre ils
marchaient au combat au milieu d'eux. On voit dans Euripide un personnage
qui dit, a l'approche d'une bataille: " Les dieux qui combattent avec nous
valent bien ceux qui sont du cote de nos ennemis. " [21] Jamais les
Eginetes n'entraient en campagne sans emporter avec eux les statues de
leurs heros nationaux, les Eacides. Les Spartiates emmenaient dans toutes
leurs expeditions les Tyndarides. [22] Dans la melee, les dieux et les
citoyens se soutenaient reciproquement, et quand on etait vainqueur, c'est
que tous avaient fait leur devoir.

Si une ville etait vaincue, on croyait que ses dieux etaient vaincus avec
elle. [23] Si une ville etait prise, ses dieux eux-memes etaient captifs.

Il est vrai que sur ce dernier point les opinions etaient incertaines et
variaient. Beaucoup etaient persuades qu'une ville ne pouvait jamais etre
prise tant que ses dieux y residaient. Lorsque Enee voit les Grecs maitres
de Troie, il s'ecrie que les dieux de la ville sont partis, desertant
leurs temples et leurs autels. Dans Eschyle, le choeur des Thebaines
exprime la meme croyance lorsque, a l'approche de l'ennemi, il conjure les
dieux de ne pas quitter la ville. [24]

En vertu de cette opinion il fallait, pour prendre une ville, en faire
sortir les dieux. Les Romains employaient pour cela une certaine formule
qu'ils avaient dans leurs rituels, et que Macrobe nous a conservee: " Toi,
o tres-grand, qui as sous ta protection cette cite, je te prie, je
t'adore, je te demande en grace d'abandonner cette ville et ce peuple, de
quitter ces temples, ces lieux sacres, et t'etant eloigne d'eux, de venir
a Rome chez moi et les miens. Que notre ville, nos temples, nos lieux
sacres te soient plus agreables et plus chers; prends-nous sous ta garde.
Si tu fais ainsi, je fonderai un temple en ton honneur. " [25] Or les
anciens etaient convaincus qu'il y avait des formules tellement efficaces
et puissantes, que si on les prononcait exactement et sans y changer un
seul mot, le dieu ne pouvait pas resister a la demande des hommes. Le
dieu, ainsi appele, passait donc a l'ennemi, et la ville etait prise.

On trouve en Grece les memes opinions et des usages analogues. Encore au
temps de Thucydide, lorsqu'on assiegeait une ville, on ne manquait pas
d'adresser une invocation a ses dieux pour qu'ils permissent qu'elle fut
prise. [26] Souvent, au lieu d'employer une formule pour attirer le dieu,
les Grecs preferaient enlever adroitement sa statue. Tout le monde connait
la legende d'Ulysse derobant la Pallas des Troyens. A une autre epoque,
les Eginetes, voulant faire la guerre a Epidaure, commencerent par enlever
deux statues protectrices de cette ville, et les transporterent chez eux.
[27]

Herodote raconte que les Atheniens voulaient faire la guerre aux Eginetes;
mais l'entreprise etait hasardeuse, car Egine avait un heros protecteur
d'une grande puissance et d'une singuliere fidelite; c'etait Eacus. Les
Atheniens, apres avoir murement reflechi, remirent a trente annees
l'execution de leur dessein; en meme temps ils eleverent dans leur pays
une chapelle a ce meme Eacus, et lui vouerent un culte. Ils etaient
persuades que si ce culte etait continue sans interruption durant trente
ans, le dieu n'appartiendrait plus aux Eginetes, mais aux Atheniens. Il
leur semblait, en effet, qu'un dieu ne pouvait pas accepter pendant si
longtemps de grasses victimes, sans devenir l'oblige de ceux qui les lui
offraient. Eacus serait donc a la fin force d'abandonner les interets des
Eginetes, et de donner la victoire aux Atheniens. [28]

Il y a dans Plutarque cette autre histoire. Solon voulait qu'Athenes fut
maitresse de la petite ile de Salamine, qui appartenait alors aux
Megariens. Il consulta l'oracle. L'oracle lui repondit: " Si tu veux
conquerir l'ile, il faut d'abord que tu gagnes la faveur des heros qui la
protegent et qui l'habitent. " Solon obeit; au nom d'Athenes il offrit des
sacrifices aux deux principaux heros salaminiens. Ces heros ne resisterent
pas aux dons qu'on leur faisait; ils passerent du cote d'Athenes, et
l'ile, privee de protecteurs, fut conquise. [29]

En temps de guerre, si les assiegeants cherchaient a s'emparer des
divinites de la ville, les assieges, de leur cote, les retenaient de leur
mieux. Quelquefois on attachait le dieu avec des chaines pour l'empecher
de deserter. D'autres fois on le cachait a tous les regards pour que
l'ennemi ne put pas le trouver, Ou bien encore on opposait a la formule
par laquelle l'ennemi essayait de debaucher le dieu, une autre formule qui
avait la vertu de le retenir. Les Romains avaient imagine un moyen qui
leur semblait plus sur: ils tenaient secret le nom du principal et du plus
puissant de leurs dieux protecteurs; [30] ils pensaient que, les ennemis
ne pouvant jamais appeler ce dieu par son nom, il ne passerait jamais de
leur cote et que leur ville ne serait jamais prise.

On voit par la quelle singuliere idee les anciens se faisaient des dieux.
Ils furent tres-longtemps sans concevoir la Divinite comme une puissance
supreme. Chaque famille eut sa religion domestique, chaque cite sa
religion nationale. Une ville etait comme une petite Eglise complete, qui
avait ses dieux, ses dogmes et son culte. Ces croyances nous semblent bien
grossieres; mais elles ont ete celles du peuple le plus spirituel de ces
temps-la, et elles ont exerce sur ce peuple et sur le peuple romain une si
forte action que la plus grande partie de leurs lois, de leurs
institutions et de leur histoire est venue de la.


NOTES

[1] Le prytanee contenait le foyer commun de la cite: Denys
d'Halicarnasse, II, 23. Pollux, I, 7. Scholiaste de Pindare, _Nem._, XI.
Scholiaste de Thucydide, II, 15. Il y avait un prytanee dans toute ville
grecque: Herodote, III, 57; V, 67; VII, 197. Polybe, XXIX, 5. Appien, _G.
de Mithr._, 23; _G. puniq._, 84. Diodore, XX, 101. Ciceron, _De signis_,
53. Denys, II, 65. Pausanias, I, 42; V, 25; VIII, 9. Athenee, I, 58; X,
24. Boeckh, _Corp. inscr._, 1193. -- A Rome, le temple de Vesta n'etait
pas autre chose qu'un foyer: Ciceron, _De legib._, II, 8; II, 12. Ovide,
_Fast._, VI, 297. Florus, I, 2. Tite-Live, XXVIII, 31.

[2] Tite-Live, XXVI, 27.

[3] Virgile, III, 408. Pausanias, V, 15. Appien, _G. civ._, I, 54.

[4] Ovide, _Fast_., II, 616.

[5] Plutarque, _Aristide_, 11.

[6] Plutarque, _Solon_, 9.

[7] Pausanias, IX, 18. Herodote, VII, 117. Diodore, IV, 62. Pausanias, X,
23. Pindare, _Nem._, 65 et suiv. Herodote, V, 47.

[8] Euripide, _Heracl._, 1032.

[9] Pausanias, I, 43. Polybe, VIII, 30. Plaute, _Trin_., II, 2, 14.

[10] Pausanias, IV, 32; VIII, 9.

[11] Herodote, I, 68.

[12] Herodote, V, 82. Sophocle, _Phil_., 134. Thucydide, II, 71. Euripide,
_Electre_, 674. Pausanias, I, 24; IV, 8; VIII, 47. Aristophane, _Oiseaux_,
828; _Chev._, 577. Virgile, IX., 246. Pollux, IX, 40. Apollodore, III, 14.

[13] Homere, _Iliade_, VI, 88.

[14] Tite-Live, V, 21, 22; VI, 29.

[15] Herodote, VI, 81; V, 72.

[16] Ils n'acquirent ce droit que par la conquete. Tite-Live, VIII, 14.

[17] Il n'existait de cultes communs a plusieurs cites que dans le cas de
confederations; nous en parlerons ailleurs.

[18] Eschyle, _Suppl._, 858.

[19] Suetone, _Calig._, 5; Seneque, _De vita beata_, 36.

[20] Cette pensee se voit souvent chez les anciens. Theognis, 759.

[21] Euripide, _Heracl._, 347.

[22] Herodote, V, 65; V, 80.

[23] Virgile, _En._, I, 68.

[24] Eschyle, _Sept chefs_, 202.

[25] Macrobe, III, 9.

[26] Thucydide, II, 74.

[27] Herodote, V, 83.

[28] Herodote, V, 89.

[29] Plutarque, _Solon_, 9.

[30] Macrobe, III.




CHAPITRE VII.

LA RELIGION DE LA CITE.


_1  Les repas publics._

On a vu plus haut que la principale ceremonie du culte domestique etait un
repas qu'on appelait sacrifice. Manger une nourriture preparee sur un
autel, telle fut, suivant toute apparence, la premiere forme que l'homme
ait donnee a l'acte religieux. Le besoin de se mettre en communion avec la
divinite fut satisfait par ce repas auquel on la conviait, et dont on lui
donnait sa part.

La principale ceremonie du culte de la cite etait aussi un repas de cette
nature; il devait etre accompli en commun, par tous les citoyens, en
l'honneur des divinites protectrices. L'usage de ces repas publics etait
universel en Grece; on croyait que le salut de la cite dependait de leur
accomplissement. [1]

L'Odyssee nous donne la description d'un de ces repas sacres; neuf longues
tables sont dressees pour le peuple de Pylos; a chacune d'elles cinq cents
citoyens sont assis, et chaque groupe a immole neuf taureaux en l'honneur
des dieux. Ce repas, que l'on appelle le repas des dieux, commence et
finit par des libations et des prieres. [2] L'antique usage des repas en
commun est signale aussi par les plus vieilles traditions atheniennes; on
racontait qu'Oreste, meurtrier de sa mere, etait arrive a Athenes au
moment meme ou la cite, reunie autour de son roi, accomplissait l'acte
sacre. [3]

Les repas publics de Sparte sont fort connus; mais on s'en fait
ordinairement une idee qui n'est pas conforme a la verite. On se figure
les Spartiates vivant et mangeant toujours en commun, comme si la vie
privee n'eut pas ete connue chez eux. Nous savons, au contraire, par des
textes anciens que les Spartiates prenaient souvent leurs repas dans leur
maison, au milieu de leur famille. [4] Les repas publics avaient lieu deux
fois par mois, sans compter les jours de fete. C'etaient des actes
religieux de meme nature que ceux qui etaient pratiques a Athenes, a Argos
et dans toute la Grece. [5]

Outre ces immenses banquets, ou tous les citoyens etaient reunis et qui ne
pouvaient guere avoir lieu qu'aux fetes solennelles, la religion
prescrivait qu'il y eut chaque jour un repas sacre. A cet effet, quelques
hommes choisis par la cite devaient manger ensemble, en son nom, dans
l'enceinte du prytanee, en presence du foyer et des dieux protecteurs. Les
Grecs etaient convaincus que, si ce repas venait a etre omis un seul jour,
l'Etat etait menace de perdre la faveur de ses dieux.

A Athenes, le sort designait les hommes qui devaient prendre part au repas
commun, et la loi punissait severement ceux qui refusaient de s'acquitter
de ce devoir. Les citoyens qui s'asseyaient a la table sacree, etaient
revetus momentanement d'un caractere sacerdotal; on les appelait
_parasites_; ce mot, qui devint plus tard un terme de mepris, commenca par
etre un titre sacre. [6] Au temps de Demosthenes, les parasites avaient
disparu; mais les prytanes etaient encore astreints a manger ensemble au
Prytanee. Dans toutes les villes il y avait des salles affectees, aux
repas communs. [7]

A voir comment les choses se passaient dans ces repas, on reconnait bien
une ceremonie religieuse. Chaque convive avait une couronne sur la tete;
c'etait en effet un antique usage de se couronner de feuilles ou de fleurs
chaque fois qu'on accomplissait un acte solennel de la religion. " Plus on
est pare de fleurs, disait-on, et plus on est sur de plaire aux dieux;
mais si tu sacrifies sans avoir une couronne, ils se detournent de toi. "
[8] - " Une couronne, disait-on encore, est la messagere d'heureux augure
que la priere envoie devant elle vers les dieux. " [9] Les convives, pour
la meme raison, etaient vetus de robes blanches; le blanc etait la couleur
sacree chez les anciens, celle qui plaisait aux dieux. [10]

Le repas commencait invariablement par une priere et des libations; on
chantait des hymnes. La nature des mets et l'espece de vin qu'on devait
servir etaient reglees par le rituel de chaque cite. S'ecarter en quoi que
ce fut de l'usage suivi par les ancetres, presenter un plat nouveau ou
alterer le rhythme des hymnes sacres, etait une impiete grave dont la cite
entiere eut ete responsable envers ses dieux. La religion allait jusqu'a
fixer la nature des vases qui devaient etre employes, soit pour la cuisson
des aliments, soit pour le service de la table. Dans telle ville, il
fallait que le pain fut place dans des corbeilles de cuivre; dans telle
autre, on ne devait employer que des vases de terre. La forme meme des
pains etait immuablement fixee. [11] Ces regles de la vieille religion ne
cesserent jamais d'etre observees, et les repas sacres garderent toujours
leur simplicite primitive. Croyances, moeurs, etat social, tout changea;
ces repas demeurerent immuables. Car les Grecs furent toujours tres-
scrupuleux observateurs de leur religion nationale.

Il est juste d'ajouter que, lorsque les convives avaient satisfait a la
religion en mangeant les aliments prescrits, ils pouvaient immediatement
apres commencer un autre repas plus succulent et mieux en rapport avec
leur gout. C'etait assez l'usage a Sparte. [12]

La coutume des repas sacres etait en vigueur en Italie autant qu'en Grece.
Aristote dit qu'elle existait anciennement chez les peuples qu'on appelait
Oenotriens, Osques, Ausones. [13] Virgile en a consigne le souvenir, par
deux fois, dans son Eneide; le vieux Latinus recoit les envoyes d'Enee,
non pas dans sa demeure, mais dans un temple " consacre par la religion
des ancetres; la ont lieu les festins sacres apres l'immolation des
victimes; la tous les chefs de famille s'asseyent ensemble a de longues
tables ". Plus loin, quand Enee arrive chez Evandre, il le trouve
celebrant un sacrifice; le roi est au milieu de son peuple; tous sont
couronnes de fleurs; tous, assis a la meme table, chantent un hymne a la
louange du dieu de la cite.

Cet usage se perpetua a Rome. Il y eut toujours une salle ou les
representants des curies mangerent en commun. Le senat, a certains jours,
faisait un repas sacre au Capitole. [14] Aux fetes solennelles, des tables
etaient dressees dans les rues, et le peuple entier y prenait place. A
l'origine, les pontifes presidaient a ces repas; plus tard on delegua ce
soin a des pretres speciaux que l'on appela _epulones_.

Ces vieilles coutumes nous donnent une idee du lien etroit qui unissait
les membres d'une cite. L'association humaine etait une religion; son
symbole etait un repas fait en commun. Il faut se figurer une de ces
petites societes primitives rassemblee tout entiere, du moins les chefs de
famille, a une meme table, chacun vetu de blanc et portant sur la tete une
couronne; tous font ensemble la libation, recitent une meme priere,
chantent les memes hymnes, mangent la meme nourriture preparee sur le meme
autel; au milieu d'eux les aieux sont presents, et les dieux protecteurs
partagent le repas. Ce qui fait le lien social, ce n'est ni l'interet, ni
une convention, ni l'habitude; c'est cette communion sainte pieusement
accomplie en presence des dieux de la cite.


_2  Les fetes et le calendrier._

De tout temps et dans toutes les societes, l'homme a voulu honorer ses
dieux par des fetes; il a etabli qu'il y aurait des jours pendant lesquels
le sentiment religieux regnerait seul dans son ame, sans etre distrait par
les pensees et les labeurs terrestres. Dans le nombre de journees qu'il a
a vivre, il a fait la part des dieux.

Chaque ville avait ete fondee avec des rites qui, dans la pensee des
anciens, avaient eu pour effet de fixer dans son enceinte les dieux
nationaux. Il fallait que la vertu de ces rites fut rajeunie chaque annee
par une nouvelle ceremonie religieuse; on appelait cette fete le jour
natal; tous les citoyens devaient la celebrer.

Tout ce qui etait sacre donnait lieu a une fete. Il y avait la fete de
l'enceinte de la ville, _amburbalia_, celle des limites du territoire,
_ambarvalia_. Ces jours-la, les citoyens formaient une grande procession,
vetus de robes blanches et couronnes de feuillage; ils faisaient le tour
de la ville ou du territoire en chantant des prieres; en tete marchaient
les pretres, conduisant des victimes, qu'on immolait a la fin de la
ceremonie. [15]

Venait ensuite la fete du fondateur. Puis chacun des heros de la cite,
chacune de ces ames que les hommes invoquaient comme protectrices,
reclamait un culte; Romulus avait le sien, et, Servius Tullius, et bien
d'autres, jusqu'a la nourrice de Romulus et a la mere d'Evandre. Athenes
avait, de meme, la fete de Cecrops, celle d'Erechthee, celle de Thesee; et
elle celebrait chacun des heros du pays, le tuteur de Thesee, et
Eurysthee, et Androgee, et une foule d'autres.

Il y avait encore les fetes des champs, celle du labour, celle des
semailles, celle de la floraison, celle des vendanges. En Grece comme en
Italie, chaque acte de la vie de l'agriculteur etait accompagne de
sacrifices, et on executait les travaux en recitant des hymnes sacres. A
Rome, les pretres fixaient, chaque annee, le jour ou devaient commencer
les vendanges, et le jour ou l'on pouvait boire du vin nouveau. Tout etait
regle par la religion. C'etait la religion qui ordonnait de tailler la
vigne; car elle disait aux hommes: Il y aura impiete a offrir aux dieux
une libation avec le vin d'une vigne non taillee. [16]

Toute cite avait une fete pour chacune des divinites qu'elle avait
adoptees comme protectrices, et elle en comptait souvent beaucoup. A
mesure que le culte d'une divinite nouvelle s'introduisait dans la cite,
il fallait trouver dans l'annee un jour a lui consacrer. Ce qui
caracterisait ces fetes religieuses, c'etait l'interdiction du travail,
l'obligation d'etre joyeux, le chant et les jeux en public. La religion
athenienne ajoutait: Gardez-vous dans ces jours-la de vous faire tort les
uns aux autres. [17]

Le calendrier n'etait pas autre chose que la succession des fetes
religieuses. Aussi etait-il etabli par les pretres. A Rome on fut
longtemps sans le mettre en ecrit; le premier jour du mois, le pontife,
apres avoir offert un sacrifice, convoquait le peuple, et disait quelles
fetes il y aurait dans le courant du mois. Cette convocation s'appelait
_calatio_, d'ou vient le nom de calendes qu'on donnait a ce jour-la.

Le calendrier n'etait regle ni sur le cours de la lune, ni sur le cours
apparent du soleil; il n'etait regle que par les lois de la religion, lois
mysterieuses que les pretres connaissaient seuls. Quelquefois la religion
prescrivait de raccourcir l'annee, et quelquefois de l'allonger. On peut
se faire une idee des calendriers primitifs, si l'on songe que chez les
Albains le mois de mai avait douze jours, et que mars en avait trente-six.
[18]

On concoit que le calendrier d'une ville ne devait ressembler en rien a
celui d'une autre, puisque la religion n'etait pas la meme entre elles, et
que les fetes comme les dieux differaient. L'annee n'avait pas la meme
duree d'une ville a l'autre. Les mois ne portaient pas le meme nom;
Athenes les nommait tout autrement que Thebes, et Rome tout autrement que
Lavinium. Cela vient de ce que le nom de chaque mois etait tire
ordinairement de la principale fete qu'il contenait; or, les fetes
n'etaient pas les memes. Les cites ne s'accordaient pas pour faire
commencer l'annee a la meme epoque, ni pour compter la serie de leurs
annees a partir d'une meme date. En Grece, la fete d'Olympie devint a la
longue une date commune, mais qui n'empecha pas chaque cite d'avoir son
annee particuliere. En Italie, chaque ville comptait les annees a partir
du jour de sa fondation.


_3  Le cens._

Parmi les ceremonies les plus importantes de la religion de la cite, il y
en avait une qu'on appelait la purification. Elle avait lieu tous les ans
a Athenes; [19] on ne l'accomplissait a Rome que tous les quatre ans. Les
rites qui y etaient observes et le nom meme qu'elle portait, indiquent que
cette ceremonie devait avoir pour vertu d'effacer les fautes commises par
les citoyens contre le culte. En effet, cette religion si compliquee etait
une source de terreurs pour les anciens; comme la foi et la purete des
intentions etaient peu de chose, et que toute la religion consistait dans
la pratique minutieuse d'innombrables prescriptions, on devait toujours
craindre d'avoir commis quelque negligence, quelque omission ou quelque
erreur, et l'on n'etait jamais sur de n'etre pas sous le coup de la colere
ou de la rancune de quelque dieu. Il fallait donc, pour rassurer le coeur
de l'homme, un sacrifice expiatoire. Le magistrat qui etait charge de
l'accomplir (c'etait a Rome le censeur; avant le censeur c'etait le
consul; avant le consul, le roi), commencait par s'assurer, a l'aide des
auspices, que les dieux agreeraient la ceremonie. Puis il convoquait le
peuple par l'intermediaire d'un heraut, qui se servait a cet effet d'une
formule sacramentelle. Tous les citoyens, au jour dit, se reunissaient
hors des murs; la, tous etant en silence, le magistrat faisait trois fois
le tour de l'assemblee, poussant devant lui trois victimes, un mouton, un
porc, un taureau (_suovetaurile_); la reunion de ces trois animaux
constituait, chez les Grecs comme chez les Romains, un sacrifice
expiatoire. Des pretres et des victimaires suivaient la procession; quand
le troisieme tour etait acheve, le magistrat prononcait une formule de
priere, et il immolait les victimes. [20] A partir de ce moment toute
souillure etait effacee, toute negligence dans le culte reparee, et la
cite etait en paix avec ses dieux.

Pour un acte de cette nature et d'une telle importance, deux choses
etaient necessaires: l'une etait qu'aucun etranger ne se glissat parmi les
citoyens, ce qui eut trouble et funeste la ceremonie; l'autre etait que
tous les citoyens y fussent presents, sans quoi la cite aurait pu garder
quelque souillure. Il fallait donc que cette ceremonie religieuse fut
precedee d'un denombrement des citoyens. A Rome et a Athenes on les
comptait avec un soin tres-scrupuleux; il est probable que leur nombre
etait prononce par le magistrat dans la formule de priere, comme il etait
ensuite inscrit dans le compte rendu que le censeur redigeait de la
ceremonie.

La perte du droit de cite etait la punition de l'homme qui ne s'etait pas
fait inscrire. Cette severite s'explique. L'homme qui n'avait pas pris
part a l'acte religieux, qui n'avait pas ete purifie, pour qui la priere
n'avait pas ete dite ni la victime immolee, ne pouvait plus etre un membre
de la cite. Vis-a-vis des dieux, qui avaient ete presents a la ceremonie,
il n'etait plus citoyen. [21]

On peut juger de l'importance de cette ceremonie par le pouvoir exorbitant
du magistrat qui y presidait. Le censeur, avant de commencer le sacrifice,
rangeait le peuple suivant un certain ordre, ici les senateurs, la les
chevaliers, ailleurs les tribus. Maitre absolu ce jour-la, il fixait la
place de chaque homme dans les differentes categories. Puis, tout le monde
etant range suivant ses prescriptions, il accomplissait l'acte sacre. Or,
il resultait de la qu'a partir de ce jour jusqu'a la lustration suivante,
chaque homme conservait dans la cite le rang que le censeur lui avait
assigne dans la ceremonie. Il etait senateur s'il avait compte ce jour-la
parmi les senateurs; chevalier, s'il avait figure parmi les chevaliers.
Simple citoyen, il faisait partie de la tribu dans les rangs de laquelle
il avait ete ce jour-la; et meme, si le magistrat avait refuse de
l'admettre dans la ceremonie, il n'etait plus citoyen. Ainsi, la place que
chacun avait occupee dans l'acte religieux et ou les dieux l'avaient vu,
etait celle qu'il gardait dans la cite pendant quatre ans. L'immense
pouvoir des censeurs est venu de la.

A cette ceremonie les citoyens seuls assistaient; mais leurs femmes, leurs
enfants, leurs esclaves, leurs biens, meubles et immeubles, etaient, en
quelque facon, purifies en la personne du chef de famille. C'est pour cela
qu'avant le sacrifice chacun devait donner au censeur l'enumeration des
personnes et des choses qui dependaient de lui.

La lustration etait accomplie au temps d'Auguste avec la meme exactitude
et les memes rites que dans les temps les plus anciens. Les pontifes la
regardaient encore comme un acte religieux; les hommes d'Etat y voyaient
au moins une excellente mesure d'administration.


_4  La religion dans l'assemblee, au Senat, au tribunal, a l'armee; le
triomphe._

Il n'y avait pas un seul acte de la vie publique dans lequel on ne fit
intervenir les dieux. Comme on etait sous l'empire de cette idee qu'ils
etaient tour a tour d'excellents protecteurs ou de cruels ennemis, l'homme
n'osait jamais agir sans etre sur qu'ils lui fussent favorables.

Le peuple ne se reunissait en assemblee qu'aux jours ou la religion le lui
permettait. On se souvenait que la cite avait eprouve un desastre un
certain jour; c'etait, sans nul doute, que ce jour-la les dieux avaient
ete ou absents ou irrites; sans doute encore ils devaient l'etre chaque
annee a pareille epoque pour des raisons inconnues aux mortels. Donc ce
jour etait a tout jamais nefaste: on ne s'assemblait pas, on ne jugeait
pas, la vie publique etait suspendue.

A Rome, avant d'entrer en seance, il fallait que les augures assurassent
que les dieux etaient propices. L'assemblee commencait par une priere que
l'augure prononcait et que le consul repetait apres lui. Il en etait de
meme chez les Atheniens: l'assemblee commencait toujours par un acte
religieux. Des pretres offraient un sacrifice; puis on tracait un grand
cercle en repandant a terre de l'eau lustrale, et c'etait dans ce cercle
sacre que les citoyens se reunissaient. [22] Avant qu'aucun orateur prit
la parole, une priere etait prononcee devant le peuple silencieux. On
consultait aussi les auspices, et s'il se manifestait dans le ciel quelque
signe d'un caractere funeste, l'assemblee se separait aussitot. [23]

La tribune etait un lieu sacre, et l'orateur n'y montait qu'avec une
couronne sur la tete. [24]

Le lieu de reunion du senat de Rome etait toujours un temple. Si une
seance avait ete tenue ailleurs que dans un lieu sacre, les decisions
prises eussent ete entachees de nullite; car les dieux n'y eussent pas ete
presents. Avant toute deliberation, le president offrait un sacrifice et
prononcait une priere. Il y avait dans la salle un autel ou chaque
senateur, en entrant, repandait une libation en invoquant les dieux. [25]

Le senat d'Athenes n'etait guere different. La salle renfermait aussi un
autel, un foyer. On accomplissait un acte religieux au debut de chaque
seance. Tout senateur en entrant s'approchait de l'autel et prononcait une
priere. Tant que durait la seance, chaque senateur portait une couronne
sur la tete comme dans les ceremonies religieuses. [26]

On ne rendait la justice dans la cite, a Rome comme a Athenes, qu'aux
jours que la religion indiquait comme favorables. A Athenes, la seance du
tribunal avait lieu pres d'un autel et commencait par un sacrifice. [27]
Au temps d'Homere, les juges s'assemblaient " dans un cercle sacre ".

Festus dit que dans les rituels des Etrusques se trouvait l'indication de
la maniere dont on devait fonder une ville, consacrer un temple,
distribuer les curies et les tribus en assemblee, ranger une armee en
bataille. Toutes ces choses etaient marquees dans les rituels, parce que
toutes ces choses touchaient a la religion.

Dans la guerre la religion etait pour le moins aussi puissante que dans la
paix. Il y avait dans les villes italiennes [28] des colleges de pretres
appeles feciaux qui presidaient, comme les herauts chez les Grecs, a
toutes les ceremonies sacrees auxquelles donnaient lieu les relations
internationales. Un fecial, la tete voilee, une couronne sur la tete,
declarait la guerre en prononcant une formule sacramentelle. En meme
temps, le consul en costume sacerdotal faisait un sacrifice et ouvrait
solennellement le temple de la divinite la plus ancienne et la plus
veneree de l'Italie. Avant de partir pour une expedition, l'armee etant
rassemblee, le general prononcait des prieres et offrait un sacrifice. Il
en etait exactement de meme a Athenes et a Sparte. [29]

L'armee en campagne presentait l'image de la cite; sa religion la suivait.
Les Grecs emportaient avec eux les statues de leurs divinites. Toute armee
grecque ou romaine portait avec elle un foyer sur lequel on entretenait
nuit et jour le feu sacre. [30] Une armee romaine etait accompagnee
d'augures et de pullaires; toute armee grecque avait un devin.

Regardons une armee romaine au moment ou elle se dispose au combat. Le
consul fait amener une victime et la frappe de la hache; elle tombe: ses
entrailles doivent indiquer la volonte des dieux. Un aruspice les examine,
et si les signes sont favorables, le consul donne le signal de la
bataille. Les dispositions les plus habiles, les circonstances les plus
heureuses ne servent de rien si les dieux ne permettent pas le combat. Le
fond de l'art militaire chez les Romains etait de n'etre jamais oblige de
combattre malgre soi, quand les dieux etaient contraires. C'est pour cela
qu'ils faisaient de leur camp, chaque jour, une sorte de citadelle.

Regardons maintenant une armee grecque, et prenons pour exemple la
bataille de Platee. Les Spartiates sont ranges en ligne, chacun a son
poste de combat; ils ont tous une couronne sur la tete, et les joueurs de
flute font entendre les hymnes religieux. Le roi, un peu en arriere des
rangs, egorge les victimes. Mais les entrailles ne donnent pas les signes
favorables, et il faut recommencer le sacrifice. Deux, trois, quatre
victimes sont successivement immolees. Pendant ce temps, la cavalerie
perse approche, lance ses fleches, tue un assez grand nombre de
Spartiates. Les Spartiates restent immobiles, le bouclier pose a leurs
pieds, sans meme se mettre en defense contre les coups de l'ennemi. Ils
attendent le signal des dieux. Enfin les victimes presentent les signes
favorables; alors les Spartiates relevent leurs boucliers, mettent l'epee
a la main, combattent et sont vainqueurs.

Apres chaque victoire on offrait un sacrifice; c'est la l'origine du
triomphe qui est si connu chez les Romains et qui n'etait pas moins usite
chez les Grecs. Cette coutume etait la consequence de l'opinion qui
attribuait la victoire aux dieux de la cite. Avant la bataille, l'armee
leur avait adresse une priere analogue a celle qu'on lit dans Eschyle: " A
vous, dieux qui habitez et possedez notre territoire, si nos armes sont
heureuses et si notre ville est sauvee, je vous promets d'arroser vos
autels du sang des brebis, de vous immoler des taureaux, et d'etaler dans
vos temples saints les trophees conquis par la lance. " [31] En vertu de
cette promesse, le vainqueur devait un sacrifice. L'armee rentrait dans la
ville pour l'accomplir; elle se rendait au temple en formant une longue
procession et en chantant un hymne sacre, [Grec: thriambos]. [32]

A Rome la ceremonie etait a peu pres la meme. L'armee se rendait en
procession au principal temple de la ville; les pretres marchaient en tete
du cortege, conduisant des victimes. Arrive au temple, le general immolait
les victimes aux dieux. Chemin faisant, les soldats portaient tous une
couronne, comme il convenait dans une ceremonie sacree, et ils chantaient
un hymne comme en Grece. Il vint, a la verite, un temps ou les soldats ne
se firent pas scrupule de remplacer l'hymne, qu'ils ne comprenaient plus,
par des chansons de caserne ou des railleries contre leur general. Mais
ils conserverent du moins l'usage de repeter de temps en temps le refrain,
_Io triumphe_. [33] C'etait meme ce refrain qui donnait a la ceremonie son
nom.

Ainsi en temps de paix et en temps de guerre la religion intervenait dans
tous les actes. Elle etait partout presente, elle enveloppait l'homme.
L'ame, le corps, la vie privee, la vie publique, les repas, les fetes, les
assemblees, les tribunaux, les combats, tout etait sous l'empire de cette
religion de la cite. Elle reglait toutes les actions de l'homme, disposait
de tous les instants de sa vie, fixait toutes ses habitudes. Elle
gouvernait l'etre humain avec une autorite si absolue qu'il ne restait
rien qui fut en dehors d'elle.

Ce serait avoir une idee bien fausse de la nature humaine que de croire
que cette religion des anciens etait une imposture et pour ainsi dire une
comedie. Montesquieu pretend que les Romains ne se sont donne un culte que
pour brider le peuple. Jamais religion n'a eu une telle origine, et toute
religion qui en est venue a ne se soutenir que par cette raison d'utilite
publique, ne s'est pas soutenue longtemps. Montesquieu dit encore que les
Romains assujettissaient la religion a l'Etat; c'est le contraire qui est
vrai; il est impossible de lire quelques pages de Tite-Live sans en etre
convaincu. Ni les Romains ni les Grecs n'ont connu ces tristes conflits
qui ont ete si communs dans d'autres societes entre l'Eglise et l'Etat.
Mais cela tient uniquement a ce qu'a Rome, comme a Sparte et a Athenes,
l'Etat etait asservi a la religion; ou plutot, l'Etat et la religion
etaient si completement confondus ensemble qu'il etait impossible non
seulement d'avoir l'idee d'un conflit entre eux, mais meme de les
distinguer l'un de l'autre.


NOTES

[1] [Grec: Sotaeria ton poleon sundeipna]. Athenee, V, 2.

[2] Homere, _Odyssee_, III.

[3] Athenee, X, 49.

[4] Athenee, IV, 17; IV, 21. Herodote, VI, 57. Plutarque, _Cleomene_, 43.

[5] Cet usage est atteste, pour Athenes, par Xenophon, _Gouv. d'Ath._, 2;
le Scholiaste d'Aristophane, _Nuees_, 393; pour la Crete et la Thessalie,
par des auteurs que cite Athenee, IV, 22; pour Argos, par une inscription,
Boeckh, 1122; pour d'autres villes, par Pindare, _Nem._, XI; Theognis,
269; Pausanias, V, 15; Athenee, IV, 32; IV, 61; X, 24 et 25; X, 49; XI,
66.

[6] Plutarque, _Solon_, 24. Athenee, VI, 26.

[7] Demosthenes, _Pro corona_, 53. Aristote, _Politique_, VII, 1, 19.
Pollux, VIII, 155.

[8] Fragment de Sapho, dans Athenee, XV, 16.

[9] Athenee, XV, 19.

[10] Platon, _Lois_, XII, 956. Ciceron, _De legib._, II, 18. Virgile, V,
70, 774; VII, 135; VIII, 274. De meme chez les Hindous, dans les actes
religieux, il fallait porter une couronne et etre vetu de blanc.

[11] Athenee, I, 58; IV, 32; XI, 66.

[12] Athenee, IV, 19; IV, 20.

[13] Aristote, _Politique_, IV, 9, 3.

[14] Denys, II, 23. Aulu-Gelle, XII, 8. Tite-Live, XL, 59.

[15] Tibulle, II, 1. Festus, v  _Amburbiales_.

[16] Varron, VI, 16. Virgile, _Georg._, I, 340-350. Pline, XVIII. Festus,
v  _Vinalia_. Plutarque, _Quest. rom._, 40; _Numa_, 14.

[17] Loi de Solon, citee par Demosthenes, _in Timocrat_.

[18] Censorinus, 22. Macrobe, I, 14; I, 15. Varron, V, 28; VI, 27.

[19] Diogene Laerce, _Vie de Socrate_, 23. Harpocration, [Grec:
Pharmachos]. De meme on purifiait chaque annee le foyer domestique:
Eschyle, _Choeph._, 966.

[20] Varron, _L. L._, VI, 86. Valere-Maxime, V; l, 10. Tite-Live, I, 44;
III, 22; VI, 27. Properce, IV, l, 20. Servius, _ad Eclog._, X, 55; _ad
Aen._, VIII, 231. Tite-Live attribue cette institution au roi Servius; on
peut croire qu'elle est plus vieille que Rome, et qu'elle existait dans
toutes les villes aussi bien qu'a Rome. Ce qui l'a fait attribuer a
Servius, c'est precisement qu'il l'a modifiee, comme nous le verrons plus
tard.

[21] Les citoyens absents de Rome devaient y revenir pour la lustration;
aucun motif ne pouvait les en dispenser. Velleius, II, 15.

[22] Aristophane, _Acharn._, 44. Eschine, _in Timarch._, 1, 21; _in
Ctesiph._, 176, et Scholiaste. Dinarque, _in Aristog._, 14.

[23] Aristophane, _Acharn._, 171.

[24] Aristophane, _Thesmoph._, 381, et Scholiaste: [Grec: stephanon hethos
haen tois legousi stephanousthai proton.]

[25] Varron cite par Aulu-Gelle, XIV, 7. Ciceron, _ad Famil._, X, 12.
Suetone, _Aug._, 35. Dion Cassius, LIV, p. 621. Servius, VII, 153.

[26] Andocide, _De myst._, 44; _De red._, 15. Antiphon, _Pro chor._, 45.
Lycurgue, _in Leocr._, 122. Demosthenes, _in Midiam_, 114. Diodore, XIV,
4.

[27] Aristophane, _Guepes_, 860-865. Homere, _Iliade_, XVIII, 504.

[28] Denys, II, 73. Servius, X, 14.

[29] Denys, IX, 57. Virgile, VII, 601. Xenophon, _Hellen._, VI, 5.

[30] Herodote, VIII, 6. Plutarque, _Agesilas_, 6; _Publicola_, 17.
Xenophon, _Gouv. de Laced._, 14. Denys, IX, 6. Stobee, 42. Julius
Obsequens, 12, 116.

[31] Eschyle, _Sept chefs_, 252-260. Euripide, _Phenic._, 573.

[32] Diodore, IV, 5. Photius: [Grec: thriambos, epideixis nixes, pompe].

[33] Varron, _L. L._, VI, 64. Pline, _H. N._, VII, 56. Macrobe, I, 19.




CHAPITRE VIII.

LES RITUELS ET LES ANNALES.


Le caractere et la vertu de la religion des anciens n'etait pas d'elever
l'intelligence humaine a la conception de l'absolu, d'ouvrir a l'avide
esprit une route eclatante au bout de laquelle il put entrevoir Dieu.
Cette religion etait un ensemble mal lie de petites croyances, de petites
pratiques, de rites minutieux. Il n'en fallait pas chercher le sens; il
n'y avait pas a reflechir, a se rendre compte. Le mot religion ne
signifiait pas ce qu'il signifie pour nous; sous ce mot nous entendons un
corps de dogmes, une doctrine sur Dieu, un symbole de foi sur les mysteres
qui sont en nous et autour de nous; ce meme mot, chez les anciens,
signifiait rites, ceremonies, actes de culte exterieur. La doctrine etait
peu de chose; c'etaient les pratiques qui etaient l'important; c'etaient
elles qui etaient obligatoires et qui _liaient_ l'homme (_ligare,
religio_). La religion etait un lien materiel, une chaine qui tenait
l'homme esclave. L'homme se l'etait faite, et il etait gouverne par elle.
Il en avait peur et n'osait ni raisonner, ni discuter, ni regarder en
face. Des dieux, des heros, des morts reclamaient de lui un culte
materiel, et il leur payait sa dette, pour se faire d'eux des amis, et
plus encore pour ne pas s'en faire des ennemis.

Leur amitie, l'homme y comptait peu. C'etaient des dieux envieux,
irritables, sans attachement ni bienveillance, volontiers en guerre avec
l'homme. Ni les dieux n'aimaient l'homme, ni l'homme n'aimait ses dieux.
Il croyait a leur existence, mais il aurait voulu qu'ils n'existassent
pas. Meme ses dieux domestiques ou nationaux, il les redoutait, il
craignait incessamment d'etre trahi par eux. Encourir la haine de ces
etres invisibles etait sa grande inquietude. Il etait occupe toute sa vie
a les apaiser, _paces deorum quaerere_, dit le poete. Mais le moyen de les
contenter? Le moyen surtout d'etre sur qu'on les contentait et qu'on les
avait pour soi? On crut le trouver dans l'emploi de certaines formules.
Telle priere, composee de tels mots, avait ete suivie du succes qu'on
avait demande, c'etait sans doute qu'elle avait ete entendue du dieu,
qu'elle avait eu de l'action sur lui, qu'elle avait ete puissante, plus
puissante que lui, puisqu'il n'avait pas pu lui resister. On conserva donc
les termes mysterieux et sacres de cette priere. Apres le pere, le fils
les repeta. Des qu'on sut ecrire, on les mit en ecrit. Chaque famille, du
moins chaque famille religieuse, eut un livre ou etaient contenues les
formules dont les ancetres s'etaient servis et auxquelles les dieux
avaient cede. [1] C'etait une arme que l'homme employait contre
l'inconstance de ses dieux. Mais il n'y fallait changer ni un mot ni une
syllabe, ni surtout le rhythme suivant lequel elle devait etre chantee.
Car alors la priere eut perdu sa force, et les dieux fussent restes
libres.

Mais la formule n'etait pas assez: il y avait encore des actes exterieurs
dont le detail etait minutieux et immuable. Les moindres gestes du
sacrificateur et les moindres parties de son costume etaient regles. En
s'adressant a un dieu, il fallait avoir la tete voilee; a un autre, la
tete decouverte; pour un troisieme, le pan de la toge devait etre releve
sur l'epaule. Dans certains actes, il fallait avoir les pieds nus. Il y
avait des prieres qui n'avaient d'efficacite que si l'homme, apres les
avoir prononcees, pirouettait sur lui-meme de gauche a droite. La nature
de la victime, la couleur de son poil, la maniere de l'egorger, la forme
meme du couteau, l'espece de bois qu'on devait employer pour faire rotir
les chairs, tout cela etait fixe pour chaque dieu par la religion de
chaque famille ou de chaque cite. En vain le coeur le plus fervent
offrait-il aux dieux les plus grasses victimes; si l'un des innombrables
rites du sacrifice etait neglige, le sacrifice etait nul. Le moindre
manquement faisait d'un acte sacre un acte impie. L'alteration la plus
legere troublait et bouleversait la religion de la patrie, et transformait
les dieux protecteurs en autant d'ennemis cruels. C'est pour cela
qu'Athenes etait severe pour le pretre qui changeait quelque chose aux
anciens rites; [2] c'est pour cela que le senat de Rome degradait ses
consuls et ses dictateurs qui avaient commis quelque erreur dans un
sacrifice.

Toutes ces formules et ces pratiques avaient ete leguees par les ancetres
qui en avaient eprouve l'efficacite. Il n'y avait pas a innover. On devait
se reposer sur ce que ces ancetres avaient fait, et la supreme piete
consistait a faire comme eux. Il importait assez peu que la croyance
changeat: elle pouvait se modifier librement a travers les ages et prendre
mille formes diverses, au gre de la reflexion des sages ou de
l'imagination populaire. Mais il etait de la plus grande importance que
les formules ne tombassent pas en oubli et que les rites ne fussent pas
modifies. Aussi chaque cite avait-elle un livre ou tout cela etait
conserve.

L'usage des livres sacres etait universel chez les Grecs, chez les
Romains, chez les Etrusques. [3.] Quelquefois le rituel etait ecrit sur
des tablettes de bois, quelquefois sur la toile; Athenes gravait ses rites
sur des tables de cuivre, afin qu'ils fussent imperissables. Rome avait
ses livres des pontifes, ses livres des augures, son livre des ceremonies,
et son recueil des _Indigitamenta_. Il n'y avait pas de ville qui n'eut
aussi une collection de vieux hymnes en l'honneur de ses dieux; [4] en
vain la langue changeait avec les moeurs et les croyances; les paroles et
le rhythme restaient immuables, et dans les fetes on continuait a chanter
ces hymnes sans les comprendre.

Ces livres et ces chants, ecrits par les pretres, etaient gardes par eux
avec un tres-grand soin. On ne les montrait jamais aux etrangers. Reveler
un rite ou une formule, c'eut ete trahir la religion de la cite et livrer
ses dieux a l'ennemi. Pour plus de precaution, on les cachait meme aux
citoyens, et les pretres seuls pouvaient en prendre connaissance.

Dans la pensee de ces peuples, tout ce qui etait ancien etait respectable
et sacre. Quand un Romain voulait dire qu'une chose lui etait chere, il
disait: Cela est antique pour moi. Les Grecs avaient la meme expression.
Les villes tenaient fort a leur passe, parce que c'etait dans le passe
qu'elles trouvaient tous les motifs comme toutes les regles de leur
religion. Elles avaient besoin de se souvenir, car c'etait sur des
souvenirs et des traditions que tout leur culte reposait. Aussi l'histoire
avait-elle pour les anciens beaucoup plus d'importance qu'elle n'en a pour
nous. Elle a existe longtemps avant les Herodote et les Thucydide; ecrite
ou non ecrite, simple tradition orale ou livre, elle a ete contemporaine
de la naissance des cites. Il n'y avait pas de ville, si petite et obscure
qu'elle fut, qui ne mit la plus grande attention a conserver le souvenir
de ce qui s'etait passe en elle. Ce n'etait pas de la vanite, c'etait de
la religion. Une ville ne croyait pas avoir le droit de rien oublier; car
tout dans son histoire se liait a son culte.

L'histoire commencait, en effet, par l'acte de la fondation, et disait le
nom sacre du fondateur. Elle se continuait par la legende des dieux de la
cite, des heros protecteurs. Elle enseignait la date, l'origine, la raison
de chaque culte, et en expliquait les rites obscurs. On y consignait les
prodiges que les dieux du pays avaient operes et par lesquels ils avaient
manifeste leur puissance, leur bonte, ou leur colere. On y decrivait les
ceremonies par lesquelles les pretres avaient habilement detourne un
mauvais presage; ou apaise les rancunes des dieux. On y mettait quelles
epidemies avaient frappe la cite et par quelles formules saintes on les
avait gueries, quel jour un temple avait ete consacre et pour quel motif
un sacrifice avait ete etabli. On y inscrivait tous les evenements qui
pouvaient se rapporter a la religion, les victoires qui prouvaient
l'assistance des dieux et dans lesquelles on avait souvent vu ces dieux
combattre, les defaites qui indiquaient leur colere et pour lesquelles il
avait fallu instituer un sacrifice expiatoire. Tout cela etait ecrit pour
l'enseignement et la piete des descendante. Toute cette histoire etait la
preuve materielle de l'existence des dieux nationaux; car les evenements
qu'elle contenait etaient la forme visible sous laquelle ces dieux
s'etaient reveles d'age en age. Meme parmi ces faits il y en avait
beaucoup qui donnaient lieu a des fetes et a des sacrifices annuels.
L'histoire de la cite disait au citoyen tout ce qu'il devait croire et
tant ce qu'il devait adorer.

Aussi cette histoire etait-elle ecrite par des pretres. Rome avait ses
annales des pontifes; les pretres sabins, les pretres samnites, les
pretres etrusques en avaient de semblables. [5] Chez les Grecs il nous est
reste le souvenir des livres ou annales sacrees d'Athenes, de Sparte, de
Delphes, de Naxos, de Tarente. [6] Lorsque Pausanias parcourut la Grece,
au temps d'Adrien, les pretres de chaque ville lui raconterent les
vieilles histoires locales; ils ne les inventaient pas; ils les avaient
apprises dans leurs annales.

Cette sorte d'histoire etait toute locale. Elle commencait a la fondation,
parce que ce qui etait anterieur a cette date n'interessait en rien la
cite; et c'est pourquoi les anciens ont si completement ignore leurs
origines. Elle ne rapportait aussi que les evenements dans lesquels la
cite s'etait trouvee engagee, et elle ne s'occupait pas du reste de la
terre. Chaque cite avait son histoire speciale, comme elle avait sa
religion et son calendrier.

On peut croire que ces annales des villes etaient fort seches, fort
bizarres pour le fond et pour la forme. Elles n'etaient pas une oeuvre
d'art, mais une oeuvre de religion. Plus tard sont venus les ecrivains,
les conteurs comme Herodote, les penseurs comme Thucydide. L'histoire est
sortie alors des mains des pretres et s'est transformee. Malheureusement,
ces beaux et brillants ecrits nous laissent encore regretter les vieilles
annales des villes et tout ce qu'elles nous apprendraient sur les
croyances et la vie intime des anciens. Mais ces livres, qui paraissent
avoir ete tenus secrets, qui ne sortaient pas des sanctuaires, dont on ne
faisait pas de copie et que les pretres seuls lisaient, ont tous peri, et
il ne nous en est reste qu'un faible souvenir.

Il est vrai que ce souvenir a une grande valeur pour nous. Sans lui on
serait peut-etre en droit de rejeter tout ce que la Grece et Rome nous
racontent de leurs antiquites; tous ces recits, qui nous paraissent si peu
vraisemblables, parce qu'ils s'ecartent de nos habitudes et de notre
maniere de penser et d'agir, pourraient passer pour le produit de
l'imagination des hommes. Mais ce souvenir qui nous est reste des vieilles
annales, nous montre le respect pieux que les anciens avaient pour leur
histoire. Chaque ville avait des archives ou les faits etaient
religieusement deposes a mesure qu'ils se produisaient. Dans ces livres
sacres chaque page etait contemporaine de l'evenement qu'elle racontait.
Il etait materiellement impossible d'alterer ces documents, car les
pretres en avaient la garde, et la religion etait grandement interessee a
ce qu'ils restassent inalterables. Il n'etait meme pas facile au pontife,
a mesure qu'il en ecrivait les lignes, d'y inserer sciemment des faits
contraires a la verite. Car on croyait que tout evenement venait des
dieux, qu'il revelait leur volonte, qu'il donnait lieu pour les
generations suivantes a des souvenirs pieux et meme a des actes sacres;
tout evenement qui se produisait dans la cite faisait aussitot partie de
la religion de l'avenir. Avec de telles croyances, on comprend bien qu'il
y ait eu beaucoup d'erreurs involontaires, resultat de la credulite, de la
predilection pour le merveilleux, de la foi dans les dieux nationaux; mais
le mensonge volontaire ne se concoit pas; car il eut ete impie; il eut
viole la saintete des annales et altere la religion. Nous pouvons donc
croire que dans ces vieux livres, si tout n'etait pas vrai, du moins il
n'y avait rien que le pretre ne crut vrai. Or c'est, pour l'historien qui
cherche a percer l'obscurite de ces vieux temps, un puissant motif de
confiance, que de savoir que, s'il a affaire a des erreurs, il n'a pas
affaire a l'imposture. Ces erreurs memes, ayant encore l'avantage d'etre
contemporaines des vieux ages qu'il etudie, peuvent lui reveler, sinon le
detail des evenements, du moins les croyances sinceres des hommes.

Ces annales, a la verite, etaient tenues secretes; ni Herodote ni Tite-
Live ne les lisaient. Mais plusieurs passages d'auteurs anciens prouvent
qu'il en transpirait quelque chose dans le public, et qu'il en parvint des
fragments a la connaissance des historiens.

Il y avait d'ailleurs, a cote des annales, documents ecrits et
authentiques, une tradition orale qui se perpetuait parmi le peuple d'une
cite: non pas tradition vague et indifferente comme le sont les notres,
mais tradition chere aux villes, qui ne variait pas au gre de
l'imagination, et qu'on n'etait pas libre de modifier; car elle faisait
partie du culte, et elle se composait de recits et de chants qui se
repetaient d'annee en annee dans les fetes de la religion. Ces hymnes
sacres et immuables fixaient les souvenirs et ravivaient perpetuellement
la tradition.

Sans doute, on ne peut pas croire que cette tradition eut l'exactitude des
annales. Le desir de louer les dieux pouvait etre plus fort que l'amour de
la verite. Pourtant elle devait etre au moins le reflet des annales, et se
trouver ordinairement d'accord avec elles. Car les pretres qui redigeaient
et qui lisaient celles-ci, etaient les memes qui presidaient aux fetes ou
les vieux recits etaient chantes.

Il vint d'ailleurs un temps ou ces annales furent divulguees; Rome finit
par publier les siennes; celles des autres villes italiennes furent
connues; les pretres des villes grecques ne se firent plus scrupule de
raconter ce que les leurs contenaient. On etudia, on compulsa ces
monuments authentiques. Il se forma une ecole d'erudits, depuis Varron et
Verrius Flaccus, jusqu'a Aulu-Gelle et Macrobe. La lumiere se fit sur
toute l'ancienne histoire. On corrigea quelques erreurs qui s'etaient
glissees dans la tradition, et que les historiens de l'epoque precedente
avaient repetees; on sut, par exemple, que Porsenna avait pris Rome, et
que l'or avait ete paye aux Gaulois. L'age de la critique historique
commenca. Mais il est bien digne de remarque que cette critique, qui
remontait aux sources, et etudiait les annales, n'y ait rien trouve qui
lui ait donne le droit de rejeter l'ensemble historique que les Herodote
et les Tite-Live avaient construit.


NOTES

[1] Denys, I, 75. Varron, VI. 90. Ciceron, _Brutus_, 16. Aulu-Gelle, XIII,
19.

[2] Demosthenes, _in Neoeram_, 116, 117.

[3] Pausanias, IV, 27. Plutarque, _contre Colotes_, 17. Pollux, VIII, 128.
Pline, _H. N._, XIII, 21. Valere-Maxime, I, i, 3. Varron, _L. L._, VI, 16.
Censorinus, 17. Festus, v  _Rituales_.

[4] Plutarque, _Thesee_, 16. Tacite, _Ann._, IV, 43. Elien, _H. V._, II,
39.

[5] Denys, II, 49. Tite-Live, X, 33. Ciceron, _De divin._, II, 41; I, 33;
II, 23. Censorinus, 12, 17. Suetone, _Claude_, 42. Macrobe, I, 12; V, 19.
Solin, II, 9. Servius, VII, 678; VIII, 398. Lettres de Marc-Aurele, IV, 4.

[6] Plutarque, _contre Colotes_, 17; _Solon_, 11; _Morales_, p. 869.
Athenee, XI, 49. Tacite, _Annales_, IV, 43.




CHAPITRE IX.

GOUVERNEMENT DE LA CITE. LE ROI.


_1  Autorite religieuse du roi._

Il ne faut pas se representer une cite, a sa naissance, deliberant sur le
gouvernement qu'elle va se donner, cherchant et discutant ses lois,
combinant ses institutions. Ce n'est pas ainsi que les lois se trouverent
et que les gouvernements s'etablirent. Les institutions politiques de la
cite naquirent avec la cite elle-meme, le meme jour qu'elle; chaque membre
de la cite les portait en lui-meme; car elles etaient en germe dans les
croyances et la religion de chaque homme.

La religion prescrivait que le foyer eut toujours un pretre supreme. Elle
n'admettait pas que l'autorite sacerdotale fut partagee. Le foyer
domestique avait un grand-pretre, qui etait le pere de famille; le foyer
de la curie avait son curion ou phratriarque; chaque tribu avait de meme
son chef religieux, que les Atheniens appelaient le roi de la tribu. La
religion de la cite devait avoir aussi son pretre supreme.

Ce pretre du foyer public portait le nom de roi. Quelquefois on lui
donnait d'autres titres; comme il etait, avant tout, pretre du prytanee,
les Grecs l'appelaient volontiers prytane; quelquefois encore ils
l'appelaient archonte. Sous ces noms divers, roi, prytane, archonte, nous
devons voir un personnage qui est surtout le chef du culte; il entretient
le foyer, il fait le sacrifice et prononce la priere, il preside aux repas
religieux.

Il importe de prouver que les anciens rois de l'Italie et de la Grece
etaient des pretres. On lit dans Aristote: " Le soin des sacrifices
publics de la cite appartient, suivant la coutume religieuse, non a des
pretres speciaux, mais a ces hommes qui tiennent leur dignite du foyer, et
que l'on appelle, ici rois, la prytanes, ailleurs archontes. " [1] Ainsi
parle Aristote, l'homme qui a le mieux connu les constitutions des cites
grecques. Ce passage si precis prouve d'abord que les trois mots roi,
prytane, archonte, ont ete longtemps synonymes; cela est si vrai, qu'un
ancien historien, Charon de Lampsaque, ecrivant un livre sur les rois de
Lacedemone, l'intitula: _Archontes et prytanes des Lacedemoniens_. [2] Il
prouve encore que le personnage que l'on appelait indifferemment de l'un
de ces trois noms, peut-etre de tous les trois a la fois, etait le pretre
de la cite, et que le culte du foyer public etait la source de sa dignite
et de sa puissance.

Ce caractere sacerdotal de la royaute primitive est clairement indique par
les ecrivains anciens. Dans Eschyle, les filles de Danaus s'adressent au
roi d'Argos en ces termes: " Tu es le prytane supreme, et c'est toi qui
veilles sur le foyer de ce pays. " [3] Dans Euripide, Oreste, meurtrier de
sa mere, dit a Menelas: " Il est juste que, fils d'Agamemnon, je regne
dans Argos "; et Menelas lui repond: " As-tu donc en mesure, toi
meurtrier, de toucher les vases d'eau lustrale pour les sacrifices? Es-tu
en mesure d'egorger les victimes? " [4] La principale fonction d'un roi
etait donc d'accomplir les ceremonies religieuses. Un ancien roi de
Sicyone fut depose, parce que, sa main ayant ete souillee par un meurtre,
il n'etait plus en etat d'offrir les sacrifices. [5] Ne pouvant plus etre
pretre, il ne pouvait plus etre roi.

Homere et Virgile nous montrent les rois occupes sans cesse de ceremonies
sacrees. Nous savons par Demosthenes que les anciens rois de l'Attique
faisaient eux-memes tous les sacrifices qui etaient prescrits par la
religion de la cite, et par Xenophon que les rois de Sparte etaient les
chefs de la religion lacedemonienne. [6] Les lucumons etrusques etaient a
la fois des magistrats, des chefs militaires et des pontifes. [7]

Il n'en fut pas autrement des rois de Rome. La tradition les represente
toujours comme des pretres. Le premier fut Romulus, qui etait instruit
dans la science augurale, et qui fonda la ville suivant des rites
religieux. Le second fut Numa; il remplissait, dit Tite-Live, la plupart
des fonctions sacerdotales; mais il previt que ses successeurs, ayant
souvent des guerres a soutenir, ne pourraient pas toujours vaquer au soin
des sacrifices, et il institua les flamines pour remplacer les rois, quand
ceux-ci seraient absents de Rome. Ainsi, le sacerdoce romain n'etait
qu'une sorte d'emanation de la royaute primitive.

Ces rois-pretres etaient intronises avec un ceremonial religieux. Le
nouveau roi, conduit sur la cime du mont Capitolin, s'asseyait sur un
siege de pierre, le visage tourne vers le midi. A sa gauche etait assis un
augure, la tete couverte de bandelettes sacrees, et tenant a la main le
baton augural. Il figurait dans le ciel certaines lignes, prononcait une
priere, et posant la main sur la tete du roi, il suppliait les dieux de
marquer par un signe visible que ce chef leur etait agreable. Puis, des
qu'un eclair ou le vol des oiseaux avait manifeste l'assentiment des
dieux, le nouveau roi prenait possession de sa charge. Tite-Live decrit
cette ceremonie pour l'installation de Numa; Denys assure qu'elle eut lieu
pour tous les rois, et apres les rois, pour les consuls; il ajoute qu'elle
etait pratiquee encore de son temps. [8] Un tel usage avait sa raison
d'etre: comme le roi allait etre le chef supreme de la religion et que de
ses prieres et de ses sacrifices le salut de la cite allait dependre, on
avait bien le droit de s'assurer d'abord que ce roi etait accepte par les
dieux.

Les anciens ne nous renseignent pas sur la maniere dont les rois de Sparte
etaient elus; mais nous pouvons tenir pour certain qu'on faisait
intervenir dans l'election la volonte des dieux. On reconnait meme a de
vieux usages, qui ont dure jusqu'a la fin de l'histoire de Sparte, que la
ceremonie par laquelle on les consultait etait renouvelee tous les neuf
ans; tant on craignait que le roi ne perdit les bonnes graces de la
divinite. " Tous les neuf ans, dit Plutarque, les ephores choisissent une
nuit tres-claire, mais sans lune, et ils s'asseyent en silence, les yeux
fixes vers le ciel. Voient-ils une etoile traverser d'un cote du ciel a
l'autre, cela leur indique que leurs rois sont coupables de quelque faute
envers les dieux. Ils les suspendent alors de la royaute jusqu'a ce qu'un
oracle venu de Delphes les releve de leur decheance. " [9]


_2  Autorite politique du roi._

De meme que dans la famille l'autorite etait inherente au sacerdoce, et
que le pere, a titre de chef du culte domestique, etait en meme temps juge
et maitre, de meme, le grand-pretre de la cite en fut aussi le chef
politique. L'autel, suivant l'expression d'Aristote, lui confera la
dignite et la puissance. Cette confusion du sacerdoce et du pouvoir n'a
rien qui doive surprendre. On la trouve a l'origine de presque toutes les
societes, soit que, dans l'enfance des peuples, il n'y ait que la religion
qui puisse obtenir d'eux l'obeissance, soit que notre nature eprouve le
besoin de ne se soumettre jamais a d'autre empire qu'a celui d'une idee
morale.

Nous avons dit combien la religion de la cite se melait a toutes choses.
L'homme se sentait a tout moment dependre de ses dieux, et par consequent
de ce pretre qui etait place entre eux et lui. C'etait ce pretre qui
veillait sur le feu sacre; c'etait, comme dit Pindare, son culte de chaque
jour qui sauvait chaque jour la cite. [10] C'etait lui qui connaissait les
formules de priere auxquelles les dieux ne resistaient pas; au moment du
combat, c'etait lui qui egorgeait la victime et qui attirait sur l'armee
la protection des dieux. Il etait bien naturel qu'un homme arme d'une
telle puissance fut accepte et reconnu comme chef. De ce que la religion
se melait au gouvernement, a la justice, a la guerre, il resulta
necessairement que le pretre fut en meme temps magistrat, juge et chef
militaire. " Les rois de Sparte, dit Aristote, [11] ont trois
attributions: ils font les sacrifices, ils commandent a la guerre, et ils
rendent la justice. " Denys d'Halicarnasse s'exprime dans les memes termes
au sujet des rois de Rome.

Les regles constitutives de cette monarchie furent tres-simples, et il ne
fut pas necessaire de les chercher longtemps; elles decoulerent des regles
memes du culte. Le fondateur qui avait pose le foyer sacre en fut
naturellement le premier pretre. L'heredite etait la regle constante, a
l'origine, pour la transmission de ce culte; que le foyer fut celui d'une
famille ou qu'il fut celui d'une cite, la religion prescrivait que le soin
de l'entretenir passat toujours du pere au fils. Le sacerdoce fut donc
hereditaire, et le pouvoir avec lui. [12]

Un trait bien connu de l'ancienne histoire de la Grece prouve d'une
maniere frappante que la royaute appartint, a l'origine, a l'homme qui
avait pose le foyer de la cite. On sait que la population des colonies
ioniennes ne se composait pas d'Atheniens, mais qu'elle etait un melange
de Pelasges, d'Eoliens, d'Abantes, de Cadmeens. Pourtant les foyers des
cites nouvelles furent tous poses par des membres de la famille religieuse
de Codrus. Il en resulta que ces colons, au lieu d'avoir pour chefs des
hommes de leur race, les Pelasges un Pelasge, les Abantes un Abante, les
Eoliens un Eolien, donnerent tous la royaute, dans leurs douze villes, aux
Codrides. [13] Assurement ces personnages n'avaient pas acquis leur
autorite par la force, car ils etaient presque les seuls Atheniens qu'il y
eut dans cette nombreuse agglomeration. Mais comme ils avaient pose les
foyers, c'etait a eux qu'il appartenait de les entretenir. La royaute leur
fut donc deferee sans conteste, et resta hereditaire dans leur famille.
Battos avait fonde Cyrene en Afrique: les Battiades y furent longtemps en
possession de la dignite royale. Protis avait fonde Marseille: les
Protiades, de pere en fils, y exercerent le sacerdoce et y jouirent de
grands privileges.

Ce ne fut donc pas la force qui fit les chefs et les rois dans ces
anciennes cites. Il ne serait pas vrai de dire que le premier qui y fut
roi fut un soldat heureux. L'autorite decoula du culte du foyer. La
religion fit le roi dans la cite, comme elle avait fait le chef de famille
dans la maison. La croyance, l'indiscutable et imperieuse croyance, disait
que le pretre hereditaire du foyer etait le depositaire des choses saintes
et le gardien des dieux. Comment hesiter a obeir a un tel homme? Un roi
etait un etre sacre; [Grec: Basileis hieroi], dit Pindare. On voyait en
lui, non pas tout a fait un dieu, mais du moins " l 'homme le plus
puissant pour conjurer la colere des dieux ", [14] l'homme sans le secours
duquel nulle priere n'etait efficace, nul sacrifice n'etait accepte.

Cette royaute demi-religieuse et demi-politique s'etablit dans toutes les
villes, des leur naissance, sans efforts de la part des rois, sans
resistance de la part des sujets. Nous ne voyons pas a l'origine des
peuples anciens les fluctuations et les luttes qui marquent le penible
enfantement des societes modernes. On sait combien de temps il a fallu,
apres la chute de l'empire romain, pour retrouver les regles d'une societe
reguliere. L'Europe a vu durant des siecles plusieurs principes opposes se
disputer le gouvernement des peuples, et les peuples se refuser
quelquefois a toute organisation sociale. Un tel spectacle ne se voit ni
dans l'ancienne Grece ni dans l'ancienne Italie; leur histoire ne commence
pas par des conflits; les revolutions n'ont paru qu'a la fin. Chez ces
populations, la societe s'est formee lentement, longuement, par degres, en
passant de la famille a la tribu et de la tribu a la cite, mais sans
secousses et sans luttes. La royaute s'est etablie tout naturellement,
dans la famille d'abord, dans la cite plus tard. Elle ne fut pas imaginee
par l'ambition de quelques-uns; elle naquit d'une necessite qui etait
manifeste aux yeux de tous. Pendant de longs siecles elle fut paisible,
honoree, obeie. Les rois n'avaient pas besoin de la force materielle; ils
n'avaient ni armee ni finances; mais soutenue par des croyances qui
etaient puissantes sur l'ame, leur autorite etait sainte et inviolable.

Une revolution, dont nous parlerons plus loin, renversa la royaute dans
toutes les villes. Mais en tombant elle ne laissa aucune haine dans le
coeur des hommes. Ce mepris mele de rancune qui s'attache d'ordinaire aux
grandeurs abattues, ne la frappa jamais. Toute dechue qu'elle etait, le
respect et l'affection des hommes resterent attaches a sa memoire. On vit
meme en Grece une chose qui n'est pas tres-commune dans l'histoire, c'est
que dans les villes ou la famille royale ne s'eteignit pas, non-seulement
elle ne fut pas expulsee, mais les memes hommes qui l'avaient depouillee
du pouvoir, continuerent a l'honorer. A Ephese, a Marseille, a Cyrene, la
famille royale, privee de sa puissance, resta entouree du respect des
peuples et garda meme le titre et les insignes de la royaute. [15]

Les peuples etablirent le regime republicain; mais le nom de roi, loin de
devenir une injure, resta un titre venere. On a l'habitude de dire que ce
mot etait odieux et meprise: singuliere erreur! les Romains l'appliquaient
aux dieux dans leurs prieres. Si les usurpateurs n'oserent jamais prendre
ce titre, ce n'etait pas qu'il fut odieux, c'etait plutot qu'il etait
sacre. [16] En Grece la monarchie fut maintes fois retablie dans les
villes; mais les nouveaux monarques ne se crurent jamais le droit de se
faire appeler rois et se contenterent d'etre appeles tyrans. Ce qui
faisait la difference de ces deux noms, ce n'etait pas le plus ou le moins
de qualites morales qui se trouvaient dans le souverain; on n'appelait pas
roi un bon prince et tyran un mauvais. C'etait la religion qui les
distinguait l'un de l'autre. Les rois primitifs avaient rempli les
fonctions de pretres et avaient tenu leur autorite du foyer; les tyrans de
l'epoque posterieure n'etaient que des chefs politiques et ne devaient
leur pouvoir qu'a la force ou a l'election.


NOTES

[1] Aristote, _Polit._, VII, 5, 11 (VI, 8). Comp. Denys, II, 65.

[2] Suidas, v  [Grec: Chadon].

[3] Eschyle, _Suppliantes_, 361 (357).

[4] Euripide, _Oreste_, 1605.

[5] Nicolas de Damas, dans les _Fragm. des. hist. grecs_, t. III, p. 394.

[6] Demosthenes, _contre Neere_. Xenophon, _Gouv. de Laced._, 13.

[7] Virgile, X, 175. Tite-Live, V, l. Censorinus, 4.

[8] Tite-Live, I, 18. Denys, II, 6; IV, 80.

[9] Plutarque, _Agis_, 11.

[10] Pindare, _Nem._, XI, 5.

[11] Aristote, _Politique_, III, 9.

[12] Nous ne parlons ici que du premier age des cites. On verra plus loin
qu'il vint un temps ou l'heredite cessa d'etre la regle, et nous dirons
pourquoi, a Rome, la royaute ne fut pas hereditaire.

[13] Herodote, I, 142-148. Pausanias, VI. Strabon.

[14] Sophocle, _Oedipe roi_, 34.

[15] Strabon, IV, 171; XIV, 632; XIII, 608. Athenee, XIII, 576.

[16] _Sanctitas regum_, Suetone, _Jules Cesar_, 6. Tite-Live, III, 39.
Ciceron, _Republ._, I, 33.




CHAPITRE X.

LE MAGISTRAT.


La confusion de l'autorite politique et du sacerdoce dans le meme
personnage n'a pas cesse avec la royaute. La revolution qui a etabli le
regime republicain, n'a pas separe des fonctions dont le melange
paraissait fort naturel et etait alors la loi fondamentale de la societe
humaine. Le magistrat qui remplaca le roi fut comme lui un pretre en meme
temps qu'un chef politique.

Quelquefois ce magistrat annuel porta le titre sacre de roi. [1] Ailleurs
le nom de prytane, [2] qui lui fut conserve, indiqua sa principale
fonction. Dans d'autres villes le titre d'archonte prevalut. A Thebes, par
exemple, le premier magistrat fut appele de ce nom; mais ce que Plutarque
dit de cette magistrature montre qu'elle differait peu d'un sacerdoce. Cet
archonte, pendant le temps de sa charge, devait porter une couronne, [3]
comme il convenait a un pretre; la religion lui defendait de laisser
croitre ses cheveux et de porter aucun objet en fer sur sa personne,
prescriptions qui le font ressembler un peu aux flamines romains. La ville
de Platee avait aussi un archonte, et la religion de cette cite ordonnait
que, pendant tout le cours de sa magistrature, il fut vetu de blanc, [4]
c'est-a-dire de la couleur sacree.

Les archontes atheniens, le jour de leur entree en charge, montaient a
l'acropole, la tete couronnee de myrte, et ils offraient un sacrifice a la
divinite poliade. [5] C'etait aussi l'usage que dans l'exercice de leurs
fonctions ils eussent une couronne de feuillage sur la tete. [6] Or il est
certain que la couronne, qui est devenue a la longue et est restee
l'embleme de la puissance, n'etait alors qu'un embleme religieux, un signe
exterieur qui accompagnait la priere et le sacrifice. [7] Parmi ces neuf
archontes, celui qu'on appelait Roi etait surtout le chef de la religion;
mais chacun de ses collegues avait quelque fonction sacerdotale a remplir,
quelque sacrifice a offrir aux dieux. [8]

Les Grecs avaient une expression generale pour designer les magistrats;
ils disaient [Grec: oi eu telei], ce qui signifie litteralement ceux qui
sont a accomplir le sacrifice: [9] vieille expression qui indique l'idee
qu'on se faisait primitivement du magistrat. Pindare dit de ces
personnages que, par les offrandes qu'ils font au foyer, ils assurent le
salut de la cite.

A Rome le premier acte du consul etait d'accomplir un sacrifice au forum.
Des victimes etaient amenees sur la place publique; quand le pontife les
avait declarees dignes d'etre offertes, le consul les immolait de sa main,
pendant qu'un heraut commandait a la foule le silence religieux et qu'un
joueur de flute faisait entendre l'air sacre. [10] Peu de jours apres, le
consul se rendait a Lavinium, d'ou les penates romains etaient issus, et
il offrait encore un sacrifice.

Quand on examine avec un peu d'attention le caractere du magistrat chez
les anciens, on voit combien il ressemble peu aux chefs d'Etat des
societes modernes. Sacerdoce, justice et commandement se confondent en sa
personne. Il represente la cite, qui est une association religieuse au
moins autant que politique. Il a dans ses mains les auspices, les rites,
la priere, la protection des dieux. Un consul est quelque chose de plus
qu'un homme; il est l'intermediaire entre l'homme et la divinite. A sa
fortune est attachee la fortune publique; il est comme le genie tutelaire
de la cite. La mort d'un consul funeste la republique. [11] Quand le
consul Claudius Neron quitte son armee pour voler au secours de son
collegue, Tite-Live nous montre combien Rome est en alarmes sur le sort de
cette armee; c'est que, privee de son chef, l'armee est en meme temps
privee de la protection celeste; avec le consul sont partis les auspices,
c'est-a-dire la religion et les dieux.

Les autres magistratures romaines qui furent, en quelque sorte, des
membres successivement detaches du consulat, reunirent comme lui des
attributions sacerdotales et des attributions politiques. On voyait, a
certains jours, le censeur, une couronne sur la tete, offrir un sacrifice
au nom de la cite et frapper de sa main la victime. Les preteurs, les
ediles curules presidaient a des fetes religieuses. [12] Il n'y avait pas
de magistrat qui n'eut a accomplir quelque acte sacre; car dans la pensee
des anciens toute autorite devait etre religieuse par quelque cote. Les
tribuns de la plebe etaient les seuls qui n'eussent a accomplir aucun
sacrifice; aussi ne les comptait-on pas parmi les vrais magistrats. Nous
verrons plus loin que leur autorite etait d'une nature tout a fait
exceptionnelle.

Le caractere sacerdotal qui s'attachait au magistrat, se montre surtout
dans la maniere dont il etait elu. Aux yeux des anciens il ne semblait pas
que les suffrages des hommes fussent suffisants pour etablir le chef de la
cite. Tant que dura la royaute primitive, il parut naturel que ce chef fut
designe par la naissance en vertu de la loi religieuse qui prescrivait que
le fils succedat au pere dans tout sacerdoce; la naissance semblait
reveler assez la volonte des dieux. Lorsque les revolutions eurent
supprime partout cette royaute, les hommes paraissent avoir cherche, pour
suppleer a la naissance, un mode d'election que les dieux n'eussent pas a
desavouer. Les Atheniens, comme beaucoup de peuples grecs, n'en virent pas
de meilleur que le tirage au sort. Mais il importe de ne pas se faire une
idee fausse de ce procede, dont on a fait un sujet d'accusation contre la
democratie athenienne; et pour cela il est necessaire de penetrer dans la
pensee des anciens. Pour eux le sort n'etait pas le hasard; le sort etait
la revelation de la volonte divine. De meme qu'on y avait recours dans les
temples pour surprendre les secrets d'en haut, de meme la cite y recourait
pour le choix de son magistrat. On etait persuade que les dieux
designaient le plus digne en faisant sortir son nom de l'urne. Cette
opinion etait celle de Platon lui-meme qui disait: " L'homme que le sort a
designe, nous disons qu'il est cher a la divinite et nous trouvons juste
qu'il commande. Pour toutes les magistratures qui touchent aux choses
sacrees, laissant a la divinite le choix de ceux qui lui sont agreables,
nous nous en remettons au sort. " La cite croyait ainsi recevoir ses
magistrats des dieux. [13]

Au fond les choses se passaient de meme a Rome. La designation du consul
ne devait pas appartenir aux hommes. La volonte ou le caprice du peuple
n'etait pas ce qui pouvait creer legitimement un magistrat. Voici donc
comment le consul etait choisi. Un magistrat en charge, c'est-a-dire un
homme deja en possession du caractere sacre et des auspices, indiquait
parmi les jours fastes celui ou le consul devait etre nomme. Pendant la
nuit qui precedait ce jour, il veillait, en plein air, les yeux fixes au
ciel, observant les signes que les dieux envoyaient, en meme temps qu'il
prononcait mentalement le nom de quelques candidats a la magistrature.
[14] Si les presages etaient favorables, c'est que les dieux agreaient ces
candidats. Le lendemain, le peuple se reunissait au champ de Mars; le meme
personnage qui avait consulte les dieux, presidait l'assemblee. Il disait
a haute voix les noms des candidats sur lesquels il avait pris les
auspices; si parmi ceux qui demandaient le consulat, il s'en trouvait un
pour lequel les auspices n'eussent pas ete favorables, il omettait son
nom. [15] Le peuple ne votait que sur les noms qui etaient prononces par
le president. [16] Si le president ne nommait que deux candidats, le
peuple votait pour eux necessairement; s'il en nommait trois, le peuple
choisissait entre eux. Jamais l'assemblee n'avait le droit de porter ses
suffrages sur d'autres hommes que ceux que le president avait designes;
car pour ceux-la seulement les auspices avaient ete favorables et
l'assentiment des dieux etait assure.

Ce mode d'election, qui fut scrupuleusement suivi dans les premiers
siecles de la republique, explique quelques traits de l'histoire romaine
dont on est d'abord surpris. On voit, par exemple, assez souvent que le
peuple veut presque unanimement porter deux hommes au consulat, et que
pourtant il ne le peut pas; c'est que le president n'a pas pris les
auspices sur ces deux hommes, ou que les auspices ne se sont pas montres
favorables. Par contre, on voit plusieurs fois le peuple nommer consuls
deux hommes qu'il deteste; [17] c'est que le president n'a prononce que
deux noms. Il a bien fallu voter pour eux; car le vote ne s'exprime pas
par oui ou par non; chaque suffrage doit porter deux noms propres sans
qu'il soit possible d'en ecrire d'autres que ceux qui ont ete designes. Le
peuple a qui l'on presente des candidats qui lui sont odieux, peut bien
marquer sa colere en se retirant sans voter; il reste toujours dans
l'enceinte assez de citoyens pour figurer un vote.

On voit par la quelle etait la puissance du president des comices, et l'on
ne s'etonne plus de l'expression consacree, _creat consules_, qui
s'appliquait, non au peuple, mais au president des comices. C'etait de
lui, en effet, plutot que du peuple, qu'on pouvait dire: Il cree les
consuls; car c'etait lui qui decouvrait la volonte des dieux. S'il ne
faisait pas les consuls, c'etait au moins par lui que les dieux les
faisaient. La puissance du peuple n'allait que jusqu'a ratifier
l'election, tout au plus jusqu'a choisir entre trois ou quatre noms, si
les auspices s'etaient montres egalement favorables a trois ou quatre
candidats.

Il est hors de doute que cette maniere de proceder fut fort avantageuse a
l'aristocratie romaine; mais on se tromperait si l'on ne voyait en tout
cela qu'une ruse imaginee par elle. Une telle ruse ne se concoit pas dans
les siecles ou l'on croyait a cette religion. Politiquement, elle etait
inutile dans les premiers temps, puisque les patriciens avaient alors la
majorite dans les suffrages. Elle aurait meme pu tourner contre eux en
investissant un seul homme d'un pouvoir exorbitant. La seule explication
qu'on puisse donner de ces usages, ou plutot de ces rites de l'election,
c'est que tout le monde croyait tres sincerement que le choix du magistrat
n'appartenait pas au peuple, mais aux dieux. L'homme qui allait disposer
de la religion et de la fortune de la cite devait etre revele par la voix
divine.

La regle premiere pour l'election d'un magistrat etait celle que donne
Ciceron: " Qu'il soit nomme suivant les rites. " Si, plusieurs mois apres,
on venait dire au Senat que quelque rite avait ete neglige ou mal
accompli, le Senat ordonnait aux consuls d'abdiquer, et ils obeissaient.
Les exemples sont fort nombreux; et si, pour deux ou trois d'entre eux, il
est permis de croire que le Senat fut bien aise de se debarrasser d'un
consul ou inhabile ou mal pensant, la plupart du temps, au contraire, on
ne peut pas lui supposer d'autre motif qu'un scrupule religieux.

Il est vrai que lorsque le sort ou les auspices avaient designe l'archonte
ou le consul, il y avait une sorte d'epreuve par laquelle on examinait le
merite du nouvel elu. Mais cela meme va nous montrer ce que la cite
souhaitait trouver dans son magistrat, et nous allons voir qu'elle ne
cherchait pas l'homme le plus courageux a la guerre, le plus habile ou le
plus juste dans la paix, mais le plus aime des dieux. En effet, le senat
athenien demandait au nouvel elu s'il avait quelque defaut corporel, s'il
possedait un dieu domestique, si sa famille avait toujours ete fidele a
son culte, si lui-meme avait toujours rempli ses devoirs envers les morts.
[18] Pourquoi ces questions? c'est qu'un defaut corporel, signe de la
malveillance des dieux, rendait un homme indigne de remplir aucun
sacerdoce, et, par consequent, d'exercer aucune magistrature; c'est que
celui qui n'avait pas de culte de famille ne devait pas avoir part au
culte national, et n'etait pas apte a faire les sacrifices au nom de la
cite; c'est que si la famille n'avait pas ete toujours fidele a son culte,
c'est-a-dire si l'un des ancetres avait commis un de ces actes qui
blessaient la religion, le foyer etait a jamais souille, et les
descendants detestes des dieux; c'est, enfin, que si lui-meme avait
neglige le tombeau de ses morts, il etait expose a leurs redoutables
coleres et etait poursuivi par des ennemis invisibles. La cite aurait ete
bien temeraire de confier sa fortune a un tel homme. Voila les principales
questions que l'on adressait a celui qui allait etre magistrat. Il
semblait qu'on ne se preoccupat ni de son caractere ni de son
intelligence. On tenait surtout a s'assurer qu'il etait apte a remplir les
fonctions sacerdotales, et que la religion de la cite ne serait pas
compromise dans ses mains.

Cette sorte d'examen etait aussi en usage a Rome. Il est vrai que nous
n'avons aucun renseignement sur les questions auxquelles le consul devait
repondre. Mais il nous suffit que nous sachions que cet examen etait fait
par les pontifes. [19]


NOTES

[1] A Megare, a Samothrace. Tite-Live, XLV, 5. Boeckh, _Corp. inscr._,
1052.

[2] Pindare, _Nemeennes_, XI.

[3] Plutarque, _Quest. rom._, 40.

[4] Id., _Aristide_, 21.

[5] Thucydide, VIII, 70. Apollodore, _Fragm._ 21 (coll. Didot).

[6] Demosthenes, _in Midiam_, 38. Eschine, _in Timarch._, 19.

[7] Plutarque, _Nicias_, 3; _Phocion_, 37. Ciceron, _in Verr._, IV, 50.

[8] Pollux, VIII,. ch. ix. Lycurgue, coll. Didot, t. II, p. 362.

[9] Thucydide, I, 10; II, 10; III, 36; IV, 65. Comparez: Herodote, I, 135;
III, 18; Eschyle, _Pers._, 204; _Agam._, 1202; Euripide, _Trach._, 238.

[10] Ciceron, _De lege agr._, II, 34. Tite-Live, XXI, 63. Macrobe, III, 3.

[11] Tite-Live, XXVII, 40.

[12] Varron, _L. L_., VI, 54. Athenee, XIV, 79.

[13] Platon, _Lois_, III, 690; VI, 759. Comp. Demetrius de Phalore,
_Fragm._, 4. Il est surprenant que les historiens modernes representent le
tirage au sort comme une invention de la democratie athenienne. Il etait,
au contraire, en pleine vigueur quand dominait l'aristocratie (Plutarque,
_Pericles_, 9), et il parait aussi ancien que l'archontat lui-meme. Ce
n'etait pas non plus un procede democratique; nous savons, en effet,
qu'encore au temps de Lysias et de Demosthenes les noms de tous les
citoyens n'etaient pas mis dans l'urne (Lysias, _or, de invalido_, c. 13;
_in Andocidem_, c. 4); a plus forte raison, quand les Eupatrides seuls ou
les Pentacosiomedimnes pouvaient etre archontes. Les textes de Platon
montrent clairement quelle idee les anciens se faisaient du tirage au
sort; la pensee qui le fit instituer pour des magistrats-pretres comme les
archontes, ou pour des senateurs charges de fonctions sacrees comme les
prytanes, fut une pensee religieuse et non pas une pensee egalitaire. Il
est digne de remarque que, lorsque la democratie prit le dessus, elle
garda le tirage au sort pour le choix des archontes auxquels elle ne
laissait aucun pouvoir effectif, et elle y renonca pour le choix des
strateges qui eurent alors la veritable autorite. De sorte qu'il y avait
tirage au sort pour les magistratures qui dataient de l'age
aristocratique, et election pour celles qui dataient de l'age
democratique.

[14] Valere-Maxime, I, 1, 3. Plutarque, _Marcellus_, 5.

[15] Tite-Live, XXXIX, 39. Velleius, II, 92. Valere-Maxime, III, 8, 3.

[16] Denys, IV, 84; V, 19; V, 72; V, 77; VI, 49.

[17] Tite-Live, II, 42; II, 43.

[18] Platon, _Lois_, VI. Xenophon, _Mem._, II. Pollux, VIII, 85, 86, 95.

[19] Denys, II, 78.




CHAPITRE XI.

LA LOI.


Chez les Grecs et chez les Romains, comme chez les Hindous, la loi fut
d'abord une partie de la religion. Les anciens codes des cites etaient un
ensemble de rites, de prescriptions liturgiques, de prieres, en meme temps
que de dispositions legislatives. Les regles du droit de propriete et du
droit de succession y etaient eparses au milieu des regles des sacrifices,
de la sepulture et du culte des morts.

Ce qui nous est reste des plus anciennes lois de Rome, qu'on appelait lois
royales, est aussi souvent relatif au culte qu'aux rapports de la vie
civile. L'une d'elles interdisait a la femme coupable d'approcher des
autels; une autre defendait de servir certains mets dans les repas sacres,
une troisieme disait quelle ceremonie religieuse un general vainqueur
devait faire en rentrant dans la ville. Le code des Douze Tables, quoique
plus recent, contenait encore des prescriptions minutieuses sur les rites
religieux de la sepulture. L'oeuvre de Solon etait a la fois un code, une
constitution et un rituel; l'ordre des sacrifices et le prix des victimes
y etaient regles, ainsi que les rites des noces et le culte des morts.

Ciceron, dans son traite des Lois, trace le plan d'une legislation qui
n'est pas tout a fait imaginaire. Pour le fond comme pour la forme de son
code, il imite les anciens legislateurs. Or, voici les premieres lois
qu'il ecrit: " Que l'on n'approche des dieux qu'avec les mains pures; --
que l'on entretienne les temples des peres et la demeure des Lares
domestiques; -- que les pretres n'emploient dans les repas sacres que les
mets prescrits; -- que l'on rende aux dieux Manes le culte qui leur est
du. " Assurement le philosophe romain se preoccupait peu de cette vieille
religion des Lares et des Manes; mais il tracait un code a l'image des
codes anciens, et il se croyait tenu d'y inserer les regles du culte.

A Rome, c'etait une verite reconnue qu'on ne pouvait pas etre un bon
pontife si l'on ne connaissait pas le droit, et, reciproquement, que l'on
ne pouvait pas connaitre le droit si l'on ne savait pas la religion. Les
pontifes furent longtemps les seuls jurisconsultes. Comme il n'y avait
presque aucun acte de la vie qui n'eut quelque rapport avec la religion,
il en resultait que presque tout etait soumis aux decisions de ces
pretres, et qu'ils se trouvaient les seuls juges competents dans un nombre
infini de proces. Toutes les contestations relatives au mariage, au
divorce, aux droits civils et religieux des enfants, etaient portees a
leur tribunal. Ils etaient juges de l'inceste comme du celibat. Comme
l'adoption touchait a la religion, elle ne pouvait se faire qu'avec
l'assentiment du pontife. Faire un testament, c'etait rompre l'ordre que
la religion avait etabli pour la succession des biens et la transmission
du culte; aussi le testament devait-il, a l'origine, etre autorise par le
pontife. Comme les limites de toute propriete etaient marquees par la
religion, des que deux voisins etaient en litige, ils devaient plaider
devant le pontife ou devant des pretres qu'on appelait freres arvales.
Voila pourquoi les memes hommes etaient pontifes et jurisconsultes; droit
et religion ne faisaient qu'un. [1]

A Athenes, l'archonte et le roi avaient a peu pres les memes attributions
judiciaires que le pontife romain. [2]

Le mode de generation des lois anciennes apparait clairement. Ce n'est pas
un homme qui les a inventees. Solon, Lycurgue, Minos, Numa ont pu mettre
en ecrit les lois de leurs cites; ils ne les ont pas faites. Si nous
entendons par legislateur un homme qui cree un code par la puissance de
son genie et qui l'impose aux autres hommes, ce legislateur n'exista
jamais chez les anciens. La loi antique ne sortit pas non plus des votes
du peuple. La pensee que le nombre des suffrages pouvait faire une loi,
n'apparut que fort tard dans les cites, et seulement apres que deux
revolutions les avaient transformees. Jusque-la les lois se presentent
comme quelque chose d'antique, d'immuable, de venerable. Aussi vieilles
que la cite, c'est le fondateur qui les a _posees_, en meme temps qu'il
_posait_ le foyer, _moresque viris et moenia ponit_. Il les a instituees
en meme temps qu'il instituait la religion. Mais encore ne peut-on pas
dire qu'il les ait imaginees lui-meme. Quel en est donc le veritable
auteur? Quand nous avons parle plus haut de l'organisation de la famille
et des lois grecques ou romaines qui reglaient la propriete, la
succession, le testament, l'adoption, nous avons observe combien ces lois
correspondaient exactement aux croyances des anciennes generations. Si
l'on met ces lois en presence de l'equite naturelle, on les trouve souvent
en contradiction avec elle, et il parait assez evident que ce n'est pas
dans la notion du droit absolu et dans le sentiment du juste qu'on est
alle les chercher. Mais que l'on mette ces memes lois en regard du culte
des morts et du foyer, qu'on les compare aux diverses prescriptions de
cette religion primitive, et l'on reconnaitra qu'elles sont avec tout cela
dans un accord parfait.

L'homme n'a pas eu a etudier sa conscience et a dire: Ceci est juste; ceci
ne l'est pas. Ce n'est pas ainsi qu'est ne le droit antique. Mais l'homme
croyait que le foyer sacre, en vertu de la loi religieuse, passait du pere
au fils; il en est resulte que la maison a ete un bien hereditaire.
L'homme qui avait enseveli son pere dans son champ, croyait que l'esprit
du mort prenait a jamais possession de ce champ et reclamait de sa
posterite un culte perpetuel; il en est resulte que le champ, domaine du
mort et lieu des sacrifices, est devenu la propriete inalienable d'une
famille. La religion disait: Le fils continue le culte, non la fille; et
la loi a dit avec la religion: Le fils herite, la fille n'herite pas; le
neveu par les males herite, non pas le neveu par les femmes. Voila comment
la loi s'est faite; elle s'est presentee d'elle-meme et sans qu'on eut a
la chercher. Elle etait la consequence directe et necessaire de la
croyance; elle etait la religion meme s'appliquant aux relations des
hommes entre eux.

Les anciens disaient que leurs lois leur etaient venues des dieux. Les
Cretois attribuaient les leurs, non a Minos, mais a Jupiter; les
Lacedemoniens croyaient que leur legislateur n'etait pas Lycurgue, mais
Apollon. Les Romains disaient que Numa avait ecrit sous la dictee d'une
des divinites les plus puissantes de l'Italie ancienne, la deesse Egerie.
Les Etrusques avaient recu leurs lois du dieu Tages. Il y a du vrai dans
toutes ces traditions. Le veritable legislateur chez les anciens, ce ne
fut pas l'homme, ce fut la croyance religieuse que l'homme avait en soi.

Les lois resterent longtemps une chose sacree. Meme a l'epoque ou l'on
admit que la volonte d'un homme ou les suffrages d'un peuple pouvaient
faire une loi, encore fallait-il que la religion fut consultee et qu'elle
fut an moins consentante. A Rome on ne croyait pas que l'unanimite des
suffrages fut suffisante pour qu'il y eut une loi; il fallait encore que
la decision du peuple fut approuvee par les pontifes et que les augures
attestassent que les dieux etaient favorables a la loi proposee. [3] Un
jour que les tribuns plebeiens voulaient faire adopter une loi par une
assemblee des tribus, un patricien leur dit: " Quel droit avez-vous de
faire une loi nouvelle ou de toucher aux lois existantes? Vous qui n'avez
pas les auspices, vous qui dans vos assemblees n'accomplissez pas d'actes
religieux, qu'avez-vous de commun avec la religion et toutes les choses
sacrees, parmi lesquelles il faut compter la loi? " [4]

On concoit d'apres cela le respect et l'attachement que les anciens ont
eus longtemps pour leurs lois. En elles ils ne voyaient pas une oeuvre
humaine. Elles avaient une origine sainte. Ce n'est pas un vain mot quand
Platon dit qu'obeir aux lois c'est obeir aux dieux. Il ne fait qu'exprimer
la pensee grecque lorsque, dans le _Criton_, il montre Socrate donnant sa
vie parce que les lois la lui demandent. Avant Socrate, on avait ecrit sur
le rocher des Thermopyles: " Passant, va dire a Sparte que nous sommes
morts ici pour obeir a ses lois. " La loi chez les anciens fut toujours
sainte; au temps de la royaute elle etait la reine des rois; au temps des
republiques elle fut la reine des peuples. Lui desobeir etait un
sacrilege.

En principe, la loi etait immuable, puisqu'elle etait divine. Il est a
remarquer que jamais on n'abrogeait les lois. On pouvait bien en faire de
nouvelles, mais les anciennes subsistaient toujours, quelque contradiction
qu'il y eut entre elles. Le code de Dracon n'a pas ete aboli par celui de
Solon, [5] ni les Lois Royales par les Douze Tables. La pierre ou la loi
etait gravee etait inviolable; tout au plus les moins scrupuleux se
croyaient-ils permis de la retourner. Ce principe a ete la cause
principale de la grande confusion qui se remarque dans le droit ancien.
Des lois opposees et de differentes epoques s'y trouvaient reunies; et
toutes avaient droit au respect. On voit dans un plaidoyer d'Isee deux
hommes se disputer un heritage; chacun d'eux allegue une loi en sa faveur;
les deux lois sont absolument contraires et egalement sacrees. C'est ainsi
que le Code de Manou garde l'ancienne loi qui etablit le droit d'ainesse,
et en ecrit une autre a cote qui prescrit le partage egal entre les
freres.

La loi antique n'a jamais de considerants. Pourquoi en aurait-elle? Elle
n'est pas tenue de donner ses raisons; elle est, parce que les dieux l'ont
faite. Elle ne se discute pas, elle s'impose; elle est une oeuvre
d'autorite; les hommes lui obeissent parce qu'ils ont foi en elle.

Pendant de longues generations, les lois n'etaient pas ecrites; elles se
transmettaient de pere en fils, avec la croyance et la formule de priere.
Elles etaient une tradition sacree qui se perpetuait autour du foyer de la
famille ou du foyer de la cite.

Le jour ou l'on a commence a les mettre en ecrit, c'est dans les livres
sacres qu'on les a consignees, dans les rituels, au milieu des prieres et
des ceremonies. Varron cite une loi ancienne de la ville de Tusculum et il
ajoute qu'il l'a lue dans les livres sacres de cette ville. [6] Denys
d'Halicarnasse, qui avait consulte les documents originaux, dit qu'avant
l'epoque des Decemvirs tout ce qu'il y avait a Rome de lois ecrites se
trouvait dans les livres des pretres. [7] Plus tard la loi est sortie des
rituels; on l'a ecrite a part; mais l'usage a continue de la deposer dans
un temple, et les pretres en ont conserve la garde.

Ecrites ou non, ces lois etaient toujours formulees en arrets tres-brefs,
que l'on peut comparer, pour la forme, aux versets du livre de Moise ou
aux slocas du livre de Manou. Il y a meme grande apparence que les paroles
de la loi etaient rhythmees. [8] Aristote dit qu'avant le temps ou les
lois furent ecrites, on les chantait. [9] Il en est reste des souvenirs
dans la langue; les Romains appelaient les lois _carmina_, des vers; les
Grecs disaient [Grec: nomoi], des chants. [10]

Ces vieux vers etaient des textes invariables. Y changer une lettre, y
deplacer un mot, en alterer le rhythme, c'eut ete detruire la loi elle-
meme, en detruisant la forme sacree sous laquelle elle s'etait revelee aux
hommes. La loi etait comme la priere, qui n'etait agreable a la divinite
qu'a la condition d'etre recitee exactement, et qui devenait impie si un
seul mot y etait change. Dans le droit primitif, l'exterieur, la lettre
est tout; il n'y a pas a chercher le sens ou l'esprit de la loi. La loi ne
vaut pas par le principe moral qui est en elle, mais par les mots que sa
formule renferme. Sa force est dans les paroles sacrees qui la composent.

Chez les anciens et surtout a Rome, l'idee du droit etait inseparable de
l'emploi de certains mots sacramentels. S'agissait-il, par exemple, d'une
obligation a contracter; l'un devait dire: _Dari spondes?_ et l'autre
devait repondre: _Spondeo_. Si ces mots-la n'etaient pas prononces, il n'y
avait pas de contrat. En vain le creancier venait-il reclamer le payement
de la dette, le debiteur ne devait rien. Car ce qui obligeait l'homme dans
ce droit antique, ce n'etait pas la conscience ni le sentiment du juste,
c'etait la formule sacree. Cette formule prononcee entre deux hommes
etablissait entre eux un lien de droit. Ou la formule n'etait pas, le
droit n'etait pas.

Les formes bizarres de l'ancienne procedure romaine ne nous surprendront
pas, si nous songeons que le droit antique etait une religion, la loi un
texte sacre, la justice un ensemble de rites. Le demandeur poursuit avec
la loi, _agit lege_. Par l'enonce de la loi il saisit l'adversaire. Mais
qu'il prenne garde; pour avoir la loi pour soi, il faut en connaitre les
termes et les prononcer exactement. S'il dit un mot pour un autre, la loi
n'existe plus et ne peut pas le defendre. Gaius raconte l'histoire d'un
homme dont un voisin avait coupe les vignes; le fait etait constant; il
prononca la loi. Mais la loi disait arbres, il prononca vignes; il perdit
son proces.

L'enonce de la loi ne suffisait pas. Il fallait encore un accompagnement
de signes exterieurs, qui etaient comme les rites de cette ceremonie
religieuse qu'on appelait contrat ou qu'on appelait procedure en justice.
C'est par cette raison que pour toute vente il fallait employer le morceau
de cuivre et la balance; que pour acheter un objet il fallait le toucher
de la main, _mancipatio_; que, si l'on se disputait une propriete, il y
avait combat fictif, _manuum consertio_. De la les formes de
l'affranchissement, celles de l'emancipation, celles de l'action en
justice, et toute la pantomime de la procedure.

Comme la loi faisait partie de la religion, elle participait au caractere
mysterieux de toute cette religion des cites. Les formules de la loi
etaient tenues secretes comme celles du culte. Elle etait cachee a
l'etranger, cachee meme au plebeien. Ce n'est pas parce que les patriciens
avaient calcule qu'ils puiseraient une grande force dans la possession
exclusive des lois; mais c'est que la loi, par son origine et sa nature,
parut longtemps un mystere auquel on ne pouvait etre initie qu'apres
l'avoir ete prealablement au culte national et au culte domestique.

L'origine religieuse du droit antique nous explique encore un des
principaux caracteres de ce droit. La religion etait purement civile,
c'est-a-dire speciale a chaque cite; il n'en pouvait decouler aussi qu'un
droit _civil_. Mais il importe de distinguer le sens que ce mot avait chez
les anciens. Quand ils disaient que le droit etait civil, _jus civile_,
[Grec: nomoi politichoi], ils n'entendaient pas seulement que chaque cite
avait son code, comme de nos jours chaque Etat a le sien. Ils voulaient
dire que leurs lois n'avaient de valeur et d'action qu'entre membres d'une
meme cite. Il ne suffisait pas d'habiter une ville pour etre soumis a ses
lois et etre protege par elles; il fallait en etre citoyen. La loi
n'existait pas pour l'esclave; elle n'existait pas davantage pour
l'etranger. Nous verrons plus loin que l'etranger, domicilie dans une
ville, ne pouvait ni y etre proprietaire, ni y heriter, ni tester, ni
faire un contrat d'aucune sorte, ni paraitre devant les tribunaux
ordinaires des citoyens. A Athenes, s'il se trouvait creancier d'un
citoyen, il ne pouvait pas le poursuivre en justice pour le payement de sa
dette, la loi ne reconnaissant pas de contrat valable pour lui.

Ces dispositions de l'ancien droit etaient d'une logique parfaite. Le
droit n'etait pas ne de l'idee de la justice, mais de la religion, et il
n'etait pas concu en dehors d'elle. Pour qu'il y eut un rapport de droit
entre deux hommes, il fallait qu'il y eut deja entre eux un rapport
religieux, c'est-a-dire qu'ils eussent le culte d'un meme foyer et les
memes sacrifices. Lorsqu'entre deux hommes cette communaute religieuse
n'existait pas, il ne semblait pas qu'aucune relation de droit put
exister. Or ni l'esclave ni l'etranger n'avaient part a la religion de la
cite. Un etranger et un citoyen pouvaient vivre cote a cote pendant de
longues annees, sans qu'on concut la possibilite d'etablir un lien de
droit entre eux. Le droit n'etait qu'une des faces de la religion. Pas de
religion commune, pas de loi commune.


NOTES

[1] De la est venue cette vieille definition que les jurisconsultes ont
conservee jusqu'a Justinien: _Jurisprudentia est rerum divinarum atque
humanarum notitia._ Cf. Ciceron, _De legib._, II, 9; II, 19; _De arusp.
resp._, 7. Denys, II, 73. Tacite, _Ann._, I, 10; _Hist._, I, 15. Dion
Cassius, XLVIII, 44. Pline, _Hist. nat._, XVIII, 2. Aulu-Gelle, V, 19; XV,
27.

[2] Pollux, VIII, 90.

[3] Denys, IX, 41; IX, 49.

[4] Denys, X, 4. Tite-Live, III, 31.

[5] Andocide, I, 82, 83. Demosthenes, _in Everg._, 71.

[6] Varron, _L. L._, VI, 16.

[7] Denys, X, I.

[8] Elien, _H. V._, II, 39.

[9] Aristote, _Probl._, XIX, 28.

[10] [Grec: Nemo], partager; [Grec: nomos], division, mesure, rhythme,
chant; voy. Plutarque, _De musica_, p. 1133; Pindare, _Pyth._, XII, 41;
_fragm._ 190 (edit. Heyne). Scholiaste d'Aristophane, _Chev._, 9: [Grec:
Nomoi chaloyntai oi eis Theoys ymnoi].




CHAPITRE XII.

LE CITOYEN ET L'ETRANGER.


On reconnaissait le citoyen a ce qu'il avait part au culte de la cite, et
c'etait de cette participation que lui venaient tous ses droits civils et
politiques. Renoncait-on au culte, on renoncait aux droits. Nous avons
parle plus haut des repas publics, qui etaient la principale ceremonie du
culte national. Or a Sparte celui qui n'y assistait pas, meme sans que ce
fut par sa faute, cessait aussitot de compter parmi les citoyens. [1] A
Athenes, celui qui ne prenait pas part a la fete des dieux nationaux,
perdait le droit de cite. [2] A Rome, il fallait avoir ete present a la
ceremonie sainte de la lustration pour jouir des droits politiques. [3]
L'homme qui n'y avait pas assiste, c'est-a-dire qui n'avait pas eu part a
la priere commune et au sacrifice, n'etait plus citoyen jusqu'au lustre
suivant.

Si l'on veut donner la definition exacte du citoyen, il faut dire que
c'est l'homme qui a la religion de la cite. [4] L'etranger, au contraire,
est celui qui n'a pas acces au culte, celui que les dieux de la cite ne
protegent pas et qui n'a pas meme le droit de les invoquer. Car ces dieux
nationaux ne veulent recevoir de prieres et d'offrandes que du citoyen;
ils repoussent l'etranger; l'entree de leurs temples lui est interdite et
sa presence pendant le sacrifice est un sacrilege. Un temoignage de cet
antique sentiment de repulsion nous est reste dans un des principaux rites
du culte romain; le pontife, lorsqu'il sacrifie en plein air, doit avoir
la tete voilee, " parce qu'il ne faut pas que devant les feux sacres, dans
l'acte religieux qui est offert aux dieux nationaux, le visage d'un
etranger se montre aux yeux du pontife; les auspices en seraient
troubles ". [5] Un objet sacre, qui tombait momentanement aux mains d'un
etranger, devenait aussitot profane; il ne pouvait recouvrer son caractere
religieux que par une ceremonie expiatoire. [6] Si l'ennemi s'etait empare
d'une ville et que les citoyens vinssent a la reprendre, il fallait avant
toute chose que les temples fussent purifies et tous les foyers eteints et
renouveles; le regard de l'etranger les avait souilles. [7]

C'est ainsi que la religion etablissait entre le citoyen et l'etranger une
distinction profonde et ineffacable. Cette meme religion, tant qu'elle fut
puissante sur les ames, defendit de communiquer aux etrangers le droit de
cite. Au temps d'Herodote, Sparte ne l'avait encore accorde a personne,
excepte a un devin; encore avait-il fallu pour cela l'ordre formel de
l'oracle. Athenes l'accordait quelquefois; mais avec quelles precautions!
Il fallait d'abord que le peuple reuni votat au scrutin secret l'admission
de l'etranger; ce n'etait rien encore; il fallait que, neuf jours apres,
une seconde assemblee votat dans le meme sens, et qu'il y eut au moins six
mille suffrages favorables: chiffre qui paraitra enorme si l'on songe
qu'il etait fort rare qu'une assemblee athenienne reunit ce nombre de
citoyens. Il fallait ensuite un vote du Senat qui confirmat la decision de
cette double assemblee. Enfin le premier venu parmi les citoyens pouvait
opposer une sorte de veto et attaquer le decret comme contraire aux
vieilles lois. Il n'y avait certes pas d'acte public que le legislateur
eut entoure d'autant de difficultes et de precautions que celui qui allait
conferer a un etranger le titre de citoyen, et il s'en fallait de beaucoup
qu'il y eut autant de formalites a remplir pour declarer la guerre ou pour
faire une loi nouvelle. D'ou vient qu'on opposait tant d'obstacles a
l'etranger qui voulait etre citoyen? Assurement on ne craignait pas que
dans les assemblees politiques son vote fit pencher la balance.
Demosthenes nous dit le vrai motif et la vraie pensee des Atheniens:
" C'est qu'il faut conserver aux sacrifices leur purete. " Exclure
l'etranger c'est " veiller sur les ceremonies saintes ". Admettre un
etranger parmi les citoyens c'est " lui donner part a la religion et aux
sacrifice ". [8] Or pour un tel acte le peuple ne se sentait pas
entierement libre, et il etait saisi d'un scrupule religieux; car il
savait que les dieux nationaux etaient portes a repousser l'etranger et
que les sacrifices seraient peut-etre alteres par la presence du nouveau
venu. Le don du droit de cite a un etranger etait une veritable violation
des principes fondamentaux du culte national, et c'est pour cela que la
cite, a l'origine, en etait si avare. Encore faut-il noter que l'homme si
peniblement admis comme citoyen ne pouvait etre ni archonte ni pretre. La
cite lui permettait bien d'assister a son culte; mais quant a y presider,
c'eut ete trop.

Nul ne pouvait devenir citoyen a Athenes, s'il etait citoyen dans une
autre ville. [9] Car il y avait une impossibilite religieuse a etre a la
fois membre de deux cites, comme nous avons vu qu'il y en avait une a etre
membre de deux familles. On ne pouvait pas etre de deux religions a la
fois.

La participation au culte entrainait avec elle la possession des droits.
Comme le citoyen pouvait assister au sacrifice qui precedait l'assemblee,
il y pouvait aussi voter. Comme il pouvait faire les sacrifices au nom de
la cite, il pouvait etre prytane et archonte. Ayant la religion de la
cite, il pouvait en invoquer la loi et accomplir tous les rites de la
procedure.

L'etranger, au contraire, n'ayant aucune part a la religion n'avait aucun
droit. S'il entrait dans l'enceinte sacree que le pretre avait tracee pour
l'assemblee, il etait puni de mort. Les lois de la cite n'existaient pas
pour lui. S'il avait commis un delit, il etait traite comme l'esclave et
puni sans forme de proces, la cite ne lui devant aucune justice. [10]
Lorsqu'on est arrive a sentir le besoin d'avoir une justice pour
l'etranger, il a fallu etablir un tribunal exceptionnel. A Rome, pour
juger l'etranger, le preteur a du se faire etranger lui-meme (_praetor
peregrinus_). A Athenes le juge des etrangers a ete le polemarque, c'est-
a-dire le magistrat qui etait charge des soins de la guerre et de toutes
les relations avec l'ennemi. [11]

Ni a Rome ni a Athenes l'etranger ne pouvait etre proprietaire. [12] Il ne
pouvait pas se marier; du moins son mariage n'etait pas reconnu, et ses
enfants etaient reputes batards. [13] Il ne pouvait pas faire un contrat
avec un citoyen; du moins la loi ne reconnaissait a un tel contrat aucune
valeur. A l'origine il n'avait pas le droit de faire le commerce. [14] La
loi romaine lui defendait d'heriter d'un citoyen, et meme a un citoyen
d'heriter de lui. [15] On poussait si loin la rigueur de ce principe que,
si un etranger obtenait le droit de cite romaine sans que son fils, ne
avant cette epoque, eut la meme faveur, le fils devenait a l'egard du pere
un etranger et ne pouvait pas heriter de lui. [16] La distinction entre
citoyen et etranger etait plus forte que le lien de nature entre pere et
fils. Il semblerait a premiere vue qu'on eut pris a tache d'etablir un
systeme de vexation contre l'etranger. Il n'en etait rien. Athenes et Rome
lui faisaient, au contraire, bon accueil et le protegeaient, par des
raisons de commerce ou de politique. Mais leur bienveillance et leur
interet meme ne pouvaient pas abolir les anciennes lois que la religion
avait etablies. Cette religion ne permettait pas que l'etranger devint
proprietaire, parce qu'il ne pouvait pas avoir de part dans le sol
religieux de la cite. Elle ne permettait ni a l'etranger d'heriter du
citoyen ni au citoyen d'heriter de l'etranger, parce que toute
transmission de biens entrainait la transmission d'un culte, et qu'il
etait aussi impossible au citoyen de remplir le culte de l'etranger qu'a
l'etranger celui du citoyen.

On pouvait accueillir l'etranger, veiller sur lui, l'estimer meme, s'il
etait riche ou honorable; on ne pouvait pas lui donner part a la religion
et au droit. L'esclave, a certaine egards, etait mieux traite que lui; car
l'esclave, membre d'une famille dont il partageait le culte, etait
rattache a la cite par l'intermediaire de son maitre; les dieux le
protegeaient. Aussi la religion romaine disait-elle que le tombeau de
l'esclave etait sacre, mais que celui de l'etranger ne l'etait pas. [17]

Pour que l'etranger fut compte pour quelque chose aux yeux de la loi, pour
qu'il put faire le commerce, contracter, jouir en surete de son bien, pour
que la justice de la cite put le defendre efficacement, il fallait qu'il
se fit le client d'un citoyen. Rome et Athenes voulaient que tout etranger
adoptat un patron. [18] En se mettant dans la clientele et sous la
dependance d'un citoyen, l'etranger etait rattache par cet intermediaire a
la cite. Il participait alors a quelques-uns des benefices du droit civil
et la protection des lois lui etait acquise.


NOTES

[1] Aristote, _Politique_, II, 6, 21 (II, 7).

[2] Boeckh, _Corp. inscr._, 3641 b.

[3] Velleius, II, 15. On admit une exception pour les soldats en campagne;
encore fallut-il que le censeur envoyat prendre leurs noms, afin
qu'inscrits sur le registre de la ceremonie, ils y fussent consideres
comme presents.

[4] Demosthenes, _in Neoeram, 113, 114. Etre citoyen se disait en grec
[Grec: suntelein], c'est-a-dire faire le sacrifice ensemble, ou [Grec:
meteinai leron chai osion].

[5] Virgile, _En._, III, 406. Festus, v  _Exesto: Lictor in quibusdam
sacris clamitabat, hostis exesto_. On sait que _hostis_ se disait de
l'etranger (Macrobe, I, 17); _hostilis facies_, dans Virgile, signifie le
visage d'un etranger.

[6] _Digeste_, liv. XI, tit. 6, 36.

[7] Plutarque, _Aristide_, 20. Tite-Live, V, 50.

[8] Demosthenes, _in Neoeram_, 89, 91, 92, 113, 114.

[9] Plutarque, _Solon_, 24. Ciceron, _Pro Coecina_, 34.

[10] Aristote, _Politique_, III, 4, 3. Platon, _Lois_, VI.

[11] Demosthenes, _in Neaeram_, 49. Lysias, in _Pancleonem_.

[12] Gaius, _fr._ 234.

[13] Gaius, I, 67. Ulpien, V, 4-9. Paul, II, 9. Aristophane, _Ois._, 1652.

[14] Ulpien, XIX,4. Demosthenes, _Pro Phorm.; in Eubul_.

[15] Ciceron, _Pro Archia_, 5. Gaius, II, 110.

[16] Pausanias, VIII, 48.

[17] _Digeste_, liv. XI, tit. 7, 2; liv. XLVII, tit. 12, 4.

[18] Harpocration, [Grec: prostates].




CHAPITRE XIII.

LE PATRIOTISME. L'EXIL.


Le mot patrie chez les anciens signifiait la terre des peres, _terra
patria_. La patrie de chaque homme etait la part de sol que sa religion
domestique ou nationale avait sanctifiee, la terre ou etaient deposes les
ossements de ses ancetres et que leurs ames occupaient. La petite patrie
etait l'enclos de la famille, avec son tombeau et son foyer. La grande
patrie etait la cite, avec son prytanee et ses heros, avec son enceinte
sacree et son territoire marque par la religion. " Terre sacree de la
patrie ", disaient les Grecs. Ce n'etait pas un vain mot. Ce sol etait
veritablement sacre pour l'homme, car il etait habite par ses dieux. Etat,
Cite, Patrie, ces mots n'etaient pas une abstraction, comme chez les
modernes; ils representaient reellement tout un ensemble de divinites
locales avec un culte de chaque jour et des croyances puissantes sur
l'ame.

On s'explique par la le patriotisme des anciens, sentiment energique qui
etait pour eux la vertu supreme et auquel toutes les autres vertus
venaient aboutir. Tout ce que l'homme pouvait avoir de plue cher se
confondait avec la patrie. En elle il trouvait son bien, sa securite, son
droit, sa foi, son dieu. En la perdant, il perdait tout. Il etait presque
impossible que l'interet prive fut en desaccord avec l'interet public.
Platon dit: C'est la patrie qui nous enfante, qui nous nourrit, qui nous
eleve. Et Sophocle: C'est la patrie qui nous conserve.

Une telle patrie n'est pas seulement pour l'homme un domicile. Qu'il
quitte ces saintes murailles, qu'il franchisse les limites sacrees du
territoire, et il ne trouve plus pour lui ni religion ni lien social
d'aucune espece. Partout ailleurs que dans sa patrie il est en dehors de
la vie reguliere et du droit; partout ailleurs il est sans dieu et en
dehors de la vie morale. La seulement il a sa dignite d'homme et ses
devoirs. Il ne peut etre homme que la.

La patrie tient l'homme attache par un lien sacre. Il faut l'aimer comme
on aime une religion, lui obeir comme on obeit a Dieu. " Il faut se donner
a elle tout entier, mettre tout en elle, lui vouer tout. " Il faut l'aimer
glorieuse ou obscure, prospere ou malheureuse. Il faut l'aimer dans ses
bienfaits et l'aimer encore dans ses rigueurs. Socrate condamne par elle
sans raison ne doit pas moins l'aimer. Il faut l'aimer, comme Abraham
aimait son Dieu, jusqu'a lui sacrifier son fils. Il faut surtout savoir
mourir pour elle. Le Grec ou le Romain ne meurt guere par devouement a un
homme ou par point d'honneur; mais a la patrie il doit sa vie. Car si la
patrie est attaquee, c'est sa religion qu'on attaque. Il combat
veritablement pour ses autels, pour ses foyers, _pro aris et focis_; car
si l'ennemi s'empare de sa ville, ses autels seront renverses, ses foyers
eteints, ses tombeaux profanes, ses dieux detruits, son culte efface.
L'amour de la patrie, c'est la piete des anciens.

Il fallait que la possession de la patrie fut bien precieuse; car les
anciens n'imaginaient guere de chatiment plus cruel que d'en priver
l'homme. La punition ordinaire des grands crimes etait l'exil.

L'exil etait proprement l'interdiction du culte. Exiler un homme, c'etait,
suivant la formule egalement usitee chez les Grecs et chez les Romains,
lui interdire le feu et l'eau. [1] Par ce feu, il faut entendre le feu
sacre du foyer; par cette eau, l'eau lustrale qui servait aux sacrifices.
L'exil mettait donc un homme hors de la religion. " Qu'il fuie, disait la
sentence, et qu'il n'approche jamais des temples. Que nul citoyen ne lui
parle ni ne le recoive; que nul ne l'admette aux prieres ni aux
sacrifices; que nul ne lui presente l'eau lustrale. " [2] Toute maison
etait souillee par sa presence. L'homme qui l'accueillait devenait impur a
son contact. " Celui qui aura mange ou bu avec lui ou qui l'aura touche,
disait la loi, devra se purifier. " Sous le coup de cette excommunication,
l'exile ne pouvait prendre part a aucune ceremonie religieuse; il n'avait
plus de culte, plus de repas sacres, plus de prieres; il etait desherite
de sa part de religion.

Il faut bien songer que, pour les anciens, Dieu n'etait pas partout. S'ils
avaient quelque vague idee d'une divinite de l'univers, ce n'etait pas
celle-la qu'ils consideraient comme leur Providence et qu'ils invoquaient.
Les dieux de chaque homme etaient ceux qui habitaient sa maison, son
canton, sa ville. L'exile, en laissant sa patrie derriere lui, laissait
aussi ses dieux. Il ne voyait plus nulle part de religion qui put le
consoler et le proteger; il ne sentait plus de providence qui veillat sur
lui; le bonheur de prier lui etait ote. Tout ce qui pouvait satisfaire les
besoins de son ame etait eloigne de lui.

Or la religion etait la source d'ou decoulaient les droits civils et
politiques. L'exile perdait donc tout cela en perdant la religion de la
patrie. Exclu du culte de la cite, il se voyait enlever du meme coup son
culte domestique et il devait eteindre son foyer. [3]

Il n'avait plus de droit de propriete; sa terre et tous ses biens, comme
s'il etait mort, passaient a ses enfants, a moins qu'ils ne fussent
confisques, au profit des dieux ou de l'Etat. [4] N'ayant plus de culte,
il n'avait plus de famille; il cessait d'etre epoux et pere. Ses fils
n'etaient plus en sa puissance; [5] sa femme n'etait plus sa femme, [6] et
elle pouvait immediatement prendre un autre epoux. Voyez Regulus,
prisonnier de l'ennemi, la loi romaine l'assimile a un exile; si le Senat
lui demande son avis, il refuse de le donner, parce que l'exile n'est plus
senateur; si sa femme et ses enfants courent a lui, il repousse leurs
embrassements, car pour l'exile il n'y a plus d'enfants, plus d'epouse:

  Fertur pudicae conjugis osculum
  Parvosque natos, _ut capitis minor_,
  A se removisse. [7]

" L'exile, dit Xenophon, perd foyer, liberte, patrie, femme, enfants. "
Mort, il n'a pas le droit d'etre enseveli dans le tombeau de sa famille;
car il est un etranger. [8]

Il n'est pas surprenant que les republiques anciennes aient presque
toujours permis au coupable d'echapper a la mort par la fuite. L'exil ne
semblait pas un supplice plus doux que la mort. Les jurisconsultes romains
l'appelaient une peine capitale.


NOTES

[1] Herodote, VII, 231. Cratinus, dans Athenee, XI, 3. Ciceron, _Pro
domo_, 20. Tite-Live, XXV, 4. Ulpien, X, 3.

[2] Sophocle, _Oedipe roi_, 239. Platon, _Lois_, IX, 881.

[3] Ovide, _Tristes_, I, 3, 43.

[4] Pindare, _Pyth._, IV, 517. Platon, _Lois_, IX, 877. Diodore, XIII, 49.
Denys, XI, 46. Tite-Live, III, 58.

[5] _Institutes_ de Justinien, I, 12. Gaius, I, 128.

[6] Denys, VIII, 41.

[7] Horace, _Odes_, III.

[8] Thucydide, I, 138.




CHAPITRE XIV.

DE L'ESPRIT MUNICIPAL.


Ce que nous avons vu jusqu'ici des anciennes institutions
et surtout des anciennes croyances a pu
nous donner une idee de la distinction profonde qu'il
y avait toujours entre deux cites. Si voisines qu'elles
fussent, elles formaient toujours deux societes completement
separees. Entre elles il y avait bien plus
que la distance qui separe aujourd'hui deux villes,
bien plus que la frontiere qui divise deux Etats; les
dieux n'etaient pas les memes, ni les ceremonies,
ni les prieres. Le culte d'une cite etait interdit a
l'homme de la cite voisine. On croyait que les dieux
d'une ville repoussaient les hommages et les prieres
de quiconque n'etait pas leur concitoyen.

Il est vrai que ces vieilles croyances se sont a la
longue modifiees et adoucies; mais elles avaient ete
dans leur pleine vigueur a l'epoque ou les societes
s'etaient formees, et ces societes en ont toujours
garde l'empreinte.

On concoit aisement deux choses: d'abord, que
cette religion propre a chaque ville a du constituer
la cite d'une maniere tres-forte et presque inebranlable;
il est, en effet, merveilleux combien cette organisation
sociale, malgre ses defauts et toutes ses
chances de ruine, a dure longtemps; ensuite, que
cette religion a du avoir pour effet, pendant de longs
siecles, de rendre impossible l'etablissement d'une
autre forme sociale que la cite.

Chaque cite, par l'exigence de sa religion meme,
devait etre absolument independante. Il fallait que
chacune eut son code particulier, puisque chacune
avait sa religion et que c'etait de la religion que la
loi decoulait. Chacune devait avoir sa justice souveraine,
et il ne pouvait y avoir aucune justice superieure
a celle de la cite. Chacune avait ses fetes
religieuses et son calendrier; les mois et l'annee ne
pouvaient pas etre les memes dans deux villes, puisque
la serie des actes religieux etait differente. Chacune
avait sa monnaie particuliere, qui, a l'origine,
etait ordinairement marquee de son embleme religieux.
Chacune avait ses poids et ses mesures. On
n'admettait pas qu'il put y avoir rien de commun
entre deux cites. La ligne de demarcation etait si
profonde qu'on imaginait a peine que le mariage fut
permis entre habitants de deux villes differentes.
Une telle union parut toujours etrange et fut longtemps
reputee illegitime. La legislation de Rome et
celle d'Athenes repugnent visiblement a l'admettre.
Presque partout les enfants qui naissaient d'un tel mariage
etaient confondus parmi les batards et prives
des droits de citoyen. Pour que le mariage fut legitime
entre habitants de deux villes, il fallait qu'il y
eut entre elles une convention particuliere (_jus connubii_,
[Grec: epilamia]).

Chaque cite avait autour de son territoire une
ligne de bornes sacrees. C'etait l'horizon de sa religion
nationale et de ses dieux. Au dela de ces bornes
d'autres dieux regnaient et l'on pratiquait un autre
culte.

Le caractere le plus saillant de l'histoire de la
Grece et de celle de l'Italie, avant la conquete romaine,
c'est le morcellement pousse a l'exces et
l'esprit d'isolement de chaque cite. La Grece n'a jamais
reussi a former un seul Etat; ni les villes latines,
ni les villes etrusques, ni les tribus samnites
n'ont jamais pu former un corps compacte. On a attribue
l'incurable division des Grecs a la nature de
leur pays, et l'on a dit que les montagnes qui s'y
croisent, etablissent entre les hommes des lignes de
demarcation naturelles. Mais il n'y avait pas de montagnes
entre Thebes et Platee, entre Argos et Sparte,
entre Sybaris et Crotone. Il n'y en avait pas entre
les villes du Latium ni entre les douze cites de
l'Etrurie. La nature physique a sans nul doute quelque
action sur l'histoire des peuples; mais les croyances
de l'homme en ont une bien plus puissante. Entre
deux cites voisines il y avait quelque chose de
plus infranchissable qu'une montagne; c'etait la serie
des bornes sacrees, c'etait la difference des cultes
et la haine des dieux nationaux pour l'etranger.

Pour ce motif les anciens n'ont jamais pu etablir
ni meme concevoir aucune autre organisation sociale
que la cite. Ni les Grecs, ni les Italiens, ni les
Romains meme pendant fort longtemps n'ont eu la
pensee que plusieurs villes pussent s'unir et vivre a
titre egal sous un meme gouvernement. Entre deux
cites il pouvait bien y avoir alliance, association momentanee
en vue d'un profit a faire ou d'un danger
a repousser; mais il n'y avait jamais union complete.
Car la religion faisait de chaque ville un corps
qui ne pouvait s'agreger a aucun autre. L'isolement
etait la loi de la cite.

Avec les croyances et les usages religieux que
nous avons vus, comment plusieurs villes auraient-elles
pu se confondre dans un meme Etat? On ne
comprenait l'association humaine et elle ne paraissait
reguliere qu'autant qu'elle etait fondee sur la religion. Le symbole de
cette association devait etre
un repas sacre fait en commun. Quelques milliers
de citoyens pouvaient bien, a la rigueur, se reunir
autour d'un meme prytanee, reciter la meme priere
et se partager les mets sacres. Mais essayez donc,
avec ces usages, de faire un seul Etat de la Grece
entiere! Comment fera-t-on les repas publics et toutes
les ceremonies saintes auxquelles tout citoyen
est tenu d'assister? Ou sera le prytanee? Comment
fera-t-on la lustration annuelle des citoyens? Que deviendront
les limites inviolables qui ont marque a
l'origine le territoire de la cite et qui l'ont separe
pour toujours du reste du sol? Que deviendront tous
les cultes locaux, les divinites poliades, les heros qui
habitent chaque canton? Athenes a sur ses terres le
heros Oedipe, ennemi de Thebes; comment reunir
Athenes et Thebes dans un meme culte et dans un
meme gouvernement?

Quand ces superstitions s'affaiblirent (et elles ne
s'affaiblirent que tres-tard dans l'esprit du vulgaire),
il n'etait plus temps d'etablir une nouvelle forme d'Etat.
La division etait consacree par l'habitude, par
l'interet, par la haine inveteree, par le souvenir des
vieilles luttes. Il n'y avait plus a revenir sur le
passe.

Chaque ville tenait fort a son autonomie; elle appelait
ainsi un ensemble qui comprenait son culte,
son droit, son gouvernement, toute son independance
religieuse et politique.

Il etait plus facile a une cite d'en assujettir une
autre que de se l'adjoindre. La victoire pouvait faire
de tous les habitants d'une ville prise autant d'esclaves;
elle ne pouvait pas en faire des concitoyens du
vainqueur. Confondre deux cites en un seul Etat,
unir la population vaincue a la population victorieuse
et les associer sous un meme gouvernement,
c'est ce qui ne se voit jamais chez les anciens, a
une seule exception pres dont nous parlerons plus
tard. Si Sparte conquiert la Messenie, ce n'est pas
pour faire des Spartiates et des Messeniens un seul
peuple; elle expulse toute la race des vaincus et
prend leurs terres. Athenes en use de meme a l'egard
de Salamine, d'Egine, de Melos.

Faire entrer les vaincus dans la cite des vainqueurs
etait une pensee qui ne pouvait venir a l'esprit
de personne. La cite possedait des dieux, des
hymnes, des fetes, des lois, qui etaient son patrimoine
precieux; elle se gardait bien d'en donner
part a des vaincus. Elle n'en avait meme pas le
droit; Athenes pouvait-elle admettre que l'habitant
d'Egine entrat dans le temple d'Athene poliade?
qu'il adressat un culte a Thesee? qu'il prit part aux
repas sacres? qu'il entretint, comme prytane, le
foyer public? La religion le defendait. Donc la population
vaincue de l'ile d'Egine ne pouvait pas former
un meme Etat avec la population d'Athenes.
N'ayant pas les memes dieux, les Eginetes et les
Atheniens ne pouvaient pas avoir les memes lois, ni
les memes magistrats.

Mais Athenes ne pouvait-elle pas du moins, en
laissant debout la ville vaincue, envoyer dans ses
murs des magistrats pour la gouverner? Il etait absolument
contraire aux principes des anciens qu'une
cite fut gouvernee par un homme qui n'en fut pas
citoyen. En effet le magistrat devait etre un chef religieux
et sa fonction principale etait d'accomplir le
sacrifice au nom de la cite. L'etranger, qui n'avait
pas le droit de faire le sacrifice, ne pouvait donc pas
etre magistrat. N'ayant aucune fonction religieuse,
il n'avait aux yeux des hommes aucune autorite reguliere.
Sparte essaya de mettre dans les villes ses
harmostes; mais ces hommes n'etaient pas magistrats,
ne jugeaient pas, ne paraissaient pas dans les
assemblees. N'ayant aucune relation reguliere avec
le peuple des villes, ils ne purent pas se maintenir
longtemps.

Il resultait de la que tout vainqueur etait dans
l'alternative, ou de detruire la cite vaincue et d'en
occuper le territoire, ou de lui laisser toute son independance.
Il n'y avait pas de moyen terme. Ou la
cite cessait d'etre, ou elle etait un Etat souverain.
Ayant son culte, elle devait avoir son gouvernement;
elle ne perdait l'un qu'en perdant l'autre, et alors
elle n'existait plus.

Cette independance absolue de la cite ancienne
n'a pu cesser que quand les croyances sur lesquelles
elle etait fondee eurent completement disparu.
Apres que les idees eurent ete transformees et que
plusieurs revolutions eurent passe sur ces societes
antiques, alors on put arriver a concevoir et a etablir
un Etat plus grand regi par d'autres regles. Mais il
fallut pour cela que les hommes decouvrissent d'autres
principes et un autre lien social que ceux des
vieux ages.




CHAPITRE XV.

RELATIONS ENTRE LES CITES; LA GUERRE; LA PAIX; L'ALLIANCE DES DIEUX.


La religion qui exercait un si grand empire sur la vie interieure de la
cite, intervenait avec la meme autorite dans toutes les relations que les
cites avaient entre elles. C'est ce qu'on peut voir en observant comment
les hommes de ces vieux ages se faisaient la guerre, comment ils
concluaient la paix, comment ils formaient des alliances.

Deux cites etaient deux associations religieuses qui n'avaient pas les
memes dieux. Quand elles etaient en guerre, ce n'etaient pas seulement les
hommes qui combattaient, les dieux aussi prenaient part a la lutte. Qu'on
ne croie pas que ce soit la une simple fiction poetique. Il y a eu chez
les anciens une croyance tres-arretee et tres-vivace en vertu de laquelle
chaque armee emmenait avec elle ses dieux. On etait convaincu qu'ils
combattaient dans la melee; les soldats les defendaient et ils defendaient
les soldats. En combattant contre l'ennemi, chacun croyait combattre aussi
contre les dieux de l'autre cite; ces dieux etrangers, il etait permis de
les detester, de les injurier, de les frapper; on pouvait les faire
prisonniers.

La guerre avait ainsi un aspect etrange. Il faut se representer deux
petites armees en presence; chacune a au milieu d'elle ses statues, son
autel, ses enseignes qui sont des emblemes sacres; chacune a ses oracles
qui lui ont promis le succes, ses augures et ses devins qui lui assurent
la victoire. Avant la bataille, chaque soldat dans les deux armees pense
et dit comme ce Grec dans Euripide: " Les dieux qui combattent avec nous
sont plus forts que ceux qui sont avec nos ennemis. " Chaque armee
prononce contre l'armee ennemie une imprecation dans le genre de celle
dont Macrobe nous a conserve la formule: " O dieux, repandez l'effroi, la
terreur, le mal parmi nos ennemis. Que ces hommes et quiconque habite
leurs champs et leur ville, soient par vous prives de la lumiere du
soleil. Que cette ville et leurs champs, et leurs tetes et leurs personnes
y vous soient devoues. " Cela dit, on se bat des deux cotes avec cet
acharnement sauvage que donne la pensee qu'on a des dieux pour soi et
qu'on combat contre des dieux etrangers. Pas de merci pour l'ennemi; la
guerre est implacable; la religion preside a la lutte et excite les
combattants. Il ne peut y avoir aucune regle superieure qui tempere le
desir de tuer; il est permis d'egorger les prisonniers, d'achever les
blesses.

Meme en dehors du champ de bataille, on n'a pas l'idee d'un devoir, quel
qu'il soit, vis-a-vis de l'ennemi. Il n'y a jamais de droit pour
l'etranger; a plus forte raison n'y en a-t-il pas quand on lui fait la
guerre. On n'a pas a distinguer a son egard le juste et l'injuste. Mucius
Scaevola et tous les Romains ont cru qu'il etait beau d'assassiner un
ennemi. Le consul Marcius se vantait publiquement d'avoir trompe le roi de
Macedoine. Paul-Emile vendit comme esclaves cent mille Epirotes qui
s'etaient remis volontairement dans ses mains.

Le Lacedemonien Phebidas, en pleine paix, s'etait empare de la citadelle
des Thebains. On interrogeait Agesilas sur la justice de cette action:
" Examinez seulement si elle est utile, dit le roi; car des qu'une action
est utile a la patrie, il est beau de la faire. " Voila le droit des gens
des cites anciennes. Un autre roi de Sparte, Cleomene, disait que tout le
mal qu'on pouvait faire aux ennemis etait toujours juste aux yeux des
dieux et des hommes.

Le vainqueur pouvait user de sa victoire comme il lui plaisait. Aucune loi
divine ni humaine n'arretait sa vengeance ou sa cupidite. Le jour ou
Athenes decreta que tous les Mityleniens, sans distinction de sexe ni
d'age, seraient extermines, elle ne croyait pas depasser son droit; quand,
le lendemain, elle revint sur son decret et se contenta de mettre a mort
mille citoyens et de confisquer toutes les terres, elle se crut humaine et
indulgente. Apres la prise de Platee, les hommes furent egorges, les
femmes vendues, et personne n'accusa les vainqueurs d'avoir viole le
droit.

On ne faisait pas seulement la guerre aux soldats; on la faisait a la
population tout entiere, hommes, femmes, enfants, esclaves. On ne la
faisait pas seulement aux etres humains; on la faisait aux champs et aux
moissons. On brulait les maisons, on abattait les arbres; la recolte de
l'ennemi etait presque toujours devouee aux dieux infernaux et par
consequent brulee. On exterminait les bestiaux; on detruisait meme les
semis qui auraient pu produire l'annee suivante. Une guerre pouvait faire
disparaitre d'un seul coup le nom et la race de tout un peuple et
transformer une contree fertile en un desert. C'est en vertu de ce droit
de la guerre que Rome a etendu la solitude autour d'elle; du territoire ou
les Volsques avaient vingt-trois cites, elle a fait les marais pontins;
les cinquante-trois villes du Latium ont disparu; dans le Samnium on put
longtemps reconnaitre les lieux ou les armees romaines avaient passe,
moins aux vestiges de leurs camps, qu'a la solitude qui regnait aux
environs.

Quand le vainqueur n'exterminait pas les vaincus, il avait le droit de
supprimer leur cite, c'est-a-dire de briser leur association religieuse et
politique. Alors les cultes cessaient et les dieux etaient oubliee. La
religion de la cite etant abattue, la religion de chaque famille
disparaissait en meme temps. Les foyers s'eteignaient. Avec le culte
tombaient les lois, le droit civil, la famille, la propriete, tout ce qui
s'etayait sur la religion. [1] Ecoutons le vaincu a qui l'on fait grace de
la vie; on lui fait prononcer la formule suivante: " Je donne ma personne,
ma ville, ma terre, l'eau qui y coule, mes dieux termes, mes temples, mes
objets mobiliers, toutes les choses qui appartiennent aux dieux, je les
donne au peuple romain. " [2] A partir de ce moment, les dieux, les
temples, les maisons, les terres, les personnes etaient au vainqueur. Nous
dirons plus loin ce que tout cela devenait sous la domination de Rome.

Quand la guerre ne finissait pas par l'extermination ou l'assujettissement
de l'un des deux partis, un traite de paix pouvait la terminer. Mais pour
cela il ne suffisait pas d'une convention, d'une parole donnee; il fallait
un acte religieux. Tout traite etait marque par l'immolation d'une
victime. Signer un traite est une expression toute moderne; les Latins
disaient frapper un chevreau, _icere haedus ou foedus_; le nom de la
victime qui etait le plus ordinairement employee a cet effet est reste
dans la langue usuelle pour designer l'acte tout entier. [3] Les Grecs
s'exprimaient d'une maniere analogue, ils disaient faire la libation,
[Grec: spendesthai]. C'etaient toujours des pretres qui, se conformant au
rituel, [4] accomplissaient la ceremonie du traite. On les appelait
feciaux en Italie, spendophores ou porte-libation chez les Grecs.

Cette ceremonie religieuse donnait seule aux conventions internationales
un caractere sacre et inviolable. Tout le monde connait l'histoire des
fourches caudines. Une armee entiere, par l'organe de ses consuls, de ses
questeurs, de ses tribuns et de ses centurions, avait fait une convention
avec les Samnites. Mais il n'y avait pas eu de victime immolee. Aussi le
Senat se crut-il en droit de dire que la convention n'avait aucune valeur.
En l'annulant, il ne vint a l'esprit d'aucun pontife, d'aucun patricien,
que l'on commettait un acte de mauvaise foi.

C'etait une opinion constante chez les anciens que chaque homme n'avait
d'obligations qu'envers ses dieux particuliers. Il faut se rappeler ce mot
d'un certain Grec dont la cite adorait le heros Alabandos; il s'adressait
a un homme d'une autre ville qui adorait Hercule: " Alabandos, disait-il,
est un dieu et Hercule n'en est pas un. " [5] Avec de telles idees, il
etait necessaire que dans un traite de paix chaque cite prit ses propres
dieux a temoin de ses serments. " Nous avons fait un traite et verse les
libations, disent les Plateens aux Spartiates, nous avons atteste, vous
les dieux de vos peres, nous les dieux qui occupent notre pays. [6] On
cherchait bien, a invoquer, s'il etait possible, des divinites qui fussent
communes aux deux villes. On jurait par ces dieux qui sont visibles a
tous, le soleil qui eclaire tout, la terre nourriciere. Mais les dieux de
chaque cite et ses heros protecteurs touchaient bien plus les hommes et il
fallait que les contractants les prissent a temoin, si l'on voulait qu'ils
fussent veritablement lies par la religion.

De meme que pendant la guerre les dieux s'etaient meles aux combattants,
ils devaient aussi etre compris dans le traite. On stipulait donc qu'il y
aurait alliance entre les dieux comme entre les hommes des deux villes.
Pour marquer cette alliance des dieux, il arrivait quelquefois que les
deux peuples s'autorisaient mutuellement a assister a leurs fetes sacrees.
[7] Quelquefois ils s'ouvraient reciproquement leurs temples et faisaient
un echange de rites religieux. Rome stipula un jour que le dieu de la
ville de Lanuvium protegerait dorenavant les Romains, qui auraient le
droit de le prier et d'entrer dans son temple. [8] Souvent chacune des
deux parties contractantes s'engageait a offrir un culte aux divinites de
l'autre. Ainsi les Eleens, ayant conclu un traite avec les Etoliens,
offrirent dans la suite un sacrifice annuel aux heros de leurs allies. [9]
Il etait frequent qu'a la suite d'une alliance on representat par des
statues ou des medailles les divinites des deux villes se donnant la main.
C'est ainsi qu'on a des medailles ou nous voyons unis l'Apollon de Milet
et le Genie de Smyrne, la Pallas des Sideens et l'Artemis de Perge,
l'Apollon d'Hierapolis et l'Artemis d'Ephese. Virgile, parlant d'une
alliance entre la Thrace et les Troyens, montre les Penates des deux
peuples unis et associes.

Ces coutumes bizarres repondaient parfaitement a l'idee que les anciens se
faisaient des dieux. Comme chaque cite avait les siens, il semblait
naturel que ces dieux figurassent dans les combats et dans les traites. La
guerre ou la paix entre deux villes etait la guerre ou la paix entre deux
religions. Le droit des gens des anciens fut longtemps fonde sur ce
principe. Quand les dieux etaient ennemis, il y avait guerre sans merci et
sans regle; des qu'ils etaient amis, les hommes etaient lies entre eux et
avaient le sentiment de devoirs reciproques. Si l'on pouvait supposer que
les divinites poliades de deux cites eussent quelque motif pour etre
alliees, c'etait assez pour que les deux cites le fussent. La premiere
ville avec laquelle Borne contracta amitie fut Caere en Etrurie, et Tite-
Live en dit la raison: dans le desastre de l'invasion gauloise, les dieux
romains avaient trouve un asile a Caere; ils avaient habite cette ville,
ils y avaient ete adores; un lien sacre d'hospitalite s'etait ainsi forme
entre les dieux romains et la cite etrusque; [10] des lors la religion ne
permettait pas que les deux villes fussent ennemies; elles etaient alliees
pour toujours. [11]


NOTES

[1] Ciceron, _in Verr._, II, 3, 6. Siculus Flaccus, _passim_. Thucydide,
III, 50 et 68.

[2] Tite-Live, I, 38. Plaute, _Amphitr._, 100-105.

[3] Festus, vis _Foedum et Foedus_.

[4] En Grece, ils portaient une couronne. Xenophon, _Hell._, IV, 7, 3.

[5] Ciceron, _De nat. deor._, III, 19.

[6] Thucydide, II.

[7] Thucydide, V, 23. Plutarque, Thesee, 25, 33.

[8] Tite-Live, VIII, 14.

[9] Pausanias, V, 15.

[10] Tite-Live, V, 50. Aulu-Gelle, XVI, 13.

[11] Il n'entre pas dans notre sujet de parler des confederations ou
amphictyonies qui etaient nombreuses dans l'ancienne Grece et en Italie.
Qu'il nous suffise de faire remarquer ici qu'elles etaient des
associations religieuses autant que politiques. On ne voit pas
d'amphictyonie qui n'eut un culte commun et un sanctuaire. Celle des
Beotiens offrait un culte a Athene Itonia, celle des Acheens a Demeter
Panachaea, le dieu des Ioniens d'Asie etait Poseidon Heliconien, comme
celui de la pentapole dorienne etait Apollon Triopique. La confederation
des Cyclades offrait un sacrifice commun dans l'ile de Delos, les villes
de l'Argolide a Calanrie. L'amphictyonie des Thermopyles etait une
association de meme nature. Toutes les reunions avaient lieu dans des
temples et avaient pour objet principal un sacrifice; chacune des cites
confederees envoyait pour y prendre part quelques citoyens revetus
momentanement d'un caractere sacerdotal, et qu'on appelait theores. Une
victime etait immolee en l'honneur du dieu de l'association, et les
chairs, cuites sur l'autel, etaient partagees entre les representants des
cites. Le repas commun, avec les chants, les prieres et les jeux sacres
qui l'accompagnaient, formait le lien de la confederation. Les memes
usages existaient en Italie. Les villes du Latium avaient les feries
latines ou elles partageaient les chairs d'une victime. Il en etait de
meme des villes etrusques. Du reste, dans toutes ces anciennes
amphictyonies, le lien politique fut toujours plus faible que le lien
religieux. Les cites confederees conservaient une independance entiere.
Elles pouvaient meme se faire la guerre entre elles, pourvu qu'elles
observassent une treve pendant la duree de la fete federale.




CHAPITRE XVI.

LE ROMAIN; L'ATHENIEN.


Cette meme religion, qui avait fonde les societes et qui les gouverna
longtemps, faconna aussi l'ame humaine et fit a l'homme son caractere. Par
ses dogmes et par ses pratiques elle donna au Romain et au Grec une
certaine maniere de penser et d'agir et de certaines habitudes dont ils ne
purent de longtemps se defaire. Elle montrait a l'homme des dieux partout,
dieux petits, dieux facilement irritables et malveillants. Elle ecrasait
l'homme sous la crainte d'avoir toujours des dieux contre soi et ne lui
laissait aucune liberte dans ses actes.

Il faut voir quelle place la religion occupe dans la vie d'un Romain. Sa
maison est pour lui ce qu'est pour nous un temple; il y trouve son culte
et ses dieux. C'est un dieu que son foyer; les murs, les portes, le seuil
sont des dieux; [1] les bornes qui entourent son champ sont encore des
dieux. Le tombeau est un autel, et ses ancetres sont des etres divins.

Chacune de ses actions de chaque jour est un rite; toute sa journee
appartient a sa religion. Le matin et le soir il invoque son foyer, ses
penates, ses ancetres; en sortant de sa maison, en y rentrant, il leur
adresse une priere. Chaque repas est un acte religieux qu'il partage avec
ses divinites domestiques. La naissance, l'initiation, la prise de la
toge, le mariage et les anniversaires de tous ces evenements sont les
actes solennels de son culte.

Il sort de chez lui et ne peut presque faire un pas sans rencontrer un
objet sacre; ou c'est une chapelle, ou c'est un lieu jadis frappe de la
foudre, ou c'est un tombeau; tantot il faut qu'il se recueille et prononce
une priere, tantot il doit detourner les yeux et se couvrir le visage pour
eviter la vue d'un objet funeste.

Chaque jour il sacrifie dans sa maison, chaque mois dans sa curie,
plusieurs fois par an dans sa _gens_ ou dans sa tribu. Par-dessus tous ces
dieux, il doit encore un culte a ceux de la cite. Il y a dans Rome plus de
dieux que de citoyens.

Il fait des sacrifices pour remercier les dieux; il en fait d'autres, et
en plus grand nombre, pour apaiser leur colere. Un jour il figure dans une
procession en dansant suivant un rhythme ancien au son de la flute sacree.
Un autre jour il conduit des chars dans lesquels sont couchees les statues
des divinites. Une autre fois c'est un _lectisternium_; une table est
dressee dans une rue et chargee de mets; sur des lits sont couchees les
statues des dieux, et chaque Romain passe en s'inclinant, une couronne sur
la tete et une branche de laurier a la main. [2]

Il a une fete pour les semailles; une pour la moisson, une pour la taille
de la vigne. Avant que le ble soit venu en epi, il a fait plus de dix
sacrifices et invoque une dizaine de divinites particulieres pour le
succes de sa recolte. Il a surtout un grand nombre de fetes pour les
morts, parce qu'il a peur d'eux.

Il ne sort jamais de chez lui sans regarder s'il ne parait pas quelque
oiseau de mauvais augure. Il y a des mots qu'il n'ose prononcer de sa vie.
Forme-t-il quelque desir, il inscrit son voeu sur une tablette qu'il
depose aux pieds de la statue d'un dieu.

A tout moment il consulte les dieux et veut savoir leur volonte. Il trouve
toutes ses resolutions dans les entrailles des victimes, dans le vol des
oiseaux, dans les avis de la foudre. L'annonce d'une pluie de sang ou d'un
boeuf qui a parle, le trouble et le fait trembler; il ne sera tranquille
que lorsqu'une ceremonie expiatoire l'aura mis en paix avec les dieux.

Il ne sort de sa maison que du pied droit. Il ne se fait couper les
cheveux que pendant la pleine lune. Il porte sur lui des amulettes. Il
couvre les murs de sa maison d'inscriptions magiques contre l'incendie. Il
sait des formules pour eviter la maladie, et d'autres pour la guerir; mais
il faut les repeter vingt-sept fois et cracher a chaque fois d'une
certaine facon. [3]

Il ne delibere pas au Senat si les victimes n'ont pas donne les signes
favorables. Il quitte l'assemblee du peuple s'il a entendu le cri d'une
souris. Il renonce aux desseins les mieux arretes s'il a apercu un mauvais
presage ou si une parole funeste a frappe son oreille. Il est brave au
combat, mais a condition que les auspices lui assurent la victoire.

Ce Romain que nous presentons ici n'est pas l'homme du peuple, l'homme a
l'esprit faible que la misere et l'ignorance retiennent dans la
superstition. Nous parlons du patricien, de l'homme noble, puissant et
riche. Ce patricien est tour a tour guerrier, magistrat, consul,
agriculteur, commercant; mais partout et toujours il est pretre et sa
pensee est fixee sur les dieux. Patriotisme, amour de la gloire, amour de
l'or, si puissants que soient ces sentiments sur son ame, la crainte des
dieux domine tout. Horace a dit le mot le plus vrai sur le Romain:

  Dis te minorem quod geris, imperas.

On a dit que c'etait une religion de politique. Mais pouvons-nous supposer
qu'un senat de trois cents membres, un corps de trois mille patriciens se
soit entendu avec une telle unanimite pour tromper le peuple ignorant? et
cela pendant des siecles, sans que parmi tant de rivalites, de luttes, de
haines personnelles, une seule voix se soit jamais elevee pour dire: Ceci
est un mensonge. Si un patricien eut trahi les secrets de sa secte, si,
s'adressant aux plebeiens qui supportaient impatiemment le joug de cette
religion, il les eut tout a coup debarrasses et affranchis de ces auspices
et de ces sacerdoces, cet homme eut acquis immediatement un tel credit
qu'il fut devenu le maitre de l'Etat. Croit-on que, si les patriciens
n'eussent pas cru a la religion qu'ils pratiquaient, une telle tentation
n'aurait pas ete assez forte pour determiner au moins un d'entre eux a
reveler le secret? On se trompe gravement sur la nature humaine si l'on
suppose qu'une religion puisse s'etablir par convention et se soutenir par
imposture. Que l'on compte dans Tite-Live combien de fois cette religion
genait les patriciens eux-memes, combien de fois elle embarrassa le Senat
et entrava son action, et que l'on dise ensuite si cette religion avait
ete inventee pour la commodite des hommes d'Etat. C'est bien tard, c'est
seulement au temps des Scipions que l'on a commence de croire que la
religion etait utile au gouvernement; mais deja la religion etait morte
dans les ames.

Prenons un Romain des premiers siecles; choisissons un des plus grands
guerriers, Camille qui fut cinq fois dictateur et qui vainquit dans plus
de dix batailles. Pour etre dans le vrai, il faut se le representer autant
comme un pretre que comme un guerrier. Il appartient a la _gens_ Furia;
son surnom est un mot qui designe une fonction sacerdotale. Enfant, on lui
a fait porter la robe pretexte qui indique sa caste, et la bulle qui
detourne les mauvais sorts. Il a grandi en assistant chaque jour aux
ceremonies du culte; il a passe sa jeunesse a s'instruire des rites de la
religion. Il est vrai qu'une guerre a eclate et que le pretre s'est fait
soldat; on l'a vu, blesse a la cuisse dans un combat de cavalerie,
arracher le fer de la blessure et continuer a combattre. Apres plusieurs
campagnes, il a ete eleve aux magistratures; comme tribun consulaire, il a
fait les sacrifices publics, il a juge, il a commande l'armee. Un jour
vient ou l'on songe a lui pour la dictature. Ce jour-la, le magistrat en
charge, apres s'etre recueilli pendant une nuit claire, a consulte les
dieux; sa pensee etait attachee a Camille dont il prononcait tout bas le
nom, et ses yeux etaient fixes au ciel ou ils cherchaient les presages.
Les dieux n'en ont envoye que de bons; c'est que Camille leur est
agreable; il est nomme dictateur.

Le voila chef d'armee; il sort de la ville, non sans avoir consulte les
auspices et immole force victimes. Il a sous ses ordres beaucoup
d'officiers, presque autant de pretres, un pontife, des augures, des
aruspices, des pullaires, des victimaires, un porte-foyer.

On le charge de terminer la guerre contre Veii que l'on assiege sans
succes depuis neuf ans. Veii est une ville etrusque, c'est-a-dire presque
une ville sainte; c'est de piete plus que de courage qu'il faut lutter. Si
depuis neuf ans les Romains ont le dessous, c'est que les Etrusques
connaissent mieux les rites qui sont agreables aux dieux et les formules
magiques qui gagnent leur faveur. Rome, de son cote, a ouvert ses livres
Sibyllins et y a cherche la volonte des dieux. Elle s'est apercue que ses
feries latines avaient ete souillees par quelque vice de forme et elle a
renouvele le sacrifice. Pourtant les Etrusques ont encore la superiorite;
il ne reste qu'une ressource, s'emparer d'un pretre etrusque et savoir par
lui le secret des dieux. Un pretre veien est pris et mene au Senat: " Pour
que Rome l'emporte, dit-il, il faut qu'elle abaisse le niveau du lac
albain, en se gardant bien d'en faire ecouler l'eau dans la mer. " Rome
obeit, on creuse une infinite de canaux et de rigoles, et l'eau du lac se
perd dans la campagne.

C'est a ce moment que Camille est elu dictateur. Il se rend a l'armee pres
de Veii. Il est sur du succes; car tous les oracles ont ete reveles, tous
les ordres des dieux accomplis; d'ailleurs, avant de quitter Rome, il a
promis aux dieux protecteurs des fetes et des sacrifices. Pour vaincre, il
ne neglige pas les moyens humains; il augmente l'armee, raffermit la
discipline, fait creuser une galerie souterraine pour penetrer dans la
citadelle. Le jour de l'attaque est arrive; Camille sort de sa tente; il
prend les auspices et immole des victimes. Les pontifes, les augures
l'entourent; revetu du _paludamentum_, il invoque les dieux: " Sous ta
conduite, o Apollon, et par ta volonte qui m'inspire, je marche pour
prendre et detruire la ville de Veii; a toi je promets et je voue la
dixieme partie du butin. " Mais il ne suffit pas d'avoir des dieux pour
soi; l'ennemi a aussi une divinite puissante qui le protege. Camille
l'evoque par cette formule: " Junon Reine, qui pour le present habites a
Veii, je te prie, viens avec nous vainqueurs; suis-nous dans notre ville;
que notre ville devienne la tienne. " Puis, les sacrifices accomplis, les
prieres dites, les formules recitees, quand les Romains sont surs que les
dieux sont pour eux et qu'aucun dieu ne defend plus l'ennemi, l'assaut est
donne et la ville est prise.

Tel est Camille. Un general romain est un homme qui sait admirablement
combattre, qui sait surtout l'art de se faire obeir, mais qui croit
fermement aux augures, qui accomplit chaque jour des actes religieux et
qui est convaincu que ce qui importe le plus, ce n'est pas le courage, ce
n'est pas meme la discipline, c'est l'enonce de quelques formules
exactement dites suivant les rites. Ces formules adressees aux dieux les
determinent et les contraignent presque toujours a lui donner la victoire.
Pour un tel general la recompense supreme est que le Senat lui permette
d'accomplir le sacrifice triomphal. Alors il monte sur le char sacre qui
est attele de quatre chevaux blancs; il est vetu de la robe sacree dont on
revet les dieux aux jours de fete; sa tete est couronnee, sa main droite
tient une branche de laurier, sa gauche le sceptre d'ivoire; ce sont
exactement les attributs et le costume que porte la statue de Jupiter. [4]
Sous cette majeste presque divine il se montre a ses concitoyens, et il va
rendre hommage a la majeste vraie du plus grand des dieux romains. Il
gravit la pente du Capitole, et arrive devant le temple de Jupiter, il
immole des victimes.

La peur des dieux n'etait pas un sentiment propre au Romain; elle regnait
aussi bien dans le coeur d'un Grec. Ces peuples, constitues a l'origine
par la religion, nourris et eleves par elle, conserverent tres-longtemps
la marque de leur education premiere. On connait les scrupules du
Spartiate, qui ne commence jamais une expedition avant que la lune soit
dans son plein, qui immole sans cesse des victimes pour savoir s'il doit
combattre et qui renonce aux entreprises les mieux concues et les plus
necessaires parce qu'un mauvais presage l'effraye. L'Athenien n'est pas
moins scrupuleux. Une armee athenienne n'entre jamais en campagne avant le
septieme jour du mois, et, quand une flotte va prendre la mer, on a grand
soin de redorer la statue de Pallas.

Xenophon assure que les Atheniens ont plus de fetes religieuses qu'aucun
autre peuple grec. [5] " Que de victimes offertes aux dieux, dit
Aristophane, [6] que de temples! que de statues! que de processions
sacrees! A tout moment de l'annee on voit des festins religieux et des
victimes couronnees. " La ville d'Athenes et son territoire sont couverts
de temples et de chapelles; il y en a pour le culte de la cite, pour le
culte des tribus et des demes, pour le culte des familles. Chaque maison
est elle-meme un temple et dans chaque champ il y a un tombeau sacre.

L'Athenien qu'on se figure si inconstant, si capricieux, si libre penseur,
a, au contraire, un singulier respect pour les vieilles traditions et les
vieux rites. Sa principale religion, celle qui obtient de lui la devotion
la plus fervente, c'est la religion des ancetres et des heros. Il a le
culte des morts et il les craint. Une de ses lois l'oblige a leur offrir
chaque annee les premices de sa recolte; une autre lui defend de prononcer
un seul mot qui puisse provoquer leur colere. Tout ce qui touche a
l'antiquite est sacre pour un Athenien. Il a de vieux recueils ou sont
consignes ses rites et jamais il ne s'en ecarte; si un pretre introduisait
dans le culte la plus legere innovation, il serait puni de mort. Les rites
les plus bizarres sont observes de siecle en siecle. Un jour de l'annee,
l'Athenien fait un sacrifice en l'honneur d'Ariane, et parce qu'on dit que
l'amante de Thesee est morte en couches, il faut qu'on imite les cris et
les mouvements d'une femme en travail. Il celebre une autre fete annuelle
qu'on appelle Oschophories et qui est comme la pantomime du retour de
Thesee dans l'Attique; on couronne le caducee d'un heraut, parce que le
heraut de Thesee a couronne son caducee; on pousse un certain cri que l'on
suppose que le heraut a pousse, et il se fait une procession ou chacun
porte le costume qui etait en usage au temps de Thesee. Il y a un autre
jour ou l'Athenien ne manque pas de faire bouillir des legumes dans une
marmite d'une certaine espece; c'est un rite dont l'origine se perd dans
une antiquite lointaine, dont on ne connait plus le sens, mais qu'on
renouvelle pieusement chaque annee. [7]

L'Athenien, comme le Romain, a des jours nefastes; ces jours-la, on ne se
marie pas, on ne commence aucune entreprise, on ne tient pas d'assemblee,
on ne rend pas la justice. Le dix-huitieme et le dix-neuvieme jour de
chaque mois sont employes a des purifications. Le jour des Plynteries,
jour nefaste entre tous, on voile la statue de la grande divinite poliade.
Au contraire, le jour des Panathenees, le voile de la deesse est porte en
grande procession, et tous les citoyens, sans distinction d'age ni de
rang, doivent lui faire cortege. L'Athenien fait des sacrifices pour les
recoltes; il en fait pour le retour de la pluie ou le retour du beau
temps; il en fait pour guerir les maladies et chasser la famine ou la
peste. [8]

Athenes a ses recueils d'antiques oracles, comme Rome a ses livres
Sibyllins, et elle nourrit au Prytanee des hommes qui lui annoncent
l'avenir. Dans ses rues on rencontre a chaque pas des devins, des pretres,
des interpretes des songes. L'Athenien croit aux presages; un eternument
ou un tintement des oreilles l'arrete dans une entreprise. Il ne
s'embarque jamais sans avoir interroge les auspices. Avant de se marier il
ne manque pas de consulter le vol des oiseaux. L'assemblee du peuple se
separe des que quelqu'un assure qu'il a paru dans le ciel un signe
funeste. Si un sacrifice a ete trouble par l'annonce d'une mauvaise
nouvelle, il faut le recommencer. [9.]

L'Athenien ne commence guere une phrase sans invoquer d'abord la bonne
fortune. Il met ce mot invariablement a la tete de tous ses decrets. A la
tribune, l'orateur debute volontiers par une invocation aux dieux et aux
heros qui habitent le pays. On mene le peuple en lui debitant des oracles.
Les orateurs, pour faire prevaloir leur avis, repetent a tout moment: La
Deesse ainsi l'ordonne. [10]

Nicias appartient a une grande et riche famille. Tout jeune, il conduit au
sanctuaire de Delos une _theorie_, c'est-a-dire des victimes et un choeur
pour chanter les louanges du dieu pendant le sacrifice. Revenu a Athenes,
il fait hommage aux dieux d'une partie de sa fortune, dediant une statue a
Athene, une chapelle a Dionysos. Tour a tour il est _hestiateur_ et fait
les frais du repas sacre de sa tribu; il est chorege et entretient un
choeur pour les fetes religieuses. Il ne passe pas un jour sans offrir un
sacrifice a quelque dieu. Il a un devin attache a sa maison, qui ne le
quitte pas et qu'il consulte sur les affaires publiques aussi bien que sur
ses interets particuliers. Nomme general, il dirige une expedition contre
Corinthe; tandis qu'il revient vainqueur a Athenes, il s'apercoit que deux
de ses soldats morts sont restes sans sepulture sur le territoire ennemi;
il est saisi d'un scrupule religieux; il arrete sa flotte, et envoie un
heraut demander aux Corinthiens la permission d'ensevelir les deux
cadavres. Quelque temps apres, le peuple athenien delibere sur
l'expedition de Sicile. Nicias monte a la tribune et declare que ses
pretres et son devin annoncent des presages qui s'opposent a l'expedition.
Il est vrai qu'Alcibiade a d'autres devins qui debitent des oracles en
sens contraire. Le peuple est indecis. Surviennent des hommes qui arrivent
d'Egypte; ils ont consulte le dieu d'Ammon, qui commence a etre deja fort
en vogue, et ils en rapportent cet oracle: Les Atheniens prendront tous
les Syracusains. Le peuple se decide aussitot pour la guerre. [11]

Nicias, bien malgre lui, commande l'expedition. Avant de partir, il
accomplit un sacrifice, suivant l'usage. Il emmene avec lui, comme fait
tout general, une troupe de devins, de sacrificateurs, d'aruspices et de
herauts. La flotte emporte son foyer; chaque vaisseau a un embleme qui
represente quelque dieu.

Mais Nicias a peu d'espoir. Le malheur n'est-il pas annonce par assez de
prodiges? Des corbeaux ont endommage une statue de Pallas; un homme s'est
mutile sur un autel; et le depart a lieu pendant les jours nefastes des
Plynteries! Nicias ne sait que trop que cette guerre sera fatale a lui et
a la patrie. Aussi pendant tout le cours de cette campagne le voit-on
toujours craintif et circonspect; il n'ose presque jamais donner le signal
d'un combat, lui que l'on connait pour etre si brave soldat et si habile
general.

On ne peut pas prendre Syracuse, et apres des pertes cruelles il faut se
decider a revenir a Athenes. Nicias prepare sa flotte pour le retour; la
mer est libre encore. Mais il survient une eclipse de lune. Il consulte
son devin; le devin repond que le presage est contraire et qu'il faut
attendre trois fois neuf jours. Nicias obeit; il passe tout ce temps dans
l'inaction, offrant force sacrifices pour apaiser la colere des dieux.
Pendant ce temps, les ennemis lui ferment le port et detruisent sa flotte.
Il ne reste plus qu'a faire retraite par terre, chose impossible; ni lui
ni aucun de ses soldats n'echappe aux Syracusains.

Que dirent les Atheniens a la nouvelle du desastre? Ils savaient le
courage personnel de Nicias et son admirable constance. Ils ne songerent
pas non plus a le blamer d'avoir suivi les arrets de la religion. Ils ne
trouverent qu'une chose a lui reprocher, c'etait d'avoir emmene un devin
ignorant. Car le devin s'etait trompe sur le presage de l'eclipse de lune;
il aurait du savoir que, pour une armee qui veut faire retraite, la lune
qui cache sa lumiere est un presage favorable. [12]


NOTES

[1] Saint Augustin, _Cite de Dieu_, VI, T. Tertullien, _Ad nat._, II, 15.

[2] Tite-Live, XXXIV, 55; XL, 37.

[3] Caton, _De re rust._, 160. Varron, _De re rust._, I, 2; I, 37. Pline,
_H. N._, VIII, 82; XVII, 28; XXVII, 12; XXVIII, 2. Juvenal, X, 55. Aulu-
Gelle, IV, 5.

[4] Tite-Live, X, 7; XXX, 15. Denys, V, 8. Appien, _G. puniq._, 59.
Juvenal, X, 43. Pline, XXXIII, 7.

[5] Xenophon, _Gouv. d'Ath._, III, 2.

[6] Aristophane, _Nuees_.

[7] Plutarque, _Thesee_, 20, 22, 23.

[8] Platon, _Lois_, VII, p. 800. Philochore, _Fragm._ Euripide, _Suppl._,
80.

[9] Aristophane, _Paix_, 1084; _Oiseaux_, 596, 718. _Schol. ad Aves_, 721.
Thucydide, II, 8

[10] Lycurgue, I, 1. Aristophane, _Chevaliers_, 903, 999, 1171, 1179.

[11] Plutarque, _Nicias_. Thucydide, VI.

[12] Plutarque, _Nicias_, 23.




CHAPITRE XVII.

DE L'OMNIPOTENCE DE L'ETAT; LES ANCIENS N'ONT PAS CONNU LA LIBERTE
INDIVIDUELLE.


La cite avait ete fondee sur une religion et constituee comme une Eglise.
De la sa force; de la aussi son omnipotence et l'empire absolu qu'elle
exercait sur ses membres. Dans une societe etablie sur de tels principes,
la liberte individuelle ne pouvait pas exister. Le citoyen etait soumis en
toutes choses et sans nulle reserve a la cite; il lui appartenait tout
entier. La religion qui avait enfante l'Etat, et l'Etat qui entretenait la
religion, se soutenaient l'un l'autre et ne faisaient qu'un; ces deux
puissances associees et confondues formaient une puissance presque
surhumaine a laquelle l'ame et le corps etaient egalement asservis.

Il n'y avait rien dans l'homme qui fut independant. Son corps appartenait
a l'Etat et etait voue a sa defense; a Rome, le service militaire etait du
jusqu'a cinquante ans, a Athenes jusqu'a soixante, a Sparte toujours. Sa
fortune etait toujours a la disposition de l'Etat; si la cite avait besoin
d'argent, elle pouvait ordonner aux femmes de lui livrer leurs bijoux, aux
creanciers de lui abandonner leurs creances, aux possesseurs d'oliviers de
lui ceder gratuitement l'huile qu'ils avaient fabriquee. [1]

La vie privee n'echappait pas a cette omnipotence de l'Etat. La loi
athenienne, au nom de la religion, defendait a l'homme de rester
celibataire. [2] Sparte punissait non-seulement celui qui ne se mariait
pas, mais meme celui qui se mariait tard. L'Etat pouvait prescrire a
Athenes le travail, a Sparte l'oisivete. Il exercait sa tyrannie jusque
dans les plus petites choses; a Locres, la loi defendait aux hommes de
boire du vin pur; a Rome, a Milet, a Marseille, elle le defendait aux
femmes. [3] Il etait ordinaire que le costume fut fixe invariablement par
les lois de chaque cite; la legislation de Sparte reglait la coiffure des
femmes, et celle d'Athenes leur interdisait d'emporter en voyage plus de
trois robes. [4] A Rhodes et a Byzance, la loi defendait de se raser la
barbe. [5]

L'Etat avait le droit de ne pas tolerer que ses citoyens fussent difformes
ou contrefaits. En consequence il ordonnait au pere a qui naissait un tel
enfant, de le faire mourir. Cette loi se trouvait dans les anciens codes
de Sparte et de Rome. Nous ne savons pas si elle existait a Athenes; nous
savons seulement qu'Aristote et Platon l'inscrivirent dans leurs
legislations ideales.

Il y a dans l'histoire de Sparte un trait que Plutarque et Rousseau
admiraient fort. Sparte venait d'eprouver une defaite a Leuctres et
beaucoup de ses citoyens avaient peri. A cette nouvelle, les parents des
morts durent se montrer en public avec un visage gai. La mere qui savait
que son fils avait echappe au desastre et qu'elle allait le revoir,
montrait de l'affliction et pleurait. Celle qui savait qu'elle ne
reverrait plus son fils, temoignait de la joie et parcourait les temples
en remerciant les dieux. Quelle etait donc la puissance de l'Etat, qui
ordonnait le renversement des sentiments naturels et qui etait obei!

L'Etat n'admettait pas qu'un homme fut indifferent a ses interets; le
philosophe, l'homme d'etude n'avait pas le droit de vivre a part. C'etait
une obligation qu'il votat dans l'assemblee et qu'il fut magistrat a son
tour. Dans un temps ou les discordes etaient frequentes, la loi athenienne
ne permettait pas au citoyen de rester neutre; il devait combattre avec
l'un ou avec l'autre parti; contre celui qui voulait demeurer a l'ecart
des factions et se montrer calme, la loi prononcait la peine de l'exil
avec confiscation des biens.

Il s'en fallait de beaucoup que l'education fut libre chez les Grecs. Il
n'y avait rien, au contraire, ou l'Etat tint davantage a etre maitre. A
Sparte, le pere n'avait aucun droit sur l'education de son enfant. La loi
parait avoir ete moins rigoureuse a Athenes; encore la cite faisait-elle
en sorte que l'education fut commune sous des maitres choisis par elle.
Aristophane, dans un passage eloquent, nous montre les enfants d'Athenes
se rendant a leur ecole; en ordre, distribues par quartiers, ils marchent
en rangs serres, par la pluie, par la neige ou au grand soleil; ces
enfants semblent deja comprendre que c'est un devoir civique qu'ils
remplissent. [6] L'Etat voulait diriger seul l'education, et Platon dit le
motif de cette exigence: [7] " Les parents ne doivent pas etre libres
d'envoyer ou de ne pas envoyer leurs enfants chez les maitres que la cite
a choisis; car les enfants sont moins a leurs parents qu'a la cite. "
L'Etat considerait le corps et l'ame de chaque citoyen comme lui
appartenant; aussi voulait-il faconner ce corps et cette ame de maniere a
en tirer le meilleur parti. Il lui enseignait la gymnastique, parce que le
corps de l'homme etait une arme pour la cite, et qu'il fallait que cette
arme fut aussi forte et aussi maniable que possible. Il lui enseignait
aussi les chants religieux, les hymnes, les danses sacrees, parce que
cette connaissance etait necessaire a la bonne execution des sacrifices et
des fetes de la cite. [8]

On reconnaissait a l'Etat le droit d'empecher qu'il y eut un enseignement
libre a cote du sien. Athenes fit un jour une loi qui defendait
d'instruire les jeunes gens sans une autorisation des magistrats, et une
autre qui interdisait specialement d'enseigner la philosophie. [9]

L'homme n'avait pas le choix de ses croyances. Il devait croire et se
soumettre a la religion de la cite. On pouvait hair ou mepriser les dieux
de la cite voisine; quant aux divinites d'un caractere general et
universel, comme Jupiter Celeste ou Cybele ou Junon, on etait libre d'y
croire ou de n'y pas croire. Mais il ne fallait pas qu'on s'avisat de
douter d'Athene Poliade ou d'Erechthee ou de Cecrops. Il y aurait eu la
une grande impiete qui eut porte atteinte a la religion et a l'Etat en
meme temps, et que l'Etat eut severement punie. Socrate fut mis a mort
pour ce crime. La liberte de penser a l'egard de la religion de la cite
etait absolument inconnue chez les anciens. Il fallait se conformer a
toutes les regles du culte, figurer dans toutes les processions, prendre
part au repas sacre. La legislation athenienne prononcait une peine contre
ceux qui s'abstenaient de celebrer religieusement une fete nationale. [10]

Les anciens ne connaissaient donc ni la liberte de la vie privee, ni la
liberte d'education, ni la liberte religieuse. La personne humaine
comptait pour bien peu de chose vis-a-vis de cette autorite sainte et
presque divine qu'on appelait la patrie ou l'Etat. L'Etat n'avait pas
seulement, comme dans nos societes modernes, un droit de justice a l'egard
des citoyens. Il pouvait frapper sans qu'on fut coupable et par cela seul
que son interet etait en jeu. Aristide assurement n'avait commis aucun
crime et n'en etait meme pas soupconne; mais la cite avait le droit de le
chasser de son territoire par ce seul motif qu'Aristide avait acquis par
ses vertus trop d'influence et qu'il pouvait devenir dangereux, s'il le
voulait. On appelait cela l'ostracisme; cette institution n'etait pas
particuliere a Athenes; on la trouve a Argos, a Megare, a Syracuse, et
nous pouvons croire qu'elle existait dans toutes les cites grecques. [11]
Or l'ostracisme n'etait pas un chatiment; c'etait une precaution que la
cite prenait contre un citoyen qu'elle soupconnait de pouvoir la gener un
jour. A Athenes on pouvait mettre un homme en accusation et le condamner
pour incivisme, c'est-a-dire pour defaut d'affection envers l'Etat. La vie
de l'homme n'etait garantie par rien des qu'il s'agissait de l'interet de
la cite. Rome fit une loi par laquelle il etait permis de tuer tout homme
qui aurait l'intention de devenir roi. [12] La funeste maxime que le salut
de l'Etat est la loi supreme, a ete formulee par l'antiquite. [13] On
pensait que le droit, la justice, la morale, tout devait ceder devant
l'interet de la patrie.

C'est donc une erreur singuliere entre toutes les erreurs humaines que
d'avoir cru que dans les cites anciennes l'homme jouissait de la liberte.
Il n'en avait pas meme l'idee. Il ne croyait pas qu'il put exister de
droit vis-a-vis de la cite et de ses dieux. Nous verrons bientot que le
gouvernement a plusieurs fois change de forme; mais la nature de l'Etat
est restee a peu pres la meme, et son omnipotence n'a guere ete diminuee.
Le gouvernement s'appela tour a tour monarchie, aristocratie, democratie;
mais aucune de ces revolutions ne donna aux hommes la vraie liberte, la
liberte individuelle. Avoir des droits politiques, voter, nommer des
magistrats, pouvoir etre archonte, voila ce qu'on appelait la liberte;
mais l'homme n'en etait pas moins asservi a l'Etat. Les anciens, et
surtout les Grecs, s'exagererent toujours l'importance et les droits de la
societe; cela tient sans doute au caractere sacre et religieux que la
societe avait revetu a l'origine.


NOTES

[1] Aristote, _Econom._, II.

[2] Pollux, VIII, 40. Plutarque, _Lysandre_, 30.

[3] Athenee, X, 33. Elien, _H. V_., II, 37.

[4] _Fragments des hist. grecs_, coll. Didot, t. II, p. 129, 211.
Plutarque, _Solon_, 21.

[5] Athenee, XIII. Plutarque, _Cleomene_, 9. - " _Les Romains ne croyaient
pas qu'on dut laisser a chacun la liberte de se marier, d'avoir des
enfants, de choisir son genre de vie, de faire des festins, enfin de
suivre ses desirs et ses gouts, sans subir une inspection et un jugement
prealable._ " Plutarque, _Caton l'Ancien_, 23.

[6] Aristophane, _Nuees_, 960-965.

[7] Platon, _Lois_ VII.

[8] Aristophane, _Nuees_, 966-968.

[9] Xenophon, _Memor._, I, 2. Diogene Laerce, _Theophr._ Ces deux lois ne
durerent pas longtemps; elles n'en prouvent pas moins quelle omnipotence
on reconnaissait a l'Etat en matiere d'instruction.

[10] Pollux, VIII, 46. Ulpien, _Schol. in Demosth., in Midiam_.

[11] Aristote, _Pol_, VIII, 2, 5. Scholiaste d'Aristophane, _Cheval._,
851.

[12] Plutarque, _Publicola_, 12.

[13] Ciceron, _De legibus_, III, 3.




LIVRE IV.

LES REVOLUTIONS.




Assurement on ne pouvait rien imaginer de plus solidement constitue que
cette famille des anciens ages qui contenait en elle ses dieux, son culte,
son pretre, son magistrat. Rien de plus fort que cette cite qui avait
aussi en elle-meme sa religion, ses dieux protecteurs, son sacerdoce
independant, qui commandait a l'ame autant qu'au corps de l'homme, et qui,
infiniment plus puissante que l'Etat d'aujourd'hui, reunissait en elle la
double autorite que nous voyons partagee de nos jours entre l'Etat et
l'Eglise. Si une societe a ete constituee pour durer, c'etait bien celle-
la. Elle a eu pourtant, comme tout ce qui est humain, sa serie de
revolutions.

Nous ne pouvons pas dire d'une maniere generale a quelle epoque ces
revolutions ont commence. On concoit, en effet, que cette epoque n'ait pas
ete la meme pour les differentes cites de la Grece et de l'Italie. Ce qui
est certain, c'est que, des le septieme siecle avant notre ere, cette
organisation sociale etait discutee et attaquee presque partout. A partir
de ce temps-la, elle ne se soutint plus qu'avec peine et par un melange
plus ou moins habile de resistance et de concessions. Elle se debattit
ainsi plusieurs siecles, au milieu de luttes perpetuelles, et enfin elle
disparut.

Les causes qui l'ont fait perir peuvent se reduire a deux. L'une est le
changement qui s'est opere a la longue dans les idees par suite du
developpement naturel de l'esprit humain, et qui, en effacant les antiques
croyances, a fait crouler en meme temps l'edifice social que ces croyances
avaient eleve et pouvaient seules soutenir. L'autre est l'existence d'une
classe d'hommes qui se trouvait placee en dehors de cette organisation de
la cite, qui en souffrait, qui avait interet a la detruire et qui lui fit
la guerre sans relache.

Lors donc que les croyances sur lesquelles ce regime social etait fonde se
sont affaiblies, et que les interets de la majorite des hommes ont ete en
desaccord avec ce regime, il a du tomber. Aucune cite n'a echappe a cette
loi de transformation, pas plus Sparte qu'Athenes, pas plus Rome que la
Grece. De meme que nous avons vu que les hommes de la Grece et ceux de
l'Italie avaient eu a l'origine les memes croyances, et que la meme serie
d'institutions s'etait deployee chez eux, nous allons voir maintenant que
toutes ces cites ont passe par les memes revolutions.

Il faut etudier pourquoi et comment les hommes se sont eloignes par degres
de cette antique organisation, non pas pour dechoir, mais pour s'avancer,
au contraire, vers une forme sociale plus large et meilleure. Car sous une
apparence de desordre et quelquefois de decadence, chacun de leurs
changements les approchait d'un but qu'ils ne connaissaient pas.




CHAPITRE PREMIER.

PATRICIENS ET CLIENTS.


Jusqu'ici nous n'avons pas parle des classes inferieures et nous n'avions
pas a en parler. Car il s'agissait de decrire l'organisme primitif de la
cite, et les classes inferieures ne comptaient absolument pour rien dans
cet organisme. La cite s'etait constituee comme si ces classes n'eussent
pas existe. Nous pouvions donc attendre pour les etudier que nous fussions
arrive a l'epoque des revolutions.

La cite antique, comme toute societe humaine, presentait des rangs, des
distinctions, des inegalites. On connait a Athenes la distinction
originaire entre les Eupatrides et les Thetes; a Sparte on trouve la
classe des Egaux et celle des Inferieurs, en Eubee celle des chevaliers et
celle du peuple. L'histoire de Rome est pleine de la lutte entre les
patriciens et les plebeiens, lutte que l'on retrouve dans toutes les cites
sabines, latines et etrusques. On peut meme remarquer que plus haut on
remonte dans l'histoire de la Grece et de l'Italie, plus la distinction
apparait profonde et les rangs fortement marques: preuve certaine que
l'inegalite ne s'est pas formee a la longue, mais qu'elle a existe des
l'origine et qu'elle est contemporaine de la naissance des cites.

Il importe de rechercher sur quels principes reposait cette division des
classes. On pourra voir ainsi plus facilement en vertu de quelles idees ou
de quels besoins les luttes vont s'engager, ce que les classes inferieures
vont reclamer et au nom de quels principes les classes superieures
defendront leur empire.

On a vu plus haut que la cite etait nee de la confederation des familles
et des tribus. Or, avant le jour ou la cite se forma, la famille contenait
deja en elle-meme cette distinction de classes. En effet la famille ne se
demembrait pas; elle etait indivisible comme la religion primitive du
foyer. Le fils aine, succedant seul au pere, prenait en main le sacerdoce,
la propriete, l'autorite, et ses freres etaient a son egard ce qu'ils
avaient ete a l'egard du pere. De generation en generation, d'aine en
aine, il n'y avait toujours qu'un chef de famille; il presidait au
sacrifice, disait la priere, jugeait, gouvernait. A lui seul, a l'origine,
appartenait le titre de _pater_; car ce mot qui designait la puissance et
non pas la paternite, n'a pu s'appliquer alors qu'au chef de la famille.
Ses fils, ses freres, ses serviteurs, tous l'appelaient ainsi.

Voila donc dans la constitution intime de la famille un premier principe
d'inegalite. L'aine est privilegie pour le culte, pour la succession, pour
le commandement. Apres plusieurs generations il se forme naturellement,
dans chacune de ces grandes familles, des branches cadettes qui sont, par
la religion et par la coutume, dans un etat d'inferiorite vis-a-vis de la
branche ainee et qui, vivant sous sa protection, obeissent a son autorite.

Puis cette famille a des serviteurs, qui ne la quittent pas, qui sont
attaches hereditairement a elle, et sur lesquels le _pater_ ou _patron_
exerce la triple autorite de maitre, de magistrat et de pretre. On les
appelle de noms qui varient suivant les lieux; celui de clients et celui
de thetes sont les plus connus.

Voila encore une classe inferieure. Le client est au-dessous, non-
seulement du chef supreme de la famille, mais encore des branches
cadettes. Entre elles et lui il y a cette difference que le membre d'une
branche cadette, en remontant la serie de ses ancetres, arrive toujours a
un _pater_, c'est-a-dire a un chef de famille, a un de ces aieux divins
que la famille invoque dans ses prieres. Comme il descend d'un _pater_, on
l'appelle en latin _patricius_. Le fils d'un client, au contraire, si haut
qu'il remonte dans sa genealogie, n'arrive jamais qu'a un client ou a un
esclave. Il n'a pas de _pater_ parmi ses aieux. De la pour lui un etat
d'inferiorite dont rien ne peut le faire sortir.

La distinction entre ces deux classes d'hommes est manifeste en ce qui
concerne les interets materiels. La propriete de la famille appartient
tout entiere au chef, qui d'ailleurs en partage la jouissance avec les
branches cadettes et meme avec les clients. Mais tandis que la branche
cadette a au moins un droit eventuel sur la propriete, dans le cas ou la
branche ainee viendrait a s'eteindre, le client ne peut jamais devenir
proprietaire. La terre qu'il cultive, il ne l'a qu'en depot; s'il meurt,
elle fait retour au patron; le droit romain des epoques posterieures a
conserve un vestige de cette ancienne regle dans ce qu'on appelait _jus
applicationis_. L'argent meme du client n'est pas a lui; le patron en est
le vrai proprietaire et peut s'en saisir pour ses propres besoins. C'est
en vertu de cette regle antique que le droit romain dit que le client doit
doter la fille du patron, qu'il doit payer pour lui l'amende, qu'il doit
fournir sa rancon ou contribuer aux frais de ses magistratures.

La distinction est plus manifeste encore dans la religion. Le descendant
d'un _pater_ peut seul accomplir les ceremonies du culte de la famille. Le
client y assiste; on fait pour lui le sacrifice, mais il ne le fait pas
lui-meme. Entre lui et la divinite domestique il y a toujours un
intermediaire. Il ne peut pas meme remplacer la famille absente. Que cette
famille vienne a s'eteindre, les clients ne continuent pas le culte; ils
se dispersent. Car la religion n'est pas leur patrimoine; elle n'est pas
de leur sang, elle ne leur vient pas de leurs propres ancetres. C'est une
religion d'emprunt; ils en ont la jouissance, non la propriete.

Rappelons-nous que, d'apres les idees des anciennes generations, le droit
d'avoir un dieu et de prier etait hereditaire. La tradition sainte, les
rites, les paroles sacramentelles, les formules puissantes qui
determinaient les dieux a agir, tout cela ne se transmettait qu'avec le
sang. Il etait donc bien naturel que, dans chacune de ces antiques
familles, la partie libre et ingenue qui descendait reellement de
l'ancetre premier, fut seule en possession du caractere sacerdotal. Les
patriciens ou eupatrides avaient le privilege d'etre pretres et d'avoir
une religion qui leur appartint en propre.

Ainsi, avant meme qu'on fut sorti de l'etat de famille, il existait deja
une distinction de classes; la vieille religion domestique avait etabli
des rangs.

Lorsque ensuite la cite se forma, rien ne fut change a la constitution
interieure de la famille. Nous avons meme montre que la cite, a l'origine,
ne fut pas une association d'individus, mais une confederation de tribus,
de curies et de familles, et que, dans cette sorte d'alliance, chacun de
ces corps resta ce qu'il etait auparavant. Les chefs de ces petits groupes
s'unissaient entre eux, mais chacun d'eux restait maitre absolu dans la
petite societe dont il etait deja le chef. C'est pour cela que le droit
romain laissa si longtemps au _pater_ l'autorite absolue sur la famille,
la toute-puissance et le droit de justice a l'egard des clients. La
distinction des classes, nee dans la famille, se continua donc dans la
cite.

La cite, dans son premier age, ne fut que la reunion des chefs de famille.
On a de nombreux temoignages d'un temps ou il n'y avait qu'eux qui pussent
etre citoyens. Cette regle s'est conservee a Sparte, ou les cadets
n'avaient pas de droits politiques. On en peut voir encore un vestige dans
une ancienne loi d'Athenes qui disait que pour etre citoyen il fallait
posseder un dieu domestique. [1] Aristote remarque qu'anciennement, dans
beaucoup de villes, il etait de regle que le fils ne fut pas citoyen du
vivant du pere, et que, le pere mort, le fils aine seul jouit des droits
politiques. [2] La loi ne comptait donc dans la cite ni les branches
cadettes ni, a plus forte raison, les clients. Aussi Aristote ajoute-t-il
que les vrais citoyens etaient alors en fort petit nombre.

L'assemblee qui deliberait sur les interets generaux de la cite n'etait
aussi composee, dans ces temps anciens, que des chefs de famille, des
_patres_. Il est permis de ne pas croire Ciceron quand il dit que Romulus
appela _peres_ les senateurs pour marquer l'affection paternelle qu'ils
avaient pour le peuple. Les membres du Senat portaient naturellement ce
titre parce qu'ils etaient les chefs des _gentes_. En meme temps que ces
hommes reunis representaient la cite, chacun d'eux restait maitre absolu
dans sa _gens_, qui etait comme son petit royaume. On voit aussi des les
commencements de Rome une autre assemblee plus nombreuse, celle des
curies; mais elle differe assez peu de celle des _patres_. Ce sont encore
eux qui forment l'element principal de cette assemblee; seulement, chaque
_pater_ s'y montre entoure de sa famille; ses parents, ses clients meme
lui font cortege et marquent sa puissance. Chaque famille n'a d'ailleurs
dans ces comices qu'un seul suffrage. [3] On peut bien admettre que le
chef consulte ses parents et meme ses clients, mais il est clair que c'est
lui qui vote. La loi defend d'ailleurs au client d'etre d'un autre avis
que son patron. Si les clients sont rattaches a la cite, ce n'est que par
l'intermediaire de leurs chefs patriciens. Ils participent au culte
public, ils paraissent devant le tribunal, ils entrent dans l'assemblee,
mais c'est a la suite de leurs patrons.

Il ne faut pas se representer la cite de ces anciens ages comme une
agglomeration d'hommes vivant pele-mele dans l'enceinte des memes
murailles. La ville n'est guere, dans les premiers temps, un lieu
d'habitation; elle est le sanctuaire ou sont les dieux de la communaute;
elle est la forteresse qui les defend et que leur presence sanctifie; elle
est le centre de l'association, la residence du roi et des pretres, le
lieu ou se rend la justice; mais les hommes n'y vivent pas. Pendant
plusieurs generations encore, les hommes continuent a vivre hors de la
ville, en familles isolees qui se partagent la campagne. Chacune de ces
familles occupe son canton, ou elle a son sanctuaire domestique et ou elle
forme, sous l'autorite de son _pater_, un groupe indivisible. Puis, a
certains jours, s'il s'agit des interets de la cite ou des obligations du
culte commun, les chefs de ces familles se rendent a la ville et
s'assemblent autour du roi, soit pour deliberer, soit pour assister au
sacrifice. S'agit-il d'une guerre, chacun de ces chefs arrive, suivi de sa
famille et de ses serviteurs (_sua manus_), ils se groupent par phratries
ou par curies et ils forment l'armee de la cite sous les ordres du roi.


NOTES

[1] Harpocration, [Grec: Zeus erkeios].

[2] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 2-3.

[3] Aulu-Gelle, XV, 27. Nous verrons que la clientele s'est formee plus
tard; nous ne parlons ici que de celle des premiers siecles de Rome.




CHAPITRE II.

LES PLEBEIENS.


Il faut maintenant signaler un autre element de population qui etait au-
dessous des clients eux-memes, et qui, infime a l'origine, acquit
insensiblement assez de force pour briser l'ancienne organisation sociale.
Cette classe, qui devint plus nombreuse a Rome que dans aucune autre cite,
y etait appelee la plebe. Il faut voir l'origine et le caractere de cette
classe pour comprendre le role qu'elle a joue dans l'histoire de la cite
et de la famille chez les anciens.

Les plebeiens n'etaient pas les clients; les historiens de l'antiquite ne
confondent pas ces deux classes entre elles. Tite-Live dit quelque part:
" La plebe ne voulut pas prendre part a l'election des consuls; les
consuls furent donc elus par les patriciens et leurs clients. " Et
ailleurs: " La plebe se plaignit que les patriciens eussent trop
d'influence dans les comices grace aux suffrages de leurs clients. " [1]
On lit dans Denys d'Halicarnasse: " La plebe sortit de Rome et se retira
sur le mont Sacre: les patriciens resterent seuls clans la ville avec
leurs clients. " Et plus loin: " La plebe mecontente refusa de s'enroler,
les patriciens prirent les armes avec leurs clients et firent la guerre. "
[2] Cette plebe, bien separee des clients, ne faisait pas partie, du moins
dans les premiers siecles, de ce qu'on appelait le peuple romain. Dans une
vieille formule de priere, qui se repetait encore au temps des guerres
puniques, on demandait aux dieux d'etre propices " au peuple et a la
plebe. " [3] La plebe n'etait donc pas comprise dans le peuple, du moins a
l'origine. Le peuple comprenait les patriciens et leurs clients; la plebe
etait en dehors.

Ce qui fait le caractere essentiel de la plebe, c'est qu'elle est
etrangere a l'organisation religieuse de la cite, et meme a celle de la
famille. On reconnait a cela le plebeien et on le distingue du client. Le
client partage au moins le culte de son patron et fait partie d'une
famille, d'une _gens_. Le plebeien, a l'origine, n'a pas de culte et ne
connait pas la famille sainte.

Ce que nous avons vu plus haut de l'etat social et religieux des anciens
ages nous explique comment cette classe a pris naissance. La religion ne
se propageait pas; nee dans une famille, elle y restait comme enfermee; il
fallait que chaque famille se fit sa croyance, ses dieux, son culte. Mais
nous devons admettre qu'il y eut, dans ces temps si eloignes de nous, un
grand nombre de familles ou l'esprit n'eut pas la puissance de creer des
dieux, d'arreter une doctrine, d'instituer un culte, d'inventer l'hymne et
le rhythme de la priere. Ces familles se trouverent naturellement dans un
etat d'inferiorite vis-a-vis de celles qui avaient une religion, et ne
purent pas s'unir en societe avec elles; elles n'entrerent ni dans les
curies ni dans la cite. Meme dans la suite il arriva que des familles qui
avaient un culte, le perdirent, soit par negligence et oubli des rites,
soit apres une de ces fautes qui interdisaient a l'homme d'approcher de
son foyer et de continuer son culte. Il a du arriver aussi que des
clients, coupables ou mal traites, aient quitte la famille et renonce a sa
religion; le fils qui etait ne d'un mariage sans rites, etait repute
batard, comme celui qui naissait de l'adultere, et la religion de la
famille n'existait pas pour lui. Tous ces hommes, exclus des familles et
mis en dehors du culte, tombaient dans la classe des hommes sans foyer,
c'est-a-dire dans la plebe.

On trouve cette classe a cote de presque toutes les cites anciennes, mais
separee par une ligne de demarcation. A l'origine, une ville grecque est
double: il y a la ville proprement dite, [Grec: polis], qui s'eleve
ordinairement sur le sommet d'une colline; elle a ete batie avec des rites
religieux et elle renferme le sanctuaire des dieux nationaux. Au pied de
la colline on trouve une agglomeration de maisons, qui ont ete baties sans
ceremonies religieuses, sans enceinte sacree; c'est le domicile de la
plebe, qui ne peut pas habiter dans la ville sainte.

A Rome la difference entre les deux populations est frappante. La ville
des patriciens et de leurs clients est celle que Romulus a fondee suivant
les rites sur le plateau du Palatin. Le domicile de la plebe est l'asile,
espece d'enclos qui est situe sur la pente du mont Capitolin et ou Romulus
a admis les gens sans feu ni lieu qu'il ne pouvait pas faire entrer dans
sa ville. Plus tard, quand de nouveaux plebeiens vinrent a Rome, comme ils
etaient etrangers a la religion de la cite, on les etablit sur l'Aventin,
c'est-a-dire en dehors du pomoerium et de la ville religieuse.

Un mot caracterise ces plebeiens: ils sont sans foyer; ils ne possedent
pas, du moins a l'origine, d'autel domestique. Leurs adversaires leur
reprochent toujours de ne pas avoir d'ancetres, ce qui veut dire
assurement qu'ils n'ont pas le culte des ancetres et ne possedent pas un
tombeau de famille ou ils puissent porter le repas funebre. Ils n'ont pas
de pere, _pater_, c'est-a-dire qu'ils remonteraient en vain la serie de
leurs ascendants, ils n'y rencontreraient jamais un chef de famille
religieuse. Ils n'ont pas de famille, _gentem non habent_, c'est-a-dire
qu'ils n'ont que la famille naturelle; quant a celle que forme et
constitue la religion, ils ne l'ont pas.

Le mariage sacre n'existe pas pour eux; ils n'en connaissent pas les
rites. N'ayant pas le foyer, l'union que le foyer etablit leur est
interdite. Aussi le patricien qui ne connait pas d'autre union reguliere
que celle qui lie l'epoux a l'epouse en presence de la divinite
domestique, peut-il dire en parlant des plebeiens: _Connubia promiscua
habent more ferarum._

Pas de famille pour eux, pas d'autorite paternelle. Ils peuvent avoir sur
leurs enfants le pouvoir que donne la force; mais cette autorite sainte
dont la religion revet le pere, ils ne l'ont pas.

Pour eux le droit de propriete n'existe pas. Car toute propriete doit etre
etablie et consacree par un foyer, par un tombeau, par des dieux termes,
c'est-a-dire par tous les elements du culte domestique. Si le plebeien
possede une terre, cette terre n'a pas le caractere sacre; elle est
profane et ne connait pas le bornage. Mais peut-il meme posseder une terre
dans les premiers temps? On sait qu'a Rome nul ne peut exercer le droit de
propriete s'il n'est citoyen, or le plebeien, dans le premier age de Rome,
n'est pas citoyen. Le jurisconsulte dit qu'on ne peut etre proprietaire
que parle droit des Quirites; or le plebeien n'est pas compte d'abord
parmi les Quirites. A l'origine de Rome l'_ager romanus_ a ete partage
entre les tribus, les curies et les _gentes_; or le plebeien, qui
n'appartient a aucun de ces groupes, n'est certainement pas entre dans le
partage. Ces plebeiens, qui n'ont pas la religion, n'ont pas ce qui fait
que l'homme peut mettre son empreinte sur une part de terre et la faire
sienne. On sait qu'ils habiterent longtemps l'Aventin et y batirent des
maisons; mais ce ne fut qu'apres trois siecles et beaucoup de luttes
qu'ils obtinrent enfin la propriete de ce terrain.

Pour les plebeiens il n'y a pas de loi, pas de justice; car la loi est
l'arret de la religion, et la procedure est un ensemble de rites. Le
client a le benefice du droit de la cite par l'intermediaire du patron;
pour le plebeien ce droit n'existe pas. Un historien ancien dit
formellement que le sixieme roi de Rome fit le premier quelques lois pour
la plebe, tandis que les patriciens avaient les leurs depuis longtemps.
[4] Il parait meme que ces lois furent ensuite retirees a la plebe, ou
que, n'etant pas fondees sur la religion, les patriciens refuserent d'en
tenir compte; car nous voyons dans l'historien que, lorsqu'on crea des
tribuns, il fallut faire une loi speciale pour proteger leur vie et leur
liberte, et que cette loi etait concue ainsi: " Que nul ne s'avise de
frapper ou de tuer un tribun comme il ferait a un homme de la plebe. " [5]
Il semble donc que l'on eut le droit de frapper ou de tuer un plebeien, ou
du moins ce mefait commis envers un homme qui etait hors la loi, n'etait
pas puni.

Pour les plebeiens il n'y a pas de droits politiques. Ils ne sont pas
d'abord citoyens et nul parmi eux ne peut etre magistrat. Il n'y a d'autre
assemblee a Rome, durant deux siecles, que celle des curies; or les curies
ne comprennent pas les plebeiens. La plebe n'entre meme pas dans la
composition de l'armee, tant que celle-ci est distribuee par curies.

Mais ce qui separe le plus manifestement le plebeien du patricien, c'est
que le plebeien n'a pas la religion de la cite. Il est impossible qu'il
soit revetu d'un sacerdoce. On peut meme croire que la priere, dans les
premiers siecles, lui est interdite et que les rites ne peuvent pas lui
etre reveles. C'est comme dans l'Inde ou " le coudra doit ignorer toujours
les formules sacrees ". Il est etranger, et par consequent sa seule
presence souille le sacrifice. Il est repousse des dieux. Il y a entre le
patricien et lui toute la distance que la religion peut mettre entre deux
hommes. La plebe est une population meprisee et abjecte, hors de la
religion, hors de la loi, hors de la societe, hors de la famille. Le
patricien ne peut comparer cette existence qu'a celle de la bete, _more
ferarum_. Le contact du plebeien est impur. Les decemvirs, dans leurs dix
premieres tables, avaient oublie d'interdire le mariage entre les deux
ordres; c'est que ces premiers decemvirs etaient tous patriciens et qu'il
ne vint a l'esprit d'aucun d'eux qu'un tel mariage fut possible.

On voit combien de classes, dans l'age primitif des cites, etaient
superposees l'une a l'autre. En tete etait l'aristocratie des chefs de
famille, ceux que la langue officielle de Rome appelait _patres_, que les
clients appelaient _reges_, que l'Odyssee nomme [Grec: basileis] ou [Grec:
anachtes]. Au-dessous etaient les branches cadettes des familles; au-
dessous encore, les clients; puis plus bas, bien plus bas, la plebe.

C'est de la religion que cette distinction des classes etait venue. Car au
temps ou les ancetres des Grecs, des Italiens et des Hindous vivaient
encore ensemble dans l'Asie centrale, la religion avait dit: " L'aine fera
la priere. " De la etait venue la preeminence de l'aine en toutes choses;
la branche ainee dans chaque famille avait ete la branche sacerdotale et
maitresse. La religion comptait neanmoins pour beaucoup les branches
cadettes, qui etaient comme une reserve pour remplacer un jour la branche
ainee eteinte et sauver le culte. Elle comptait encore pour quelque chose
le client, meme l'esclave, parce qu'ils assistaient aux actes religieux.
Mais le plebeien, qui n'avait aucune part au culte, elle ne le comptait
absolument pour rien. Les rangs avaient ete ainsi fixes.

Mais aucune des formes sociales que l'homme imagine et etablit, n'est
immuable. Celle-ci portait en elle un germe de maladie et de mort; c'etait
cette inegalite trop grande. Beaucoup d'hommes avaient interet a detruire
une organisation sociale qui n'avait pour eux aucun bienfait.


NOTES

[1] Tite-Live, II, 64; II, 56.

[2] Denys, VI, 46; VII, 19; X, 27.

[3] Tite-Live, XXIX, 27: _Ut ea mihi populo plebique romanae bene
verruncent._ -- Ciceron, _pro Murena_, I: _Ut ea res mihi magistratuique
meo, populo plebique romanae bene atque feliciter eveniat_. -- Macrobe
(_Saturn._, I, 17) cite un vieil oracle du devin Marcius qui portait:
_Praetor qui jus populo plebique dabit_. -- Que les ecrivains anciens
n'aient pas toujours tenu compte de cette distinction essentielle entre le
_populus_ et la _plebs_, c'est ce dont on ne sera pas surpris, si l'on
songe que cette distinction n'existait plus au temps ou ils ecrivaient. A
l'epoque de Ciceron, il y avait plusieurs siecles que la _plebs_ faisait
legalement partie du _populus_. Mais les vieilles formules, que citent
Tite-Live, Ciceron et Macrobe, restaient comme des souvenirs du temps ou
les deux populations ne se confondaient pas encore.

[4] Denys, IV, 43.

[5] Denys, VI, 89.




CHAPITRE III.

PREMIERE REVOLUTION.


_1  L'autorite politique est enlevee aux rois._

Nous avons dit qu'a l'origine le roi avait ete le chef religieux de la
cite, le grand pretre du foyer public, et qu'a cette autorite sacerdotale
il avait joint l'autorite politique, parce qu'il avait paru naturel que
l'homme qui representait la religion de la cite fut en meme temps le
president de l'assemblee, le juge, le chef de l'armee. En vertu de ce
principe il etait arrive que tout ce qu'il y avait de puissance dans
l'Etat avait ete reuni dans les mains du roi.

Mais les chefs des familles, les _patres_, et au-dessus d'eux les chefs
des phratries et des tribus formaient a cote de ce roi une aristocratie
tres-forte. Le roi n'etait pas seul roi; chaque _pater_ l'etait comme lui
dans sa _gens_; c'etait meme a Rome un antique usage d'appeler chacun de
ces puissants patrons du nom de roi; a Athenes, chaque phratrie et chaque
tribu avait son chef, et a cote du roi de la cite il y avait les rois des
tribus, [Grec: phylobasileis]. C'etait une hierarchie de chefs ayant tous,
dans un domaine plus ou moins etendu, les memes attributions et la meme
inviolabilite. Le roi de la cite n'exercait pas son pouvoir sur la
population entiere; l'interieur des familles et toute la clientele
echappaient a son action. Comme le roi feodal, qui n'avait pour sujets que
quelques puissants vassaux, ce roi de la cite ancienne ne commandait
qu'aux chefs des tribus et des _gentes_, dont chacun individuellement
pouvait etre aussi puissant que lui, et qui reunis l'etaient beaucoup
plus. On peut bien croire qu'il ne lui etait pas facile de se faire obeir.
Les hommes devaient avoir pour lui un grand respect, parce qu'il etait le
chef du culte et le gardien du foyer; mais ils avaient sans doute peu de
soumission, parce qu'il avait peu de force. Les gouvernants et les
gouvernes ne furent pas longtemps sans s'apercevoir qu'ils n'etaient pas
d'accord sur la mesure d'obeissance qui etait due. Les rois voulaient etre
puissants et les _peres_ ne voulaient pas qu'ils le fussent. Une lutte
s'engagea donc, dans toutes les cites, entre l'aristocratie et les rois.

Partout l'issue de la lutte fut la meme; la royaute fut vaincue. Mais il
ne faut pas perdre de vue que cette royaute primitive etait sacree. Le roi
etait l'homme qui disait la priere, qui faisait le sacrifice, qui avait
enfin par droit hereditaire le pouvoir d'attirer sur la ville la
protection des dieux. On ne pouvait donc pas songer a se passer de roi; il
en fallait un pour la religion; il en fallait un pour le salut de la cite.
Aussi voyons-nous dans toutes les cites dont l'histoire nous est connue,
que l'on ne toucha pas d'abord a l'autorite sacerdotale du roi et que l'on
se contenta de lui oter l'autorite politique. Celle-ci n'etait qu'une
sorte d'appendice que les rois avaient ajoute a leur sacerdoce; elle
n'etait pas sainte et inviolable comme lui. On pouvait l'enlever au roi
sans que la religion fut mise en peril.

La royaute fut donc conservee; mais, depouillee de sa puissance, elle ne
fut plus qu'un sacerdoce. " Dans les temps tres-anciens, dit Aristote, les
rois avaient un pouvoir absolu en paix et en guerre; mais dans la suite
les uns renoncerent d'eux-memes a ce pouvoir, aux autres il fut enleve de
force, et on ne laissa plus a ces rois que le soin des sacrifices. "
Plutarque dit la meme chose: " Comme les rois se montraient orgueilleux et
durs dans le commandement, la plupart des Grecs leur enleverent le pouvoir
et ne leur laisserent que le soin de la religion. " [1] Herodote parle de
la ville de Cyrene et dit: " On laissa a Battos, descendant des rois, le
soin du culte et la possession des terres sacrees et on lui retira toute
la puissance dont ses peres avaient joui. "

Cette royaute ainsi reduite aux fonctions sacerdotales continua, la
plupart du temps, a etre hereditaire dans la famille sacree qui avait
jadis pose le foyer et commence le culte national. Au temps de l'empire
romain, c'est-a-dire sept ou huit siecles apres cette revolution, il y
avait encore a Ephese, a Marseille, a Thespies, des familles qui
conservaient le titre et les insignes de l'ancienne royaute et avaient
encore la presidence des ceremonies religieuses. [2]

Dans les autres villes les familles sacrees s'etaient eteintes, et la
royaute etait devenue elective et ordinairement annuelle.


_2  Histoire de cette revolution a Sparte._

Sparte a toujours eu des rois, et pourtant la revolution dont nous parlons
ici, s'y est accomplie aussi bien que dans les autres cites.

Il parait que les premiers rois doriens regnerent en maitres absolus. Mais
des la troisieme generation la querelle s'engagea entre les rois et
l'aristocratie. Il y eut pendant deux siecles une serie de luttes qui
firent de Sparte une des cites les plus agitees de la Grece; on sait qu'un
de ces rois, le pere de Lycurgue, perit frappe dans une guerre civile. [3]

Rien n'est plus obscur que l'histoire de Lycurgue; son biographe ancien
commence par ces mots: " On ne peut rien dire de lui qui ne soit sujet a
controverse. " Il parait du moins certain que Lycurgue parut au milieu des
discordes, " dans un temps ou le gouvernement flottait dans une agitation
perpetuelle ". Ce qui ressort le plus clairement de tous les
renseignements qui nous sont parvenus sur lui, c'est que sa reforme porta
a la royaute un coup dont elle ne se releva jamais. " Sous Charilaos, dit
Aristote, la monarchie fit place a une aristocratie. " [4] Or ce Charilaos
etait roi lorsque Lycurgue fit sa reforme. On sait d'ailleurs par
Plutarque que Lycurgue ne fut charge des fonctions de legislateur qu'au
milieu d'une emeute pendant laquelle le roi Charilaos dut chercher un
asile dans un temple. Lycurgue fut un moment le maitre de supprimer la
royaute; il s'en garda bien, jugeant la royaute necessaire et la famille
regnante inviolable. Mais il fit en sorte que les rois fussent desormais
soumis au Senat en ce qui concernait le gouvernement, et qu'ils ne fussent
plus que les presidents de cette assemblee et les executeurs de ses
decisions. Un siecle apres, la royaute fut encore affaiblie et ce pouvoir
executif lui fut ote; on le confia a des magistrats annuels qui furent
appeles ephores.

Il est facile de juger par les attributions qu'on donna aux ephores, de
celles qu'on laissa aux rois. Les ephores rendaient la justice en matiere
civile, tandis que le Senat jugeait les affaires criminelles. Les ephores,
sur l'avis du Senat, declaraient la guerre ou reglaient les clauses des
traites de paix. En temps de guerre, deux ephores accompagnaient le roi,
le surveillaient; c'etaient eux qui fixaient le plan de campagne et
commandaient toutes les operations. [5] Que restait-il donc aux rois, si
on leur otait la justice, les relations exterieures, les operations
militaires? Il leur restait le sacerdoce. Herodote decrit leurs
prerogatives: " Si la cite fait un sacrifice, ils ont la premiere place au
repas sacre; on les sert les premiers et on leur donne double portion. Ils
font aussi les premiers la libation, et la peau des victimes leur
appartient. On leur donne a chacun, deux fois par mois, une victime qu'ils
immolent a Apollon. " [6] " Les rois, dit Xenophon, accomplissent les
sacrifices publics et ils ont la meilleure part des victimes. " S'ils ne
jugent ni en matiere civile ni en matiere criminelle, on leur reserve du
moins le jugement dans toutes les affaires qui concernent la religion. En
cas de guerre, un des deux rois marche toujours a la tete des troupes,
faisant chaque jour les sacrifices et consultant les presages. En presence
de l'ennemi, il immole des victimes, et quand les signes sont favorables,
il donne le signal de la bataille. Dans le combat il est entoure de devins
qui lui indiquent la volonte des dieux, et de joueurs de flute qui font
entendre les hymnes sacres. Les Spartiates disent que c'est le roi qui
commande, parce qu'il tient dans ses mains la religion et les auspices;
mais ce sont les ephores et les polemarques qui reglent tous les
mouvements de l'armee. [7]

Il est donc vrai de dire que la royaute de Sparte n'est qu'un sacerdoce
hereditaire. La meme revolution qui a supprime la puissance politique du
roi dans toutes les cites, l'a supprimee aussi a Sparte. La puissance
appartient reellement au Senat qui dirige et aux ephores qui executent.
Les rois, dans tout ce qui ne concerne pas la religion, obeissent aux
ephores. Aussi Herodote peut-il dire que Sparte ne connait pas le regime
monarchique, et Aristote que le gouvernement de Sparte est une
aristocratie. [8]


_3  Meme revolution a Athenes._

On a vu plus haut quel avait ete l'etat primitif de la population de
l'Attique. Un certain nombre de familles, independantes et sans lien entre
elles, se partageaient le pays; chacune d'elles formait une petite societe
que gouvernait un chef hereditaire. Puis ces familles se grouperent et de
leur association naquit la cite athenienne. On attribuait a Thesee d'avoir
acheve la grande oeuvre de l'unite de l'Attique. Mais les traditions
ajoutaient et nous croyons sans peine que Thesee avait du briser beaucoup
de resistances. La classe d'hommes qui lui fit opposition ne fut pas celle
des clients, des pauvres, qui etaient repartis dans les bourgades et les
[Grec: genae]. Ces hommes se rejouirent plutot d'un changement qui donnait
un chef a leurs chefs et assurait a eux-memes un recours et une
protection. Ceux qui souffrirent du changement furent les chefs des
familles, les chefs des bourgades et des tribus, les [Grec: basileis], les
[Grec: phylobasileis], ces eupatrides qui avaient par droit hereditaire
l'autorite supreme dans leur [Grec: genos] ou dans leur tribu. Ils
defendirent de leur mieux leur independance; perdue, ils la regretterent.

Du moins retinrent-ils tout ce qu'ils purent de leur ancienne autorite.
Chacun d'eux resta le chef tout-puissant de sa tribu ou de son [Grec:
genos]. Thesee ne put pas detruire une autorite que la religion avait
etablie et qu'elle rendait inviolable. Il y a plus. Si l'on examine les
traditions qui sont relatives a cette epoque, on voit que ces puissants
eupatrides ne consentirent a s'associer pour former une cite qu'en
stipulant que le gouvernement serait reellement federatif et que chacun
d'eux y aurait part. Il y eut bien un roi supreme; mais des que les
interets communs etaient en jeu, l'assemblee des chefs devait etre
convoquee et rien d'important ne pouvait etre fait qu'avec l'assentiment
de cette sorte de senat.

Ces traditions, dans le langage des generations suivantes, s'exprimaient a
peu pres ainsi: Thesee a change le gouvernement d'Athenes et de
monarchique il l'a rendu republicain. Ainsi parlent Aristote, Isocrate,
Demosthenes, Plutarque. Sous cette forme un peu mensongere il y a un fonds
vrai. Thesee a bien, comme dit la tradition, " remis l'autorite souveraine
entre les mains du peuple ". Seulement, le mot peuple, [Grec: daemos], que
la tradition a conserve, n'avait pas au temps de Thesee une application
aussi etendue que celle qu'il a eue au temps de Demosthenes. Ce peuple ou
corps politique n'etait certainement alors que l'aristocratie, c'est-a-
dire l'ensemble des chefs des [Grec: genae].

Thesee, en instituant cette assemblee, n'etait pas volontairement
novateur. La formation de la grande unite athenienne changeait, malgre
lui, les conditions du gouvernement. Depuis que ces eupatrides, dont
l'autorite restait intacte dans les familles, etaient reunis en une meme
cite, ils constituaient un corps puissant qui avait ses droits et pouvait
avoir ses exigences. Le roi du petit rocher de Cecrops devint roi de toute
l'Attique; mais au lieu que dans sa petite bourgade il avait ete roi
absolu, il ne fut plus que le chef d'un Etat federatif, c'est-a-dire le
premier entre des egaux.

Un conflit ne pouvait guere tarder a eclater entre cette aristocratie et
la royaute. " Les eupatrides regrettaient la puissance vraiment royale que
chacun d'eux avait exercee jusque-la dans son bourg. " Il parait que ces
guerriers pretres mirent la religion en avant et pretendirent que
l'autorite des cultes locaux etait amoindrie. S'il est vrai, comme le dit
Thucydide, que Thesee essaya de detruire les prytanees des bourgs, il
n'est pas etonnant que le sentiment religieux se soit souleve contre lui.
On ne peut pas dire combien de luttes il eut a soutenir, combien de
soulevements il dut reprimer par l'adresse ou par la force; ce qui est
certain, c'est qu'il fut a la fin vaincu, qu'il fut chasse d'Athenes et
qu'il mourut en exil.

Les eupatrides l'emportaient donc; ils ne supprimerent pas la royaute,
mais ils firent un roi de leur choix, Menesthee. Apres lui la famille de
Thesee ressaisit le pouvoir et le garda pendant trois generations. Puis
elle fut remplacee par une autre famille, celle des Melanthides. Toute
cette epoque a du etre tres troublee; mais le souvenir des guerres civiles
ne nous a pas ete nettement conserve.

La mort de Codrus coincide avec la victoire definitive des eupatrides. Ils
ne supprimerent pas encore la royaute; car leur religion le leur
defendait; mais ils lui oterent sa puissance politique. Le voyageur
Pausanias qui etait fort posterieur a ces evenements, mais qui consultait
avec soin les traditions, dit que la royaute perdit alors une grande
partie de ses attributions et " devint dependante "; ce qui signifie sans
doute qu'elle fut des lors subordonnee au Senat des eupatrides. Les
historiens modernes appellent cette periode de l'histoire d'Athenes
l'archontat, et ils ne manquent guere de dire que la royaute fut alors
abolie. Cela n'est pas entierement vrai. Les descendants de Codrus se
succederent de pere en fils pendant treize generations. Ils avaient le
titre d'archonte; mais il y a des documents anciens qui leur donnent aussi
celui de roi; [9] et nous avons dit plus haut que ces deux titres etaient
exactement synonymes. Athenes, pendant cette longue periode, avait donc
encore des rois hereditaires; mais elle leur avait enleve leur puissance
et ne leur avait laisse que leurs fonctions religieuses. C'est ce qu'on
avait fait a Sparte.

Au bout de trois siecles, les eupatrides trouverent cette royaute
religieuse plus forte encore qu'ils ne voulaient, et ils l'affaiblirent.
On decida que le meme homme ne serait plus revetu de cette haute dignite
sacerdotale que pendant dix ans. Du reste on continua de croire que
l'ancienne famille royale etait seule apte a remplir les fonctions
d'archonte. [10]

Quarante ans environ se passerent ainsi. Mais un jour la famille royale se
souilla d'un crime. On allegua qu'elle ne pouvait plus remplir les
fonctions sacerdotales; [11] on decida qu'a l'avenir les archontes
seraient choisis en dehors d'elle et que cette dignite serait accessible a
tous les eupatrides. Quarante ans encore apres, pour affaiblir cette
royaute ou pour la partager entre plus de mains, on la rendit annuelle et
en meme temps on la divisa en deux magistratures distinctes. Jusque-la
l'archonte etait en meme temps roi; desormais ces deux titres furent
separes. Un magistrat nomme archonte et un autre magistrat nomme roi se
partagerent les attributions de l'ancienne royaute religieuse. La charge
de veiller a la perpetuite des familles, d'autoriser ou d'interdire
l'adoption, de recevoir les testaments, de juger en matiere de propriete
immobiliere, toutes choses ou la religion se trouvait interessee, fut
devolue a l'archonte. La charge d'accomplir les sacrifices solennels et
celle de juger en matiere d'impiete furent reservees au roi. Ainsi le
titre de roi, titre sacre qui etait necessaire a la religion, se perpetua
dans la cite avec les sacrifices et le culte national. Le roi et
l'archonte joints au polemarque et aux six thesmothetes, qui existaient
peut-etre depuis longtemps, completerent le nombre de neuf magistrats
annuels, qu'on prit l'habitude d'appeler les neuf archontes, du nom du
premier d'entre eux.

La revolution qui enleva a la royaute sa puissance politique, s'opera sous
des formes diverses, dans toutes les cites. A Argos, des la seconde
generation des rois doriens, la royaute fut affaiblie au point " qu'on ne
laissa aux descendants de Temenos que le nom de roi sans aucune puissance
"; d'ailleurs cette royaute resta hereditaire pendant plusieurs siecles.
[12] A Cyrene les descendants de Battos reunirent d'abord dans leurs mains
le sacerdoce et la puissance; mais a partir de la quatrieme generation on
ne leur laissa plus que le sacerdoce. [13] A Corinthe la royaute s'etait
d'abord transmise hereditairement dans la famille des Bacchides; la
revolution eut pour effet de la rendre annuelle, mais sans la faire sortir
de cette famille, dont les membres la possederent a tour de role pendant
un siecle.


_4  Meme revolution a Rome._

La royaute fut d'abord a Rome ce qu'elle etait en Grece. Le roi etait le
grand pretre de la cite; il etait en meme temps le juge supreme; en temps
de guerre, il commandait les citoyens armes. A cote de lui etaient les
chefs de famille, _patres_, qui formaient un Senat. Il n'y avait qu'un
roi, parce que la religion prescrivait l'unite dans le sacerdoce et
l'unite dans le gouvernement. Mais il etait entendu que ce roi devait sur
toute affaire importante consulter les chefs des familles confederees.
[14] Les historiens mentionnent, des cette epoque, une assemblee du
peuple. Mais il faut se demander quel pouvait etre alors le sens du mot
peuple (_populus_), c'est-a-dire quel etait le corps politique au temps
des premiers rois. Tous les temoignages s'accordent a montrer que ce
peuple s'assemblait toujours par curies; or les curies etaient la reunion
des _gentes_; chaque _gens_ s'y rendait en corps et n'avait qu'un
suffrage. Les clients etaient la, ranges autour du _pater_, consultes
peut-etre, donnant peut-etre leur avis, contribuant a composer le vote
unique que la _gens_ prononcait, mais ne pouvant pas etre d'une autre
opinion que le _pater_. Cette assemblee des curies n'etait donc pas autre
chose que la cite patricienne reunie en face du roi.

On voit par la que Rome se trouvait dans les memes conditions que les
autres cites. Le roi etait en presence d'un corps aristocratique tres
fortement constitue et qui puisait sa force dans la religion. Les memes
conflits que nous avons vus en Grece se retrouvent donc a Rome.

L'histoire des sept rois est l'histoire de cette longue querelle. Le
premier veut augmenter son pouvoir et s'affranchir de l'autorite du Senat.
Il se fait aimer des classes inferieures; mais les _Peres_ lui sont
hostiles. Il perit assassine dans une reunion du Senat.

L'aristocratie songe aussitot a abolir la royaute, et les _Peres_ exercent
a tour de role les fonctions de roi. Il est vrai que les classes
inferieures s'agitent; elles ne veulent pas etre gouvernees par les chefs
des _gentes_; elles exigent le retablissement de la royaute. [15] Mais les
patriciens se consolent en decidant qu'elle sera desormais elective et ils
fixent avec une merveilleuse habilete les formes de l'election: le Senat
devra choisir le candidat; l'assemblee patricienne des curies confirmera
ce choix et enfin les augures patriciens diront si le nouvel elu plait aux
dieux.

Numa fut elu d'apres ces regles. Il se montra fort religieux, plus pretre
que guerrier, tres scrupuleux observateur de tous les rites du culte et,
par consequent, fort attache a la constitution religieuse des familles et
de la cite. Il fut un roi selon le coeur des patriciens et mourut
paisiblement dans son lit.

Il semble que sous Numa la royaute ait ete reduite aux fonctions
sacerdotales, comme il etait arrive dans les cites grecques. Il est au
moins certain que l'autorite religieuse du roi etait tout a fait distincte
de son autorite politique et que l'une n'entrainait pas necessairement
l'autre. Ce qui le prouve, c'est qu'il y avait une double election. En
vertu de la premiere, le roi n'etait qu'un chef religieux; si a cette
dignite il voulait joindre la puissance politique, _imperium_, il avait
besoin que la cite la lui conferat par un decret special. Ce point ressort
clairement de ce que Ciceron nous dit de l'ancienne constitution. Ainsi le
sacerdoce et la puissance etaient distincts; ils pouvaient etre places
dans les memes mains, mais il fallait pour cela doubles comices et double
election.

Le troisieme roi les reunit certainement en sa personne. Il eut le
sacerdoce et le commandement; il fut meme plus guerrier que pretre; il
dedaigna et voulut amoindrir la religion qui faisait la force de
l'aristocratie. On le voit accueillir dans Rome une foule d'etrangers, en
depit du principe religieux qui les exclut; il ose meme habiter au milieu
d'eux, sur le Coelius. On le voit encore distribuer a des plebeiens
quelques terres dont le revenu avait ete affecte jusque-la aux frais des
sacrifices. Les patriciens l'accusent d'avoir neglige les rites, et meme,
chose plus grave, de les avoir modifies et alteres. Aussi meurt-il comme
Romulus; les dieux des patriciens le frappent de la foudre et ses fils
avec lui.

Ce coup rend l'autorite au Senat, qui nomme un roi de son choix. Ancus
observe scrupuleusement la religion, fait la guerre le moins qu'il peut et
passe sa vie dans les temples. Cher aux patriciens, il meurt dans son lit.

Le cinquieme roi est Tarquin, qui a obtenu la royaute malgre le Senat et
par l'appui des classes inferieures. Il est peu religieux, fort incredule;
il ne faut pas moins qu'un miracle pour le convaincre de la science des
augures. Il est l'ennemi des anciennes familles; il cree des patriciens;
il altere autant qu'il peut la vieille constitution religieuse de la cite.
Tarquin est assassine.

Le sixieme roi s'est empare de la royaute par surprise; il semble meme que
le Senat ne l'ait jamais reconnu comme roi legitime. Il flatte les classes
inferieures, leur distribue des terres, meconnaissant le principe du droit
de propriete; il leur donne meme des droits politiques. Servius est egorge
sur les marches du Senat.

La querelle entre les rois et l'aristocratie prenait le caractere d'une
lutte sociale. Les rois s'attachaient le peuple; des clients et de la
plebe ils se faisaient un appui. Au patriciat si puissamment organise ils
opposaient les classes inferieures si nombreuses a Rome. L'aristocratie se
trouva alors dans un double danger, dont le pire n'etait pas d'avoir a
plier devant la royaute. Elle voyait se lever derriere elle les classes
qu'elle meprisait. Elle voyait se dresser la plebe, la classe sans
religion et sans foyer. Elle se voyait peut-etre attaquee par ses clients,
dans l'interieur meme de la famille, dont la constitution, le droit, la
religion se trouvaient discutes et mis en peril. Les rois etaient donc
pour elle des ennemis odieux qui, pour augmenter leur pouvoir, visaient a
bouleverser l'organisation sainte de la famille et de la cite.

A Servius succede le second Tarquin; il trompe l'espoir des senateurs qui
l'ont elu; il veut etre maitre, _de rege dominus exstitit_. Il fait autant
de mal qu'il peut au patriciat; il abat les hautes tetes; il regne sans
consulter les Peres, fait la guerre et la paix sans leur demander leur
approbation. Le patriciat semble decidement vaincu.

Enfin une occasion se presente. Tarquin est loin de Rome; non-seulement
lui, mais l'armee, c'est-a-dire ce qui le soutient. La ville est
momentanement entre les mains du patriciat. Le prefet de la ville, c'est-
a-dire celui qui a le pouvoir civil en l'absence du roi, est un patricien,
Lucretius. Le chef de la cavalerie, c'est-a-dire celui qui a l'autorite
militaire apres le roi, est un patricien, Junius. [16] Ces deux hommes
preparent l'insurrection. Ils ont pour associes d'autres patriciens, un
Valerius, un Tarquin Collatin. Le lieu de reunion n'est pas Rome, c'est la
petite ville de Collatie, qui appartient en propre a l'un des conjures.
La, ils montrent au peuple le cadavre d'une femme; ils disent que cette
femme s'est tuee elle-meme, se punissant du crime d'un fils du roi. Le
peuple de Collatie se souleve; on se porte a Rome; on y renouvelle la meme
scene. Les esprits sont troubles, les partisans du roi deconcertes; et
d'ailleurs, dans ce moment meme, le pouvoir legal dans Rome appartient a
Junius et a Lucretius.

Les conjures se gardent d'assembler le peuple; ils se rendent au Senat. Le
Senat prononce que Tarquin est dechu et la royaute abolie. Mais le decret
du Senat doit etre confirme par la cite. Lucretius, a titre de prefet de
la ville, a le droit de convoquer l'assemblee. Les curies se reunissent;
elles pensent comme les conjures; elles prononcent la deposition de
Tarquin et la creation de deux consuls.

Ce point principal decide, on laisse le soin de nommer les consuls a
l'assemblee par centuries. Mais cette assemblee ou quelques plebeiens
votent, ne va-t-elle pas protester contre ce que les patriciens ont fait
dans le Senat et dans les curies? Elle ne le peut pas. Car toute assemblee
romaine est presidee par un magistrat qui designe l'objet du vote, et nul
ne peut mettre en deliberation un autre objet. Il y a plus: nul autre que
le president, a cette epoque, n'a le droit de parler. S'agit-il d'une loi?
les centuries ne peuvent voter que par oui ou par non. S'agit-il d'une
election? le president presente des candidats, et nul ne peut voter que
pour les candidats presentes. Dans le cas actuel, le president designe par
le Senat est Lucretius, l'un des conjures. Il indique comme unique sujet
de vote l'election de deux consuls. Il presente deux noms aux suffrages
des centuries, ceux de Junius et de Tarquin Collatin. Ces deux hommes sont
necessairement elus. Puis le Senat ratifie l'election, et enfin les
augures la confirment au nom des dieux.

Cette revolution ne plut pas a tout le monde dans Rome. Beaucoup de
plebeiens rejoignirent le roi et s'attacherent a sa fortune. En revanche,
un riche patricien de la Sabine, le chef puissant d'une _gens_ nombreuse,
le fier Attus Clausus trouva le nouveau gouvernement si conforme a ses
vues qu'il vint s'etablir a Rome.

Du reste, la royaute politique fut seule supprimee; la royaute religieuse
etait sainte et devait durer. Aussi se hata-t-on de nommer un roi, mais
qui ne fut roi que pour les sacrifices, _rex sacrorum_. On prit toutes les
precautions imaginables pour que ce roi-pretre n'abusat jamais du grand
prestige que ses fonctions lui donnaient pour s'emparer de l'autorite.


NOTES

[1] Aristote, _Politique_, III, 9, 8. Plutarque, _Quest. rom._, 63.

[2] Strabon, IV; IX. Diodore, IV, 29.

[3] Strabon, VIII, 5. Plutarque, _Lycurgue_, 2.

[4] Aristote, _Politique_, VIII, 10, 3 (V, 10). Heraclide de Pont, dans
les _Fragments des historiens grecs_, coll. Didot, t. II, p. 11.
Plutarque, _Lycurgue_, 4.

[5] Thucydide, V, 63. Hellanicus, II, 4. Xenophon, _Gouv. de Laced._, 14
(13); _Helleniques_, VI, 4. Plutarque, _Agesilas_, 10, 17, 23, 28;
_Lysandre_, 23. Le roi avait si peu, de son droit, la direction des
operations militaires qu'il fallu une decision toute speciale du Senat
pour confier le commandement de l'armee a Agesilas, lequel reunit ainsi,
par exception, les attributions de roi et celles de general: Plutarque,
_Agesilas_, 6; _Lysandre_, 23. Il en avait ete de meme autrefois pour le
roi Pausanias: Thucydide, I, 128.

[6] Herodote, VI, 56, 57.

[7] Xenophon, _Gouv. de Lacedemone_.

[8] Herodote, V, 92. Aristote, _Politique_, VIII, 10 (V,10).

[9] Voy. Les _Marbres de Paros_ et rapprochez Pausanias, I, 3, 2; VII, 2,
1; Platon, _Menexene_, p. 238c; Elien, _H. V._, V, 13

[10] Pausanias, IV, 8.

[11] Heraclide de Pont, I, 5. Nicolas de Damas, _Fragm._, 51.

[12] Pausanias, II, 19.

[13] Herodote, IV, 161. Diodore, VIII.

[14] Ciceron, _De Republ._, II, 8.

[15] Tite-Live, I. Ciceron, _De Republ._, II.

[16] La famille Junia etait patricienne. Denys, IV, 68.




CHAPITRE IV.

L'ARISTOCRATIE GOUVERNE LES CITES.


La meme revolution, sous des formes legerement variees, s'etait accomplie
a Athenes, a Sparte, a Rome, dans toutes les cites enfin dont l'histoire
nous est connue. Partout elle avait ete l'oeuvre de l'aristocratie,
partout elle eut pour effet de supprimer la royaute politique en laissant
subsister la royaute religieuse. A partir de cette epoque et pendant une
periode dont la duree fut fort inegale pour les differentes villes, le
gouvernement de la cite appartint a l'aristocratie.

Cette aristocratie etait fondee sur la naissance et sur la religion a la
fois. Elle avait son principe dans la constitution religieuse des
familles. La source d'ou elle derivait, c'etaient ces memes regles que
nous avons observees plus haut dans le culte domestique et dans le droit
prive, c'est-a-dire la loi d'heredite du foyer, le privilege de l'aine, le
droit de dire la priere attache a la naissance. La religion hereditaire
etait le titre de cette aristocratie a la domination absolue. Elle lui
donnait des droits qui paraissaient sacres. D'apres les vieilles
croyances, celui-la seul pouvait etre proprietaire du sol, qui avait un
culte domestique; celui-la seul etait membre de la cite, qui avait en lui
le caractere religieux qui faisait le citoyen; celui-la seul pouvait etre
pretre, qui descendait d'une famille ayant un culte, celui-la seul pouvait
etre magistrat, qui avait le droit d'accomplir les sacrifices. L'homme qui
n'avait pas de culte hereditaire devait etre le client d'un autre homme,
ou s'il ne s'y resignait pas, il devait rester en dehors de toute societe.
Pendant de longues generations, il ne vint pas a l'esprit des hommes que
cette inegalite fut injuste. On n'eut pas la pensee de constituer la
societe humaine d'apres d'autres regles.

A Athenes, depuis la mort de Codrus jusqu'a Solon, toute autorite fut aux
mains des eupatrides. Ils etaient seuls pretres et seuls archontes. Seuls
ils rendaient la justice et connaissaient les lois, qui n'etaient pas
ecrites et dont ils se transmettaient de pere en fils les formules
sacrees.

Ces familles gardaient autant qu'il leur etait possible les anciennes
formes du regime patriarcal. Elles ne vivaient pas reunies dans la ville.
Elles continuaient a vivre dans les divers cantons de l'Attique, chacune
sur son vaste domaine, entouree de ses nombreux serviteurs, gouvernee par
son chef eupatride et pratiquant dans une independance absolue son culte
hereditaire. [1] La cite athenienne ne fut pendant quatre siecles que la
confederation de ces puissants chefs de famille qui s'assemblaient a
certains jours pour la celebration du culte central ou pour la poursuite
des interets communs.

On a souvent remarque combien l'histoire est muette sur cette longue
periode de l'existence d'Athenes et en general de l'existence des cites
grecques. On s'est etonne qu'ayant garde le souvenir de beaucoup
d'evenements du temps des anciens rois, elle n'en ait enregistre presque
aucun du temps des gouvernements aristocratiques. C'est sans doute qu'il
se produisit alors tres-peu d'actes qui eussent un interet general. Le
retour au regime patriarcal avait suspendu presque partout la vie
nationale. Les hommes vivaient separes et avaient peu d'interets communs.
L'horizon de chacun etait le petit groupe et la petite bourgade ou il
vivait a titre d'eupatride ou a titre de serviteur.

A Rome aussi chacune des familles patriciennes vivait sur son domaine,
entouree de ses clients. On venait a la ville pour les fetes du culte
public ou pour les assemblees. Pendant les annees qui suivirent
l'expulsion des rois, le pouvoir de l'aristocratie fut absolu. Nul autre
que le patricien ne pouvait remplir les fonctions sacerdotales dans la
cite; c'etait dans la caste sacree qu'il fallait choisir exclusivement les
vestales, les pontifes, les saliens, les flamines, les augures. Les seuls
patriciens pouvaient etre consuls; seuls ils composaient le Senat. Si l'on
ne supprima pas l'assemblee par centuries, ou les plebeiens avaient acces,
on regarda du moins l'assemblee par curies comme la seule qui fut legitime
et sainte. Les centuries avaient en apparence l'election des consuls; mais
nous avons vu qu'elles ne pouvaient voter que sur les noms que les
patriciens leur presentaient, et d'ailleurs leurs decisions etaient
soumises a la triple ratification du Senat, des curies et des augures. Les
seuls patriciens rendaient la justice et connaissaient les formules de la
loi.

Ce regime politique n'a dure a Rome qu'un petit nombre d'annees. En Grece,
au contraire, il y eut un long age ou l'aristocratie fut maitresse.
L'Odyssee nous presente un tableau fidele de cet etat social, dans la
partie occidentale de la Grece. Nous y voyons, en effet, un regime
patriarcal fort analogue a celui que nous avons remarque dans l'Attique.
Quelques grandes et riches familles se partagent le pays; de nombreux
serviteurs cultivent le sol ou soignent les troupeaux; la vie est simple;
une meme table reunit le chef et les serviteurs. Ces chefs sont appeles
d'un nom qui devint dans d'autres societes un titre pompeux, [Grec:
anaktes, basileis]. C'est ainsi que les Atheniens de l'epoque primitive
appelaient [Grec: basileus] le chef du [Grec: genos] et que les clients de
Rome garderent l'usage d'appeler _rex_ le chef de la _gens_. Ces chefs de
famille ont un caractere sacre; le poete les appelle les rois divins.
Ithaque est bien petite; elle renferme pourtant un grand nombre de ces
rois. Parmi eux il y a, a la verite, un roi supreme; mais il n'a guere
d'importance et ne parait pas avoir d'autre prerogative que celle de
presider le conseil des chefs. Il semble meme a certains signes qu'il soit
soumis a l'election, et l'on voit bien que Telemaque ne sera le chef
supreme de l'ile qu'autant que les autres chefs, ses egaux, voudront bien
l'elire. Ulysse rentrant dans sa patrie ne parait pas avoir d'autres
sujets que les serviteurs qui lui appartiennent en propre; quand il a tue
quelques-uns des chefs, les serviteurs de ceux-ci prennent les armes et
soutiennent une lutte que le poete ne songe pas a trouver blamable. Chez
les Pheaciens, Alcinoos a l'autorite supreme; mais nous le voyons se
rendre dans la reunion des chefs, et l'on peut remarquer que ce n'est pas
lui qui a convoque le conseil, mais que c'est le conseil qui a mande le
roi. Le poete decrit une assemblee de la cite pheacienne; il s'en faut de
beaucoup que ce soit une reunion de la multitude; les chefs seuls,
individuellement convoques par un heraut, comme a Rome pour les _comitia
calata_, se sont reunis; ils sont assis sur des sieges de pierre; le roi
prend la parole et il qualifie ses auditeurs du nom de rois porteurs de
sceptres.

Dans la ville d'Hesiode, dans la pierreuse Ascra, nous trouvons une classe
d'hommes que le poete appelle les chefs ou les rois; ce sont eux qui
rendent la justice au peuple. Pindare nous montre aussi une classe de
chefs chez les Cadmeens; a Thebes, il vante la race sacree des Spartes, a
laquelle Epaminondas rattacha plus tard sa naissance. On ne peut guere
lire Pindare sans etre frappe de l'esprit aristocratique qui regne encore
dans la societe grecque au temps des guerres mediques; et l'on devine par
la combien cette aristocratie fut puissante un siecle ou deux plus tot.
Car ce que le poete vante le plus dans ses heros, c'est leur famille, et
nous devons supposer que cette sorte d'eloge avait alors un grand prix et
que la naissance semblait encore le bien supreme. Pindare nous montre les
grandes familles qui brillaient alors dans chaque cite; dans la seule cite
d'Egine il nomme les Midylides, les Theandrides, les Euxenides, les
Blepsiades, les Chariades, les Balychides. A Syracuse il vante la famille
sacerdotale des Jamides, a Agrigente celle des Emmenides, et ainsi dans
toutes les villes dont il a occasion de parler.

A Epidaure, le corps tout entier des citoyens, c'est-a-dire de ceux qui
avaient des droits politiques, ne se composa longtemps que de 180 membres;
tout le reste " etait en dehors de la cite ". [2] Les vrais citoyens
etaient moins nombreux encore a Heraclee, ou les cadets des grandes
familles n'avaient pas de droits politiques. [3] Il en fut longtemps de
meme a Cnide, a Istros, a Marseille. A Thera, tout le pouvoir etait aux
mains de quelques familles qui etaient reputees sacrees. Il en etait ainsi
a Apollonie. [4] A Erythres il existait une classe aristocratique que l'on
nommait les Basilides. Dans les villes d'Eubee la classe maitresse
s'appelait les Chevaliers. [5] On peut remarquer a ce sujet que chez les
anciens, comme au moyen age, c'etait un privilege de combattre a cheval.

La monarchie n'existait deja plus a Corinthe lorsqu'une colonie en partit
pour fonder Syracuse. Aussi la cite nouvelle ne connut-elle pas la royaute
et fut-elle gouvernee tout d'abord par une aristocratie. On appelait cette
classe les Geomores, c'est-a-dire les proprietaires. Elle se composait des
familles qui, le jour de la fondation, s'etaient distribue avec tous les
rites ordinaires les parts sacrees du territoire. Cette aristocratie resta
pendant plusieurs generations maitresse absolue du gouvernement, et elle
conserva son titre de _proprietaires_, ce qui semble indiquer que les
classes inferieures n'avaient pas le droit de propriete sur le sol. Une
aristocratie semblable fut longtemps maitresse a Milet et a Samos. [6]


NOTES

[1] Thucydide, II, 15-16.

[2] Plutarque, _Quest. gr._, 1.

[3] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 2.

[4] Aristote, _Politique_, III, 9, 8; VI, 3, 8.

[5] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 10.

[6] Diodore, VIII, 5. Thucydide, VIII, 21. Herodote, VII, 155.




CHAPITRE V.

DEUXIEME REVOLUTION: CHANGEMENTS DANS LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE; LE
DROIT D'AINESSE DISPARAIT; LA GENS SE DEMEMBRE.


La revolution qui avait renverse la royaute, avait modifie la forme
exterieure du gouvernement plutot qu'elle n'avait change la constitution
de la societe. Elle n'avait pas ete l'oeuvre des classes inferieures, qui
avaient interet a detruire les vieilles institutions, mais de
l'aristocratie qui voulait les maintenir. Elle n'avait donc pas ete faite
pour renverser la constitution antique de la famille, mais bien pour la
conserver. Les rois avaient eu souvent la tentation d'elever les basses
classes et d'affaiblir les _gentes_, et c'etait pour cela qu'on avait
renverse les rois. L'aristocratie n'avait opere une revolution politique
que pour empecher une revolution sociale. Elle avait pris en mains le
pouvoir, moins pour le plaisir de dominer que pour defendre contre des
attaques ses vieilles institutions, ses antiques principes, son culte
domestique, son autorite paternelle, le regime de la _gens_ et enfin le
droit prive que la religion primitive avait etabli.

Ce grand et general effort de l'aristocratie repondait donc a un danger.
Or il parait qu'en depit de ses efforts et de sa victoire meme, le danger
subsista. Les vieilles institutions commencaient a chanceler et de graves
changements allaient s'introduire dans la constitution intime des
familles.

Le vieux regime de la _gens_, fonde par la religion domestique, n'avait
pas ete detruit le jour ou les hommes etaient passes au regime de la cite.
On n'avait pas voulu ou on n'avait pas pu y renoncer immediatement, les
chefs tenant a conserver leur autorite, les inferieurs n'ayant pas tout de
suite la pensee de s'affranchir. On avait donc concilie le regime de la
_gens_ avec celui de la cite. Mais c'etaient, au fond, deux regimes
opposes, que l'on ne devait pas esperer d'allier pour toujours et qui
devaient un jour ou l'autre se faire la guerre. La famille, indivisible et
nombreuse, etait trop forte et trop independante pour que le pouvoir
social n'eprouvat pas la tentation et meme le besoin de l'affaiblir. Ou la
cite ne devait pas durer, ou elle devait a la longue briser la famille.

L'ancienne _gens_ avec son foyer unique, son chef souverain, son domaine
indivisible, se concoit bien tant que dure l'etat d'isolement et qu'il
n'existe pas d'autre societe qu'elle. Mais des que les hommes sont reunis
en cite, le pouvoir de l'ancien chef est forcement amoindri; car en meme
temps qu'il est souverain chez lui, il est membre d'une communaute; comme
tel, des interets generaux l'obligent a des sacrifices, et des lois
generales lui commandent l'obeissance. A ses propres yeux et surtout aux
yeux de ses inferieurs, sa dignite est diminuee. Puis, dans cette
communaute, si aristocratiquement qu'elle soit constituee, les inferieurs
comptent pourtant pour quelque chose, ne serait-ce qu'a cause de leur
nombre. La famille qui comprend plusieurs branches et qui se rend aux
comices entouree d'une foule de clients, a naturellement plus d'autorite
dans les deliberations communes que la famille peu nombreuse et qui compte
peu de bras et peu de soldats. Or ces inferieurs ne tardent guere a sentir
l'importance qu'ils ont et leur force; un certain sentiment de fierte et
le desir d'un sort meilleur naissent en eux. Ajoutez a cela les rivalites
des chefs de famille luttant d'influence et cherchant mutuellement a
s'affaiblir. Ajoutez encore qu'ils deviennent avides des magistratures de
la cite, que pour les obtenir ils cherchent a se rendre populaires, et que
pour les gerer ils negligent ou oublient leur petite souverainete locale.
Ces causes produisirent peu a peu une sorte de relachement dans la
constitution de la _gens_; ceux qui avaient interet a maintenir cette
constitution, y tenaient moins; ceux qui avaient interet a la modifier
devenaient plus hardis et plus forts.

La force d'individualite qu'il y avait d'abord dans la famille s'affaiblit
insensiblement. Le droit d'ainesse, qui etait la condition de son unite,
disparut. On ne doit sans doute pas s'attendre a ce qu'aucun ecrivain de
l'antiquite nous fournisse la date exacte de ce grand changement. Il est
probable qu'il n'a pas eu de date, parce qu'il ne s'est pas accompli en
une annee. Il s'est fait a la longue, d'abord dans une famille, puis dans
une autre, et peu a peu dans toutes. Il s'est acheve sans qu'on s'en fut
pour ainsi dire apercu.

On peut bien croire aussi que les hommes ne passerent pas d'un seul bond
de l'indivisibilite du patrimoine au partage egal entre les freres. Il y
eut vraisemblablement entre ces deux regimes une transition. Les choses se
passerent peut-etre en Grece et en Italie comme dans l'ancienne societe
hindoue, ou la loi religieuse, apres avoir prescrit l'indivisibilite du
patrimoine, laissa le pere libre d'en donner quelque portion a ses fils
cadets, puis, apres avoir exige que l'aine eut au moins une part double,
permit que le partage fut fait egalement, et finit meme par le
recommander.

Mais sur tout cela nous n'avons aucune indication precise. Un seul point
est certain, c'est que le droit d'ainesse a existe a une epoque ancienne
et qu'ensuite il a disparu.

Ce changement ne s'est pas accompli en meme temps ni de la meme maniere
dans toutes les cites. Dans quelques-unes, la legislation le maintint
assez longtemps. A Thebes et a Corinthe il etait encore en vigueur au
huitieme siecle. A Athenes la legislation de Solon marquait encore une
certaine preference a l'egard de l'aine. A Sparte le droit d'ainesse a
subsiste jusqu'au triomphe de la democratie. Il y a des villes ou il n'a
disparu qu'a la suite d'une insurrection. A Heraclee, a Cnide, a Istros, a
Marseille, les branches cadettes prirent les armes pour detruire a la fois
l'autorite paternelle et le privilege de l'aine. [1] A partir de ce
moment, telle cite grecque qui n'avait compte jusque-la qu'une centaine
d'hommes jouissant des droits politiques, en put compter jusqu'a cinq ou
six cents. Tous les membres des familles aristocratiques furent citoyens
et l'acces des magistratures et du Senat leur fut ouvert.

Il n'est pas possible de dire a quelle epoque le privilege de l'aine a
disparu a Rome. Il est probable que les rois, au milieu de leur lutte
contre l'aristocratie, firent ce qu'ils purent pour le supprimer et pour
desorganiser ainsi les _gentes_. Au debut de la republique, nous voyons
cent nouveaux membres entrer dans le Senat; Tite-Live croit qu'ils
sortaient de la plebe, [2] mais il n'est pas possible que la domination si
dure du patriciat ait commence par une concession de cette nature. Ces
nouveaux senateurs durent etre tires des familles patriciennes. Ils
n'eurent pas le meme titre que les anciens membres du Senat; on appelait
ceux-ci _patres_ (chefs de famille); ceux-la furent appeles _conscripti_
(choisis [3]). Cette difference de denomination ne permet-elle pas de
croire que les cent nouveaux senateurs, qui n'etaient pas chefs de
famille, appartenaient a des branches cadettes des _gentes_ patriciennes?
On peut supposer que cette classe des branches cadettes, nombreuse et
energique, n'apporta son concours a l'entreprise de Brutus et des peres
qu'a la condition qu'on lui donnerait les droits civils et politiques.
Elle acquit ainsi, a la faveur du besoin qu'on avait d'elle, ce que la
meme classe conquit par les armes a Heraclee, a Cnide et a Marseille.

Le droit d'ainesse disparut donc partout: revolution considerable qui
commenca a transformer la societe. La _gens_ italienne et le _genos_
hellenique perdirent leur unite primitive. Les differentes branches se
separerent; chacune d'elles eut desormais sa part de propriete, son
domicile, ses interets a part, son independance. _Singuli singulas
familias incipiunt habere_, dit le jurisconsulte. Il y a dans la langue
latine une vieille expression qui parait dater de cette epoque: _familiam
ducere_, disait-on de celui qui se detachait de la _gens_ et allait faire
souche a part, comme on disait _ducere coloniam_ de celui qui quittait la
metropole et allait au loin fonder une colonie. Le frere qui s'etait ainsi
separe du frere aine, avait desormais son foyer propre, qu'il avait sans
doute allume au foyer commun de la _gens_, comme la colonie allumait le
sien au prytanee de la metropole. La _gens_ ne conserva plus qu'une sorte
d'autorite religieuse a l'egard des differentes familles qui s'etaient
detachees d'elle. Son culte eut la suprematie sur leurs cultes. Il ne leur
fut pas permis d'oublier qu'elles etaient issues de cette _gens_; elles
continuerent a porter son nom; a des jours fixes, elles se reunirent
autour du foyer commun, pour venerer l'antique ancetre ou la divinite
protectrice. Elles continuerent meme a avoir un chef religieux et il est
probable que l'aine conserva son privilege pour le sacerdoce, qui resta
longtemps hereditaire. A cela pres, elles furent independantes.

Ce demembrement de la _gens_ eut de graves consequences. L'antique famille
sacerdotale, qui avait forme un groupe si bien uni, si fortement
constitue, si puissant, fut pour toujours affaiblie. Cette revolution
prepara et rendit plus faciles d'autres changements.


NOTES

[1] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 2, edit. B. Saint-Hilaire.

[2] Il se contredit d'ailleurs: " _Ex primoribus ordinis equestris ", dit-
il. Or les _primores_ de l'ordre equestre, c'est-a-dire les chevaliers des
six premieres centuries, etaient des patriciens. Voy. Belot, _Hist. des
chevaliers romains_, liv. 1er, ch. 2.

[3] Festus. V  _Conscripti, Allecti_. Plutarque, _Quest. rom._, 58. On
distingua pendant plusieurs siecles les _patres_ des _conscripti_.




CHAPITRE VI.

LES CLIENTS S'AFFRANCHISSENT.


_1  Ce que c'etait d'abord que la clientele et comment elle s'est
transformee._

Voici encore une revolution dont on ne peut pas indiquer la date, mais qui
a tres certainement modifie la constitution de la famille et de la societe
elle-meme. La famille antique comprenait, sous l'autorite d'un chef
unique, deux classes de rang inegal: d'une part, les branches cadettes,
c'est-a-dire les individus naturellement libres; de l'autre, les
serviteurs ou clients, inferieurs par la naissance, mais rapproches du
chef par leur participation au culte domestique. De ces deux classes, nous
venons de voir la premiere sortir de son etat d'inferiorite; la seconde
aspire aussi de bonne heure a s'affranchir. Elle y reussit a la longue; la
clientele se transforme et finit par disparaitre.

Immense changement que les ecrivains anciens ne nous racontent pas. C'est
ainsi que, dans le moyen age, les chroniqueurs ne nous disent pas comment
la population des campagnes s'est peu a peu transformee. Il y a eu dans
l'existence des societes humaines un assez grand nombre de revolutions
dont le souvenir ne nous est fourni par aucun document. Les ecrivains ne
les ont pas remarquees, parce qu'elles s'accomplissaient lentement, d'une
maniere insensible, sans luttes visibles; revolutions profondes et cachees
qui remuaient le fond de la societe humaine sans qu'il en parut rien a la
surface, et qui restaient inapercues des generations memes qui y
travaillaient. L'histoire ne peut les saisir que fort longtemps apres
qu'elles sont achevees, lorsqu'en comparant deux epoques de la vie d'un
peuple elle constate entre elles de si grandes differences qu'il devient
evident que, dans l'intervalle qui les separe, une grande revolution s'est
accomplie.

Si l'on s'en rapportait au tableau, que les ecrivains nous tracent de la
clientele primitive a Rome, ce serait vraiment une institution de l'age
d'or. Qu'y a-t-il de plus humain que ce patron qui defend son client en
justice, qui le soutient de son argent s'il est pauvre, et qui pourvoit a
l'education de ses enfants? Qu'y a-t-il de plus touchant que ce client qui
soutient a son tour le patron tombe dans la misere, qui paye sas dettes,
qui donne tout ce qu'il a pour fournir sa rancon? Mais il n'y a pas tant
de sentiment dans les lois des anciens peuples. L'affection desinteressee
et le devouement ne furent jamais des institutions. Il faut nous faire une
autre idee de la clientele et du patronage.

Ce que nous savons avec le plus de certitude sur le client, c'est qu'il ne
peut pas se separer du patron ni en choisir un autre, et qu'il est attache
de pere en fils a une famille. Ne saurions-nous que cela, ce serait assez
pour croire que sa condition ne devait pas etre tres-douce. Ajoutons que
le client n'est pas proprietaire du sol; la terre appartient au patron,
qui, comme chef d'un culte domestique et aussi comme membre d'une cite, a
seul qualite pour etre proprietaire. Si le client cultive le sol, c'est au
nom et au profit du maitre. Il n'a meme pas la propriete des objets
mobiliers, de son argent, de son pecule. La preuve en est que le patron
peut lui reprendre tout cela, pour payer ses propres dettes ou sa rancon.
Ainsi rien n'est a lui. Il est vrai que le patron lui doit la subsistance,
a lui et a ses enfants; mais en retour il doit son travail au patron. On
ne peut pas dire qu'il soit precisement esclave; mais il a un maitre
auquel il appartient et a la volonte duquel il est soumis en toute chose.
Toute sa vie il est client, et ses fils le sont apres lui.

Il y a quelque analogie entre le client des epoques antiques et le serf du
moyen age. A la verite, le principe qui les condamne a l'obeissance n'est
pas le meme. Pour le serf, ce principe est le droit de propriete qui
s'exerce sur la terre et sur l'homme a la fois; pour le client, ce
principe est la religion domestique a laquelle il est attache sous
l'autorite du patron qui en est le pretre. D'ailleurs pour le client et
pour le serf la subordination est la meme; l'un est lie a son patron comme
l'autre l'est a son seigneur; le client ne peut pas plus quitter la _gens_
que le serf la glebe. Le client, comme le serf, reste soumis a un maitre
de pere en fils. Un passage de Tite-Live fait supposer qu'il lui est
interdit de se marier hors de la _gens_, comme il l'est au serf de se
marier hors du village. Ce qui est sur, c'est qu'il ne peut pas contracter
mariage sans l'autorisation du patron. Le patron peut reprendre le sol que
le client cultive et l'argent qu'il possede, comme le seigneur peut le
faire pour le serf. Si le client meurt, tout ce dont il a eu l'usage
revient de droit au patron, de meme que la succession du serf appartient
au seigneur.

Le patron n'est pas seulement un maitre; il est un juge; il peut condamner
a mort le client. Il est de plus un chef religieux. Le client plie sous
cette autorite a la fois materielle et morale qui le prend par son corps
et par son ame. Il est vrai que cette religion impose des devoirs au
patron, mais des devoirs dont il est le seul juge et pour lesquels il n'y
a pas de sanction. Le client ne voit rien qui le protege; il n'est pas
citoyen par lui-meme; s'il veut paraitre devant le tribunal de la cite, il
faut que son patron le conduise et parle pour lui. Invoquera-t-il la loi?
Il n'en connait pas les formules sacrees; les connaitrait-il, la premiere
loi pour lui est de ne jamais temoigner ni parler contre son patron. Sans
le patron nulle justice; contre le patron nul recours.

Le client n'existe pas seulement a Rome; on le trouve chez les Sabins et
les Etrusques, faisant partie de la _manus_ de chaque chef. Il a existe
dans l'ancienne _gens_ hellenique aussi bien que dans la _gens_ italienne.
Il est vrai qu'il ne faut pas le chercher dans les cites doriennes, ou le
regime de la _gens_ a disparu de bonne heure et ou les vaincus sont
attaches, non a la famille d'un maitre, mais a un lot de terre. Nous le
trouvons a Athenes et dans les cites ioniennes et eoliennes sous le nom de
_thete_ ou de _pelate_. Tant que dure le regime aristocratique, ce _thete_
ne fait pas partie de la cite; enferme dans une famille dont il ne peut
sortir, il est sous la main d'un eupatride qui a en lui le meme caractere
et la meme autorite que le patron romain.

On peut bien presumer que de bonne heure il y eut de la haine entre le
patron et le client. On se figure sans peine ce qu'etait l'existence dans
cette famille ou l'un avait tout pouvoir et l'autre n'avait aucun droit,
ou l'obeissance sans reserve et sans espoir etait tout a cote de
l'omnipotence sans frein, ou le meilleur maitre avait ses emportements et
ses caprices, ou le serviteur le plus resigne avait ses rancunes, ses
gemissements et ses coleres. Ulysse est un bon maitre: voyez quelle
affection paternelle il porte a Eumee et a Philaetios. Mais il fait mettre
a mort un serviteur qui l'a insulte sans le reconnaitre, et des servantes
qui sont tombees dans le mal auquel son absence meme les a exposees. De la
mort des pretendants il est responsable vis-a-vis de la cite; mais de la
mort des serviteurs personne ne lui demande compte.

Dans l'etat d'isolement ou la famille avait longtemps vecu, la clientele
avait pu se former et se maintenir. La religion domestique etait alors
toute-puissante sur l'ame. L'homme qui en etait le pretre par droit
hereditaire, apparaissait aux classes inferieures comme un etre sacre.
Plus qu'un homme, il etait l'intermediaire entre les hommes et Dieu. De sa
bouche sortait la priere puissante, la formule irresistible qui attirait
la faveur ou la colere de la divinite. Devant une telle force il fallait
s'incliner; l'obeissance etait commandee par la foi et la religion.
D'ailleurs comment le client aurait-il eu la tentation de s'affranchir? Il
ne voyait pas d'autre horizon que cette famille a laquelle tout
l'attachait. En elle seule il trouvait une vie calme, une subsistance
assuree; en elle seule, s'il avait un maitre, il avait aussi un
protecteur; en elle seule enfin il trouvait un autel dont il put
approcher, et des dieux qu'il lui fut permis d'invoquer. Quitter cette
famille, c'etait se placer en dehors de toute organisation sociale et de
tout droit; c'etait perdre ses dieux et renoncer au droit de prier.

Mais la cite etant fondee, les clients des differentes familles pouvaient
se voir, se parler, se communiquer leurs desirs ou leurs rancunes,
comparer les differents maitres et entrevoir un sort meilleur. Puis leur
regard commencait a s'etendre au dela de l'enceinte de la famille. Ils
voyaient qu'en dehors d'elle il existait une societe, des regles, des
lois, des autels, des temples, des dieux. Sortir de la famille n'etait
donc plus pour eux un malheur sans remede. La tentation devenait chaque
jour plus forte; la clientele semblait un fardeau de plus en plus lourd,
et l'on cessait de croire que l'autorite du maitre fut legitime et sainte.
Il y eut alors dans le coeur de ces hommes un ardent desir d'etre libres.
Sans doute on ne trouve dans l'histoire d'aucune cite le souvenir d'une
insurrection generale de cette classe. S'il y eut des luttes a main armee,
elles furent renfermees et cachees dans l'enceinte de chaque famille.
C'est la qu'il y eut, pendant plus d'une generation, d'un cote
d'energiques efforts pour l'independance, de l'autre une repression
implacable. Il se deroula, dans chaque maison, une longue et dramatique
histoire qu'il est impossible aujourd'hui de retracer. Ce qu'on peut dire
seulement, c'est que les efforts de la classe inferieure ne furent pas
sans resultats. Une necessite invincible obligea peu a peu les maitres a
ceder quelque chose de leur omnipotence. Lorsque l'autorite cesse de
paraitre juste aux sujets, il faut encore du temps pour qu'elle cesse de
le paraitre aux maitres; mais cela vient a la longue, et alors le maitre,
qui ne croit plus son autorite legitime, la defend mal ou finit par y
renoncer. Ajoutez que cette classe inferieure etait utile, que ses bras,
en cultivant la terre, faisaient la richesse du maitre, et en portant les
armes, faisaient sa force au milieu des rivalites des familles, qu'il
etait donc sage de la satisfaire et que l'interet s'unissait a l'humanite
pour conseiller des concessions.

Il parait certain que la condition des clients s'ameliora peu a peu. A
l'origine ils vivaient dans la maison du maitre, cultivant ensemble le
domaine commun. Plus tard on assigna a chacun d'eux un lot de terre
particulier. Le client dut se trouver deja plus heureux. Sans doute il
travaillait encore au profit du maitre; la terre n'etait pas a lui,
c'etait plutot lui qui etait a elle. N'importe; il la cultivait de longues
annees de suite et il l'aimait. Il s'etablissait entre elle et lui, non
pas ce lien que la religion de la propriete avait cree entre elle et le
maitre, mais un autre lien, celui que le travail et la souffrance meme
peuvent former entre l'homme qui donne sa peine et la terre qui donne ses
fruits.

Vint ensuite un nouveau progres. Il ne cultiva plus pour le maitre, mais
pour lui-meme. Sous la condition d'une redevance, qui peut-etre fut
d'abord variable, mais qui ensuite devint fixe, il jouit de la recolte.
Ses sueurs trouverent ainsi quelque recompense et sa vie fut a la fois
plus libre et plus fiere. " Les chefs de famille, dit un ancien,
assignaient des portions de terre a leurs inferieurs, comme s'ils eussent
ete leurs propres enfants. " [1] On lit de meme dans l'Odyssee: " Un
maitre bienveillant donne a son serviteur une maison et une terre "; et
Eumee ajoute: " une epouse desiree ", parce que le client ne peut pas
encore se marier sans la volonte du maitre, et que c'est le maitre qui lui
choisit sa compagne.

Mais ce champ ou s'ecoulait desormais sa vie, ou etaient tout son labeur
et toute sa jouissance, n'etait pas encore sa propriete. Car ce client
n'avait pas en lui le caractere sacre qui faisait que le sol pouvait
devenir la propriete d'un homme. Le lot qu'il occupait, continuait a
porter la borne sainte, le dieu Terme que la famille du maitre avait
autrefois pose. Cette borne inviolable attestait que le champ, uni a la
famille du maitre par un lien sacre, ne pourrait jamais appartenir en
propre au client affranchi. En Italie, le champ et la maison qu'occupait
le _villicus_, client du patron, renfermaient un foyer, un _Lar
familiaris_; mais ce foyer n'etait pas au cultivateur; c'etait le foyer du
maitre. [2] Cela etablissait a la fois le droit de propriete du patron et
la subordination religieuse du client, qui, si loin qu'il fut du patron,
suivait encore son culte.

Le client, devenu possesseur, souffrit de ne pas etre proprietaire et
aspira a le devenir. Il mit son ambition a faire disparaitre de ce champ,
qui semblait bien a lui par le droit du travail, la borne sacree qui en
faisait a jamais la propriete de l'ancien maitre.

On voit clairement qu'en Grece les clients arriverent a leur but; par
quels moyens, on l'ignore. Combien il leur fallut de temps et d'efforts
pour y parvenir, on ne peut que le deviner. Peut-etre s'est-il opere dans
l'antiquite la meme serie de changements sociaux que l'Europe a vus se
produire au moyen age, quand les esclaves des campagnes devinrent serfs de
la glebe, que ceux-ci de serfs taillables a merci se changerent en serfs
abonnes, et qu'enfin ils se transformerent a la longue en paysans
proprietaires.


_2  La clientele disparait a Athenes; oeuvre de Solon._

Cette sorte de revolution est marquee nettement dans l'histoire d'Athenes.
Le renversement de la royaute avait eu pour effet de raviver le regime du
[Grec: genos]; les familles avaient repris leur vie d'isolement et chacune
avait recommence a former un petit Etat qui avait pour chef un eupatride
et pour sujets la foule des clients. Ce regime parait avoir pese
lourdement sur la population athenienne; car elle en conserva un mauvais
souvenir. Le peuple s'estima si malheureux que l'epoque precedente lui
parut avoir ete une sorte d'age d'or; il regretta les rois; il en vint a
s'imaginer que sous la monarchie il avait ete heureux et libre, qu'il
avait joui alors de l'egalite, et que c'etait seulement a partir de la
chute des rois que l'inegalite et la souffrance avaient commence. Il y
avait la une illusion comme les peuples en ont souvent; la tradition
populaire placait le commencement de l'inegalite la ou le peuple avait
commence a la trouver odieuse. Cette clientele, cette sorte de servage,
qui etait aussi vieille que la constitution de la famille, on la faisait
dater de l'epoque ou les hommes en avaient pour la premiere fois senti le
poids et compris l'injustice. Il est pourtant bien certain que ce n'est
pas au septieme siecle que les eupatrides etablirent les dures lois de la
clientele. Ils ne firent que les conserver. En cela seulement etait leur
tort; ils maintenaient ces lois au dela du temps ou les populations les
acceptaient sans gemir; ils les maintenaient contre le voeu des hommes.
Les eupatrides de cette epoque etaient peut-etre des maitres moins durs
que n'avaient ete leurs ancetres; ils furent pourtant detestes davantage.

Il parait que, meme sous la domination de cette aristocratie, la condition
de la classe inferieure s'ameliora. Car c'est alors que l'on voit
clairement cette classe obtenir la possession de lots de terre sous la
seule condition de payer une redevance qui etait fixee au sixieme de la
recolte. Ces hommes etaient ainsi presque emancipes; ayant un chez soi et
n'etant plus sous les yeux du maitre, ils respiraient plus a l'aise et
travaillaient a leur profit.

Mais telle est la nature humaine que ces hommes, a mesure que leur sort
s'ameliorait, sentaient plus amerement ce qu'il leur restait d'inegalite.
N'etre pas citoyens et n'avoir aucune part a l'administration de la cite
les touchait sans doute mediocrement; mais ne pas pouvoir devenir
proprietaires du sol sur lequel ils naissaient et mouraient, les touchait
bien davantage. Ajoutons que ce qu'il y avait de supportable dans leur
condition presente, manquait de stabilite. Car s'ils etaient vraiment
possesseurs du sol, pourtant aucune loi formelle ne leur assurait ni cette
possession ni l'independance qui en resultait. On voit dans Plutarque que
l'ancien patron pouvait ressaisir son ancien serviteur; si la redevance
annuelle n'etait pas payee ou pour toute autre cause, ces hommes
retombaient dans une sorte d'esclavage.

De graves questions furent donc agitees dans l'Attique pendant une suite
de quatre ou cinq generations. Il n'etait guere possible que les hommes de
la classe inferieure restassent dans cette position instable et
irreguliere vers laquelle un progres insensible les avait conduits; et
alors de deux choses l'une, ou perdant cette position ils devaient
retomber dans les liens de la dure clientele, ou decidement affranchis par
un progres nouveau ils devaient monter au rang de proprietaires du sol et
d'hommes libres.

On peut deviner tout ce qu'il y eut d'efforts de la part du laboureur,
ancien client, de resistance de la part du proprietaire, ancien patron. Ce
ne fut pas une guerre civile; aussi les annales atheniennes n'ont-elles
conserve le souvenir d'aucun combat. Ce fut une guerre domestique dans
chaque bourgade, dans chaque maison, de pere en fils.

Ces luttes paraissent avoir eu une fortune diverse suivant la nature du
sol des divers cantons de l'Attique. Dans la plaine ou l'eupatride avait
son principal domaine et ou il etait toujours present, son autorite se
maintint a peu pres intacte sur le petit groupe de serviteurs qui etaient
toujours sous ses yeux; aussi les _pedieens_ se montrerent-ils
generalement fideles a l'ancien regime. Mais ceux qui labouraient
peniblement le flanc de la montagne, les _diacriens_, plus loin du maitre,
plus habitues a la vie independante, plus hardis et plus courageux,
renfermaient au fond du coeur une violente haine pour l'eupatride et une
ferme volonte de s'affranchir. C'etaient surtout ces hommes-la qui
s'indignaient de voir sur leur champ " la borne sacree " du maitre, et de
sentir " leur terre esclave ". [3] Quant aux habitants des cantons voisins
de la mer, aux _paraliens_, la propriete du sol les tentait moins; ils
avaient la mer devant eux, et le commerce et l'industrie. Plusieurs
etaient devenus riches, et avec la richesse ils etaient a peu pres libres.
Ils ne partageaient donc pas les ardentes convoitises des diacriens et
n'avaient pas une haine bien vigoureuse pour les eupatrides. Mais ils
n'avaient pas non plus la lache resignation des pedieens; ils demandaient
plus de stabilite dans leur condition et des droits mieux assures.

C'est Solon qui donna satisfaction a ces voeux dans la mesure du possible.
Il y a une partie de l'oeuvre de ce legislateur que les anciens ne nous
font connaitre que tres-imparfaitement, mais qui parait en avoir ete la
partie principale. Avant lui, la plupart des habitants de l'Attique
etaient encore reduits a la possession precaire du sol et pouvaient meme
retomber dans la servitude personnelle. Apres lui, cette nombreuse classe
d'hommes ne se retrouve plus: le droit de propriete est accessible a tous;
il n'y a plus de servitude pour l'Athenien; les familles de la classe
inferieure sont a jamais affranchies de l'autorite des familles
eupatrides. Il y a la un grand changement dont l'auteur ne peut etre que
Solon.

Il est vrai que, si l'on s'en tenait aux paroles de Plutarque, Solon
n'aurait fait qu'adoucir la legislation sur les dettes en otant au
creancier le droit d'asservir le debiteur. Mais il faut regarder de pres a
ce qu'un ecrivain qui est si posterieur a cette epoque, nous dit de ces
dettes qui troublerent la cite athenienne comme toutes les cites de la
Grece et de l'Italie. Il est difficile de croire qu'il y eut avant Solon
une telle circulation d'argent qu'il dut y avoir beaucoup de preteurs et
d'emprunteurs. Ne jugeons pas ces temps-la d'apres ceux qui ont suivi. Il
y avait alors fort peu de commerce; l'echange des creances etait inconnu
et les emprunts devaient etre assez rares. Sur quel gage l'homme qui
n'etait proprietaire de rien, aurait-il emprunte? Ce n'est guere l'usage,
dans aucune societe, de preter aux pauvres. On dit a la verite, sur la foi
des traducteurs de Plutarque plutot que de Plutarque lui-meme, que
l'emprunteur engageait sa terre. Mais en supposant que cette terre fut sa
propriete, il n'aurait pas pu l'engager; car le systeme des hypotheques
n'etait pas encore connu en ce temps-la et etait en contradiction avec la
nature du droit de propriete. Dans ces debiteurs dont Plutarque nous
parle, il faut voir les anciens clients; dans leurs dettes, la redevance
annuelle qu'ils doivent payer aux anciens maitres; dans la servitude ou
ils tombent s'ils ne payent pas, l'ancienne clientele qui les ressaisit.

Solon supprima peut-etre la redevance, ou, plus probablement, en reduisit
le chiffre a un taux tel que le rachat en devint facile; il ajouta qu'a
l'avenir le manque de payement ne ferait pas retomber le laboureur en
servitude.

Il fit plus. Avant lui, ces anciens clients, devenus possesseurs du sol,
ne pouvaient pas en devenir proprietaires: car sur leur champ se dressait
toujours la borne sacree et inviolable de l'ancien patron. Pour
l'affranchissement de la terre et du cultivateur, il fallait que cette
borne disparut. Solon la renversa: nous trouvons le temoignage de cette
grande reforme dans quelques vers de Solon lui-meme: " C'etait une oeuvre
inesperee, dit-il; je l'ai accomplie avec l'aide des dieux. J'en atteste
la deesse Mere, la Terre noire, dont j'ai en maints endroits arrache les
bornes, la terre qui etait esclave et qui maintenant est libre. " En
faisant cela, Solon avait accompli une revolution considerable. Il avait
mis de cote l'ancienne religion de la propriete qui, au nom du dieu Terme
immobile, retenait la terre en un petit nombre de mains. Il avait arrache
la terre a la religion pour la donner au travail. Il avait supprime, avec
l'autorite de l'eupatride sur le sol, son autorite sur l'homme, et il
pouvait dire dans ses vers: " Ceux qui sur cette terre subissaient la
cruelle servitude et tremblaient devant un maitre, je les ai faits
libres. "

Il est probable que ce fut cet affranchissement que les contemporains de
Solon appelerent du nom de [Grec: seisachtheia] (secouer le fardeau). Les
generations suivantes qui, une fois habituees a la liberte, ne voulaient
ou ne pouvaient pas croire que leurs peres eussent ete serfs, expliquerent
ce mot comme s'il marquait seulement une abolition des dettes. Mais il a
une energie qui nous revele une plus grande revolution. Ajoutons-y cette
phrase d'Aristote qui, sans entrer dans le recit de l'oeuvre de Solon, dit
simplement: " Il fit cesser l'esclavage du peuple. " [4]


_3  Transformation de la clientele a Rome_.

Cette guerre entre les client et les patrons a rempli aussi une longue
periode de l'existence de Rome. Tite-Live, a la verite, n'en dit rien,
parce qu'il n'a pas l'habitude d'observer de pres le changement des
institutions; d'ailleurs les annales des pontifes et les documents
analogues ou avaient puise les anciens historiens que Tite-Live
compulsait, ne devaient pas donner le recit de ces luttes domestiques.

Une chose, du moins, est certaine. Il y a eu, a l'origine de Rome, des
clients; il nous est meme reste des temoignages tres precis de la
dependance ou leurs patrons les tenaient. Si, plusieurs siecles apres,
nous cherchons ces clients, nous ne les trouvons plus. Le nom existe
encore, non la clientele. Car il n'y a rien de plus different des clients
de l'epoque primitive que ces plebeiens du temps de Ciceron qui se
disaient clients d'un riche pour avoir droit a la sportule.

Il y a quelqu'un qui ressemble mieux a l'ancien client, c'est l'affranchi.
[5] Pas plus a la fin de la republique qu'aux premiers temps de Rome,
l'homme, en sortant de la servitude, ne devient immediatement homme libre
et citoyen. Il reste soumis au maitre. Autrefois on l'appelait client,
maintenant on l'appelle affranchi; le nom seul est change. Quant au
maitre, son nom meme ne change pas; autrefois on l'appelait patron, c'est
encore ainsi qu'on l'appelle. L'affranchi, comme autrefois le client,
reste attache a la famille; il en porte le nom, aussi bien que l'ancien
client. Il depend de son patron; il lui doit non-seulement de la
reconnaissance, mais un veritable service, dont le maitre seul fixe la
mesure. Le patron a droit de justice sur son affranchi, comme il l'avait
sur son client; il peut le remettre en esclavage pour delit d'ingratitude.
[6] L'affranchi rappelle donc tout a fait l'ancien client. Entre eux il
n'y a qu'une difference: on etait client autrefois de pere en fils;
maintenant la condition d'affranchi cesse a la seconde ou au moins a la
troisieme generation. La clientele n'a donc pas disparu; elle saisit
encore l'homme au moment ou la servitude le quitte; seulement, elle n'est
plus hereditaire. Cela seul est deja un changement considerable; il est
impossible de dire a quelle epoque il s'est opere.

On peut bien discerner les adoucissements successifs qui furent apportes
au sort du client, et par quels degres il est arrive au droit de
propriete. A l'origine le chef de la _gens_ lui assigne un lot de terre a
cultiver. [7] Il ne tarde guere a devenir possesseur viager de ce lot,
moyennant qu'il contribue a toutes les depenses qui incombent a son ancien
maitre. Les dispositions si dures de la vieille loi qui l'obligent a payer
la rancon du patron, la dot de sa fille, ou ses amendes judiciaires,
prouvent du moins qu'au temps ou cette loi fut ecrite il etait deja
possesseur viager du sol. Le client fait ensuite un progres de plus: il
obtient le droit, en mourant, de transmettre le lot a son fils; il est
vrai qu'a defaut de fils la terre retourne encore au patron. Mais voici un
progres nouveau: le client qui ne laisse pas de fils, obtient le droit de
faire un testament. Ici la coutume hesite et varie; tantot le patron
reprend la moitie des biens, tantot la volonte du testateur est respectee
tout entiere; en tout cas, son testament n'est jamais sans valeur. [8]
Ainsi le client, s'il ne peut pas encore se dire proprietaire, a du moins
une jouissance aussi etendue qu'il est possible.

Sans doute ce n'est pas encore la l'affranchissement complet. Mais aucun
document ne nous permet de fixer l'epoque ou les clients se sont
definitivement detaches des familles patriciennes. Il y a un texte de
Tite-Live (II, 16) qui, si on le prend a la lettre, montre que des les
premieres annees de la republique, les clients etaient citoyens. Il y a
grande apparence qu'ils l'etaient deja au temps du roi Servius; peut-etre
meme votaient-ils dans les comices curiates des l'origine de Rome. Mais on
ne peut pas conclure de la qu'ils fussent des lors tout a fait affranchis;
car il est possible que les patriciens aient trouve leur interet a donner
a leurs clients des droits politiques, sans qu'ils aient pour cela
consenti a leur donner des droits civils.

Il ne parait pas que la revolution qui affranchit les clients a Rome, se
soit achevee d'un seul coup comme a Athenes. Elle s'accomplit fort
lentement et d'une maniere presque imperceptible, sans qu'aucune loi
formelle l'ait jamais consacree. Les liens de la clientele se relacherent
peu a peu et le client s'eloigna insensiblement du patron.

Le roi Servius fit une grande reforme a l'avantage des clients: il changea
l'organisation de l'armee. Avant lui, l'armee marchait divisee en tribus,
en curies, en _gentes_; c'etait la division patricienne: chaque chef de
_gens_ etait a la tete de ses clients. Servius partagea l'armee en
centuries, chacun eut son rang d'apres sa richesse. Il en resulta que le
client ne marcha plus a cote de son patron, qu'il ne le reconnut plus pour
chef dans le combat et qu'il prit l'habitude de l'independance.

Ce changement en amena un autre dans la constitution des comices.
Auparavant l'assemblee se partageait en curies et en _gentes_, et le
client, s'il votait, votait sous l'oeil du maitre. Mais la division par
centuries etant etablie pour les comices comme pour l'armee, le client ne
se trouva plus dans le meme cadre que son patron. Il est vrai que la
vieille loi lui commanda encore de voter comme lui, mais comment verifier
son vote?

C'etait beaucoup que de separer le client du patron dans les moments les
plus solennels de la vie, au moment du combat et au moment du vote.
L'autorite du patron se trouva fort amoindrie et ce qu'il lui en resta fut
de jour en jour plus conteste. Des que le client eut goute a
l'independance, il la voulut tout entiere. Il aspira a se detacher de la
_gens_ et a entrer dans la plebe, ou l'on etait libre. Que d'occasions se
presentaient! Sous les rois, il etait sur d'etre aide par eux, car ils ne
demandaient pas mieux que d'affaiblir les _gentes_. Sous la republique, il
trouvait la protection de la plebe elle-meme et des tribuns. Beaucoup de
clients s'affranchirent ainsi et la _gens_ ne put pas les ressaisir. En
472 avant J.-C., le nombre des clients etait encore assez considerable,
puisque la plebe se plaignait que, par leurs suffrages dans les comices
centuriates, ils fissent pencher la balance du cote des patriciens. [9]
Vers la meme epoque, la plebe ayant refuse de s'enroler, les patriciens
purent former une armee avec leurs clients. [10] Il parait pourtant que
ces clients n'etaient plus assez nombreux pour cultiver a eux seuls les
terres des patriciens, et que ceux-ci etaient obliges d'emprunter des bras
a la plebe. [11] Il est vraisemblable que la creation du tribunat, en
assurant aux clients echappes des protecteurs contre leurs anciens
patrons, et en rendant la situation des plebeiens plus enviable et plus
sure, hata ce mouvement graduel vers l'affranchissement. En 372 il n'y
avait plus de clients, et un Manlius pouvait dire a la plebe: " Autant
vous avez ete de clients autour de chaque patron, autant vous serez
maintenant contre un seul ennemi. " [12] Des lors nous ne voyons plus dans
l'histoire de Rome ces anciens clients, ces hommes hereditairement
attaches a la _gens_. La clientele primitive fait place a une clientele
d'un genre nouveau, lien volontaire et presque fictif qui n'entraine plus
les memes obligations. On ne distingue plus dans Rome les trois classes
des patriciens, des clients, des plebeiens. Il n'en reste plus que deux,
et les clients se sont fondus dans la plebe. Les Marcellus paraissent etre
une branche ainsi detachee de la _gens_ Claudia. Leur nom etait Claudius;
mais puisqu'ils n'etaient pas patriciens, ils n'avaient du faire partie de
la _gens_ qu'a titre de clients. Libres de bonne heure, enrichis par des
moyens qui nous sont inconnus, ils s'eleverent d'abord aux dignites de la
plebe, plus tard a celles de la cite. Pendant plusieurs siecles, la _gens_
Claudia parut avoir oublie ses anciens droits sur eux. Un jour pourtant,
au temps de Ciceron, [13] elle s'en souvint inopinement. Un affranchi ou
client des Marcellus etait mort et laissait un heritage qui, suivant la
loi, devait faire retour au patron. Les Claudius patriciens pretendirent
que les Marcellus, en clients qu'ils etaient, ne pouvaient pas avoir eux-
memes de clients, et que leurs affranchis devaient tomber, eux et leur
heritage, dans les mains du chef de la _gens_ patricienne, seul capable
d'exercer les droits de patronage. Ce proces etonna fort le public et
embarrassa les jurisconsultes; Ciceron meme trouva la question fort
obscure. Elle ne l'aurait pas ete quatre siecles plus tot, et les Claudius
auraient gagne leur cause. Mais au temps de Ciceron, le droit sur lequel
ils fondaient leur reclamation etait si antique qu'on l'avait oublie et
que le tribunal put bien donner gain de cause aux Marcellus. L'ancienne
clientele n'existait plus.


NOTES

[1] Festus, v  _Patres_.

[2] Caton, _De re rust._, 143. Columelle, XI, 1, 19.

[3] Solon, edition Bach, p. 104, 105.

[4] Aristote, _Gouv. d'Ath., Fragm._, coll. Didot, t. II, p. 107.

[5] L'affranchi devenait un client. L'identite entre ces deux termes est
marquee par un passage de Denys, IV, 23.

[6] _Digeste_, liv. XXV, tit. 2, 5; liv. L, tit. 16, 195. Valere Maxime,
V, 1, 4. Suetone, _Claude_, 25. Dion Cassius, LV. La legislation etait la
meme a Athenes; voy. Lysias et Hyperide dans Harpocration, v  [Grec:
Apostasion]. Demosthenes, _in Aristogitonem_ et Suidas. V  [Grec:
Anagchaion].

[7] Festus, v  _Patres_.

[8] _Institutes_ de Justinien, III, 7.

[9] Tite-Live, II, 56.

[10] Denys, VII, 19; X, 27.

[11] _Inculti per secessionem plebis agri_, Tite-Live, II, 34.

[12] Tite-Live, VI, 18.

[13] Ciceron, _De oratore_, I, 39.




CHAPITRE VII.

TROISIEME REVOLUTION: LA PLEBE ENTRE DANS LA CITE.


_1  Histoire generale de cette revolution._

Les changements qui s'etaient operes a la longue dans la constitution de
la famille, en amenerent d'autres dans la constitution de la cite.
L'ancienne famille aristocratique et sacerdotale se trouvait affaiblie. Le
droit d'ainesse ayant disparu, elle avait perdu son unite et sa vigueur;
les clients s'etant pour la plupart affranchis, elle avait perdu la plus
grande partie de ses sujets. Les hommes de la classe inferieure n'etaient
plus repartis dans les _gentes_; vivant en dehors d'elles, ils formerent
entre eux un corps. Par la, la cite changea d'aspect; au lieu qu'elle
avait ete precedemment un assemblage faiblement lie d'autant de petits
Etats qu'il y avait de familles, l'union se fit, d'une part entre les
membres patriciens des _gentes_, de l'autre entre les hommes de rang
inferieur. Il y eut ainsi deux grands corps en presence, deux societes
ennemies. Ce ne fut plus, comme dans l'epoque precedente, une lutte
obscure dans chaque famille; ce fut dans chaque ville une guerre ouverte.
Des deux classes, l'une voulait que la constitution religieuse de la cite
fut maintenue, et que le gouvernement, comme le sacerdoce, restat dans les
mains des familles sacrees. L'autre voulait briser les vieilles barrieres
qui la placaient en dehors du droit, de la religion et de la societe
politique.

Dans la premiere partie de la lutte, l'avantage etait a l'aristocratie de
naissance. A la verite, elle n'avait plus ses anciens sujets, et sa force
materielle etait tombee; mais il lui restait le prestige de sa religion,
son organisation reguliere, son habitude du commandement, ses traditions,
son orgueil hereditaire. Elle ne doutait pas de son droit; en se
defendant, elle croyait defendre la religion. Le peuple n'avait pour lui
que son grand nombre. Il etait gene par une habitude de respect dont il ne
lui etait pas facile de se defaire. D'ailleurs il n'avait pas de chefs;
tout principe d'organisation lui manquait. Il etait, a l'origine, une
multitude sans lien plutot qu'un corps bien constitue et vigoureux. Si
nous nous rappelons que les hommes n'avaient pas trouve d'autre principe
d'association que la religion hereditaire des familles, et qu'ils
n'avaient pas l'idee d'une autorite qui ne derivat pas du culte, nous
comprendrons aisement que cette plebe, qui etait en dehors du culte et de
la religion, n'ait pas pu former d'abord une societe reguliere, et qu'il
lui ait fallu beaucoup de temps pour trouver en elle les elements d'une
discipline et les regles d'un gouvernement.

Cette classe inferieure, dans sa faiblesse, ne vit pas d'abord d'autre
moyen de combattre l'aristocratie que de lui opposer la monarchie.

Dans les villes ou la classe populaire etait deja formee au temps des
anciens rois, elle les soutint de toute la force dont elle disposait, et
les encouragea a augmenter leur pouvoir. A Rome, elle exigea le
retablissement de la royaute apres Romulus; elle fit nommer Hostilius;
elle fit roi Tarquin l'Ancien; elle aima Servius et elle regretta Tarquin
le Superbe.

Lorsque les rois eurent ete partout vaincus et que l'aristocratie devint
maitresse, le peuple ne se borna pas a regretter la monarchie; il aspira a
la restaurer sous une forme nouvelle. En Grece, pendant le sixieme siecle,
il reussit generalement a se donner des chefs; ne pouvant pas les appeler
rois, parce que ce titre impliquait l'idee de fonctions religieuses et ne
pouvait etre porte que par des familles sacerdotales, il les appela
tyrans. [1]

Quel que soit le sens originel de ce mot, il est certain qu'il n'etait pas
emprunte a la langue de la religion; on ne pouvait pas l'appliquer aux
dieux, comme on faisait du mot roi; on ne le prononcait pas dans les
prieres. Il designait, en effet, quelque chose de tres nouveau parmi les
hommes, une autorite qui ne derivait pas du culte, un pouvoir que la
religion n'avait pas etabli. L'apparition de ce mot dans la langue grecque
marque l'apparition d'un principe que les generations precedentes
n'avaient pas connu, l'obeissance de l'homme a l'homme. Jusque-la, il n'y
avait eu d'autres chefs d'Etat que ceux qui etaient les chefs de la
religion; ceux-la seuls commandaient a la cite, qui faisaient le sacrifice
et invoquaient les dieux pour elle; en leur obeissant, on n'obeissait qu'a
la loi religieuse et on ne faisait acte de soumission qu'a la divinite.
L'obeissance a un homme, l'autorite donnee a cet homme par d'autres
hommes, un pouvoir d'origine et de nature tout humaine, cela avait ete
inconnu aux anciens eupatrides, et cela ne fut concu que le jour ou les
classes inferieures rejeterent le joug de l'aristocratie et chercherent un
gouvernement nouveau.

Citons quelques exemples. A Corinthe, " le peuple supportait avec peine la
domination des Bacchides; Cypselus, temoin de la haine qu'on leur portait
et voyant que le peuple cherchait un chef pour le conduire a
l'affranchissement ", s'offrit a etre ce chef; le peuple l'accepta, le fit
tyran, chassa les Bacchides et obeit a Cypselus. Milet eut pour tyran un
certain Thrasybule; Mitylene obeit a Pittacus, Samos a Polycrate. Nous
trouvons des tyrans a Argos, a Epidaure, a Megare au sixieme siecle;
Sicyone en a eu durant cent trente ans sans interruption. Parmi les Grecs
d'Italie, on voit des tyrans a Cumes, a Crotone, a Sybaris, partout. A
Syracuse, en 485, la classe inferieure se rendit maitresse de la ville et
chassa la classe aristocratique; mais elle ne put ni se maintenir ni se
gouverner, et au bout d'une annee elle dut se donner un tyran. [2]

Partout ces tyrans, avec plus ou moins de violence, avaient la meme
politique. Un tyran de Corinthe demandait un jour a un tyran de Milet des
conseils sur le gouvernement. Celui-ci, pour toute reponse, coupa les epis
de ble qui depassaient les autres. Ainsi leur regle de conduite etait
d'abattre les hautes tetes et de frapper l'aristocratie en s'appuyant sur
le peuple.

La plebe romaine forma d'abord des complots pour retablir Tarquin. Elle
essaya ensuite de faire des tyrans et jeta les yeux tour a tour sur
Publicola, sur Spurius Cassius, sur Manlius. L'accusation que le patriciat
adresse si souvent a ceux des siens qui se rendent populaires, ne doit pas
etre une pure calomnie. La crainte des grands atteste les desirs de la
plebe.

Mais il faut bien noter que, si le peuple en Grece et a Rome cherchait a
relever la monarchie, ce n'etait pas par un veritable attachement a ce
regime. Il aimait moins les tyrans qu'il ne detestait l'aristocratie. La
monarchie etait pour lui un moyen de vaincre et de se venger; mais jamais
ce gouvernement, qui n'etait issu que du droit de la force et ne reposait
sur aucune tradition sacree, n'eut de racines dans le coeur des
populations. On se donnait un tyran pour le besoin de la lutte; on lui
laissait ensuite le pouvoir par reconnaissance ou par necessite; mais
lorsque quelques annees s'etaient ecoulees et que le souvenir de la dure
oligarchie s'etait efface, on laissait tomber le tyran. Ce gouvernement
n'eut jamais l'affection des Grecs; ils ne l'accepterent que comme une
ressource momentanee, et en attendant que le parti populaire trouvat un
regime meilleur et se sentit la force de se gouverner lui-meme.

La classe inferieure grandit peu a peu. Il y a des progres qui
s'accomplissent obscurement et qui pourtant decident de l'avenir d'une
classe et transforment une societe. Vers le sixieme siecle avant notre
ere, la Grece et l'Italie virent jaillir une nouvelle source de richesse.
La terre ne suffisait plus a tous les besoins de l'homme; les gouts se
portaient vers le beau et vers le luxe: meme les arts naissaient; alors
l'industrie et le commerce devinrent necessaires. Il se forma peu a peu
une richesse mobiliere; on frappa des monnaies; l'argent parut. Or
l'apparition de l'argent etait une grande revolution. L'argent n'etait pas
soumis aux memes conditions de propriete que la terre; il etait, suivant
l'expression du jurisconsulte, _res nec mancipi_; il pouvait passer de
main en main sans aucune formalite religieuse et arriver sans obstacle au
plebeien. La religion, qui avait marque le sol de son empreinte, ne
pouvait rien sur l'argent.

Les hommes des classes inferieures connurent alors une autre occupation
que celle de cultiver la terre: il y eut des artisans, des navigateurs,
des chefs d'industrie, des commercants; bientot il y eut des riches parmi
eux. Singuliere nouveaute! Auparavant les chefs des _gentes_ pouvaient
seuls etre proprietaires, et voici d'anciens clients ou des plebeiens qui
sont riches et qui etalent leur opulence. Puis, le luxe, qui enrichissait
l'homme du peuple, appauvrissait l'eupatride; dans beaucoup de cites,
notamment a Athenes, on vit une partie des membres du corps aristocratique
tomber dans la misere. Or dans une societe ou la richesse se deplace, les
rangs sont bien pres d'etre renverses.

Une autre consequence de ce changement fut que dans le peuple meme des
distinctions et des rangs s'etablirent, comme il en faut dans toute
societe humaine. Quelques familles furent en vue; quelques noms grandirent
peu a peu. Il se forma dans le peuple une sorte d'aristocratie; ce n'etait
pas un mal; le peuple cessa d'etre une masse confuse et commenca a
ressembler a un corps constitue. Ayant des rangs en lui, il put se donner
des chefs, sans plus avoir besoin de prendre parmi les patriciens le
premier ambitieux venu qui voulait regner. Cette aristocratie plebeienne
eut bientot les qualites qui accompagnent ordinairement la richesse
acquise par le travail, c'est-a-dire le sentiment de la valeur
personnelle, l'amour d'une liberte calme, et cet esprit de sagesse qui, en
souhaitant les ameliorations, redoute les aventures. La plebe se laissa
guider par cette elite qu'elle fut fiere d'avoir en elle. Elle renonca a
avoir des tyrans des qu'elle sentit qu'elle possedait dans son sein les
elements d'un gouvernement meilleur. Enfin la richesse devint pour quelque
temps, comme nous le verrons tout a l'heure, un principe d'organisation
sociale.

Il y a encore un changement dont il faut parler, car il aida fortement la
classe inferieure a grandir; c'est celui qui s'opera dans l'art militaire.
Dans les premiers siecles de l'histoire des cites, la force des armees
etait dans la cavalerie. Le veritable guerrier etait celui qui combattait
sur un char ou a cheval; le fantassin, peu utile au combat, etait peu
estime. Aussi l'ancienne aristocratie s'etait-elle reserve partout le
droit de combattre a cheval; [3] meme dans quelques villes les nobles se
donnaient le titre de chevaliers. Les _celeres_ de Romulus, les chevaliers
romains des premiers siecles etaient tous des patriciens. Chez les anciens
la cavalerie fut toujours l'arme noble. Mais peu a peu l'infanterie prit
quelque importance. Le progres dans la fabrication des armes et la
naissance de la discipline lui permirent de resister a la cavalerie. Ce
point obtenu, elle prit aussitot le premier rang dans les batailles, car
elle etait plus maniable et ses manoeuvres plus faciles; les legionnaires,
les hoplites firent dorenavant la force des armees. Or les legionnaires et
les hoplites etaient des plebeiens. Ajoutez que la marine prit de
l'extension, surtout en Grece, qu'il y eut des batailles sur mer et que le
destin d'une cite fut souvent entre les mains de ses rameurs, c'est-a-dire
des plebeiens. Or la classe qui est assez forte pour defendre une societe
l'est assez pour y conquerir des droits et y exercer une legitime
influence. L'etat social et politique d'une nation est toujours en rapport
avec la nature et la composition de ses armees.

Enfin la classe inferieure reussit a avoir, elle aussi, sa religion. Ces
hommes avaient dans le coeur, on peut le supposer, ce sentiment religieux
qui est inseparable de notre nature et qui nous fait un besoin de
l'adoration et de la priere. Ils souffraient donc de se voir ecarter de la
religion par l'antique principe qui prescrivait que chaque dieu appartint
a une famille et que le droit de prier ne se transmit qu'avec le sang. Ils
travaillerent a avoir aussi un culte.

Il est impossible d'entrer ici dans le detail des efforts qu'ils firent,
des moyens qu'ils imaginerent, des difficultes ou des ressources qui se
presenterent a eux. Ce travail, longtemps individuel, fut longtemps le
secret de chaque intelligence; nous n'en pouvons apercevoir que les
resultats. Tantot une famille plebeienne se fit un foyer, soit qu'elle eut
ose l'allumer elle-meme, soit qu'elle se fut procure ailleurs le feu
sacre; alors elle eut son culte, son sanctuaire, sa divinite protectrice,
son sacerdoce, a l'image de la famille patricienne. Tantot le plebeien,
sans avoir de culte domestique, eut acces aux temples de la cite; a Rome,
ceux qui n'avaient pas de foyer, par consequent pas de fete domestique,
offraient leur sacrifice annuel au dieu Quirinus. [4] Quand la classe
superieure persistait a ecarter de ses temples la classe inferieure,
celle-ci se faisait des temples pour elle; a Rome elle en avait un sur
l'Aventin, qui etait consacre a Diana; elle avait le temple de la pudeur
plebeienne. Les cultes orientaux qui, a partir du sixieme siecle,
envahirent la Grece et l'Italie, furent accueillis avec empressement par
la plebe; c'etaient des cultes qui, comme le bouddhisme, ne faisaient
acception ni de castes ni de peuples. Souvent enfin on vit la plebe se
faire des objets sacres analogues aux dieux des curies et des tribus
patriciennes. Ainsi le roi Servius eleva un autel dans chaque quartier,
pour que la multitude eut l'occasion de faire des sacrifices; de meme les
Pisistratides dresserent des _hermes_ dans les rues et sur les places
d'Athenes. [5] Ce furent la les dieux de la democratie. La plebe,
autrefois foule sans culte, eut dorenavant ses ceremonies religieuses et
ses fetes. Elle put prier; c'etait beaucoup dans une societe ou la
religion faisait la dignite de l'homme.

Une fois que la classe inferieure eut acheve ces differents progres, quand
il y eut en elle des riches, des soldats, des pretres, quand elle eut tout
ce qui donne a l'homme le sentiment de sa valeur et de sa force, quand
enfin elle eut oblige la classe superieure a la compter pour quelque
chose, il fut alors impossible de la retenir en dehors de la vie sociale
et politique, et la cite ne put pas lui rester fermee plus longtemps.

L'entree de cette classe inferieure dans la cite est une revolution qui,
du septieme au cinquieme siecle, a rempli l'histoire de la Grece et de
l'Italie. Les efforts du peuple ont eu partout la victoire, mais non pas
partout de la meme maniere ni par les memes moyens.

Ici, le peuple, des qu'il s'est senti fort, s'est insurge; les armes a la
main, il a force les portes de la ville ou il lui etait interdit
d'habiter. Une fois devenu le maitre, ou il a chasse les grands et a
occupe leurs maisons, ou il s'est contente de decreter l'egalite des
droits. C'est ce qu'on vit a Syracuse, a Erythrees, a Milet.

La, au contraire, le peuple a use de moyens moins violents. Sans luttes a
main armee, par la seule force morale que lui avaient donnee ses derniers
progres, il a contraint les grands a faire des concessions. On a nomme
alors un legislateur et la constitution a ete changee. C'est ce qu'on vit
a Athenes.

Ailleurs, la classe inferieure, sans secousse et sans bouleversement,
arriva par degres a son but. Ainsi a Cumes le nombre des membres de la
cite, d'abord tres restreint, s'accrut une premiere fois par l'admission
de ceux du peuple qui etaient assez riches pour nourrir un cheval. Plus
tard, on eleva jusqu'a mille le nombre des citoyens, et l'on arriva enfin
peu a peu a la democratie. [6]

Dans quelques villes, l'admission de la plebe parmi les citoyens fut
l'oeuvre des rois; il en fut ainsi a Rome. Dans d'autres, elle fut
l'oeuvre des tyrans populaires; c'est ce qui eut lieu a Corinthe, a
Sicyone, a Argos. Quand l'aristocratie reprit le dessus, elle eut
ordinairement la sagesse de laisser a la classe inferieure ce titre de
citoyen que les rois ou les tyrans lui avaient donne. A Samos,
l'aristocratie ne vint a bout de sa lutte contre les tyrans qu'en
affranchissant les plus basses classes. Il serait trop long d'enumerer
toutes les formes diverses sous lesquelles cette grande revolution s'est
accomplie. Le resultat a ete partout le meme: la classe inferieure a
penetre dans la cite et a fait partie du corps politique.

Le poete Theognis nous donne une idee assez nette de cette revolution et
de ses consequences. Il nous dit que dans Megare, sa patrie, il y a deux
sortes d'hommes. Il appelle l'une la classe des _bons_, [Grec: agathoi];
c'est, en effet, le nom qu'elle se donnait dans la plupart des villes
grecques. Il appelle l'autre la classe des _mauvais_, [Grec: kakoi]; c'est
encore de ce nom qu'il etait d'usage de designer la classe inferieure.
Cette classe, le poete nous decrit sa condition ancienne: " elle ne
connaissait autrefois ni les tribunaux ni les lois "; c'est assez dire
qu'elle n'avait pas le droit de cite. Il n'etait meme pas permis a ces
hommes d'approcher de la ville; " ils vivaient en dehors comme des betes
sauvages ". Ils n'assistaient pas aux repas religieux; ils n'avaient pas
le droit de se marier dans les familles des _bons_.

Mais que tout cela est change! les rangs ont ete bouleverses, " les
mauvais ont ete mis au-dessus des bons ". La justice est troublee; les
antiques lois ne sont plus, et des lois d'une nouveaute etrange les ont
remplacees. La richesse est devenue l'unique objet des desirs des hommes,
parce qu'elle donne la puissance. L'homme de race noble epouse la fille du
riche plebeien et " le mariage confond les races ".

Theognis, qui sort d'une famille aristocratique, a vainement essaye de
resister au cours des choses. Condamne a l'exil, depouille de ses biens,
il n'a plus que ses vers pour protester et pour combattre. Mais s'il
n'espere pas le succes, du moins il ne doute pas de la justice de sa
cause; il accepte la defaite, mais il garde le sentiment de son droit. A
ses yeux, la revolution qui s'est faite est un mal moral, un crime. Fils
de l'aristocratie, il lui semble que cette revolution n'a pour elle ni la
justice ni les dieux et qu'elle porte atteinte a la religion. " Les dieux,
dit-il, ont quitte la terre; nul ne les craint. La race des hommes pieux a
disparu; on n'a plus souci des Immortels. "

Mais ces regrets sont inutiles, il le sait bien. S'il gemit ainsi, c'est
par une sorte de devoir pieux, c'est parce qu'il a recu des anciens " la
tradition sainte ", et qu'il doit la perpetuer. Mais en vain: la tradition
meme va se fletrir, les fils des nobles vont oublier leur noblesse;
bientot on les verra tous s'unir par le mariage aux familles plebeiennes,
" ils boiront a leurs fetes et mangeront a leur table "; ils adopteront
bientot leurs sentiments. Au temps de Theognis, le regret est tout ce qui
reste a l'aristocratie grecque, et ce regret meme va disparaitre.

En effet, apres Theognis, la noblesse ne fut plus qu'un souvenir. Les
grandes familles continuerent a garder pieusement le culte domestique et
la memoire des ancetres; mais ce fut tout. Il y eut encore des hommes qui
s'amuserent a compter leurs aieux; mais on riait de ces hommes. On garda
l'usage d'inscrire sur quelques tombes que le mort etait de noble race;
mais nulle tentative ne fut faite pour relever un regime a jamais tombe.
Isocrate dit avec verite que de son temps les grandes familles d'Athenes
n'existaient plus que dans leurs tombeaux.

Ainsi la cite ancienne s'etait transformee par degres. A l'origine, elle
etait l'association d'une centaine de chefs de famille. Plus tard le
nombre des citoyens s'accrut, parce que les branches cadettes obtinrent
l'egalite. Plus tard encore, les clients affranchis, la plebe, toute cette
foule qui pendant des siecles etait restee en dehors de l'association
religieuse et politique, quelquefois meme en dehors de l'enceinte sacree
de la ville, renversa les barrieres qu'on lui opposait et penetra dans la
cite, ou aussitot elle fut maitresse.


_2  Histoire de cette revolution a Athenes._

Les eupatrides, apres le renversement de la royaute, gouvernerent Athenes
pendant quatre siecles. Sur cette longue domination l'histoire est muette;
on n'en sait qu'une chose, c'est qu'elle fut odieuse aux classes
inferieures et que le peuple fit effort pour sortir de ce regime.

L'an 598, le mecontentement que l'on voyait general, et les signes
certains qui annoncaient une revolution prochaine, eveillerent l'ambition
d'un eupatride, Cylon, qui songea a renverser le gouvernement de sa caste
et a se faire tyran populaire. L'energie des archontes fit avorter
l'entreprise; mais l'agitation continua apres lui. En vain les eupatrides
mirent en usage toutes les ressources de leur religion. En vain ils dirent
que les dieux etaient irrites et que des spectres apparaissaient. En vain
ils purifierent la ville de tous les crimes du peuple et eleverent deux
autels a la Violence et a l'Insolence, pour apaiser ces deux, divinites
dont l'influence maligne avait trouble les esprits. [7] Tout cela ne
servit de rien. Les sentiments de haine ne furent pas adoucis. On fit
venir de Crete le pieux Epimenide, personnage mysterieux qu'on disait fils
d'une deesse; on lui fit accomplir une serie de ceremonies expiatoires; on
esperait, en frappant ainsi l'imagination du peuple, raviver la religion
et fortifier, par consequent, l'aristocratie. Mais le peuple ne s'emut
pas; la religion des eupatrides n'avait plus de prestige sur son ame; il
persista a reclamer des reformes.

Pendant seize annees encore, l'opposition farouche des pauvres de la
montagne et l'opposition patiente des riches du rivage firent une rude
guerre aux eupatrides. A la fin, tout ce qu'il y avait de sage dans les
trois partis s'entendit pour confier a Solon le soin de terminer ces
querelles et de prevenir des malheurs plus grands. Solon avait la rare
fortune d'appartenir a la fois aux eupatrides par sa naissance et aux
commercants par les occupations de sa jeunesse. Ses poesies nous le
montrent comme un homme tout a fait degage des prejuges de sa caste; par
son esprit conciliant, par son gout pour la richesse et pour le luxe, par
son amour du plaisir, il est fort eloigne des anciens eupatrides et il
appartient a la nouvelle Athenes.

Nous avons dit plus haut que Solon commenca par affranchir la terre de la
vieille domination que la religion des familles eupatrides avait exercee
sur elle. Il brisa les chaines de la clientele. Un tel changement dans
l'etat social en entrainait un autre dans l'ordre politique. Il fallait
que les classes inferieures eussent desormais, suivant l'expression de
Solon lui-meme, un bouclier pour defendre leur liberte recente. Ce
bouclier, c'etaient des droits politiques.

Il s'en faut beaucoup que la constitution de Solon nous soit clairement
connue; il parait du moins que tous les Atheniens firent desormais partie
de l'assemblee du peuple et que le Senat ne fut plus compose des seuls
eupatrides; il parait meme que les archontes purent etre elus en dehors de
l'ancienne caste sacerdotale. Ces graves innovations renversaient toutes
les anciennes regles de la cite. Suffrages, magistratures, sacerdoces,
direction de la societe, il fallait que l'eupatride partageat tout cela
avec l'homme de la caste inferieure. Dans la constitution nouvelle il
n'etait tenu aucun compte des droits de la naissance; il y avait encore
des classes, mais elles n'etaient plus distinguees que par la richesse.
Des lors la domination des eupatrides disparut. L'eupatride ne fut plus
rien, a moins qu'il ne fut riche; il valut par sa richesse et non pas par
sa naissance. Desormais le poete put dire: " Dans la pauvrete l'homme
noble n'est plus rien "; et le peuple applaudit au theatre cette boutade
du comique: " De quelle naissance est cet homme? -- Riche, ce sont la
aujourd'hui les nobles. " [8]

Le regime qui s'etait ainsi fonde, avait deux sortes d'ennemis: les
eupatrides qui regrettaient leurs privileges perdus, et les pauvres qui
souffraient encore de l'inegalite.

A peine Solon avait-il acheve son oeuvre, que l'agitation recommenca.
" Les pauvres se montrerent, dit Plutarque, les apres ennemis des riches.
" Le gouvernement nouveau leur deplaisait peut-etre autant que celui des
eupatrides. D'ailleurs, en voyant que les eupatrides pouvaient encore etre
archontes et senateurs, beaucoup s'imaginaient que la revolution n'avait
pas ete complete. Solon avait maintenu les formes republicaines; or le
peuple avait encore une haine irreflechie contre ces formes de
gouvernement sous lesquelles il n'avait vu pendant quatre siecles que le
regne de l'aristocratie. Suivant l'exemple de beaucoup de cites grecques,
il voulut un tyran.

Pisistrate, issu des eupatrides, mais poursuivant un but d'ambition
personnelle, promit aux pauvres un partage des terres et se les attacha.
Un jour il parut dans l'assemblee, et pretendant qu'on l'avait blesse, il
demanda qu'on lui donnat une garde. Les hommes des premieres classes
allaient lui repondre et devoiler le mensonge, mais " la populace etait
prete a en venir aux mains pour soutenir Pisistrate; ce que voyant, les
riches s'enfuirent en desordre ". Ainsi l'un des premiers actes de
l'assemblee populaire recemment instituee fut d'aider un homme a se rendre
maitre de la patrie.

Il ne parait pas d'ailleurs que le regne de Pisistrate ait apporte aucune
entrave au developpement des destinees d'Athenes. Il eut, au contraire,
pour principal effet d'assurer et de garantir contre une reaction la
grande reforme sociale et politique qui venait de s'operer. Les eupatrides
ne s'en releverent jamais.

Le peuple ne se montra guere desireux de reprendre sa liberte; deux fois
la coalition des grands et des riches renversa Pisistrate, deux fois il
reprit le pouvoir, et ses fils gouvernerent Athenes apres lui. Il fallut
l'intervention d'une armee Spartiate dans l'Attique pour faire cesser la
domination de cette famille.

L'ancienne aristocratie eut un moment l'espoir de profiter de la chute des
Pisistratides pour ressaisir ses privileges. Non-seulement elle n'y
reussit pas, mais elle recut meme le plus rude coup qui lui eut encore ete
porte. Clisthenes, qui etait issu de cette classe, mais d'une famille que
cette classe couvrait d'opprobre et semblait renier depuis trois
generations, trouva le plus sur moyen de lui oter a jamais ce qu'il lui
restait encore de force. Solon, en changeant la constitution politique,
avait laisse subsister toute la vieille organisation religieuse de la
societe athenienne. La population restait partagee en deux ou trois cents
_gentes_, en douze phratries, en quatre tribus. Dans chacun de ces groupes
il y avait encore, comme dans l'epoque precedente, un culte hereditaire,
un pretre qui etait un eupatride, un chef qui etait le meme que le pretre.
Tout cela etait le reste d'un passe qui avait peine a disparaitre; par la,
les traditions, les usages, les regles, les distinctions qu'il y avait eu
dans l'ancien etat social, se perpetuaient. Ces cadres avaient ete etablis
par la religion, et ils maintenaient a leur tour la religion, c'est-a-dire
la puissance des grandes familles. Il y avait dans chacun de ces cadres
deux classes d'hommes, d'une part les eupatrides qui possedaient
hereditairement le sacerdoce et l'autorite, de l'autre les hommes d'une
condition inferieure, qui n'etaient plus serviteurs ni clients, mais qui
etaient encore retenus sous l'autorite de l'eupatride par la religion. En
vain la loi de Solon disait que tous les Atheniens etaient libres. La
vieille religion saisissait l'homme au sortir de l'Assemblee ou il avait
librement vote, et lui disait: Tu es lie a un eupatride par le culte; tu
lui dois respect, deference, soumission; comme membre d'une cite, Solon
t'a fait libre; mais comme membre d'une tribu, tu obeis a un eupatride;
comme membre d'une phratrie, tu as encore un eupatride pour chef; dans la
famille meme, dans la _gens_ ou tes ancetres sont nes et dont tu ne peux
pas sortir, tu retrouves encore l'autorite d'un eupatride. A quoi servait-
il que la loi politique eut fait de cet homme un citoyen, si la religion
et les moeurs persistaient a en faire un client? Il est vrai que depuis
plusieurs generations beaucoup d'hommes se trouvaient en dehors de ces
cadres, soit qu'ils fussent venus de pays etrangers, soit qu'ils se
fussent echappes de la _gens_ et de la tribu pour etre libres. Mais ces
hommes souffraient d'une autre maniere, ils se trouvaient dans un etat
d'inferiorite morale vis-a-vis des autres hommes, et une sorte d'ignominie
s'attachait a leur independance.

Il y avait donc, apres la reforme politique de Solon, une autre reforme a
operer dans le domaine de la religion. Clisthenes l'accomplit en
supprimant les quatre anciennes tribus religieuses, et en les remplacant
par dix tribus qui etaient partagees en un certain nombre de demes.

Ces tribus et ces demes ressemblerent en apparence aux anciennes tribus et
aux _gentes_. Dans chacune de ces circonscriptions il y eut un culte, un
pretre, un juge, des reunions pour les ceremonies religieuses, des
assemblees pour deliberer sur les interets communs. [9] Mais les groupes
nouveaux differerent des anciens en deux points essentiels. D'abord, tous
les hommes libres d'Athenes, meme ceux qui n'avaient pas fait partie des
anciennes tribus et des _gentes_, furent repartis dans les cadres formes
par Clisthenes: [10] grande reforme qui donnait un culte a ceux qui en
manquaient encore, et qui faisait entrer dans une association religieuse
ceux qui auparavant etaient exclus de toute association. En second lieu,
les hommes furent distribues dans les tribus et dans les demes, non plus
d'apres leur naissance, comme autrefois, mais d'apres leur domicile. La
naissance n'y compta pour rien: les hommes y furent egaux et l'on n'y
connut plus de privileges. Le culte, pour la celebration duquel la
nouvelle tribu ou le deme se reunissait, n'etait plus le culte hereditaire
d'une ancienne famille; on ne s'assemblait plus autour du foyer d'un
eupatride. Ce n'etait plus un ancien eupatride que la tribu ou le deme
venerait comme ancetre divin; les tribus eurent de nouveaux heros eponymes
choisis parmi les personnages antiques dont le peuple avait conserve bon
souvenir, et quant aux demes, ils adopterent uniformement pour dieux
protecteurs _Zeus gardien de l'enceinte_ et _Apollon paternel_. Des lors
il n'y avait plus de raison pour que le sacerdoce fut hereditaire dans le
deme comme il l'avait ete dans la _gens_; il n'y en avait non plus aucune
pour que le pretre fut toujours un eupatride. Dans les nouveaux groupes,
la dignite de pretre et de chef fut annuelle, et chaque membre put
l'exercer a son tour. Cette reforme fut ce qui acheva de renverser
l'aristocratie des eupatrides. A dater de ce moment, il n'y eut plus de
caste religieuse; plus de privileges de naissance, ni en religion ni en
politique. La societe athenienne etait entierement transformee. [11]

 Or la suppression des vieilles tribus, remplacees par des tribus
nouvelles, ou tous les hommes avaient acces et etaient egaux, n'est pas un
fait particulier a l'histoire d'Athenes. Le meme changement a ete opere a
Cyrene, a Sicyone, a Elis, a Sparte, et probablement dans beaucoup
d'autres cites grecques. [12] De tous les moyens propres a affaiblir
l'ancienne aristocratie, Aristote n'en voyait pas de plus efficace que
celui-la. " Si l'on veut fonder la democratie, dit-il, on fera ce que fit
Clisthenes chez les Atheniens: on etablira de nouvelles tribus et de
nouvelles phratries; aux sacrifices hereditaires des familles on
substituera des sacrifices ou tous les hommes seront admis; on confondra
autant que possible les relations des hommes entre eux, en ayant soin de
briser toutes les associations anterieures. " [13]

Lorsque cette reforme est accomplie dans toutes les cites, on peut dire
que l'ancien moule de la societe est brise et qu'il se forme un nouveau
corps social. Ce changement dans les cadres que l'ancienne religion
hereditaire avait etablis et qu'elle declarait immuables, marque la fin du
regime religieux de la cite.


_3  Histoire de cette revolution a Rome._

La plebe eut de bonne heure a Rome une grande importance. La situation de
la ville entre les Latins, les Sabins et les Etrusques la condamnait a une
guerre perpetuelle, et la guerre exigeait qu'elle eut une population
nombreuse. Aussi les rois avaient-ils accueilli et appele tous les
etrangers, sans avoir egard a leur origine. Les guerres se succedaient
sans cesse, et comme on avait besoin d'hommes, le resultat le plus
ordinaire de chaque victoire etait qu'on enlevait a la ville vaincue sa
population pour la transferer a Rome. Que devenaient ces hommes ainsi
amenes avec le butin? S'il se trouvait parmi eux des familles sacerdotales
et patriciennes, le patriciat s'empressait de se les adjoindre. Quant a la
foule, une partie entrait dans la clientele des grands ou du roi, une
partie etait releguee dans la plebe.

D'autres elements encore entraient dans la composition de cette classe.
Beaucoup d'etrangers affluaient a Rome, comme en un lieu que sa situation
rendait propre au commerce. Les mecontents de la Sabine, de l'Etrurie, du
Latium y trouvaient un refuge. Tout cela entrait dans la plebe. Le client
qui reussissait a s'echapper de la _gens_, devenait un plebeien. Le
patricien qui se mesalliait ou qui commettait une de ces fautes qui
entrainaient la decheance, tombait dans la classe inferieure. Tout batard
etait repousse par la religion des familles pures, et relegue dans la
plebe.

Pour toutes ces raisons, la plebe augmentait en nombre. La lutte qui etait
engagee entre les patriciens et les rois, accrut son importance. La
royaute et la plebe sentirent de bonne heure qu'elles avaient les memes
ennemis. L'ambition des rois etait de se degager des vieux principes de
gouvernement qui entravaient l'exercice de leur pouvoir. L'ambition de la
plebe etait de briser les vieilles barrieres qui l'excluaient de
l'association religieuse et politique. Une alliance tacite s'etablit; les
rois protegerent la plebe, et la plebe soutint les rois.

Les traditions et les temoignages de l'antiquite placent sous le regne de
Servius les grands progres des plebeiens. La haine que les patriciens
conserverent pour ce roi, montre suffisamment quelle etait sa politique.
Sa premiere reforme fut de donner des terres a la plebe, non pas, il est
vrai, sur l'_ager romanus_, mais sur les territoires pris a l'ennemi; ce n
etait pas moins une innovation grave que de conferer ainsi le droit de
propriete sur le sol a des familles qui jusqu'alors n'avaient pu cultiver
que le sol d'autrui. [14]

Ce qui fut plus grave encore, c'est qu'il publia des lois pour la plebe,
qui n'en avait jamais eu auparavant. Ces lois etaient relatives pour la
plupart aux obligations que le plebeien pouvait contracter avec le
patricien. C'etait un commencement de droit commun entre les deux ordres,
et pour la plebe, un commencement d'egalite. [15]

Puis ce meme roi etablit une division nouvelle dans la cite. Sans detruire
les trois anciennes tribus, ou les familles patriciennes et les clients
etaient repartis d'apres la naissance, il forma quatre tribus nouvelles ou
la population tout entiere etait distribuee d'apres le domicile. Nous
avons vu cette reforme a Athenes et nous en avons dit les effets; ils
furent les memes a Rome. La plebe, qui n'entrait pas dans les anciennes
tribus, fut admise dans les tribus nouvelles. [16] Cette multitude jusque-
la flottante, espece de population nomade qui n'avait aucun lien avec la
cite, eut desormais ses divisions fixes et son organisation reguliere. La
formation de ces tribus, ou les deux ordres etaient meles, marque
veritablement l'entree de la plebe dans la cite. Chaque tribu eut un foyer
et des sacrifices; Servius etablit des dieux Lares dans chaque carrefour
de la ville, dans chaque circonscription de la campagne. Ils servirent de
divinites a ceux qui n'en avaient pas de naissance. Le plebeien celebra
les fetes religieuses de son quartier et de son bourg (_compitalia,
paganalia_), comme le patricien celebrait les sacrifices de sa _gens_ et
de sa curie. Le plebeien eut une religion.

En meme temps un grand changement fut opere dans la ceremonie sacree de la
lustration. Le peuple ne fut plus range par curies, a l'exclusion de ceux
que les curies n'admettaient pas. Tous les habitants libres de Rome, tous
ceux qui faisaient partie des tribus nouvelles, figurerent dans l'acte
sacre. Pour la premiere fois, tous les hommes, sans distinction de
patriciens, de clients, de plebeiens, furent reunis. Le roi fit le tour de
cette assemblee melee, en poussant devant lui les victimes et en chantant
l'hymne solennel. La ceremonie achevee, tous se trouverent egalement
citoyens.

Avant Servius, on ne distinguait a Rome que deux sortes d'hommes, la caste
sacerdotale des patriciens avec leurs clients, et la classe plebeienne. On
ne connaissait nulle autre distinction que celle que la religion
hereditaire avait etablie. Servius marqua une division nouvelle, celle qui
avait pour principe la richesse. Il partagea les habitants de Rome en deux
grandes categories: dans l'une etaient ceux qui possedaient quelque chose,
dans l'autre ceux qui n'avaient rien. La premiere se divisa elle-meme en
cinq classes, dans lesquelles les hommes furent repartis suivant le
chiffre de leur fortune. [17] Servius introduisait par la un principe tout
nouveau dans la societe romaine: la richesse marqua desormais des rangs,
comme avait fait la religion.

Servius appliqua cette division de la population romaine au service
militaire. Avant lui, si les plebeiens combattaient, ce n'etait pas dans
les rangs de la legion. Mais comme Servius avait fait d'eux des
proprietaires et des citoyens, il pouvait aussi en faire des legionnaires.
Dorenavant l'armee ne fut plus composee uniquement des hommes des curies;
tous les hommes libres, tous ceux du moins qui possedaient quelque chose,
en firent partie, et les proletaires seuls continuerent a en etre exclus.
Ce ne fut plus le rang de patricien ou de client qui determina l'armure de
chaque soldat et son poste de bataille; l'armee etait divisee par classes,
exactement comme la population, d'apres la richesse. La premiere classe,
qui avait l'armure complete, et les deux suivantes, qui avaient au moins
le bouclier, le casque et l'epee, formerent les trois premieres lignes de
la legion. La quatrieme et la cinquieme, legerement armees, composerent
les corps de velites et de frondeurs. Chaque classe se partageait en
compagnies, que l'on appelait centuries. La premiere en comprenait, dit-
on, quatre-vingts; les quatre autres vingt ou trente chacune. La cavalerie
etait a part, et en ce point encore Servius fit une grande innovation;
tandis que jusque-la les jeunes patriciens composaient seuls les centuries
de cavaliers, Servius admit un certain nombre de plebeiens, choisis parmi
les plus riches, a combattre a cheval, et il en forma douze centuries
nouvelles.

Or on ne pouvait guere toucher a l'armee sans toucher en meme temps a la
constitution politique. Les plebeiens sentirent que leur valeur dans
l'Etat s'etait accrue; ils avaient des armes, une discipline, des chefs;
chaque centurie avait son centurion et une enseigne sacree. Cette
organisation militaire etait permanente; la paix ne la dissolvait pas. Il
est vrai qu'au retour d'une campagne les soldats quittaient leurs rangs,
la loi leur defendant d'entrer dans la ville en corps de troupe. Mais
ensuite, au premier signal, les citoyens se rendaient en armes au champ de
Mars, ou chacun retrouvait sa centurie, son centurion et son drapeau. Or
il arriva, 25 ans apres Servius Tullius, qu'on eut la pensee de convoquer
l'armee, sans que ce fut pour une expedition militaire. L'armee s'etant
reunie et ayant pris ses rangs, chaque centurie ayant son centurion a sa
tete et son drapeau au milieu d'elle, le magistrat parla, consulta, fit
voter. Les six centuries patriciennes et les douze de cavaliers plebeiens
voterent d'abord, apres elles les centuries d'infanterie de premiere
classe, et les autres a la suite. Ainsi se trouva etablie au bout de peu
de temps l'assemblee centuriate, ou quiconque etait soldat avait droit de
suffrage, et ou l'on ne distinguait presque plus le plebeien du patricien.
[18]

Toutes ces reformes changeaient singulierement la face de la cite romaine.
Le patriciat restait debout avec ses cultes hereditaires, ses curies, son
senat. Mais les plebeiens acqueraient l'habitude de l'independance, la
richesse, les armes, la religion. La plebe ne se confondait pas avec le
patriciat, mais elle grandissait a cote de lui.

Il est vrai que le patriciat prit sa revanche. Il commenca par egorger
Servius; plus tard il chassa Tarquin. Avec la royaute la plebe fut
vaincue.

Les patriciens s'efforcerent de lui reprendre toutes les conquetes qu'elle
avait faites sous les rois. Un de leurs premiers actes fut d'enlever aux
plebeiens les terres que Servius leur avait donnees; et l'on peut
remarquer que le seul motif allegue pour les depouiller ainsi fut qu'ils
etaient plebeiens. [19] Le patriciat remettait donc en vigueur le vieux
principe qui voulait que la religion hereditaire fondat seule le droit de
propriete, et qui ne permettait pas que l'homme sans religion et sans
ancetres put exercer aucun droit sur le sol.

Les lois que Servius avait faites pour la plebe lui furent aussi retirees.
Si le systeme des classes et l'assemblee centuriate ne furent pas abolis,
c'est d'abord parce que l'etat de guerre ne permettait pas de desorganiser
l'armee, c'est ensuite parce que l'on sut entourer ces comices de
formalites telles que le patriciat fut toujours le maitre des elections.
On n'osa pas enlever aux plebeiens le titre de citoyens; on les laissa
figurer dans le cens. Mais il est clair que le patriciat, en permettant a
la plebe de faire partie de la cite, ne partagea avec elle ni les droits
politiques, ni la religion, ni les lois. De nom, la plebe resta dans la
cite; de fait, elle en fut exclue.

N'accusons pas plus que de raison les patriciens, et ne supposons pas
qu'ils aient froidement concu le dessein d'opprimer et d'ecraser la plebe.
Le patricien qui descendait d'une famille sacree et se sentait l'heritier
d'un culte, ne comprenait pas d'autre regime social que celui dont
l'antique religion avait trace les regles. A ses yeux, l'element
constitutif de toute societe etait la _gens_, avec son culte, son chef
hereditaire, sa clientele. Pour lui, la cite ne pouvait pas etre autre
chose que la reunion des chefs des _gentes_. Il n'entrait pas dans son
esprit qu'il put y avoir un autre systeme politique que celui qui reposait
sur le culte, d'autres magistrats que ceux qui accomplissaient les
sacrifices publics, d'autres lois que celles dont la religion avait dicte
les saintes formules. Il ne fallait meme pas lui objecter que les
plebeiens avaient aussi, depuis peu, une religion, et qu'ils faisaient des
sacrifices aux Lares des carrefours. Car il eut repondu que ce culte
n'avait pas le caractere essentiel de la veritable religion, qu'il n'etait
pas hereditaire, que ces foyers n'etaient pas des feux antiques, et que
ces dieux Lares n'etaient pas de vrais ancetres. Il eut ajoute que les
plebeiens, en se donnant un culte, avaient fait ce qu'ils n'avaient pas le
droit de faire; que pour s'en donner un, ils avaient viole tous les
principes, qu'ils n'avaient pris que les dehors du culte et en avaient
retranche le principe essentiel qui etait l'heredite, qu'enfin leur
simulacre de religion etait absolument l'oppose de la religion.

Des que le patricien s'obstinait a penser que la religion hereditaire
devait seule gouverner les hommes, il en resultait qu'il ne voyait pas de
gouvernement possible pour la plebe. Il ne concevait pas que le pouvoir
social put s'exercer regulierement sur cette classe d'hommes. La loi
sainte ne pouvait pas leur etre appliquee; la justice etait un terrain
sacre qui leur etait interdit. Tant qu'il y avait eu des rois, ils avaient
pris sur eux de regir la plebe, et ils l'avaient fait d'apres certaines
regles qui n'avaient rien de commun avec l'ancienne religion, et que le
besoin ou l'interet public avait fait trouver. Mais par la revolution, qui
avait chasse les rois, la religion avait repris l'empire, et il etait
arrive forcement que toute la classe plebeienne avait ete rejetee en
dehors des lois sociales.

Le patriciat s'etait fait alors un gouvernement conforme a ses propres
principes; mais il ne songeait pas a en etablir un pour la plebe. Il
n'avait pas la hardiesse de la chasser de Rome, mais il ne trouvait pas
non plus le moyen de la constituer en societe reguliere. On voyait ainsi
au milieu de Rome des milliers de familles pour lesquelles il n'existait
pas de lois fixes, pas d'ordre social, pas de magistratures. La cite, le
_populus_, c'est-a-dire la societe patricienne avec les clients qui lui
etaient restes, s'elevait puissante, organisee, majestueuse. Autour d'elle
vivait la multitude plebeienne qui n'etait pas un peuple et ne formait pas
un corps. Les consuls, chefs de la cite patricienne, maintenaient l'ordre
materiel dans cette population confuse; les plebeiens obeissaient;
faibles, generalement pauvres, ils pliaient sous la force du corps
patricien.

Le probleme dont la solution devait decider de l'avenir de Rome etait
celui-ci: comment la plebe deviendrait-elle une societe reguliere?

Or le patriciat, domine par les principes rigoureux de sa religion, ne
voyait qu'un moyen de resoudre ce probleme, et c'etait de faire entrer la
plebe, par la clientele, dans les cadres sacres des _gentes_. Il parait
qu'une tentative fut faite en ce sens. La question des dettes, qui agita
Rome a cette epoque, ne peut s'expliquer que si l'on voit en elle la
question plus grave de la clientele et du servage. La plebe romaine,
depouillee de ses terres, ne pouvait plus vivre. Les patriciens
calculerent que par le sacrifice de quelque argent ils la feraient tomber
dans leurs liens. L'homme de la plebe emprunta. En empruntant il se
donnait au creancier, se vendait a lui. C'etait si bien une vente que cela
se faisait _per aes et libram_, c'est-a-dire avec la formalite solennelle
que l'on employait d'ordinaire pour conferer a un homme le droit de
propriete sur un objet. [20] Il est vrai que le plebeien prenait ses
suretes contre la servitude; par une sorte de contrat fiduciaire, il
stipulait qu'il garderait son rang d'homme libre jusqu'au jour de
l'echeance et que ce jour-la il reprendrait pleine possession de lui-meme
en remboursant la dette. Mais ce jour venu, si la dette n'etait pas
eteinte, le plebeien perdait le benefice de son contrat. Il tombait a la
discretion du creancier qui l'emmenait dans sa maison et en faisait son
client et son serviteur. En tout cela le patricien ne croyait pas faire
acte d'inhumanite; l'ideal de la societe etant a ses yeux le regime de la
_gens_, il ne voyait rien de plus legitime et de plus beau que d'y ramener
les hommes par quelque moyen que ce fut. Si son plan avait reussi, la
plebe eut en peu de temps disparu et la cite romaine n'eut ete que
l'association des _gentes_ patriciennes se partageant la foule des
clients.

Mais cette clientele etait une chaine dont le plebeien avait horreur. Il
se debattait contre le patricien qui, arme de sa creance, voulait l'y
faire tomber. La clientele etait pour lui l'equivalent de l'esclavage; la
maison du patricien etait a ses yeux une prison (_ergastulum_). Maintes
fois le plebeien, saisi par la main patricienne, implora l'appui de ses
semblables et ameuta la plebe, s'ecriant qu'il etait homme libre et
montrant en temoignage les blessures qu'il avait recues dans les combats
pour la defense de Rome. Le calcul des patriciens ne servit qu'a irriter
la plebe. Elle vit le danger; elle aspira de toute son energie a sortir de
cet etat precaire ou la chute du gouvernement royal l'avait placee. Elle
voulut avoir des lois et des droits.

Mais il ne parait pas que ces hommes aient d'abord souhaite d'entrer en
partage des lois et des droits des patriciens. Peut-etre croyaient-ils,
comme les patriciens eux-memes, qu'il ne pouvait y avoir rien de commun
entre les deux ordres. Nul ne songeait a l'egalite civile et politique.
Que la plebe put s'elever au niveau du patriciat, cela n'entrait pas plus
dans l'esprit du plebeien des premiers siecles que du patricien. Loin donc
de reclamer l'egalite des droits et des lois, ces hommes semblent avoir
prefere d'abord une separation complete. Dans Rome ils ne trouvaient pas
de remede a leurs souffrances; ils ne virent qu'un moyen de sortir de leur
inferiorite, c'etait de s'eloigner de Rome.

L'historien ancien rend bien leur pensee quand il leur attribue ce
langage; " Puisque les patriciens veulent posseder seuls la cite, qu'ils
en jouissent a leur aise. Pour nous Rome n'est rien. Nous n'avons la ni
foyers, ni sacrifices, ni patrie. Nous ne quittons qu'une ville etrangere;
aucune religion hereditaire ne nous attache a ce lieu. Toute terre nous
est bonne; la ou nous trouverons la liberte, la sera notre patrie. " [21]
Et ils allerent s'etablir sur le mont Sacre, en dehors des limites de
l'_ager romanus_.

En presence d'un tel acte, le Senat fut partage de sentiments. Les plus
ardents des patriciens laisserent voir que le depart de la plebe etait
loin de les affliger. Desormais les patriciens demeureraient seuls a Rome
avec les clients qui leur etaient encore fideles. Rome renoncerait a sa
grandeur future, mais le patriciat y serait le maitre. On n'aurait plus a
s'occuper de cette plebe, a laquelle les regles ordinaires du gouvernement
ne pouvaient pas s'appliquer, et qui etait un embarras dans la cite. On
aurait du peut-etre la chasser en meme temps que les rois; puisqu'elle
prenait d'elle-meme le parti de s'eloigner, on devait la laisser faire et
se rejouir.

Mais d'autres, moins fideles aux vieux principes ou plus soucieux de la
grandeur romaine, s'affligeaient du depart de la plebe, Rome perdait la
moitie de ses soldats. Qu'allait-elle devenir au milieu des Latins, des
Sabins, des Etrusques, tous ennemis? La plebe avait du bon; que ne savait-
on la faire servir aux interets de la cite? Ces senateurs souhaitaient
donc qu'au prix de quelques sacrifices, dont ils ne prevoyaient peut-etre
pas toutes les consequences, on ramenat dans la ville ces milliers de bras
qui faisaient la force des legions.

D'autre part, la plebe s'apercut, au bout de peu de mois, qu'elle ne
pouvait pas vivre sur le mont Sacre. Elle se procurait bien ce qui etait
materiellement necessaire a l'existence. Mais tout ce qui fait une societe
organisee lui manquait. Elle ne pouvait pas fonder la une ville, car elle
n'avait pas de pretre qui sut accomplir la ceremonie religieuse de la
fondation. Elle ne pouvait pas se donner de magistrats, car elle n'avait
pas de prytanee regulierement allume ou un magistrat eut l'occasion de
sacrifier. Elle ne pouvait pas trouver le fondement des lois sociales,
puisque les seules lois dont l'homme eut alors l'idee derivaient de la
religion patricienne. En un mot, elle n'avait pas en elle les elements
d'une cite. La plebe vit bien que, pour etre plus independante, elle
n'etait pas plus heureuse, qu'elle ne formait pas une societe plus
reguliere qu'a Rome, et qu'ainsi le probleme dont la solution lui
importait si fort n'etait pas resolu. Il ne lui avait servi de rien de
s'eloigner de Rome; ce n'etait pas dans l'isolement du mont Sacre qu'elle
pouvait trouver les lois et les droits auxquels elle aspirait.

Il se trouvait donc que la plebe et le patriciat, n'ayant presque rien de
commun, ne pouvaient pourtant pas vivre l'un sans l'autre. Ils se
rapprocherent et conclurent un traite d'alliance. Ce traite parait avoir
ete fait dans les memes formes que ceux qui terminaient une guerre entre
deux peuples differents; plebe et patriciat n'etaient, en effet, ni un
meme peuple ni une meme cite. Par ce traite, le patriciat n'accorda pas
que la plebe fit partie de la cite religieuse et politique, il ne semble
meme pas que la plebe l'ait demande. On convint seulement qu'a l'avenir la
plebe, constituee en une societe a peu pres reguliere, aurait des chefs
tires de son sein. C'est ici l'origine du tribunat de la plebe,
institution toute nouvelle et qui ne ressemble a rien de ce que les cites
avaient connu auparavant.

Le pouvoir des tribuns n'etait pas de meme nature que l'autorite du
magistrat; il ne derivait pas du culte de la cite. Le tribun
n'accomplissait aucune ceremonie religieuse; il etait elu sans auspices,
et l'assentiment des dieux n'etait pas necessaire pour le creer. [22] Il
n'avait ni siege curule, ni robe de pourpre, ni couronne de feuillage, ni
aucun de ces insignes qui dans toutes les cites anciennes designaient a la
veneration des hommes les magistrats-pretres. Jamais on ne le compta parmi
les magistrats romains.

Quelle etait donc la nature et quel etait le principe de son pouvoir? Il
est necessaire ici d'ecarter de notre esprit toutes les idees et toutes
les habitudes modernes, et de nous transporter, autant qu'il est possible,
au milieu des croyances des anciens. Jusque-la les hommes n'avaient
compris l'autorite que comme un appendice du sacerdoce. Lors donc qu'ils
voulurent etablir un pouvoir qui ne fut pas lie au culte, et des chefs qui
ne fussent pas des pretres, il leur fallut imaginer un singulier detour.
Pour cela, le jour ou l'on crea les premiers tribuns, on accomplit une
ceremonie religieuse d'un caractere particulier. [23] Les historiens n'en
decrivent pas les rites; ils disent seulement qu'elle eut pour effet de
rendre ces premiers tribuns _sacrosaints_. Or ce mot signifiait que le
corps du tribun serait compte dorenavant parmi les objets auxquels la
religion interdisait de toucher, et dont le seul contact faisait tomber
l'homme en etat de souillure. [24] De la venait que, si quelque devot de
Rome, quelque patricien rencontrait un tribun sur la voie publique, il se
faisait un devoir de se purifier en rentrant dans sa maison, " comme si
son corps eut ete souille par cette seule rencontre. " [25] Ce caractere,
sacrosaint restait attache au tribun pendant toute la duree de ses
fonctions; puis en creant son successeur, il lui transmettait ce
caractere, exactement comme le consul, en creant d'autres consuls, leur
passait les auspices et le droit d'accomplir les rites sacres. Plus tard,
le tribunal ayant ete interrompu pendant deux ans, il fallut, pour etablir
de nouveaux tribuns, renouveler la ceremonie religieuse qui avait ete
accomplie sur le mont Sacre.

On ne connait pas assez completement les idees des anciens pour dire si ce
caractere sacrosaint rendait la personne du tribun honorable aux yeux des
patriciens, ou la posait, au contraire, comme un objet de malediction et
d'horreur. Cette seconde conjecture est plus conforme a la vraisemblance.
Ce qui est certain, c'est que, de toute maniere, le tribun se trouvait
tout a fait inviolable, la main du patricien ne pouvant le toucher sans
une impiete grave.

Une loi confirma et garantit cette inviolabilite; elle prononca que " nul
ne pourrait violenter un tribun, ni le frapper, ni le tuer ". Elle ajouta
que " celui qui se permettrait un de ces actes vis-a-vis du tribun, serait
impur, que ses biens seraient confisques au profit du temple de Ceres et
qu'on pourrait le tuer impunement ". Elle se terminait par cette formule,
dont le vague aida puissamment aux progres futurs du tribunal: " Ni
magistrat ni particulier n'aura le droit de rien faire a rencontre d'un
tribun. " Tous les citoyens prononcerent un serment par lequel ils
s'engageaient a observer toujours cette loi etrange, appelant sur eux la
colere des dieux, s'ils la violaient, et ajoutant que quiconque se
rendrait coupable d'attentat sur un tribun " serait entache de la plus
grande souillure ". [26]

Ce privilege d'inviolabilite s'etendait aussi loin, que le corps du tribun
pouvait etendre son action directe. Un plebeien, etait-il maltraite par un
consul qui le condamnait a la prison, ou par un creancier qui mettait la
main sur lui, le tribun se montrait, se placait entre eux (_intercessio_)
et arretait la main patricienne. Qui eut ose " faire quelque chose a
l'encontre d'un tribun ", ou s'exposer a etre touche par lui?

Mais le tribun n'exercait cette singuliere puissance que la ou il etait
present. Loin de lui, on pouvait maltraiter les plebeiens. Il n'avait
aucune action sur ce qui se passait hors de la portee de sa main, de son
regard, de sa parole. [27]

Les patriciens n'avaient pas donne a la plebe des droits; ils avaient
seulement accorde que quelques-uns des plebeiens fussent inviolables.
Toutefois c'etait assez pour qu'il y eut quelque securite pour tous. Le
tribun etait une sorte d'autel vivant auquel s'attachait un droit d'asile.

Les tribuns devinrent naturellement les chefs de la plebe; et s'emparerent
du droit de juger. A la verite ils n'avaient pas le droit de citer devant
eux, meme un plebeien; mais ils pouvaient apprehender au corps. [28] Une
fois sous leur main, l'homme obeissait. Il suffisait meme de se trouver
dans le rayon ou leur parole se faisait entendre; cette parole etait
irresistible, et il fallait se soumettre, fut-on patricien ou consul.

Le tribun n'avait d'ailleurs aucune autorite politique. N'etant pas
magistrat, il ne pouvait convoquer ni les curies ni les centuries. Il
n'avait aucune proposition a faire dans le Senat; on ne pensait meme pas,
a l'origine, qu'il y put paraitre. Il n'avait rien de commun avec la
veritable cite, c'est-a-dire avec la cite patricienne, ou on ne lui
reconnaissait aucune autorite. Il n'etait pas tribun du peuple, il etait
tribun de la plebe.

Il y avait donc, comme par le passe, deux societes dans Rome, la cite et
la plebe: l'une fortement organisee, ayant des lois, des magistrats, un
senat; l'autre qui restait une multitude sans droit ni loi, mais qui dans
ses tribuns inviolables trouvait des protecteurs et des juges.

Dans les annees qui suivent, on peut voir comme les tribuns sont hardis,
et quelles licences imprevues ils se permettent. Rien ne les autorisait a
convoquer le peuple; ils le convoquent. Rien ne les appelait au Senat; ils
s'asseyent d'abord a la porte de la salle, plus tard dans l'interieur.
Rien ne leur donnait le droit de juger des patriciens; ils les jugent et
les condamnent. C'etait la suite de cette inviolabilite qui s'attachait a
leur personne sacrosainte. Toute force tombait devant eux. Le patriciat
s'etait desarme le jour ou il avait prononce avec les rites solennels que
quiconque toucherait un tribun serait impur. La loi disait: On ne fera
rien a l'encontre d'un tribun. Donc si ce tribun convoquait la plebe, la
plebe se reunissait, et nul ne pouvait dissoudre cette assemblee, que la
presence du tribun mettait hors de l'atteinte du patriciat et des lois. Si
le tribun entrait au Senat, nul ne pouvait l'en faire sortir. S'il
saisissait un consul, nul ne pouvait le degager de ses mains. Rien ne
resistait aux hardiesses d'un tribun. Contre un tribun nul n'avait de
force, si ce n'etait un autre tribun.

Des que la plebe eut ainsi ses chefs, elle ne tarda guere a avoir ses
assemblees deliberantes. Celles-ci ne ressemblerent en aucune facon a
celles de la cite patricienne. La plebe, dans ses comices, etait
distribuee en tribus; c'etait le domicile qui reglait la place de chacun,
ce n'etait ni la religion, ni la richesse. L'assemblee ne commencait pas
par un sacrifice; la religion n'y paraissait pas. On n'y connaissait pas
les presages, et la voix d'un augure ou d'un pontife ne pouvait pas forcer
les hommes a se separer. C'etaient vraiment les comices de la plebe, et
ils n'avaient rien des vieilles regles ni de la religion du patriciat.

Il est vrai que ces assemblees ne s'occupaient pas d'abord des interets
generaux de la cite: elles ne nommaient pas de magistrats et ne portaient
pas de lois. Elles ne deliberaient que sur les interets de la plebe, ne
nommaient que les chefs plebeiens et ne faisaient que des plebiscites. Il
y eut longtemps a Rome une double serie de decrets, senatus-consultes pour
les patriciens, plebiscites pour la plebe. Ni la plebe n'obeissait aux
senatus-consultes, ni les patriciens aux plebiscites. Il y avait deux
peuples dans Rome.

Ces deux peuples, toujours en presence et habitant les memes murs,
n'avaient pourtant presque rien de commun. Un plebeien ne pouvait pas etre
consul de la cite, ni un patricien tribun de la plebe. Le plebeien
n'entrait pas dans l'assemblee par curies, ni le patricien dans
l'assemblee par tribus. [29]

C'etaient deux peuples qui ne se comprenaient meme pas, n'ayant pas pour
ainsi dire d'idees communes. Si le patricien parlait au nom de la religion
et des lois, le plebeien repondait qu'il ne connaissait pas cette religion
hereditaire ni les lois qui en decoulaient. Si le patricien alleguait la
sainte coutume, le plebeien repondait au nom du droit de la nature. Ils se
renvoyaient l'un a l'autre le reproche d'injustice; chacun d'eux etait
juste d'apres ses propres principes, injuste d'apres les principes et les
croyances de l'autre. L'assemblee des curies et la reunion des _patres_
semblaient au plebeien des privileges odieux. Dans l'assemblee des tribus
le patricien voyait un conciliabule reprouve de la religion. Le consulat
etait pour le plebeien une autorite arbitraire et tyrannique; le tribunal
etait aux yeux du patricien quelque chose d'impie, d'anormal, de contraire
a tous les principes; il ne pouvait comprendre cette sorte de chef qui
n'etait pas un pretre et qui etait elu sans auspices. Le tribunat
derangeait l'ordre sacre de la cite; il etait ce qu'est une heresie dans
une religion; le culte public en etait fletri. " Les dieux nous seront
contraires, disait un patricien, tant que nous aurons chez nous cet ulcere
qui nous ronge et qui etend la corruption a tout le corps social. "
L'histoire de Rome, pendant un siecle, fut remplie de pareils malentendus
entre ces deux peuples qui ne semblaient pas parler la meme langue. Le
patriciat persistait a retenir la plebe en dehors du corps politique; la
plebe se donnait des institutions propres. La dualite de la population
romaine devenait de jour en jour plus manifeste.

Il y avait pourtant quelque chose qui formait un lien entre ces deux
peuples, c'etait la guerre. Le patriciat n'avait eu garde de se priver de
soldats. Il avait laisse aux plebeiens le titre de citoyens, ne fut-ce que
pour pouvoir les incorporer dans les legions. On avait d'ailleurs veille a
ce que l'inviolabilite des tribuns ne s'etendit pas hors de Rome, et pour
cela on avait decide qu'un tribun ne sortirait jamais de la ville. A
l'armee, la plebe etait donc sujette, et il n'y avait plus double pouvoir;
en presence de l'ennemi, Rome redevenait une.

Puis, grace a l'habitude prise apres l'expulsion des rois de reunir
l'armee pour la consulter sur les interets publics ou sur le choix des
magistrats, il y avait des assemblees mixtes ou la plebe figurait a cote
des patriciens. Or nous voyons clairement dans l'histoire que ces comices
par centuries prirent de plus en plus d'importance et devinrent
insensiblement ce qu'on appela les grands comices. En effet dans le
conflit qui etait engage entre l'assemblee par curies et l'assemblee par
tribus, il paraissait naturel que l'assemblee centuriate devint une sorte
de terrain neutre ou les interets generaux fussent debattus de preference.

Le plebeien n'etait pas toujours un pauvre. Souvent il appartenait a une
famille qui etait originaire d'une autre ville, qui y avait ete riche et
consideree, et que le sort de la guerre avait transportee a Rome sans lui
enlever la richesse ni ce sentiment de dignite qui d'ordinaire
l'accompagne. Quelquefois aussi le plebeien avait pu s'enrichir par son
travail, surtout au temps des rois. Lorsque Servius avait partage la
population en classes d'apres la fortune, quelques plebeiens etaient
entres dans la premiere. Le patriciat n'avait pas ose ou n'avait pas pu
abolir cette division en classes. Il ne manquait donc pas de plebeiens qui
combattaient a cote des patriciens dans les premiers rangs de la legion et
qui votaient avec eux dans les premieres centuries.

Cette classe riche, fiere, prudente aussi, qui ne pouvait pas se plaire
aux troubles et devait les redouter, qui avait beaucoup a perdre si Rome
tombait, et beaucoup a gagner si elle s'elevait, fut un intermediaire
naturel entre les deux ordres ennemis.

Il ne parait pas que la plebe ait eprouve aucune repugnance a voir
s'etablir en elle les distinctions de la richesse. Trente-six ans apres la
creation du tribunal, le nombre des tribuns fut porte a dix, afin qu'il y
en eut deux de chacune des cinq classes. La plebe acceptait donc et tenait
a conserver la division que Servius avait etablie. Et meme la partie
pauvre, qui n'etait pas comprise dans les classes, ne faisait entendre
aucune reclamation; elle laissait aux plus aises leur privilege, et
n'exigeait pas qu'on choisit aussi chez elle des tribuns.

Quant aux patriciens, ils s'effrayaient peu de cette importance que
prenait la richesse. Car ils etaient riches aussi. Plus sages ou plus
heureux que les eupatrides d'Athenes, qui tomberent dans le neant le jour
ou la direction de la societe appartint a la richesse, les patriciens ne
negligerent jamais ni l'agriculture, ni le commerce, ni meme l'industrie.
Augmenter leur fortune fut toujours leur grande preoccupation. Le travail,
la frugalite, la bonne speculation furent toujours leurs vertus.
D'ailleurs chaque victoire sur l'ennemi, chaque conquete agrandissait
leurs possessions. Aussi ne voyaient-ils pas un tres-grand mal a ce que la
puissance s'attachat a la richesse.

Les habitudes et le caractere des patriciens etaient tels qu'ils ne
pouvaient pas avoir de mepris pour un riche, fut-il de la plebe. Le riche
plebeien approchait d'eux, vivait avec eux; maintes relations d'interet ou
d'amitie s'etablissaient. Ce perpetuel contact amenait un echange d'idees.
Le plebeien faisait peu a peu comprendre au patricien les voeux et les
droits de la plebe. Le patricien finissait par se laisser convaincre; il
arrivait insensiblement a avoir une opinion moins ferme et moins hautaine
de sa superiorite; il n'etait plus aussi sur de son droit. Or quand une
aristocratie en vient a douter que son empire soit legitime, ou elle n'a
plus le courage de le defendre ou elle le defend mal. Des que les
prerogatives du patricien n'etaient plus un article de foi pour lui-meme,
on peut dire que le patriciat etait a moitie vaincu.

La classe riche parait avoir exerce une action d'un autre genre sur la
plebe, dont elle etait issue et dont elle ne se separait pas encore. Comme
elle avait interet a la grandeur de Rome, elle souhaitait l'union des deux
ordres. Elle etait d'ailleurs ambitieuse; elle calculait que la separation
absolue des deux ordres bornait a jamais sa carriere, en l'enchainant pour
toujours a la classe inferieure, tandis que leur union lui ouvrait une
voie dont on ne pouvait pas voir le terme. Elle s'efforca donc d'imprimer
aux idees et aux voeux de la plebe une autre direction. Au lieu de
persister a former un ordre separe, au lieu de se donner peniblement des
lois particulieres, que l'autre ordre ne reconnaitrait jamais, au lieu de
travailler lentement par ses plebiscites a faire des especes de lois a son
usage et a elaborer un code qui n'aurait jamais de valeur officielle, elle
lui inspira l'ambition de penetrer dans la cite patricienne et d'entrer en
partage des lois, des institutions, des dignites du patricien. Les desirs
de la plebe tendirent alors a l'union des deux ordres, sous la condition
de l'egalite.

La plebe, une fois entree dans cette voie, commenca par reclamer un code.
Il y avait des lois a Rome, comme dans toutes les villes, lois invariables
et saintes, qui etaient ecrites et dont le texte etait garde par les
pretres. [30] Mais ces lois qui faisaient partie de la religion ne
s'appliquaient qu'aux membres de la cite religieuse. Le plebeien n'avait
pas le droit de les connaitre, et l'on peut croire qu'il n'avait pas non
plus le droit de les invoquer. Ces lois existaient pour les curies, pour
les _gentes_, pour les patriciens et leurs clients, mais non pour
d'autres. Elles ne reconnaissaient pas le droit de propriete a celui qui
n'avait pas de _sacra_; elles n'accordaient pas l'action en justice a
celui qui n'avait pas de patron. C'est ce caractere exclusivement
religieux de la loi que la plebe voulut faire disparaitre. Elle demanda,
non pas seulement que les lois fussent mises en ecrit et rendues
publiques, mais qu'il y eut des lois qui fussent egalement applicables aux
patriciens et a elle.

Il parait que les tribuns voulurent d'abord que ces lois fussent redigees
par des plebeiens. Les patriciens repondirent qu'apparemment les tribuns
ignoraient ce que c'etait qu'une loi, car autrement ils n'auraient pas
exprime cette pretention. " Il est de toute impossibilite, disaient-ils,
que les plebeiens fassent des lois. Vous qui n'avez pas les auspices, vous
qui n'accomplissez pas d'actes religieux, qu'avez-vous de commun avec
toutes les choses sacrees, parmi lesquelles il faut compter la loi? " [31]
Cette pensee de la plebe paraissait monstrueuse aux patriciens. Aussi les
vieilles annales, que Tite-Live et Denys consultaient en cet endroit de
leur histoire, mentionnaient-elles d'affreux prodiges, le ciel en feu, des
spectres voltigeant dans l'air, des pluies de sang. [32] Le vrai prodige
etait que des plebeiens eussent la pensee de faire des lois. Entre les
deux ordres, dont chacun s'etonnait de l'insistance de l'autre, la
republique resta huit annees en suspens. Puis les tribuns trouverent un
compromis: " Puisque vous ne voulez pas que la loi soit ecrite par les
plebeiens, dirent-ils, choisissons les legislateurs dans les deux ordres.
" Par la ils croyaient conceder beaucoup; c'etait peu a l'egard des
principes si rigoureux de la religion patricienne. Le Senat repliqua qu'il
ne s'opposait nullement a la redaction d'un code, mais que ce code ne
pouvait etre redige que par des patriciens. On finit par trouver un moyen
de concilier les interets de la plebe avec la necessite religieuse que le
patriciat invoquait: on decida que les legislateurs seraient tous
patriciens, mais que leur code, avant d'etre promulgue et mis en vigueur,
serait expose aux yeux du public et soumis a l'approbation prealable de
toutes les classes.

Ce n'est pas ici le moment d'analyser le code des decemvirs. Il importe
seulement de remarquer des a present que l'oeuvre des legislateurs,
prealablement exposee au forum, discutee librement par tous les citoyens,
fut ensuite acceptee par les comices centuriates, c'est-a-dire par
l'assemblee ou les deux ordres etaient confondus. Il y avait en cela une
innovation grave. Adoptee par toutes les classes, la meme loi s'appliqua
desormais a toutes. On ne trouve pas, dans ce qui nous reste de ce code,
un seul mot qui implique une inegalite entre le plebeien et le patricien
soit pour le droit de propriete, soit pour les contrats et les
obligations, soit pour la procedure. A partir de ce moment, le plebeien
comparut devant le meme tribunal que le patricien, agit comme lui, fut
juge d'apres la meme loi que lui. Or il ne pouvait pas se faire de
revolution plus radicale, les habitudes de chaque jour, les moeurs, les
sentiments de l'homme envers l'homme, l'idee de la dignite personnelle, le
principe du droit, tout fut change dans Rome.

Comme il restait quelques lois a faire, on nomma de nouveaux decemvirs, et
parmi eux, il y eut trois plebeiens. Ainsi apres qu'on eut proclame avec
tant d'energie que le droit d'ecrire les lois n'appartenait qu'a la classe
patricienne, le progres des idees etait si rapide qu'au bout d'une annee
on admettait des plebeiens parmi les legislateurs.

Les moeurs tendaient a l'egalite. On etait sur une pente ou l'on ne
pouvait plus se retenir. Il etait devenu necessaire de faire une loi pour
defendre le mariage entre les deux ordres: preuve certaine que la religion
et les moeurs ne suffisaient plus a l'interdire. Mais a peine avait-on eu
le temps de faire cette loi, qu'elle tomba devant une reprobation
universelle. Quelques patriciens persisterent bien a alleguer la religion:
" Notre sang va etre souille, et le culte hereditaire de chaque famille en
sera fletri; nul ne saura plus de quel sang il est ne, a quels sacrifices
il appartient; ce sera le renversement de toutes les institutions divines
et humaines. " Les plebeiens n'entendaient rien a ces arguments, qui ne
leur paraissaient que des subtilites sans valeur. Discuter des articles de
foi devant des hommes qui n'ont pas la religion, c'est peine perdue. Les
tribuns repliquaient d'ailleurs avec beaucoup de justesse: " S'il est vrai
que votre religion parle si haut, qu'avez-vous besoin de cette loi? Elle
ne vous sert de rien; retirez-la, vous resterez aussi libres qu'auparavant
de ne pas vous allier aux familles plebeiennes. " La loi fut retiree.
Aussitot les mariages devinrent frequents entre les deux ordres. Les
riches plebeiens furent a tel point recherches que, pour ne parler que des
Licinius, on les vit s'allier a trois _gentes_ patriciennes, aux Fabius,
aux Cornelius, aux Manlius. [33] On put reconnaitre alors que la loi avait
ete un moment la seule barriere qui separat les deux ordres. Desormais, le
sang patricien et le sang plebeien se melerent.

Des que l'egalite etait conquise dans la vie privee, le plus difficile
etait fait, et il semblait naturel que l'egalite existat de meme en
politique. La plebe se demanda donc pourquoi le consulat lui etait
interdit, et elle ne vit pas de raison pour en etre ecartee toujours.

Il y avait pourtant une raison tres-forte. Le consulat n'etait pas
seulement un commandement; c'etait un sacerdoce. Pour etre consul, il ne
suffisait pas d'offrir des garanties d'intelligence, de courage, de
probite; il fallait surtout etre capable d'accomplir les ceremonies du
culte public. Il etait necessaire que les rites fussent bien observes et
que les dieux fussent contents. Or les patriciens seuls avaient en eux le
caractere sacre qui permettait de prononcer les prieres et d'appeler la
protection divine sur la cite. Le plebeien n'avait rien de commun avec le
culte; la religion s'opposait donc a ce qu'il fut consul, _nefas plebeium
consulem fieri._

On peut se figurer la surprise et l'indignation du patriciat, quand des
plebeiens exprimerent pour la premiere fois la pretention d'etre consuls.
Il sembla que la religion fut menacee. On se donna beaucoup de peine pour
faire comprendre cela a la plebe; on lui dit quelle importance la religion
avait dans la cite, que c'etait elle qui avait fonde la ville, elle qui
presidait a tous les actes publics, elle qui dirigeait les assemblees
deliberantes, elle qui donnait a la republique ses magistrats. On ajouta
que cette religion etait, suivant la regle antique (_more majorum_), le
patrimoine des patriciens, que ses rites ne pouvaient etre connus et
pratiques que par eux, et qu'enfin les dieux n'acceptaient pas le
sacrifice du plebeien. Proposer de creer des consuls plebeiens, c'etait
vouloir supprimer la religion de la cite; desormais le culte serait
souille et la cite ne serait plus en paix avec ses dieux. [34]

Le patriciat usa de toute sa force et de toute son adresse pour ecarter
les plebeiens de ses magistratures. Il defendait a la fois sa religion et
sa puissance. Des qu'il vit que le consulat etait en danger d'etre obtenu
par la plebe, il en detacha la fonction religieuse qui avait entre toutes
le plus d'importance celle qui consistait a faire la lustration des
citoyens: ainsi furent etablis les censeurs. Dans un moment ou il lui
semblait trop difficile de resister aux voeux des plebeiens, il remplaca
le consulat par le tribunat militaire. La plebe montra d'ailleurs une
grande patience; elle attendit soixante-quinze ans que son desir fut
realise. Il est visible qu'elle mettait moins d'ardeur a obtenir ces
hautes magistratures qu'elle n'en avait mis a conquerir le tribunat et un
code.

Mais si la plebe etait assez indifferente, il y avait une aristocratie
plebeienne qui avait de l'ambition. Voici une legende de cette epoque:
" Fabius Ambustus, un des patriciens les plus distingues, avait marie ses
deux filles, l'une a un patricien qui devint tribun militaire, l'autre a
Licinius Stolon, homme fort en vue, mais plebeien. Celle-ci se trouvait un
jour chez sa soeur, lorsque les licteurs, ramenant le tribun militaire a
sa maison, frapperent la porte de leurs faisceaux. Comme elle ignorait cet
usage, elle eut peur. Les rires et les questions ironiques de sa soeur lui
apprirent combien un mariage plebeien l'avait fait dechoir, en la placant
dans une maison ou les dignites et les honneurs ne devaient jamais entrer.
Son pere devina son chagrin, la consola et lui promit qu'elle verrait un
jour chez elle ce qu'elle venait de voir dans la maison de sa soeur. Il
s'entendit avec son gendre, et tous les deux travaillerent au meme
dessein. " Cette legende nous apprend deux choses: l'une, que
l'aristocratie plebeienne, a force de vivre avec les patriciens, prenait
leur ambition et aspirait a leurs dignites; l'autre, qu'il se trouvait des
patriciens pour encourager et exciter l'ambition de cette nouvelle
aristocratie, qui s'etait unie a eux par les liens les plus etroits.

Il parait que Licinius et Sextius, qui s'etait joint a lui, ne comptaient
pas que la plebe fit de grands efforts pour leur donner le droit d'etre
consuls. Car ils crurent devoir proposer trois lois en meme temps. Celle
qui avait pour objet d'etablir qu'un des consuls serait forcement choisi
dans la plebe, etait precedee de deux autres, dont l'une diminuait les
dettes et l'autre accordait des terres au peuple. Il est evident que les
deux premieres devaient servir a echauffer le zele de la plebe en faveur
de la troisieme. Il y eut un moment ou la plebe fut trop clairvoyante:
elle prit dans les propositions de Licinius ce qui etait pour elle, c'est-
a-dire la reduction des dettes et la distribution de terres, et laissa de
cote le consulat. Mais Licinius repliqua que les trois lois etaient
inseparables, et qu'il fallait les accepter ou les rejeter ensemble. La
constitution romaine autorisait ce procede. On pense bien que la plebe
aima, mieux tout accepter que tout perdre. Mais il ne suffisait pas que la
plebe voulut faire des lois; il fallait encore a cette epoque que le Senat
convoquat les grands comices et qu'ensuite il confirmat le decret. [35] Il
s'y refusa pendant dix ans. A la fin se place un evenement que Tite-Live
laisse trop dans l'ombre; [36] il parait que la plebe prit les armes et
que la guerre civile ensanglanta les rues de Rome. Le patriciat vaincu
donna un senatus-consulte par lequel il approuvait et confirmait a
l'avance tous les decrets que le peuple porterait cette annee-la. Rien
n'empecha plus les tribuns de faire voter leurs trois lois. A partir de ce
moment, la plebe eut chaque annee un consul sur deux, et elle ne tarda
guere a parvenir aux autres magistratures. Le plebeien porta la robe de
pourpre et fut precede des faisceaux; il rendit la justice, il fut
senateur, il gouverna la cite et commanda les legions.

Restaient les sacerdoces, et il ne semblait pas qu'on put les enlever aux
patriciens. Car c'etait dans la vieille religion un dogme inebranlable que
le droit de reciter la priere et de toucher aux objets sacres ne se
transmettait qu'avec le sang. La science des rites, comme la possession
des dieux, etait hereditaire. De meme qu'un culte domestique etait un
patrimoine auquel nul etranger ne pouvait avoir part, le culte de la cite
appartenait aussi exclusivement aux familles qui avaient forme la cite
primitive. Assurement dans les premiers siecles de Rome il ne serait venu
a l'esprit de personne qu'un plebeien put etre pontife.

Mais les idees avaient change. La plebe, en retranchant de la religion la
regle d'heredite, s'etait fait une religion a son usage. Elle s'etait
donne des lares domestiques, des autels de carrefour, des foyers de tribu.
Le patricien n'avait eu d'abord que du mepris pour cette parodie de sa
religion. Mais cela etait devenu avec le temps une chose serieuse, et le
plebeien etait arrive a croire qu'il etait, meme au point de vue du culte
et a l'egard des dieux, l'egal du patricien.

Il y avait deux principes en presence. Le patriciat persistait a soutenir
que le caractere sacerdotal et le droit d'adorer la divinite etaient
hereditaires. La plebe affranchissait la religion et le sacerdoce de cette
vieille regle de l'heredite; elle pretendait que tout homme etait apte a
prononcer la priere, et que, pourvu qu'on fut citoyen, on avait le droit
d'accomplir les ceremonies du culte de la cite; elle arrivait a cette
consequence qu'un plebeien pouvait etre pontife.

Si les sacerdoces avaient ete distincts des commandements et de la
politique, il est possible que les plebeiens ne les eussent pas aussi
ardemment convoites. Mais toutes ces choses etaient confondues: le pretre
etait un magistrat; le pontife etait un juge, l'augure pouvait dissoudre
les assemblees publiques. La plebe ne manqua pas de s'apercevoir que sans
les sacerdoces elle n'avait reellement ni l'egalite civile ni l'egalite
politique. Elle reclama donc le partage du pontificat entre les deux
ordres, comme elle avait reclame le partage du consulat.

Il devenait difficile de lui objecter son incapacite religieuse; car
depuis soixante ans on voyait le plebeien, comme consul, accomplir les
sacrifices; comme censeur, il faisait la lustration; vainqueur de
l'ennemi, il remplissait les saintes formalites du triomphe. Par les
magistratures, la plebe s'etait deja emparee d'une partie des sacerdoces;
il n'etait pas facile de sauver le reste. La foi au principe de l'heredite
religieuse etait ebranlee chez les patriciens eux-memes. Quelques-uns
d'entre eux invoquerent en vain les vieilles regles et dirent: " Le culte
va etre altere, souille par des mains indignes; vous vous attaquez aux
dieux memes; prenez garde que leur colere ne se fasse sentir a notre
ville. " Il ne semble pas que ces arguments aient eu beaucoup de force sur
la plebe, ni meme que la majorite du patriciat s'en soit emue. Les moeurs
nouvelles donnaient gain de cause au principe plebeien. Il fut donc decide
que la moitie des pontifes et des augures seraient desormais choisis parmi
la plebe. [37]

Ce fut la la derniere conquete de l'ordre inferieur; il n'avait plus rien
a desirer. Le patriciat perdait jusqu'a sa superiorite religieuse. Rien ne
le distinguait plus de la plebe; le patriciat n'etait plus qu'un nom ou un
souvenir. Les vieux principes sur lesquels la cite romaine, comme toutes
les cites anciennes, etait fondee, avaient disparu. De cette antique
religion hereditaire, qui avait longtemps gouverne les hommes et etabli
des rangs entre eux, il ne restait plus que les formes exterieures. Le
plebeien avait lutte contre elle pendant quatre siecles, sous la
republique et sous les rois, et il l'avait vaincue.


NOTES

[1] Le nom de roi fut quelquefois laisse a ces chefs populaires,
lorsqu'ils descendaient de familles religieuses. Herodote, V, 92.

[2] Nicolas de Damas, _Fragm._. Aristote, _Politique_, V, 9. Thucydide, I,
126. Diodore, IV, 5.

[3] Aristote, _Politique_, VI, 3, 2.

[4] Varron, _L. L._, VI, 13.

[5] Denys, IV, 5. Platon, _Hipparque_.

[6] Heraclide de Pont, dans les _Fragments des hist. grecs_, coll. Didot,
t. II, p. 217.

[7] Diogene Laerce, I, 110. Ciceron, _De leg._ II, 11. Athenee, p. 602.

[8] Euripide, _Pheniciennes_. Alexis, dans Athenee, IV, 49.

[9] Eschine, _in Ctesiph._, 30. Demosthenes, _in Eubul_. Pollux, VIII, 19,
95, 107.

[10] Aristote, _Politique_, III, 1, 10; VII, 2. Scholiaste d'Eschine,
edit. Didot, p. 511.

[11] Les phratries anciennes et les [Grec: genae] ne furent pas supprimes;
ils subsisterent, au contraire, jusqu'a la fin de l'histoire grecque; mais
ils ne firent plus que des cadres religieux sans aucune valeur en
politique.

[12] Herodote, V, 67, 68. Aristote, Politique, VII, 2, 11. Pausanias, V,
9.

[13] Aristote, Politique, VII, 3, 11 (VI, 3).

[14] Tite-Live, I, 47. Denys, IV, 13. Deja les rois precedents avaient
partage les terres prises a l'ennemi; mais il n'est pas sur qu'ils aient
admis la plebe au partage.

[15] Denys, IV, 13; IV, 43.

[16] Denys, IV, 26.

[17] Les historiens modernes comptent ordinairement six classes. Il n'y en
a en realite que cinq: Ciceron, _De republ._, II, 22; Aulu-Gelle, X, 28.
Les chevaliers d'une part, de l'autre les proletaires, etaient en dehors
des classes. -- Notons d'ailleurs que le mot _classis_ n'avait pas, dans
l'ancienne langue, un sens analogue a celui de notre mot classe; il
signifiait corps de troupe. Cela marque que la division etablie par
Servius fut plutot militaire que politique.

[18] Il nous parait incontestable que les commices par centuries n'etaient
pas autre chose que la reunion de l'armee romaine. Ce qui le prouve, c'est
1  que cette assemblee est souvent appelee _l'armee_ par les ecrivains
latins; _urbanus exercitus_, Varron, VI, 93; _quum comitiorum causa
exercitus eductus esset_, Tite-Live, XXXIX, 15, _miles ad suffragia
vocatur et comitia centuriata dicuntur_, Ampelius, 48; 2  que ces comices
etaient convoques exactement comme l'armee, quand elle entrait en
campagne, c'est-a-dire au son de la trompette (Varron, V, 91), deux
etendards flottant sur la citadelle, l'un rouge pour appeler l'infanterie,
l'autre vert fonce pour la cavalerie; 3  que ces comices se tenaient
toujours au champ de Mars, parce que l'armee ne pouvait pas se reunir dans
l'interieur de la ville. (Aulu-Gelle, XV, 27); 4  que chacun s'y rendait
en armes (Dion Cassius, XXXVII); 5  que l'on y etait distribue par
centuries, l'infanterie d'un cote, la cavalerie de l'autre; 6  que chaque
centurie avait a sa tete son centurion et son enseigne, [Grec: osper en
polemo], Denys, VII, 59; 7  que les sexagenaires, ne faisant pas partie de
l'armee, n'avaient pas non plus le droit de voter dans ces comices;
Macrobe, I, 5; Festus, v  _Depontani_. Ajoutons que dans l'ancienne langue
le mot _classis_ signifiait corps de troupe et que le mot _centuria_
designait une compagnie militaire. -- Les proletaires ne paraissaient pas
d'abord dans cette assemblee; pourtant comme il etait d'usage qu'ils
formassent dans l'armee une centurie employee aux travaux, ils purent
aussi former une centurie dans ces comices.

[19] Cassius Hemina, dans Nonius, liv. II, v  _Plevitas_.

[20] Varron, _L. L._, VII, 105. Tite-Live, VIII, 28. Aulu-Gelle, XX, l,
Festus, v  _Nexum_.

[21] Denys, VI, 45; VI, 79.

[22] Denys, X. Plutarque, _Quest. rom._, 84.

[23] Tite-Live, III, 55.

[24] C'est le sens propre du mot _sacer_: Plaute, _Bacch._, IV, 6, 13;
Catulle, XIV, 12; Festus, _v  Sacer_; Macrobe, III, 7. Suivant Tite-Live,
l'epithete de _sacrosanctus_ ne serait pas d'abord appliquee au tribun,
mais a l'homme qui portait atteinte a la personne du tribun.

[25] Plutarque, _Quest. Rom._, 81.

[26] Denys, VI, 89; X, 32; X, 42.

[27] _Tribuni antiquitus creati, non juri dicundo nec causis querelisque
de absentibus noscendis, sed intercessionibus faciendis quibus praesentes
fuissent, ut injuria quae coram fieret arceretur._ Aulu-Gelle, XIII, 12.

[28] Aulu-Gelle, XV, 27. Denys, VIII, 87; VI, 90.

[29] Tite-Live, II, 60. Denys, VII, 16. Festus, v  _Scita plebis_. Il est
bien entendu que nous parlons des premiers temps. Les patriciens etaient
inscrits dans les tribus, mais ils ne figuraient sans doute pas dans des
assemblees qui se reunissaient sans auspices et sans ceremonie religieuse,
et auxquelles ils ne reconnurent longtemps aucune valeur legale.

[30] Denys, X, I.

[31] Tite-Live, III, 31. Denys, X, 4.

[32] Julius Obsequens, 16.

[33] Tite-Live, V, 12; VI, 34; VI, 39.

[34] Tite-Live, VI, 41.

[35] Tite-Live, IV, 49.

[36] Tite-Live, 48.

[37] Les dignites de roi des sacrifices, de flamines, de saliens, de
vestales, auxquelles ne s'attachait aucune importance politique, furent
laissees sans danger aux mains du patriciat, qui resta toujours une caste
sacree, mais qui ne fut plus une caste dominante.




CHAPITRE VIII.

CHANGEMENTS DANS LE DROIT PRIVE; LE CODE DES DOUZE TABLES; LE CODE DE
SOLON.


Il n'est pas dans la nature du droit d'etre absolu et immuable; il se
modifie et se transforme, comme toute oeuvre humaine. Chaque societe a son
droit, qui se forme et se developpe avec elle, qui change comme elle, et
qui enfin suit toujours le mouvement de ses institutions, de ses moeurs et
de ses croyances.

Les hommes des anciens ages avaient ete assujettis a une religion d'autant
plus puissante sur leur ame qu'elle etait plus grossiere; cette religion
leur avait fait leur droit, comme elle leur avait donne leurs institutions
politiques. Mais voici que la societe s'est transformee. Le regime
patriarcal que cette religion hereditaire avait engendre, s'est dissous a
la longue dans le regime de la cite. Insensiblement la _gens_ s'est
demembree, le cadet s'est detache de l'aine, le serviteur du chef; la
classe inferieure a grandi; elle s'est armee; elle a fini par vaincre
l'aristocratie et conquerir l'egalite. Ce changement dans l'etat social
devait en amener un autre dans le droit. Car autant les eupatrides et les
patriciens etaient attaches a la vieille religion des familles et par
consequent au vieux droit, autant la classe inferieure avait de haine pour
cette religion hereditaire qui avait fait longtemps son inferiorite, et
pour ce droit antique qui l'avait opprimee. Non-seulement elle le
detestait, elle ne le comprenait meme pas. Comme elle n'avait pas les
croyances sur lesquelles il etait fonde, ce droit lui paraissait n'avoir
pas de fondement. Elle le trouvait injuste, et des lors il devenait
impossible qu'il restat debout.

Si l'on se place a l'epoque ou la plebe a grandi et est entree dans le
corps politique, et que l'on compare le droit de cette epoque au droit
primitif, de graves changements apparaissent tout d'abord. Le premier et
le plus saillant est que le droit a ete rendu public et est connu de tous.
Ce n'est plus ce chant sacre et mysterieux que l'on se disait d'age en age
avec un pieux respect, que les pretres seuls ecrivaient et que les hommes
des familles religieuses pouvaient seuls connaitre. Le droit est sorti des
rituels et des livres des pretres; il a perdu son religieux mystere; c'est
une langue que chacun peut lire et peut parler.

Quelque chose de plus grave encore se manifeste dans ces codes. La nature
de la loi et son principe ne sont plus les memes que dans la periode
precedente. Auparavant la loi etait un arret de la religion; elle passait
pour une revelation faite par les dieux aux ancetres, au divin fondateur,
aux rois sacres, aux magistrats-pretres. Dans les codes nouveaux, au
contraire, ce n'est plus au nom des dieux que le legislateur parle; les
decemvirs de Rome ont recu leur pouvoir du peuple; c'est aussi le peuple
qui a investi Solon du droit de faire des lois. Le legislateur ne
represente donc plus la tradition religieuse, mais la volonte populaire.
La loi a dorenavant pour principe l'interet des hommes, et pour fondement
l'assentiment du plus grand nombre.

De la deux consequences. D'abord, la loi ne se presente plus comme une
formule immuable et indiscutable. En devenant oeuvre humaine, elle se
reconnait sujette au changement. Les Douze Tables le disent: " Ce que les
suffrages du peuple ont ordonne en dernier lieu, c'est la loi. " [1] De
tous les textes qui nous restent de ce code, il n'en est pas un qui ait
plus d'importance que celui-la, ni qui marque mieux le caractere de la
revolution qui s'opera alors dans le droit. La loi n'est plus une
tradition sainte, _mos_; elle est un simple texte, _lex_, et comme c'est
la volonte des hommes qui l'a faite, cette meme volonte peut la changer.

L'autre consequence est celle-ci. La loi, qui auparavant etait une partie
de la religion et etait, par consequent, le patrimoine des familles
sacrees, fut dorenavant la propriete commune de tous les citoyens. Le
plebeien put l'invoquer et agir en justice. Tout au plus le patricien de
Rome, plus tenace ou plus ruse que l'eupatride d'Athenes, essaya-t-il de
cacher a la foule les formes de la procedure; ces formes memes ne
tarderent pas a etre divulguees.

Ainsi le droit changea de nature. Des lors il ne pouvait plus contenir les
memes prescriptions que dans l'epoque precedente. Tant que la religion
avait eu l'empire sur lui, il avait regle les relations des hommes entre
eux d'apres les principes de cette religion. Mais la classe inferieure,
qui apportait dans la cite d'autres principes, ne comprenait rien ni aux
vieilles regles du droit de propriete, ni a l'ancien droit de succession,
ni a l'autorite absolue du pere, ni a la parente d'agnation. Elle voulait
que tout cela disparut.

A la verite, cette transformation du droit ne put pas s'accomplir d'un
seul coup. S'il est quelquefois possible a l'homme de changer brusquement
ses institutions politiques, il ne peut changer ses lois et son droit
prive qu'avec lenteur et par degres. C'est ce que prouve l'histoire du
droit romain comme celle du droit athenien.

Les Douze Tables, comme nous l'avons vu plus haut, ont ete ecrites au
milieu d'une transformation sociale; ce sont des patriciens qui les ont
faites, mais ils les ont faites sur la demande de la plebe et pour son
usage. Cette legislation n'est donc plus le droit primitif de Rome; elle
n'est pas encore le droit pretorien; elle est une transition entre les
deux.

Voici d'abord les points sur lesquels elle ne s'eloigne pas encore du
droit antique:

Elle maintient la puissance du pere; elle le laisse juger son fils, le
condamner a mort, le vendre. Du vivant du pere, le fils n'est jamais
majeur.

Pour ce qui est des successions, elle garde aussi les regles anciennes;
l'heritage passe aux agnats, et a defaut d'agnats aux _gentiles_. Quant
aux cognats, c'est-a-dire aux parents par les femmes, la loi ne les
connait pas encore; ils n'heritent pas entre eux; la mere ne succede pas
au fils, ni le fils a la mere. [2]

Elle conserve a l'emancipation et a l'adoption le caractere et les effets
que ces deux actes avaient dans le droit antique. Le fils emancipe n'a
plus part au culte de la famille, et il suit de la qu'il n'a plus droit a
la succession.

Voici maintenant les points sur lesquels cette legislation s'ecarte du
droit primitif:

Elle admet formellement que le patrimoine peut etre partage entre les
freres, puisqu'elle accorde l'_actio familiae erciscundae_. [3]

Elle prononce que le pere ne pourra pas disposer plus de trois fois de la
personne de son fils, et qu'apres trois ventes le fils sera libre. [4]
C'est ici la premiere atteinte que le droit romain ait portee a l'autorite
paternelle.

Un autre changement plus grave fut celui qui donna a l'homme le pouvoir de
tester. Auparavant, le fils etait heritier _sien et necessaire_; a defaut
de fils, le plus proche agnat heritait; a defaut d'agnats, les biens
retournaient a la _gens_, en souvenir du temps ou la _gens_ encore
indivise etait l'unique proprietaire du domaine qu'on avait partage
depuis. Les Douze Tables laissent de cote ces principes vieillis; elles
considerent la propriete comme appartenant non plus a la _gens_, mais a
l'individu; elles reconnaissent donc a l'homme le droit de disposer de ses
biens par testament.

Ce n'est pas que dans le droit primitif le testament fut tout a fait
inconnu. L'homme pouvait deja se choisir un legataire en dehors de la
_gens_, mais a la condition de faire agreer son choix par l'assemblee des
curies; en sorte qu'il n'y avait que la volonte de la cite entiere qui put
faire deroger a l'ordre que la religion avait jadis etabli. Le droit
nouveau debarrasse le testament de cette regle genante, et lui donne une
forme plus facile, celle d'une vente simulee. L'homme feindra de vendre sa
fortune a celui qu'il aura choisi pour legataire; en realite il aura fait
un testament, et il n'aura pas eu besoin de comparaitre devant l'assemblee
du peuple.

Cette forme de testament avait le grand avantage d'etre permise au
plebeien. Lui qui n'avait rien de commun avec les curies, il n'avait eu
jusqu'alors aucun moyen de tester. [5] Desormais il put user du procede de
la vente active et disposer de ses biens. Ce qu'il y a de plus remarquable
dans cette periode de l'histoire de la legislation romaine, c'est que par
l'introduction de certaines formes nouvelles le droit put etendre son
action et ses bienfaits aux classes inferieures. Les anciennes regles et
les anciennes formalites n'avaient pu et ne pouvaient encore
convenablement s'appliquer qu'aux familles religieuses; mais on imaginait
de nouvelles regles et de nouveaux procedes qui fussent applicables aux
plebeiens.

C'est pour la meme raison et en consequence du meme besoin que des
innovations se sont introduites dans la partie du droit qui se rapportait
au mariage. Il est clair que les familles plebeiennes ne pratiquaient pas
le mariage sacre, et l'on peut croire que pour elles l'union conjugale
reposait uniquement sur la convention mutuelle des parties (_mutuus
consensus_) et sur l'affection qu'elles s'etaient promise (_affectio
maritalis_). Nulle formalite civile ni religieuse n'etait accomplie. Ce
mariage plebeien finit par prevaloir, a la longue, dans les moeurs et dans
le droit; mais a l'origine, les lois de la cite patricienne ne lui
reconnaissaient aucune valeur. Or cela avait de graves consequences; comme
la puissance maritale et paternelle ne decoulait, aux yeux du patricien,
que de la ceremonie religieuse qui avait initie la femme au culte de
l'epoux, il resultait que le plebeien n'avait pas cette puissance. La loi
ne lui reconnaissait pas de famille, et le droit prive n'existait pas pour
lui. C'etait une situation qui ne pouvait plus durer. On imagina donc une
formalite qui fut a l'usage du plebeien et qui, pour les relations
civiles, produisit les memes effets que le mariage sacre. On eut recours,
comme pour le testament, a une vente fictive. La femme fut achetee par le
mari (_coemptio_); des lors elle fut reconnue en droit comme faisant
partie de sa propriete (_familia_) elle fut _dans sa main_; et eut rang de
fille a son egard, absolument comme si la formalite religieuse avait ete
accomplie. [6]

Nous ne saurions affirmer que ce procede ne fut pas plus ancien que les
Douze Tables. Il est du moins certain, que la legislation nouvelle le
reconnut comme legitime. Elle donnait ainsi au plebeien un droit prive,
qui etait analogue pour les effets au droit du patricien, quoiqu'il en
differat beaucoup pour les principes.

A la _coemptio_ correspond l'_usus_; ce sont deux formes d'un meme acte.
Tout objet peut etre acquis indifferemment de deux manieres, par achat ou
par _usage_; il en est de meme de la propriete fictive de la femme.
L'_usage_ ici, c'est la cohabitation d'une annee; elle etablit entre les
epoux les memes liens de droit que l'achat et que la ceremonie religieuse.
Il n'est sans doute pas besoin d'ajouter qu'il fallait que la cohabitation
eut ete precedee du mariage, au moins du mariage plebeien, qui
s'effectuait par consentement et affection des parties. Ni la _coemptio_
ni l'_usus_ ne creaient l'union morale entre les epoux; ils ne venaient
qu'apres le mariage et n'etablissaient qu'un lien de droit. Ce n'etaient
pas, comme on l'a trop souvent repete, des modes de mariage; c'etaient
seulement des moyens d'acquerir la puissance maritale et paternelle. [7]

Mais la puissance maritale des temps antiques avait des consequences qui,
a l'epoque de l'histoire ou nous sommes arrives, commencaient a paraitre
excessives. Nous avons vu que la femme etait soumise sans reserve au mari,
et que le droit de celui-ci allait jusqu'a pouvoir l'aliener et la vendre.
[8] A un autre point de vue, la puissance maritale produisait encore des
effets que le bon sens du plebeien avait peine a comprendre; ainsi la
femme placee _dans la main_ de son mari etait separee d'une maniere
absolue de sa famille paternelle, n'en heritait pas, et ne conservait avec
elle aucun lien ni aucune parente aux yeux de la loi. Cela etait bon dans
le droit primitif, quand la religion defendait que la meme personne fit
partie de deux _gentes_, sacrifiat a deux foyers, et fut heritiere dans
deux maisons. Mais la puissance maritale n'etait plus concue avec cette
rigueur et l'on pouvait avoir plusieurs motifs excellents pour vouloir
echapper a ces dures consequences. Aussi la loi des Douze Tables, tout en
etablissant que la cohabitation d'une annee mettrait la femme en
puissance, fut-elle forcee de laisser aux epoux la liberte de ne pas
contracter un lien si rigoureux. Que la femme interrompe chaque annee la
cohabitation, ne fut-ce que par une absence de trois nuits, c'est assez
pour que la puissance maritale ne s'etablisse pas. Des lors la femme
conserve avec sa propre famille un lien de droit, et elle peut en heriter.

Sans qu'il soit necessaire d'entrer dans de plus longs details, on voit
que le code des Douze Tables s'ecarte deja beaucoup du droit primitif. La
legislation romaine se transforme comme le gouvernement et l'etat social.
Peu a peu et presque a chaque generation il se produira quelque changement
nouveau. A mesure que les classes inferieures feront un progres dans
l'ordre politique, une modification nouvelle sera introduite dans les
regles du droit. C'est d'abord le mariage qui va etre permis entre
patriciens et plebeiens. C'est ensuite la loi Papiria qui defendra au
debiteur d'engager sa personne au creancier. C'est la procedure qui va se
simplifier, au grand profit des plebeiens, par l'abolition des _actions de
la loi_. Enfin le preteur, continuant a marcher dans la voie que les Douze
Tables ont ouverte, tracera a cote du droit ancien un droit absolument
nouveau, que la religion n'aura pas dicte et qui se rapprochera de plus en
plus du droit de la nature.

Une revolution analogue apparait dans le droit athenien. On sait que deux
codes de lois ont ete rediges a Athenes, a la distance de trente annees,
le premier par Dracon, le second par Solon. Celui de Dracon a ete ecrit au
plus fort de la lutte entre les deux classes, et lorsque les eupatrides
n'etaient pas encore vaincus. Solon a redige le sien au moment meme ou la
classe inferieure l'emportait. Aussi les differences sont-elles grandes
entre les deux codes.

Dracon etait un eupatride; il avait tous les sentiments de sa caste et
" etait instruit dans le droit religieux ". Il ne parait pas avoir fait
autre chose que de mettre en ecrit les vieilles coutumes, sans y rien
changer. Sa premiere loi est celle-ci: " On devra honorer les dieux et les
heros du pays et leur offrir des sacrifices annuels, sans s'ecarter des
rites suivis par les ancetres. " On a conserve le souvenir de ses lois sur
le meurtre; elles prescrivent que le coupable soit ecarte du temple, et
lui defendent de toucher a l'eau lustrale et aux vases des ceremonies. [9]

Ses lois parurent cruelles aux generations suivantes. Elles etaient, en
effet, dictees par une religion implacable, qui voyait dans toute faute
une offense a la divinite, et dans toute offense a la divinite un crime
irremissible. Le vol etait puni de mort, parce que le vol etait un
attentat a la religion de la propriete.

Un curieux article qui nous a ete conserve de cette legislation [10]
montre dans quel esprit elle fut faite. Elle n'accordait le droit de
poursuivre un crime en justice qu'aux parents du mort et aux membres de sa
_gens_. Nous voyons la combien la _gens_ etait encore puissante a cette
epoque, puisqu'elle ne permettait pas a la cite d'intervenir d'office dans
ses affaires, fut-ce pour la venger. L'homme appartenait encore a la
famille plus qu'a la cite.

Dans tout ce qui nous est parvenu de cette legislation, nous voyons quelle
ne faisait que reproduire le droit ancien. Elle avait la durete et la
raideur de la vieille loi non ecrite. On peut croire qu'elle etablissait
une demarcation bien profonde entre les classes; car la classe inferieure
l'a toujours detestee, et au bout de trente ans elle reclamait une
legislation nouvelle.

Le code de Solon est tout different; on voit qu'il correspond a une grande
revolution sociale. La premiere chose qu'on y remarque, c'est que les lois
sont les memes pour tous. Elles n'etablissent pas de distinction entre
l'eupatride, le simple homme libre, et le thete. Ces mots ne se trouvent
meme dans aucun des articles qui nous ont ete conserves. Solon se vante
dans ses vers d'avoir ecrit les memes lois pour les grands et pour les
petits.

Comme les Douze Tables, le code de Solon s'ecarte en beaucoup de points du
droit antique; sur d'autres points il lui reste fidele. Ce n'est pas a
dire que les decemvirs romains aient copie les lois d'Athenes; mais les
deux legislations, oeuvres de la meme epoque, consequences de la meme
revolution sociale, n'ont pas pu ne pas se ressembler. Encore cette
ressemblance n'est-elle guere que dans l'esprit des deux legislations; la
comparaison de leurs articles presente des differences nombreuses. Il y a
des points sur lesquels le code de Solon reste plus pres du droit primitif
que les Douze Tables, comme il y en a sur lesquels il s'en eloigne
davantage.

Le droit tres-antique avait prescrit que le fils aine fut seul heritier.
La loi de Solon s'en ecarte et dit en termes formels: " Les freres se
partageront le patrimoine. " Mais le legislateur ne s'eloigne pas encore
du droit primitif jusqu'a donner a la soeur une part dans la succession:
" Le partage, dit-il, se fera entre les fils. " [11]

Il y a plus: si un pere ne laisse qu'une fille, cette fille unique ne peut
pas etre heritiere; c'est toujours le plus proche agnat qui a la
succession. En cela Solon se conforme a l'ancien droit; du moins il
reussit a donner a la fille la jouissance du patrimoine, en forcant
l'heritier a l'epouser. [12]

La parente par les femmes etait inconnue dans le vieux droit; Solon
l'admet dans le droit nouveau, mais en la placant au-dessous de la parente
par les males. Voici sa loi: [13] " Si un pere ne laisse qu'une fille, le
plus proche agnat herite en epousant la fille. S'il ne laisse pas
d'enfant, son frere herite, non pas sa soeur; son frere germain ou
consanguin, non pas son frere uterin. A defaut de freres ou de fils de
freres, la succession passe a la soeur. S'il n'y a ni freres, ni soeurs,
ni neveux, les cousins et petits-cousins de la branche paternelle
heritent. Si l'on ne trouve pas de cousins dans la branche paternelle
(c'est-a-dire parmi les agnats), la succession est deferee aux collateraux
de la branche maternelle (c'est-a-dire aux cognats). " Ainsi les femmes
commencent a avoir des droits a la succession, mais inferieurs a ceux des
hommes; la loi enonce formellement ce principe: " Les males et les
descendants par les males excluent les femmes et les descendante des
femmes. " Du moins cette sorte de parente est reconnue et se fait sa place
dans les lois, preuve certaine que le droit naturel commence a parler
presque aussi haut que la vieille religion.

Solon introduisit encore dans la legislation athenienne quelque chose de
tres-nouveau, le testament. Avant lui les biens passaient necessairement
au plus proche agnat, ou a defaut d'agnats aux _gennetes_ (_gentiles_);
cela venait de ce que les biens n'etaient pas consideres comme appartenant
a l'individu, mais a la famille. Mais au temps de Solon on commencait a
concevoir autrement le droit de propriete; la dissolution de l'ancien
[Grec: genos] avait fait de chaque domaine le bien propre d'un individu.
Le legislateur permit donc a l'homme de disposer de sa fortune et de
choisir son legataire. Toutefois en supprimant le droit que le [Grec:
genos] avait eu sur les biens de chacun de ses membres, il ne supprima pas
le droit de la famille naturelle; le fils resta heritier necessaire; si le
mourant ne laissait qu'une fille, il ne pouvait choisir son heritier qu'a
la condition que cet heritier epouserait la fille; sans enfants, l'homme
etait libre de tester a sa fantaisie. [14] Cette derniere regle etait
absolument nouvelle dans le droit athenien, et nous pouvons voir par elle
combien on se faisait alors de nouvelles idees sur la famille.

La religion primitive avait donne au pere une autorite souveraine dans la
maison. Le droit antique d'Athenes allait jusqu'a lui permettre de vendre
ou de mettre a mort son fils. [15] Solon, se conformant aux moeurs
nouvelles, posa des limites a cette puissance; [16] on sait avec certitude
qu'il defendit au pere de vendre sa fille, et il est vraisemblable que la
meme defense protegeait le fils. L'autorite paternelle allait
s'affaiblissant, a mesure que l'antique religion perdait son empire: ce
qui avait lieu plus tot a Athenes qu'a Rome. Aussi le droit athenien ne se
contenta-t-il pas de dire comme les Douze Tables: " Apres triple vente le
fils sera libre. " Il permit au fils arrive a un certain age d'echapper au
pouvoir paternel. Les moeurs, sinon les lois, arriverent insensiblement a
etablir la majorite du fils, du vivant meme du pere. Nous connaissons une
loi d'Athenes qui enjoint au fils de nourrir son pere devenu vieux ou
infirme; une telle loi indique necessairement que le fils peut posseder,
et par consequent qu'il est affranchi de la puissance paternelle. Cette
loi n'existait pas a Rome, parce que le fils ne possedait jamais rien et
restait toujours en puissance.

Pour la femme, la loi de Solon se conformait encore au droit antique,
quand elle lui defendait de faire un testament, parce que la femme n'etait
jamais reellement proprietaire et ne pouvait avoir qu'un usufruit. Mais
elle s'ecartait de ce droit antique quand elle permettait a la femme de
reprendre sa dot. [17]

Il y avait encore d'autres nouveautes dans ce code. A l'oppose de Dracon,
qui n'avait accorde le droit de poursuivre un crime en justice qu'a la
famille de la victime, Solon l'accorda a tout citoyen. [18] Encore une
regle du vieux droit patriarcal qui disparaissait.

Ainsi a Athenes, comme a Rome, le droit commencait a se transformer. Pour
un nouvel etat social il naissait un droit nouveau. Les croyances, les
moeurs, les institutions s'etant modifiees, les lois qui auparavant
avaient paru justes et bonnes, cessaient de le paraitre, et peu a peu
elles etaient effacees.


NOTES

[1] Tite-Live, VII, 17; IX, 33, 34.

[2] Gaius, III, 17; III, 24. Ulpien, XVI, 4. Ciceron, _De invent._, II,
50.

[3] Gaius, III, 19.

[4] _Digeste_, liv. X, tit. 2, 1.

[5] Il y avait bien le testament _in procinctu_; mais nous ne sommes pas
bien renseignes sur cette sorte de testament; peut-etre etait-il au
testament _calatis comitiis_ ce que l'assemblee par centuries etait a
l'assemblee par curies.

[6] Gaius, I, 114.

[7] Gaius, I, 111: _quae anno continuo_ NUPTA _perseverabat_. La
_coemptio_ etait si peu un mode de mariage que la femme pouvait la
contracter avec un autre que son mari, par exemple, avec un tuteur.

[8] Gaius, I, 117, 118. Que cette mancipation ne fut que fictive au temps
de Gaius, c'est ce qui est hors de doute; mais elle put etre reelle a
l'origine. Il n'en etait pas d'ailleurs du mariage par simple _consensus_
comme du mariage sacre, qui etablissait entre les epoux un lien
indissoluble.

[9] Aulu-Gelle, XI, 18. Demosthenes, _in Lept._, 158. Porphyre, _De
abstinentia_, IX.

[10] Demosthenes, _in Everg._, 71; _in Macart._, 57.

[11] Isee, VI, 25.

[12] Isee, III, 42.

[13] Isee, VII, 19; XI, 1, 11.

[14] Isee, III, 41, 68, 73; VI, 9; X, 9, 13. Plutarque, _Solon_, 21.

[15] Plutarque, _Solon_, 13.

[16] Plutarque, _Solon_, 23.

[17] Isee, VII, 24, 25. Dion Chrysostome, [Grec: peri apistias].
Harpocration, [Grec: pera medimnon]. Demosthenes, _in Evergum; in Boeotum
de dote; in Neoeram_, 51, 52.

[18] Plutarque, _Solon_, 18.




CHAPITRE IX.

NOUVEAU PRINCIPE DE GOUVERNEMENT; L'INTERET PUBLIC ET LE SUFFRAGE.


La revolution qui renversa la domination de la classe sacerdotale et eleva
la classe inferieure au niveau des anciens chefs des _gentes_, marqua le
commencement d'une periode nouvelle dans l'histoire des cites. Une sorte
de renouvellement social s'accomplit. Ce n'etait pas seulement une classe
d'hommes qui remplacait une autre classe au pouvoir. C'etaient les vieux
principes qui etaient mis de cote, et des regles nouvelles qui allaient
gouverner les societes humaines.

Il est vrai que la cite conserva les formes exterieures qu'elle avait eues
dans l'epoque precedente. Le regime republicain subsista; les magistrats
garderent presque partout leurs anciens noms; Athenes eut encore ses
archontes et Rome ses consuls. Rien ne fut change non plus aux ceremonies
de la religion publique; les repas du prytanee, les sacrifices au
commencement de l'assemblee, les auspices et les prieres, tout cela fut
conserve. Il est assez ordinaire a l'homme, lorsqu'il rejette de vieilles
institutions, de vouloir en garder au moins les dehors.

Au fond, tout etait change. Ni les institutions, ni le droit, ni les
croyances, ni les moeurs ne furent dans cette nouvelle periode ce qu'ils
avaient ete dans la precedente. L'ancien regime disparut, entrainant avec
lui les regles rigoureuses qu'il avait etablies en toutes choses; un
regime nouveau fut fonde, et la vie humaine changea de face.

La religion avait ete pendant de longs siecles l'unique principe de
gouvernement. Il fallait trouver un autre principe qui fut capable de la
remplacer et qui put, comme elle, regir les societes en les mettant autant
que possible a l'abri des fluctuations et des conflits. Le principe sur
lequel le gouvernement des cites se fonda desormais, fut l'interet public.

Il faut observer ce dogme nouveau qui fit alors son apparition dans
l'esprit des hommes et dans l'histoire. Auparavant, la regle superieure
d'ou derivait l'ordre social, n'etait pas l'interet, c'etait la religion.
Le devoir d'accomplir les rites du culte avait ete le lien social. De
cette necessite religieuse avait decoule, pour les uns le droit de
commander, pour les autres l'obligation d'obeir; de la etaient venues les
regles de la justice et de la procedure, celles des deliberations
publiques, celles de la guerre. Les cites ne s'etaient pas demande si les
institutions qu'elles se donnaient, etaient utiles; ces institutions
s'etaient fondees, parce que la religion l'avait ainsi voulu. L'interet ni
la convenance n'avaient contribue a les etablir; et si la classe
sacerdotale avait combattu pour les defendre, ce n'etait pas au nom de
l'interet public, mais au nom de la tradition religieuse.

Mais dans la periode ou nous entrons maintenant, la tradition n'a plus
d'empire et la religion ne gouverne plus. Le principe regulateur duquel
toutes les institutions doivent tirer desormais leur force, le seul qui
soit au-dessus des volontes individuelles et qui puisse les obliger a se
soumettre, c'est l'interet public. Ce que les Latins appellent _res
publica_, les Grecs [Grec: to choinon], voila ce qui remplace la vieille
religion. C'est la ce qui decide desormais des institutions et des lois,
et c'est a cela que se rapportent tous les actes importants des cites.
Dans les deliberations des senats ou des assemblees populaires, que l'on
discute sur une loi ou sur une forme de gouvernement, sur un point de
droit prive ou sur une institution politique, on ne se demande plus ce que
la religion prescrit, mais ce que reclame l'interet general.

On attribue a Solon une parole qui caracterise assez bien le regime
nouveau. Quelqu'un lui demandait s'il croyait avoir donne a sa patrie la
constitution la meilleure: " Non pas, repondit-il; mais celle qui lui
convient le mieux. " Or, c'etait quelque chose de tres-nouveau que de ne
plus demander aux formes de gouvernement et aux lois qu'un merite relatif.
Les anciennes constitutions, fondees sur les regles du culte, s'etaient
proclamees infaillibles et immuables; elles avaient eu la rigueur et
l'inflexibilite de la religion. Solon indiquait par cette parole qu'a
l'avenir les constitutions politiques devraient se conformer aux besoins,
aux moeurs, aux interets des hommes de chaque epoque. Il ne s'agissait
plus de verite absolue; les regles du gouvernement devaient etre desormais
flexibles et variables. On dit que Solon souhaitait, et tout au plus, que
ses lois fussent observees pendant cent ans.

Les prescriptions de l'interet public ne sont pas aussi absolues, aussi
claires, aussi manifestes que le sont celles d'une religion. On peut
toujours les discuter; elles ne s'apercoivent pas tout d'abord. Le mode
qui parut le plus simple et le plus sur pour savoir ce que l'interet
public reclamait, ce fut d'assembler les hommes et de les consulter. Ce
procede fut juge necessaire et fut presque journellement employe. Dans
l'epoque precedente, les auspices avaient fait a peu pres tous les frais
des deliberations; l'opinion du pretre, du roi, du magistrat sacre etait
toute-puissante; on votait peu, et plutot pour accomplir une formalite que
pour faire connaitre l'opinion de chacun. Desormais on vota sur toutes
choses; il fallut avoir l'avis de tous, pour etre sur de connaitre
l'interet de tous. Le suffrage devint le grand moyen de gouvernement. Il
fut la source des institutions, la regle du droit; il decida de l'utile et
meme du juste. Il fut au-dessus des magistrats, au-dessus meme des lois;
il fut le souverain dans la cite.

Le gouvernement changea aussi de nature. Sa fonction essentielle ne fut
plus l'accomplissement regulier des ceremonies religieuses; il fut surtout
constitue pour maintenir l'ordre et la paix au dedans, la dignite et la
puissance au dehors. Ce qui avait ete autrefois au second plan, passa au
premier. La politique prit le pas sur la religion, et le gouvernement des
hommes devint chose humaine. En consequence il arriva, ou bien que des
magistratures nouvelles furent creees, ou tout au moins que les anciennes
prirent un caractere nouveau. C'est ce qu'on peut voir par l'exemple
d'Athenes et par celui de Rome.

A Athenes, pendant la domination de l'aristocratie, les archontes avaient
ete surtout des pretres; le soin de juger, d'administrer, de faire la
guerre, se reduisait a peu de chose, et pouvait sans inconvenient etre
joint au sacerdoce. Lorsque la cite athenienne repoussa les vieux procedes
religieux du gouvernement, elle ne supprima pas l'archontat; car on avait
une repugnance extreme a supprimer ce qui etait antique. Mais a cote des
archontes elle etablit d'autres magistrats, qui par la nature de leurs
fonctions repondaient mieux aux besoins de l'epoque. Ce furent les
_strateges_. Le mot signifie chef de l'armee; mais leur autorite n'etait
pas purement militaire; ils avaient le soin des relations avec les autres
cites, l'administration des finances, et tout ce qui concernait la police
de la ville. On peut dire que les archontes avaient dans leurs mains la
religion et tout ce qui s'y rapportait, et que les strateges avaient le
pouvoir politique. Les archontes conservaient l'autorite, telle que les
vieux ages l'avaient concue; les strateges avaient celle que les nouveaux
besoins avaient fait etablir. Peu a peu on arriva a ce point que les
archontes n'eurent plus que l'apparence du pouvoir et que les strateges en
eurent toute la realite. Ces nouveaux magistrats n'etaient plus des
pretres; a peine faisaient-ils les ceremonies tout a fait indispensables
en temps de guerre. Le gouvernement tendait de plus en plus a se separer
de la religion. Ces strateges purent etre choisis en dehors de la classe
des eupatrides. Dans l'epreuve qu'on leur faisait subir avant de les
nommer ([Grec: dochimasia]), on ne leur demanda pas, comme on demandait a
l'archonte, s'ils avaient un culte domestique et s'ils etaient d'une
famille pure; il suffit qu'ils eussent rempli toujours leurs devoirs de
citoyens et qu'ils eussent une propriete dans l'Attique. [1] Les archontes
etaient designes par le sort, c'est-a-dire par la voix des dieux; il en
fut autrement des strateges. Comme le gouvernement devenait plus difficile
et plus complique, que la piete n'etait plus la qualite principale, et
qu'il fallait l'habilete, la prudence, le courage, l'art de commander, on
ne croyait plus que la voix du sort fut suffisante pour faire un bon
magistrat. La cite ne voulait plus etre liee par la pretendue volonte des
dieux, et elle tenait a avoir le libre choix de ses chefs. Que l'archonte,
qui etait un pretre, fut designe par les dieux, cela etait naturel; mais
le stratege, qui avait dans ses mains les interets materiels de la cite,
devait etre elu par les hommes.

Si l'on observe de pres les institutions de Rome, on reconnait que des
changements du meme genre s'y opererent. D'une part, les tribuns de la
plebe augmenterent a tel point leur importance que la direction de la
republique, au moins en ce qui concernait les affaires interieures, finit
par leur appartenir. Or, ces tribuns, qui n'avaient pas le caractere
sacerdotal, ressemblent assez aux strateges. D'autre part, le consulat
lui-meme ne put subsister qu'en changeant de nature. Ce qu'il y avait de
sacerdotal en lui s'effaca peu a peu. Il est bien vrai que le respect des
Romains pour les traditions et les formes du passe exigea que le consul
continuat a accomplir les ceremonies religieuses instituees par les
ancetres. Mais on comprend bien que le jour ou les plebeiens furent
consuls, ces ceremonies n'etaient plus que de vaines formalites. Le
consulat fut de moins en moins un sacerdoce et de plus en plus un
commandement. Cette transformation fut lente, insensible, inapercue; elle
n'en fut pas moins complete. Le consulat n'etait certainement plus au
temps des Scipion ce qu'il avait ete au temps de Publicola. Le tribunat
militaire, que le Senat institua en 443, et sur lequel les anciens nous
donnent trop peu de renseignements, fut peut-etre la transition entre le
consulat de la premiere epoque et celui de la seconde.

On peut remarquer aussi qu'il se fit un changement dans la maniere de
nommer les consuls. En effet dans les premiers siecles, le vote des
centuries dans l'election du magistrat n'etait, nous l'avons vu, qu'une
pure formalite. Dans le vrai, le consul de chaque annee etait _cree_ par
le consul de l'annee precedente, qui lui transmettait les auspices, apres
avoir pris l'assentiment des dieux. Les centuries ne votaient que sur les
deux ou trois candidats que presentait le consul en charge; il n'y avait
pas de debat. Le peuple pouvait detester un candidat; il n'en etait pas
moins force de voter pour lui. A l'epoque ou nous sommes maintenant,
l'election est tout autre, quoique les formes en soient encore les memes.
Il y a bien encore, comme par le passe, une ceremonie religieuse et un
vote; mais c'est la ceremonie religieuse qui est pour la forme, et c'est
le vote qui est la realite. Le candidat doit encore se faire presenter par
le consul qui preside; mais le consul est contraint, sinon par la loi, du
moins par l'usage, d'accepter tous les candidats et de declarer que les
auspices leur sont egalement favorables a tous. Ainsi les centuries
nomment qui elles veulent. L'election n'appartient plus aux dieux, elle
est dans les mains du peuple. Les dieux et les auspices ne sont plus
consultes qu'a la condition d'etre impartiaux entre tous les candidats. Ce
sont les hommes qui choisissent.


NOTES

[1] Dinarque, I, 171 (coll. Didot).




CHAPITRE X.

UNE ARISTOCRATIE DE RICHESSE ESSAYE DE SE CONSTITUER; ETABLISSEMENT
DE LA DEMOCRATIE; QUATRIEME REVOLUTION.


Le regime qui succeda a la domination de l'aristocratie religieuse ne fut
pas tout d'abord la democratie. Nous avons vu, par l'exemple d'Athenes et
de Rome, que la revolution qui s'etait accomplie, n'avait pas ete l'oeuvre
des plus basses classes. Il y eut, a la verite, quelques villes ou ces
classes s'insurgerent d'abord; mais elles ne purent fonder rien de
durable; les longs desordres ou tomberent Syracuse, Milet, Samos, en sont
la preuve. Le regime nouveau ne s'etablit avec quelque solidite que la ou
il se trouva tout de suite une classe superieure pour prendre en mains,
pour quelque temps, le pouvoir et l'autorite morale qui echappaient aux
eupatrides ou aux patriciens.

Quelle pouvait etre cette aristocratie nouvelle? La religion hereditaire
etant ecartee, il n'y avait plus d'autre element de distinction sociale
que la richesse. On demanda donc a la richesse de fixer des rangs, les
esprits n'admettant pas tout de suite que l'egalite dut etre absolue.

Ainsi, Solon ne crut pouvoir faire oublier l'ancienne distinction fondee
sur la religion hereditaire, qu'en etablissant une division nouvelle qui
fut fondee sur la richesse. Il partagea les hommes en quatre classes, et
leur donna des droits inegaux; il fallut etre riche pour parvenir aux
hautes magistratures; il fallut etre au moins d'une des deux classes
moyennes pour avoir acces au Senat et aux tribunaux. [1]

Il en fut de meme a Rome. Nous avons deja vu que Servius ne detruisit la
puissance du patriciat qu'en fondant une aristocratie rivale. Il crea
douze centuries de chevaliers choisis parmi les plus riches plebeiens; ce
fut l'origine de l'ordre equestre, qui fut dorenavant l'ordre riche de
Rome. Les plebeiens qui n'avaient pas le cens fixe pour etre chevalier,
furent repartis en cinq classes, suivant le chiffre de leur fortune. Les
proletaires furent en dehors de toute classe. Ils n'avaient pas de droits
politiques; s'ils figuraient dans les comices par centuries, il est sur du
moins qu'ils n'y votaient pas. [2] La constitution republicaine conserva
ces distinctions etablies par un roi, et la plebe ne se montra pas d'abord
tres-desireuse de mettre l'egalite entre ses membres.

Ce qui se voit si clairement a Athenes et a Rome, se retrouve dans presque
toutes les autres cites. A Cumes, par exemple, les droits politiques ne
furent donnes d'abord qu'a ceux qui, possedant des chevaux, formaient une
sorte d'ordre equestre; plus tard, ceux qui venaient apres eux par le
chiffre de la fortune, obtinrent les memes droits, et cette derniere
mesure n'eleva qu'a mille le nombre des citoyens. A Rhegium, le
gouvernement fut longtemps aux mains des mille plus riches de la cite. A
Thurii, il fallait un cens tres-eleve pour faire partie du corps
politique. Nous voyons clairement dans les poesies de Theognis qu'a
Megare, apres la chute des nobles, ce fut la richesse qui regna. A Thebes,
pour jouir des droits de citoyen, il ne fallait etre ni artisan ni
marchand. [3]

Ainsi les droits politiques qui, dans l'epoque precedente, etaient
inherents a la naissance, furent, pendant quelque temps, inherents a la
fortune. Cette aristocratie de richesse se forma dans toutes les cites,
non pas par l'effet d'un calcul, mais par la nature meme de l'esprit
humain, qui, en sortant d'un regime de profonde inegalite, n'arrivait pas
tout de suite a l'egalite complete.

Il est a remarquer que cette aristocratie ne fondait pas sa superiorite
uniquement sur sa richesse. Partout elle eut a coeur d'etre la classe
militaire. Elle se chargea de defendre les cites en meme temps que de les
gouverner. Elle se reserva les meilleures armes et la plus forte part de
perils dans les combats, voulant imiter en cela la classe noble qu'elle
remplacait. Dans toutes les cites, les plus riches formerent la cavalerie,
la classe aisee composa le corps des hoplites ou des legionnaires. Les
pauvres furent exclus de l'armee; tout au plus les employa-t-on comme
velites et comme peltastes, ou parmi les rameurs de la flotte. [4]
L'organisation de l'armee repondait ainsi avec une exactitude parfaite a
l'organisation politique de la cite. Les dangers etaient proportionnes aux
privileges, et la force materielle se trouvait dans les memes mains que la
richesse. [5]

Il y eut ainsi dans presque toutes les cites dont l'histoire nous est
connue, une periode pendant laquelle la classe riche ou tout au moins la
classe aisee fut en possession du gouvernement. Ce regime politique eut
ses merites, comme tout regime peut avoir les siens, quand il est conforme
aux moeurs de l'epoque et que les croyances ne lui sont pas contraires. La
noblesse sacerdotale de l'epoque precedente avait assurement rendu de
grands services; car c'etait elle qui, pour la premiere fois, avait etabli
des lois et fonde des gouvernements reguliers. Elle avait fait vivre avec
calme et dignite, pendant plusieurs siecles, les societes humaines.
L'aristocratie de richesse eut un autre merite: elle imprima a la societe
et a l'intelligence une impulsion nouvelle. Issue du travail sous toutes
ses formes, elle l'honora et le stimula. Ce nouveau regime donnait le plus
de valeur politique a l'homme le plus laborieux, le plus actif ou le plus
habile; il etait donc favorable au developpement de l'industrie et du
commerce; il l'etait aussi au progres intellectuel; car l'acquisition de
cette richesse, qui se gagnait ou se perdait, d'ordinaire, suivant le
merite de chacun, faisait de l'instruction le premier besoin et de
l'intelligence le plus puissant ressort des affaires humaines. Il n'y a
donc pas a etre surpris que sous ce regime la Grece et Rome aient elargi
les limites de leur culture intellectuelle et pousse plus avant leur
civilisation.

La classe riche ne garda pas l'empire aussi longtemps que l'ancienne
noblesse hereditaire l'avait garde. Ses titres a la domination n'etaient
pas de meme valeur. Elle n'avait pas ce caractere sacre dont l'ancien
eupatride etait revetu; elle ne regnait pas en vertu des croyances et par
la volonte des dieux. Elle n'avait rien en elle qui eut prise sur la
conscience et qui forcat l'homme a se soumettre. L'homme ne s'incline
guere que devant ce qu'il croit etre le droit ou ce que ses opinions lui
montrent comme fort au-dessus de lui. Il avait pu se courber longtemps
devant la superiorite religieuse de l'eupatride qui disait la priere et
possedait les dieux. Mais la richesse ne lui imposait pas. Devant la
richesse, le sentiment le plus ordinaire n'est pas le respect, c'est
l'envie. L'inegalite politique qui resultait de la difference des
fortunes, parut bientot une iniquite, et les hommes travaillerent a la
faire disparaitre.

D'ailleurs, la serie des revolutions, une fois commencee, ne devait pas
s'arreter. Les vieux principes etaient renverses, et l'on n'avait plus de
traditions ni de regles fixes. Il y avait un sentiment general de
l'instabilite des choses, qui faisait qu'aucune constitution n'etait plus
capable de durer bien longtemps. La nouvelle aristocratie fut donc
attaquee comme l'avait ete l'ancienne; les pauvres voulurent etre citoyens
et firent effort pour entrer a leur tour dans le corps politique.

Il est impossible d'entrer dans le detail de cette nouvelle lutte.
L'histoire des cites, a mesure qu'elle s'eloigne de l'origine, se
diversifie de plus en plus. Elles poursuivent la meme serie de
revolutions; mais ces revolutions s'y presentent sous des formes tres-
variees. On peut du moins faire cette remarque que, dans les villes ou le
principal element de la richesse etait la possession du sol, la classe
riche fut plus longtemps respectee et plus longtemps maitresse; et qu'au
contraire dans les cites, comme Athenes, ou il y avait peu de fortunes
territoriales et ou l'on s'enrichissait surtout par l'industrie et le
commerce, l'instabilite des fortunes eveilla plus tot les convoitises ou
les esperances des classes inferieures, et l'aristocratie fut plus tot
attaquee.

Les riches de Rome resisterent beaucoup mieux que ceux de la Grece; cela
tient a des causes que nous dirons plus loin. Mais quand on lit l'histoire
grecque, on remarque avec quelque surprise combien l'aristocratie nouvelle
se defendit faiblement. Il est vrai qu'elle ne pouvait pas, comme les
eupatrides, opposer a ses adversaires le grand et puissant argument de la
tradition et de la piete. Elle ne pouvait pas appeler a son secours les
ancetres et les dieux. Elle n'avait pas de point d'appui dans ses propres
croyances; elle n'avait pas foi dans la legitimite de ses privileges.

Elle avait bien la force des armes; mais cette superiorite meme finit par
lui manquer. Les constitutions que les Etats se donnent, dureraient sans
doute plus longtemps si chaque Etat pouvait demeurer dans l'isolement, ou
si du moins il pouvait vivre toujours en paix. Mais la guerre derange les
rouages des constitutions et hate les changements. Or, entre ces cites de
la Grece et de l'Italie l'etat de guerre etait presque perpetuel. C'etait
sur la classe riche que le service militaire pesait le plus lourdement,
puisque c'etait elle qui occupait le premier rang dans les batailles.
Souvent, au retour d'une campagne, elle rentrait dans la ville, decimee et
affaiblie, hors d'etat par consequent de tenir tete au parti populaire. A
Tarente, par exemple, la haute classe ayant perdu la plus grande partie de
ses membres dans une guerre contre les Japyges, la democratie s'etablit
aussitot dans la cite. Le meme fait s'etait produit a Argos, une trentaine
d'annees auparavant: a la suite d'une guerre malheureuse contre les
Spartiates, le nombre des vrais citoyens etait devenu si faible, qu'il
avait fallu donner le droit de cite a une foule de _perieques_. [6] C'est
pour n'avoir pas a tomber dans cette extremite que Sparte etait si
menagere du sang des vrais Spartiates. Quant a Rome, ses guerres
continuelles expliquent en grande partie ses revolutions. La guerre a
detruit d'abord son patriciat; des trois cents familles que cette caste
comptait sous les rois, il en restait a peine un tiers apres la conquete
du Samnium. La guerre a moissonne ensuite la plebe primitive, cette plebe
riche et courageuse qui remplissait les cinq classes et qui formait les
legions.

Un des effets de la guerre etait que les cites etaient presque toujours
reduites a donner des armes aux classes inferieures. C'est pour cela qu'a
Athenes et dans toutes les villes maritimes, le besoin d'une marine et les
combats sur mer ont donne a la classe pauvre l'importance que les
constitutions lui refusaient. Les thetes, eleves au rang de rameurs, de
matelots et meme de soldats, et ayant en mains le salut de la patrie, se
sont sentis necessaires et sont devenus hardis. Telle fut l'origine de la
democratie athenienne. Sparte avait peur de la guerre. On peut voir dans
Thucydide sa lenteur et sa repugnance a entrer en campagne. Elle s'est
laissee entrainer malgre elle dans la guerre du Peloponese; mais combien
elle a fait d'efforts pour s'en retirer! C'est que Sparte etait forcee
d'armer ses [Grec: upomeiodes], ses neodamodes, ses mothaces, ses
laconiens et meme ses hilotes; elle savait bien que toute guerre, en
donnant des armes a ces classes qu'elle opprimait, la mettait en danger de
revolution et qu'il lui faudrait, au retour de l'armee, ou subir la loi de
ses hilotes, ou trouver moyen de les faire massacrer sans bruit. Les
plebeiens calomniaient le Senat de Rome, quand ils lui reprochaient de
chercher toujours de nouvelles guerres. Le Senat etait bien trop habile.
Il savait ce que ces guerres lui coutaient de concessions et d'echecs au
forum. Mais il ne pouvait pas les eviter.

Il est donc hors de doute que la guerre a peu a peu comble la distance que
l'aristocratie de richesse avait mise entre elle et les classes
inferieures. Par la il est arrive bientot que les constitutions se sont
trouvees en desaccord avec l'etat social et qu'il a fallu les modifier.
D'ailleurs on doit reconnaitre que tout privilege etait necessairement en
contradiction avec le principe qui gouvernait alors les hommes. L'interet
public n'etait pas un principe qui fut de nature a autoriser et a
maintenir longtemps l'inegalite. Il conduisait inevitablement les societes
a la democratie.

Cela est si vrai qu'il fallut partout, un peu plus tot ou un peu plus
tard, donner a tous les hommes libres des droits politiques. Des que la
plebe romaine voulut avoir des comices qui lui fussent propres, elle dut y
admettre les proletaires, et ne put pas y faire passer la division en
classes. La plupart des cites virent ainsi se former des assemblees
vraiment populaires, et le suffrage universel fut etabli.

Or le droit de suffrage avait alors une valeur incomparablement plus
grande que celle qu'il peut avoir dans les Etats modernes. Par lui le
dernier des citoyens mettait la main a toutes les affaires, nommait les
magistrats, faisait les lois, rendait la justice, decidait de la guerre ou
de la paix et redigeait les traites d'alliance. Il suffisait donc de cette
extension du droit de suffrage pour que le gouvernement fut vraiment
democratique.

Il faut faire une derniere remarque. On aurait peut-etre evite l'avenement
de la democratie, si l'on avait pu fonder ce que Thucydide appelle [Grec:
oligarchia isonomos], c'est-a-dire le gouvernement pour quelques-uns et la
liberte pour tous. Mais les Grecs n'avaient pas une idee nette de la
liberte; les droits individuels manquerent toujours chez eux de garanties.
Nous savons par Thucydide, qui n'est certes pas suspect de trop de zele
pour le gouvernement democratique, que sous la domination de l'oligarchie
le peuple etait en butte a beaucoup de vexations, de condamnations
arbitraires, d'executions violentes. Nous lisons dans cet historien
" qu'il fallait le regime democratique pour que les pauvres eussent un
refuge et les riches un frein ". Les Grecs n'ont jamais su concilier
l'egalite civile avec l'inegalite politique. Pour que le pauvre ne fut pas
lese dans ses interets personnels, il leur a paru necessaire qu'il eut un
droit de suffrage, qu'il fut juge dans les tribunaux, et qu'il put etre
magistrat. Si nous nous rappelons d'ailleurs que, chez les Grecs, l'Etat
etait une puissance absolue, et qu'aucun droit individuel ne tenait contre
lui, nous comprendrons quel immense interet il y avait pour chaque homme,
meme pour le plus humble, a avoir des droits politiques, c'est-a-dire a
faire partie du gouvernement. Le souverain collectif etant si omnipotent,
l'homme ne pouvait etre quelque chose qu'en etant un membre de ce
souverain. Sa securite et sa dignite tenaient a cela. On voulait posseder
les droits politiques, non pour avoir la vraie liberte, mais pour avoir au
moins ce qui pouvait en tenir lieu.


NOTES

[1] Plutarque, Solon, 18; Aristide, 13. Aristote cite par Harpocration,
aux mots [Grec: ippeis, thaetes]. Pollux, VIII, 129.

[2] Tite-Live, I, 43.

[3] Aristote, Politique, III, 3, 4; VI, 4, 5 (edit. Didot).

[4] Lysias, in _Alcib._, I, 8; II, 7. Isee, VII, 89, Xenophon, _Hellen._,
VII, 4. Harpocration, [Grec: thaetes].

[5] La relation entre le service militaire et les droits politiques est
manifeste: a Rome, l'assemblee centuriate n'etait pas autre chose que
l'armee; cela est si vrai que les hommes qui avaient depasse l'age du
service militaire n'avaient plus droit de suffrage dans ces comices. Les
historiens ne nous disent pas qu'il y eut une loi semblable a Athenes;
mais il y a des chiffres qui sont significatifs; Thucydide nous apprend
(II, 31; II, 13) qu'au debut de la guerre, Athenes avait 13,000 hoplites;
si l'on y ajoute les chevaliers qu'Aristophane (dans les _Guepes_) porte a
un millier environ, on arrive au chiffre de 14,000 soldats. Or Plutarque
nous dit qu'a la meme epoque le nombre des citoyens etait de 14,000. C'est
donc que les proletaires, qui n'avaient pas le droit de servir parmi les
hoplites, n'etaient pas non plus comptes parmi les citoyens. La
constitution d'Athenes, en 430, n'etait donc pas encore tout a fait
democratique.

[6] Aristote, _Politique_, VIII, 2, 8 (V, 2).




CHAPITRE XI.

REGLES DU GOUVERNEMENT DEMOCRATIQUE; EXEMPLE DE LA DEMOCRATIE ATHENIENNE.


A mesure que les revolutions suivaient leur cours et que l'on s'eloignait
de l'ancien regime, le gouvernement des hommes devenait plus difficile. Il
y fallait des regles plus minutieuses, des rouages plus nombreux et plus
delicats. C'est ce qu'on peut voir par l'exemple du gouvernement
d'Athenes.

Athenes comptait un fort grand nombre de magistrats. En premier lieu, elle
avait conserve tous ceux de l'epoque precedente, l'archonte qui donnait
son nom a l'annee et veillait a la perpetuite des cultes domestiques, le
roi qui accomplissait les sacrifices, le polemarque qui figurait comme
chef de l'armee et qui jugeait les etrangers, les six thesmothetes qui
paraissaient rendre la justice et qui en realite ne faisaient que presider
des jurys; elle avait encore les dix [Grec: ieropoioi] qui consultaient
les oracles et faisaient quelques sacrifices, les [Grec: parasitoi] qui
accompagnaient l'archonte et le roi dans les ceremonies, les dix
athlothetes qui restaient quatre ans en exercice pour preparer la fete de
Bacchus, enfin les prytanes, qui au nombre de cinquante, etaient reunis en
permanence pour veiller a l'entretien du foyer public et a la continuation
des repas sacres. On voit, par cette liste, qu'Athenes restait fidele aux
traditions de l'ancien temps; tant de revolutions n'avaient pas encore
acheve de detruire ce respect superstitieux. Nul n'osait rompre avec les
vieilles formes de la religion nationale; la democratie continuait le
culte institue par les eupatrides.

Venaient ensuite les magistrats specialement crees pour la democratie, qui
n'etaient pas des pretres, et qui veillaient aux interets materiels de la
cite. C'etaient d'abord les dix strateges qui s'occupaient des affaires de
la guerre et de celles de la politique; puis, les dix astynomes qui
avaient le soin de la police; les dix agoranomes qui veillaient sur les
marches de la ville et du Piree; les quinze sitophylaques qui avaient les
yeux sur la vente du ble; les quinze metronomes qui controlaient les poids
et les mesures; les dix gardes du tresor; les dix receveurs des comptes;
les onze qui etaient charges de l'execution des sentences. Ajoutez que la
plupart de ces magistratures etaient repetees dans chacune des tribus et
dans chacun des demes. Le moindre groupe de population, dans l'Attique,
avait son archonte, son pretre, son secretaire, son receveur, son chef
militaire. On ne pouvait presque pas faire un pas dans la ville ou dans la
campagne sans rencontrer un magistrat.

Ces fonctions etaient annuelles; il en resultait qu'il n'etait presque pas
un homme qui ne put esperer d'en exercer quelqu'une a son tour. Les
magistrats-pretres etaient choisis par le sort. Les magistrats qui
n'exercaient que des fonctions d'ordre public, etaient elus par le peuple.
Toutefois il y avait une precaution contre les caprices du sort ou ceux du
suffrage universel: chaque nouvel elu subissait un examen, soit devant le
Senat, soit devant les magistrats sortant de charge, soit enfin devant
l'Areopage, non que l'on demandat des preuves de capacite ou de talent;
mais on faisait une enquete sur la probite de l'homme et sur sa famille;
on exigeait aussi que tout magistrat eut un patrimoine en fonds de terre.

Il semblerait que ces magistrats, elue par les suffrages de leurs egaux,
nommes seulement pour une annee, responsables et meme revocables, dussent
avoir peu de prestige et d'autorite. Il suffit pourtant de lire Thucydide
et Xenophon pour s'assurer qu'ils etaient respectes et obeis. Il y a
toujours eu dans le caractere des anciens, meme des Atheniens, une grande
facilite a se plier a une discipline. C'etait peut-etre la consequence des
habitudes d'obeissance que le gouvernement sacerdotal leur avait donnees.
Ils etaient accoutumes a respecter l'Etat et tous ceux qui, a des degres
divers, le representaient. Il ne leur venait pas a l'esprit de mepriser un
magistrat parce qu'il etait leur elu; le suffrage etait repute une des
sources les plus saintes de l'autorite.

Au-dessus des magistrats qui n'avaient d'autre charge que celle de faire
executer les lois, il y avait le Senat. Ce n'etait qu'un corps deliberant,
une sorte de Conseil d'Etat; il n'agissait pas, ne faisait pas les lois,
n'exercait aucune souverainete. On ne voyait aucun inconvenient a ce qu'il
fut renouvele chaque annee; car il n'exigeait de ses membres ni une
intelligence superieure ni une grande experience. Il etait compose des
cinquante prytanes de chaque tribu, qui exercaient a tour de role les
fonctions sacrees et deliberaient toute l'annee sur les interets religieux
ou politiques de la ville. C'est probablement parce que le Senat n'etait
que la reunion des prytanes, c'est-a-dire des pretres annuels du foyer,
qu'il etait nomme par la voie du sort. Il est juste de dire qu'apres que
le sort avait prononce, chaque nom subissait une epreuve et etait ecarte
s'il ne paraissait pas suffisamment honorable. [1]

Au-dessus meme du Senat il y avait l'assemblee du peuple. C'etait le vrai
souverain. Mais de meme que dans les monarchies bien constituees le
monarque s'entoure de precautions contre ses propres caprices et ses
erreurs, la democratie avait aussi des regles invariables auxquelles elle
se soumettait.

L'assemblee etait convoquee par les prytanes ou les strateges. Elle se
tenait dans une enceinte consacree par la religion; des le matin, les
pretres avaient fait le tour du Pnyx en immolant des victimes et en
appelant la protection des dieux. Le peuple etait assis sur des bancs de
pierre. Sur une sorte d'estrade elevee se tenaient les prytanes et, en
avant, les proedres qui presidaient l'assemblee. Un autel se trouvait pres
de la tribune, et la tribune elle-meme etait reputee une sorte d'autel.
Quand tout le monde etait assis, un pretre ([Grec: chaerux]) elevait la
voix: " Gardez le silence, disait-il, le silence religieux ([Grec:
euphaemia]); priez les dieux et les deesses (et ici il nommait les
principales divinites du pays) afin que tout se passe au mieux dans cette
assemblee pour le plus grand avantage d'Athenes et la felicite des
citoyens. " Puis le peuple, ou quelqu'un en son nom repondait: " Nous
invoquons les dieux pour qu'ils protegent la cite. Puisse l'avis du plus
sage prevaloir! Soit maudit celui qui nous donnerait de mauvais conseils,
qui pretendrait changer les decrets et les lois, ou qui revelerait nos
secrets a l'ennemi! " [2]

Ensuite le heraut, sur l'ordre des presidents, disait de quel sujet
l'assemblee devait s'occuper. Ce qui etait presente au peuple devait avoir
ete deja discute et etudie par le Senat. Le peuple n'avait pas ce qu'on
appelle en langage moderne l'initiative. Le Senat lui apportait un projet
de decret; il pouvait le rejeter ou l'admettre, mais il n'avait pas a
deliberer sur autre chose.

Quand le heraut avait donne lecture du projet de decret, la discussion
etait ouverte. Le heraut disait: " Qui veut prendre la parole? " Les
orateurs montaient a la tribune, par rang d'age. Tout homme pouvait
parler, sans distinction de fortune ni de profession, mais a la condition
qu'il eut prouve qu'il jouissait des droits politiques, qu'il n'etait pas
debiteur de l'Etat, que ses moeurs etaient pures, qu'il etait marie en
legitime mariage, qu'il possedait un fonds de terre dans l'Attique, qu'il
avait rempli tous ses devoirs envers ses parents, qu'il avait fait toutes
les expeditions militaires pour lesquelles il avait ete commande, et qu'il
n'avait jete son bouclier dans aucun combat. [3]

Ces precautions une fois prises contre l'eloquence, le peuple
s'abandonnait ensuite a elle tout entier. Les Atheniens, comme dit
Thucydide, ne croyaient pas que la parole nuisit a l'action. Ils
sentaient, au contraire, le besoin d'etre eclaires. La politique n'etait
plus, comme dans le regime precedent, une affaire de tradition et de foi.
Il fallait reflechir et peser les raisons. La discussion etait necessaire;
car toute question etait plus ou moins obscure, et la parole seule pouvait
mettre la verite en lumiere. Le peuple athenien voulait que chaque affaire
lui fut presentee sous toutes ses faces differentes et qu'on lui montrat
clairement le pour et le contre. Il tenait fort a ses orateurs; on dit
qu'il les retribuait en argent pour chaque discours prononce a la tribune.
[4] Il faisait mieux encore: il les ecoutait. Car il ne faut pas se
figurer une foule turbulente et tapageuse. L'attitude du peuple etait
plutot le contraire; le poete comique le represente ecoutant bouche
beante, immobile sur ses bancs de pierre. [5] Les historiens et les
orateurs nous decrivent frequemment ces reunions populaires; nous ne
voyons presque jamais qu'un orateur soit interrompu; que ce soit Pericles
ou Cleon, Eschine ou Demosthenes, le peuple est attentif; qu'on le flatte
ou qu'on le gourmande, il ecoute. Il laisse exprimer les opinions les plus
opposees, avec une patience qui est quelquefois admirable. Jamais de cris
ni de huees. L'orateur, quoi qu'il dise, peut toujours arriver au bout de
son discours.

A Sparte l'eloquence n'est guere connue. C'est que les principes du
gouvernement ne sont pas les memes. L'aristocratie gouverne encore, et
elle a des traditions fixes qui la dispensent de debattre longuement le
pour et le contre de chaque sujet. A Athenes le peuple veut etre instruit;
il ne se decide qu'apres un debat contradictoire; il n'agit qu'autant
qu'il est convaincu ou qu'il croit l'etre. Pour mettre en branle le
suffrage universel, il faut la parole; l'eloquence est le ressort du
gouvernement democratique. Aussi les orateurs prennent-ils de bonne heure
le titre de _demagogues_, c'est-a-dire de conducteurs de la cite; ce sont
eux, en effet, qui la font agir et qui determinent toutes ses resolutions.

On avait prevu le cas ou un orateur ferait une proposition contraire aux
lois existantes. Athenes avait des magistrats speciaux, qu'elle appelait
les gardiens des lois. Au nombre de sept ils surveillaient l'assemblee,
assis sur des sieges eleves, et semblaient representer la loi, qui est au-
dessus du peuple meme. S'ils voyaient qu'une loi etait attaquee, ils
arretaient l'orateur au milieu de son discours et ordonnaient la
dissolution immediate de l'assemblee. Le peuple se separait, sans avoir le
droit d'aller aux suffrage. [6]

Il y avait une loi, peu applicable a la verite, qui punissait tout orateur
convaincu d'avoir donne un mauvais conseil au peuple. Il y en avait une
autre qui interdisait l'acces de la tribune a tout orateur qui avait
conseille trois fois des resolutions contraires aux lois existantes. [7]

Athenes savait tres-bien que la democratie ne peut se soutenir que par le
respect des lois. Le soin de rechercher les changements qu'il pouvait etre
utile d'apporter dans la legislation, appartenait specialement aux
thesmothetes. Leurs propositions etaient presentees au Senat, qui avait le
droit de les rejeter, mais non pas de les convertir en lois. En cas
d'approbation, le Senat convoquait l'assemblee et lui faisait part du
projet des thesmothetes. Mais le peuple ne devait rien resoudre
immediatement; il renvoyait la discussion a un autre jour, et en attendant
il designait cinq orateurs qui devaient avoir pour mission speciale de
defendre l'ancienne loi et de faire ressortir les inconvenients de
l'innovation proposee. Au jour fixe, le peuple se reunissait de nouveau,
et ecoutait d'abord les orateurs charges de la defense des lois anciennes,
puis ceux qui appuyaient les nouvelles. Les discours entendus, le peuple
ne se prononcait pas encore. Il se contentait de nommer une commission,
fort nombreuse, mais composee exclusivement d'hommes qui eussent exerce
les fonctions de juge. Cette commission reprenait l'examen de l'affaire,
entendait de nouveau les orateurs, discutait et deliberait. Si elle
rejetait la loi proposee, son jugement etait sans appel. Si elle
l'approuvait, elle reunissait encore le peuple, qui, pour cette troisieme
fois, devait enfin voter, et dont les suffrages faisaient de la
proposition une loi. [8]

Malgre tant de prudence, il se pouvait encore qu'une proposition injuste
ou funeste fut adoptee. Mais la loi nouvelle portait a jamais le nom de
son auteur, qui pouvait plus tard etre poursuivi en justice et puni. Le
peuple, en vrai souverain, etait repute impeccable; mais chaque orateur
restait toujours responsable du conseil qu'il avait donne. [9]

Telles etaient les regles auxquelles la democratie obeissait. Il ne
faudrait pas conclure de la qu'elle ne commit jamais de fautes. Quelle que
soit la forme de gouvernement, monarchie, aristocratie, democratie, il y a
des jours ou c'est la raison qui gouverne, et d'autres ou c'est la
passion. Aucune constitution ne supprima jamais les faiblesses et les
vices de la nature humaine. Plus les regles sont minutieuses, plus elles
accusent que la direction de la societe est difficile et pleine de perils.
La democratie ne pouvait durer qu'a force de prudence.

On est etonne aussi de tout le travail que cette democratie exigeait des
hommes. C'etait un gouvernement fort laborieux. Voyez a quoi se passe la
vie d'un Athenien. Un jour il est appele a l'assemblee de son deme et il a
a deliberer sur les interets religieux ou politiques de cette petite
association. Un autre jour il est convoque a l'assemblee de sa tribu; il
s'agit de regler une fete religieuse, ou d'examiner des depenses, ou de
faire des decrets, ou de nommer des chefs et des juges. Trois fois par
mois regulierement il faut qu'il assiste a l'assemblee generale du peuple;
il n'a pas le droit d'y manquer. Or, la seance est longue; il n'y va pas
seulement pour voter; venu des le matin, il faut qu'il reste jusqu'a une
heure avancee du jour a ecouter des orateurs. Il ne peut voter qu'autant
qu'il a ete present des l'ouverture de la seance et qu'il a entendu tous
les discours. Ce vote est pour lui une affaire des plus serieuses; tantot
il s'agit de nommer ses chefs politiques et militaires, c'est-a-dire ceux
a qui son interet et sa vie vont etre confies pour un an; tantot c'est un
impot a etablir ou une loi a changer; tantot c'est sur la guerre qu'il a a
voter, sachant bien qu'il aura a donner son sang ou celui d'un fils. Les
interets individuels sont unis inseparablement a l'interet de l'Etat.
L'homme ne peut etre ni indifferent ni leger. S'il se trompe, il sait
qu'il en portera bientot la peine, et que dans chaque vote il engage sa
fortune et sa vie. Le jour ou la malheureuse expedition de Sicile fut
decidee, il n'etait pas un citoyen qui ne sut qu'un des siens en ferait
partie et qui ne dut appliquer toute l'attention de son esprit a mettre en
balance ce qu'une telle guerre offrait d'avantages et ce qu'elle
presentait de dangers. Il importait grandement de reflechir et de
s'eclairer. Car un echec de la patrie etait pour chaque citoyen une
diminution de sa dignite personnelle, de sa securite et de sa richesse.

Le devoir du citoyen ne se bornait pas a voter. Quand son tour venait, il
devait etre magistrat dans son deme ou dans sa tribu. Une annee sur deux
en moyenne, [10] il etait heliaste, et il passait toute cette annee-la
dans les tribunaux, occupe a ecouter les plaideurs et a appliquer les
lois. Il n'y avait guere de citoyen qui ne fut appele deux fois dans sa
vie a faire partie du Senat; alors, pendant une annee, il siegeait chaque
jour du matin au soir, recevant les depositions des magistrats, leur
faisant rendre leurs comptes, repondant aux ambassadeurs etrangers,
redigeant les instructions des ambassadeurs atheniens, examinant toutes
les affaires qui devaient etre soumises au peuple et preparant tous les
decrets. Enfin il pouvait etre magistrat de la cite, archonte, stratege,
astynome, si le sort ou le suffrage le designait. On voit que c'etait une
lourde charge que d'etre citoyen d'un Etat democratique, qu'il y avait la
de quoi occuper presque toute l'existence, et qu'il restait bien peu de
temps pour les travaux personnels et la vie domestique. Aussi Aristote
disait-il tres-justement que l'homme qui avait besoin de travailler pour
vivre, ne pouvait pas etre citoyen. Telles etaient les exigences de la
democratie. Le citoyen, comme le fonctionnaire public de nos jours, se
devait tout entier a l'Etat. Il lui donnait son sang dans la guerre, son
temps pendant la paix. Il n'etait pas libre de laisser de cote les
affaires publiques pour s'occuper avec plus de soin des siennes. C'etaient
plutot les siennes qu'il devait negliger pour travailler au profit de la
cite. Les hommes passaient leur vie a se gouverner. La democratie ne
pouvait durer que sous la condition du travail incessant de tous ses
citoyens. Pour peu que le zele se ralentit, elle devait perir ou se
corrompre.


NOTES

[1] Eschine, III, 2; Andocide, II, 19; I, 45-55.

[2] Eschine, 1, 23; III, 4. Dinarque, II, 14. Demosthenes, _in Aristocr._,
97. Aristophane, _Acharn._, 43, 44 et Scholiaste, _Thesmoph._, 295-310.

[3] Eschine, I, 27-33. Dinarque, I, 71.

[4] C'est du moins ce que fait entendre Aristophane, _Guepes_, 711 (639);
voy. le Scholiaste.

[5] Aristophane, _Chevaliers_, 1119.

[6] Pollux, VIII, 94. Philochore, _Fragm._, coll. Didot, p. 407.

[7] Athenee, X, 73. Pollux, VIII, 52. Voy. G. Perrot, _Hist. du droit
public d'Athenes_, chap. II.

[8] Eschine, _in Ctesiph._, 38. Demosthenes, _in Timocr.; in Leptin_.
Andocide, I, 83.

[9] Thucydide, III, 43. Demosthenes, _in. Timocratem._

[10] Il y avait 5,000 heliastes sur 14,000 citoyens; encore peut-on
retrancher de ce dernier chiffre 3 ou 4,000 qui devaient etre ecartes par
la [Grec: dokimasia].




CHAPITRE XII.

RICHES ET PAUVRES; LA DEMOCRATIE PERIT; LES TYRANS POPULAIRES.


Lorsque la serie des revolutions eut amene l'egalite entre les hommes et
qu'il n'y eut plus lieu de se combattre pour des principes et des droits,
les hommes se firent la guerre pour des interets. Cette periode nouvelle
de l'histoire des cites ne commenca pas pour toutes en meme temps. Dans
les unes elle suivit de tres pres l'etablissement de la democratie; dans
les autres elle ne parut qu'apres plusieurs generations qui avaient su se
gouverner avec calme. Mais toutes les cites, tot ou tard, sont tombees
dans ces deplorables luttes.

A mesure que l'on s'etait eloigne de l'ancien regime, il s'etait forme une
classe pauvre. Auparavant, lorsque chaque homme faisait partie d'une
_gens_ et avait son maitre, la misere etait presque inconnue. L'homme
etait nourri par son chef; celui a qui il donnait son obeissance, lui
devait en retour de subvenir a tous ses besoins. Mais les revolutions, qui
avaient dissous le [Grec: genos], avaient aussi change les conditions de
la vie humaine. Le jour ou l'homme s'etait affranchi des liens de la
clientele, il avait vu se dresser devant lui les necessites et les
difficultes de l'existence. La vie etait devenue plus independante, mais
aussi plus laborieuse et sujette a plus d'accidents. Chacun avait eu
desormais le soin de son bien-etre, chacun sa jouissance et sa tache. L'un
s'etait enrichi par son activite ou sa bonne fortune, l'autre etait reste
pauvre. L'inegalite de richesse est inevitable dans toute societe qui ne
veut pas rester dans l'etat patriarcal ou dans l'etat de tribu.

La democratie ne supprima pas la misere: elle la rendit, au contraire,
plus sensible. L'egalite des droits politiques fit ressortir encore
davantage l'inegalite des conditions.

Comme il n'y avait aucune autorite qui s'elevat au-dessus des riches et
des pauvres a la fois, et qui put les contraindre a rester en paix, il eut
ete a souhaiter que les principes economiques et les conditions du travail
fussent tels que les deux classes fussent forcees de vivre en bonne
intelligence. Il eut fallu, par exemple, qu'elles eussent besoin l'une de
l'autre, que le riche ne put s'enrichir qu'en demandant au pauvre son
travail, et que le pauvre trouvat les moyens de vivre en donnant son
travail au riche. Alors l'inegalite des fortunes eut stimule l'activite et
l'intelligence de l'homme; elle n'eut pas enfante la corruption et la
guerre civile.

Mais beaucoup de cites manquaient absolument d'industrie et de commerce;
elles n'avaient donc pas la ressource d'augmenter la somme de la richesse
publique, afin d'en donner quelque part au pauvre sans depouiller
personne. La ou il y avait du commerce, presque tous les benefices en
etaient pour les riches, par suite du prix exagere de l'argent. S'il y
avait de l'industrie, les travailleurs etaient des esclaves. On sait quel
le riche d'Athenes ou de Rome avait dans sa maison des ateliers de
tisserands, de ciseleurs, d'armuriers, tous esclaves. Meme les professions
liberales etaient a peu pres fermees au citoyen. Le medecin etait souvent
un esclave qui guerissait les malades au profit de son maitre. Les commis
de banque, beaucoup d'architectes, les constructeurs de navires, les bas
fonctionnaires de l'Etat, etaient des esclaves. L'esclavage etait un fleau
dont la societe libre souffrait elle-meme. Le citoyen trouvait peu
d'emplois, peu de travail. Le manque d'occupation le rendait bientot
paresseux. Comme il ne voyait travailler que les esclaves, il meprisait le
travail. Ainsi les habitudes economiques, les dispositions morales, les
prejuges, tout se reunissait pour empecher le pauvre de sortir de sa
misere et de vivre honnetement. La richesse et la pauvrete n'etaient pas
constituees de maniere a pouvoir vivre en paix.

Le pauvre avait l'egalite des droits. Mais assurement ses souffrances
journalieres lui faisaient penser que l'egalite des fortunes eut ete bien
preferable. Or il ne fut pas longtemps sans s'apercevoir que l'egalite
qu'il avait, pouvait lui servir a acquerir celle qu'il n'avait pas, et
que, maitre des suffrages, il pouvait devenir maitre de la richesse.

Il commenca par vouloir vivre de son droit de suffrage. Il se fit payer
pour assister a l'assemblee, ou pour juger dans les tribunaux. Si la cite
n'etait pas assez riche pour subvenir a de telles depenses, le pauvre
avait d'autres ressources. Il vendait son vote, et comme les occasions de
voter etaient frequentes, il pouvait vivre. A Rome, ce trafic se faisait
regulierement et au grand jour; a Athenes, on se cachait mieux. A Rome, ou
le pauvre n'entrait pas dans les tribunaux, il se vendait comme temoin; a
Athenes, comme juge. Tout cela ne tirait pas le pauvre de sa misere et le
jetait dans la degradation.

Ces expedients ne suffisant pas, le pauvre usa de moyens plus energiques.
Il organisa une guerre en regle contre la richesse. Cette guerre fut
d'abord deguisee sous des formes legales; on chargea les riches de toutes
les depenses publiques, on les accabla d'impots, on leur fit construire
des triremes, on voulut qu'ils donnassent des fetes au peuple. Puis on
multiplia les amendes dans les jugements; on prononca la confiscation des
biens pour les fautes les plus legeres. Peut-on dire combien d'hommes
furent condamnes a l'exil par la seule raison qu'ils etaient riches? La
fortune de l'exile allait au tresor public, d'ou elle s'ecoulait ensuite,
sous forme de triobole, pour etre partagee entre les pauvres. Mais tout
cela ne suffisait pas encore: car le nombre des pauvres augmentait
toujours. Les pauvres en vinrent alors a user de leur droit de suffrage
pour decreter soit une abolition de dettes, soit une confiscation en masse
et un bouleversement general.

Dans les epoques precedentes on avait respecte le droit de propriete,
parce qu'il avait pour fondement une croyance religieuse. Tant que chaque
patrimoine avait ete attache a un culte et avait ete repute inseparable
des dieux domestiques d'une famille, nul n'avait pense qu'on eut le droit
de depouiller un homme de son champ. Mais a l'epoque ou les revolutions
nous ont conduits, ces vieilles croyances sont abandonnees et la religion
de la propriete a disparu. La richesse n'est plus un terrain sacre et
inviolable. Elle ne parait plus un don des dieux, mais un don du hasard.
On a le desir de s'en emparer, en depouillant celui qui la possede; et ce
desir, qui autrefois eut paru une impiete, commence a paraitre legitime.
On ne voit plus le principe superieur qui consacre le droit de propriete;
chacun ne sent que son propre besoin et mesure sur lui son droit.

Nous avons deja dit que la cite, surtout chez les Grecs, avait un pouvoir
sans limites, que la liberte etait inconnue, et que le droit individuel
n'etait rien vis-a-vis de la volonte de l'Etat. Il resultait de la que la
majorite des suffrages pouvait decreter la confiscation des biens des
riches, et que les Grecs ne voyaient en cela ni illegalite ni injustice.
Ce que l'Etat avait prononce, etait le droit. Cette absence de liberte
individuelle a ete une cause de malheurs et de desordres pour la Grece.
Rome, qui respectait un peu plus le droit de l'homme, a aussi moins
souffert.

Plutarque raconte qu'a Megare, apres une insurrection, on decreta que les
dettes seraient abolies, et que les creanciers, outre la perte du capital,
seraient tenus de rembourser les interets deja payes. [1]

" A Megare, comme dans d'autres villes, dit Aristote, [2] le parti
populaire, s'etant empare du pouvoir, commenca par prononcer la
confiscation des biens contre quelques familles riches. Mais une fois dans
cette voie, il ne lui fut pas possible de s'arreter. Il fallut faire
chaque jour quelque nouvelle victime; et a la fin le nombre de riches
qu'on depouilla et qu'on exila devint si grand, qu'ils formerent une
armee. "

En 412, " le peuple de Samos fit perir deux cents de ses adversaires, en
exila quatre cents autres, et se partagea leurs terres et leurs maisons ".
[3]

A Syracuse, le peuple fut a peine delivre du tyran Denys que des la
premiere assemblee il decreta le partage des terres. [4]

Dans cette periode de l'histoire grecque, toutes les fois que nous voyons
une guerre civile, les riches sont dans un parti et les pauvres dans
l'autre. Les pauvres veulent s'emparer de la richesse, les riches veulent
la conserver ou la reprendre. " Dans toute guerre civile, dit un historien
grec, il s'agit de deplacer les fortunes. " [5] Tout demagogue faisait
comme ce Molpagoras de Cios, [6] qui livrait a la multitude ceux qui
possedaient de l'argent, massacrait les uns, exilait les autres, et
distribuait leurs biens entre les pauvres. A Messene, des que le parti
populaire prit le dessus, il exila les riches et partagea leurs terres.

Les classes elevees n'ont jamais eu chez les anciens assez d'intelligence
ni assez d'habilete pour tourner les pauvres vers le travail et les aider
a sortir honorablement de la misere et de la corruption. Quelques hommes
de coeur l'ont essaye; ils n'y ont pas reussi. Il resultait de la que les
cites flottaient toujours entre deux revolutions, l'une qui depouillait
les riches, l'autre qui les remettait en possession de leur fortune. Cela
dura depuis la guerre du Peloponese jusqu'a la conquete de la Grece par
les Romains.

Dans chaque cite, le riche et le pauvre etaient deux ennemis qui vivaient
a cote l'un de l'autre, l'un convoitant la richesse, l'autre voyant sa
richesse convoitee. Entre eux nulle relation, nul service, nul travail qui
les unit. Le pauvre ne pouvait acquerir la richesse qu'en depouillant le
riche. Le riche ne pouvait defendre son bien que par une extreme habilete
ou par la force. Ils se regardaient d'un oeil haineux. C'etait dans chaque
ville une double conspiration: les pauvres conspiraient par cupidite, les
riches par peur. Aristote dit que les riches prononcaient entre eux ce
serment: " Je jure d'etre toujours l'ennemi du peuple, et de lui faire
tout le mal que je pourrai. " [7]

Il n'est pas possible de dire lequel des deux partis commit le plus de
cruautes et de crimes. Les haines effacaient dans le coeur tout sentiment
d'humanite. " Il y eut a Milet une guerre entre les riches et les pauvres.
Ceux-ci eurent d'abord le dessus et forcerent les riches a s'enfuir de la
ville. Mais ensuite, regrettant de n'avoir pu les egorger, ils prirent
leurs enfants, les rassemblerent dans des granges et les firent broyer
sous les pieds des boeufs. Les riches rentrerent ensuite dans la ville et
redevinrent les maitres. Ils prirent, a leur tour, les enfants des
pauvres, les enduisirent de poix et les brulerent tout vifs. " [8]

Que devenait alors la democratie? Elle n'etait pas precisement responsable
de ces exces et de ces crimes; mais elle en etait atteinte la premiere. Il
n'y avait plus de regles; or, la democratie ne peut vivre qu'au milieu des
regles les plus strictes et les mieux observees. On ne voyait plus de
vrais gouvernements, mais des factions au pouvoir. Le magistrat n'exercait
plus l'autorite au profit de la paix et de la loi, mais au profit des
interets et des convoitises d'un parti. Le commandement n'avait plus ni
titres legitimes ni caractere sacre; l'obeissance n'avait plus rien de
volontaire; toujours contrainte, elle se promettait toujours une revanche.
La cite n'etait plus, comme dit Platon, qu'un assemblage d'hommes dont une
partie etait maitresse et l'autre esclave. On disait du gouvernement qu'il
etait aristocratique quand les riches etaient au pouvoir, democratique
quand c'etaient les pauvres. En realite, la vraie democratie n'existait
plus.

A partir du jour ou les besoins et les interets materiels avaient fait
irruption en elle, elle s'etait alteree et corrompue. La democratie, avec
les riches au pouvoir, etait devenue une oligarchie violente; la
democratie des pauvres etait devenue la tyrannie. Du cinquieme au deuxieme
siecle avant notre ere, nous voyons dans toutes les cites de la Grece et
de l'Italie, Rome encore exceptee, que les formes republicaines sont mises
en peril et qu'elles sont devenues odieuses a un parti. Or, on peut
distinguer clairement qui sont ceux qui veulent les detruire, et qui sont
ceux qui les voudraient conserver. Les riches, plus eclaires et plus
fiers, restent fideles au regime republicain, pendant que les pauvres,
pour qui les droits politiques ont moins de prix, se donnent volontiers
pour chef un tyran. Quand cette classe pauvre, apres plusieurs guerres
civiles, reconnut que ses victoires ne servaient de rien, que le parti
contraire revenait toujours au pouvoir, et qu'apres de longues
alternatives de confiscations et de restitutions, la lutte etait toujours
a recommencer, elle imagina d'etablir un regime monarchique qui fut
conforme a ses interets, et qui, en comprimant a jamais le parti
contraire, lui assurat pour l'avenir les benefices de sa victoire. Elle
crea ainsi des tyrans. A partir de ce moment, les partis changerent de
nom: on ne fut plus aristocrate ou democrate; on combattit pour la
liberte, ou on combattit pour la tyrannie. Sous ces deux mots, c'etaient
encore la richesse et la pauvrete qui se faisaient la guerre. Liberte
signifiait le gouvernement ou les riches avaient le dessus et defendaient
leur fortune; tyrannie indiquait exactement le contraire.

C'est un fait general et presque sans exception dans l'histoire de la
Grece et de l'Italie, que les tyrans sortent du parti populaire et ont
pour ennemi le parti aristocratique. " Le tyran, dit Aristote, n'a pour
mission que de proteger le peuple contre les riches; il a toujours
commence par etre un demagogue, et il est de l'essence de la tyrannie de
combattre l'aristocratie. " -- " Le moyen d'arriver a la tyrannie, dit-il
encore, c'est de gagner la confiance de la foule; or, on gagne sa
confiance en se declarant l'ennemi des riches. Ainsi firent Pisistrate a
Athenes, Theagene a Megare, Denys a Syracuse. " [9]

Le tyran fait toujours la guerre aux riches. A Megare, Theagene surprend
dans la campagne les troupeaux des riches et les egorge. A Cumes,
Aristodeme abolit les dettes, et enleve les terres aux riches pour les
donner aux pauvres. Ainsi font Nicocles a Sicyone, Aristomaque a Argos.
Tous ces tyrans nous sont representes par les ecrivains comme tres-cruels;
il n'est pas probable qu'ils le fussent tous par nature; mais ils
l'etaient par la necessite pressante ou ils se trouvaient de donner des
terres ou de l'argent aux pauvres. Ils ne pouvaient se maintenir au
pouvoir qu'autant qu'ils satisfaisaient les convoitises de la foule et
qu'ils entretenaient ses passions.

Le tyran de ces cites grecques est un personnage dont rien aujourd'hui ne
peut nous donner une idee. C'est un homme qui vit au milieu de ses sujets,
sans intermediaire et sans ministres, et qui les frappe directement. Il
n'est pas dans cette position elevee et independante ou est le souverain
d'un grand Etat. Il a toutes les petites passions de l'homme prive: il
n'est pas insensible aux profits d'une confiscation; il est accessible a
la colere et au desir de la vengeance personnelle; il a peur; il sait
qu'il a des ennemis tout pres de lui et que l'opinion publique approuve
l'assassinat, quand c'est un tyran qui est frappe. On devine ce que peut
etre le gouvernement d'un tel homme. Sauf deux ou trois honorables
exceptions, les tyrans qui se sont eleves dans toutes les villes grecques
au quatrieme et au troisieme siecle, n'ont regne qu'en flattant ce qu'il y
avait de plus mauvais dans la foule et en abattant violemment tout ce qui
etait superieur par la naissance, la richesse ou le merite. Leur pouvoir
etait illimite; les Grecs purent reconnaitre combien le gouvernement
republicain, lorsqu'il ne professe pas un grand respect pour les droits
individuels, se change facilement en despotisme. Les anciens avaient donne
un tel pouvoir a l'Etat, que le jour ou un tyran prenait en mains cette
omnipotence, les hommes n'avaient plus aucune garantie contre lui, et
qu'il etait legalement le maitre de leur vie et de leur fortune.


NOTES

[1] Plutarque, _Quest. grecq._, 18.

[2] Aristote, _Politique_, VIII, 4 (V, 4).

[3] Thucydide, VIII, 21.

[4] Plutarque, _Dion_, 37, 48.

[5] Polybe, XV, 21.

[6] Polybe, VII, 10.

[7] Aristote, _Politique_, VIII, 7, 10 (V, 7). Plutarque, _Lysandre_, 19.

[8] Heraclide de Pont, dans Athenee, XII, 26. -- Il est assez d'usage
d'accuser la democratie athenienne d'avoir donne a la Grece l'exemple de
ces exces et de ces bouleversements. Athenes est, au contraire, la seule
cite grecque a nous connue qui n'ait pas vu dans ses murs cette guerre
atroce entre les riches et les pauvres. Ce peuple intelligent et sage
avait compris, des le jour ou la serie des revolutions avait commence, que
l'on marchait vers un terme ou il n'y aurait que le travail qui put sauver
la societe. Elle l'avait donc encourage et rendu honorable. Solon avait
prescrit que tout homme qui n'aurait pas un travail fut prive des droits
politiques. Pericles avait voulu qu'aucun esclave ne mit la main a la
construction des grands monuments qu'il elevait, et il avait reserve tout
ce travail aux hommes libres. La propriete etait d'ailleurs tellement
divisee qu'un recensement, qui fut fait a la fin du cinquieme siecle,
montra qu'il y avait dans la petite Attique plus de 10,000 proprietaires.
Aussi Athenes, vivant sous un regime economique un peu meilleur que celui
des autres cites, fut-elle moins violemment agitee que le reste de la
Grece; les querelles des riches et des pauvres y furent plus calmes et
n'aboutirent pas aux memes desordres.

[9] Aristote, _Politique_, V, 8; VIII, 4, 5; V, 4.




CHAPITRE XIII.

REVOLUTIONS DE SPARTE.


Il ne faut pas croire que Sparte ait vecu dix siecles sans voir de
revolutions. Thucydide nous dit, au contraire, " qu'elle fut travaillee
par les dissensions plus qu'aucune autre cite grecque ". [1] L'histoire de
ces querelles interieures nous est, a la verite, peu connue; mais cela
vient de ce que le gouvernement de Sparte avait pour regle et pour
habitude de s'entourer du plus profond mystere. [2] La plupart des luttes
qui l'agiterent, ont ete cachees et mises en oubli; nous en savons du
moins assez pour pouvoir dire que, si l'histoire de Sparte differe
sensiblement de celle des autres villes, elle n'en a pas moins traverse la
meme serie de revolutions.

Les Doriens etaient deja formes en corps, de peuple lorsqu'ils envahirent
le Peloponese. Quelle cause les avait fait sortir de leur pays? Etait-ce
l'invasion d'un peuple etranger, etait-ce une revolution interieure? on
l'ignore. Ce qui parait certain, c'est qu'a ce moment de l'existence du
peuple dorien, l'ancien regime de la _gens_ avait deja disparu. On ne
distingue plus chez lui cette antique organisation de la famille; on ne
trouve plus de traces du regime patriarcal, plus de vestiges de noblesse
religieuse ni de clientele hereditaire; on ne voit que des guerriers egaux
sous un roi. Il est donc probable qu'une premiere revolution sociale
s'etait deja accomplie, soit dans la Doride, soit sur la route qui
conduisit ce peuple jusqu'a Sparte. Si l'on compare la societe dorienne du
neuvieme siecle avec la societe ionienne de la meme epoque, on s'apercoit
que la premiere etait beaucoup plus avancee que l'autre dans la serie des
changements. La race ionienne est entree plus tard dans la route des
revolutions; il est vrai qu'elle l'a parcourue plus vite.

Si les Doriens, a leur arrivee a Sparte, n'avaient plus le regime de la
_gens_, ils n'avaient pas pu s'en detacher encore si completement qu'ils
n'en eussent garde quelques institutions, par exemple le droit d'ainesse
et l'inalienabilite du patrimoine. Ces institutions ne tarderent pas a
retablir dans la societe Spartiate une aristocratie.

Toutes les traditions nous montrent qu'a l'epoque ou parut Lycurgue, il y
avait deux classes parmi les Spartiates, et qu'elles etaient en lutte. La
royaute avait une tendance naturelle a prendre parti pour la classe
inferieure. Lycurgue, qui n'etait pas roi, se fit le chef de
l'aristocratie, et du meme coup il affaiblit la royaute et mit le peuple
sous le joug. [3]

Les declamations de quelques anciens et de beaucoup de modernes sur la
sagesse des institutions de Sparte, sur le bonheur inalterable dont on y
jouissait, sur l'egalite, sur la vie en commun, ne doivent pas nous faire
illusion. De toutes les villes qu'il y a eu sur la terre, Sparte est peut-
etre celle ou l'aristocratie a regne le plus durement et ou l'on a le
moins connu l'egalite. Il ne faut pas parler du partage des terres; si ce
partage a jamais eu lieu, du moins il est bien sur qu'il n'a pas ete
maintenu. Car au temps d'Aristote, " les uns possedaient des domaines
immenses, les autres n'avaient rien ou presque rien; on comptait a peine
dans toute la Laconie un millier de proprietaires ". [4]

Laissons de cote les Hilotes et les Laconiens, et n'examinons que la
societe Spartiate: nous y trouvons une hierarchie de classes superposees
l'une a l'autre. Ce sont d'abord les Neodamodes, qui paraissent etre
d'anciens esclaves affranchis; [5] puis les Epeunactes, qui avaient ete
admis a combler les vides faits par la guerre parmi les Spartiates; [6] a
un rang un peu superieur figuraient les Mothaces, qui, assez semblables a
des clients domestiques, vivaient avec le maitre, lui faisaient cortege,
partageaient ses occupations, ses travaux, ses fetes, et combattaient a
cote de lui. [7] Venait ensuite la classe des batards, qui descendaient
des vrais Spartiates, mais que la religion et la loi eloignaient d'eux;
[8] puis, encore une classe, qu'on appelait les inferieurs, [Grec:
hypomeiones], [9] et qui etaient probablement les cadets desherites des
familles. Enfin au-dessus de tout cela s'elevait la classe aristocratique,
composee des hommes qu'on appelait les _Egaux_, [Grec: homoioi]. Ces
hommes etaient, en effet, egaux entre eux, mais fort superieurs a tout le
reste. Le nombre des membres de cette classe ne nous est pas connu; nous
savons seulement qu'il etait tres-restreint. Un jour, un de leurs ennemis
les compta sur la place publique, et il n'en trouva qu'une soixantaine au
milieu d'une foule de 4,000 individus. [10] Ces egaux avaient seuls part
au gouvernement de la cite. " Etre hors de cette classe, dit Xenophon,
c'est etre hors du corps politique. " [11] Demosthenes dit que l'homme qui
entre dans la classe des Egaux, devient par cela seul " un des maitres du
gouvernement ". [12] " On les appelle _Egaux_, dit-il encore, parce que
l'egalite doit regner entre les membres d'une oligarchie. "

Sur la composition de ce corps nous n'avons aucun renseignement precis. Il
parait qu'il se recrutait par voie d'election; mais le droit d'elire
appartenait au corps lui-meme, et non pas au peuple. Y etre admis etait ce
qu'on appelait dans la langue officielle de Sparte _le prix de la vertu_.
Nous ne savons pas ce qu'il fallait de richesse, de naissance, de merite,
d'age, pour composer cette _vertu_. On voit bien que la naissance ne
suffisait pas, puisqu'il y avait une election; on peut croire que c'etait
plutot la richesse qui determinait les choix, dans une ville " qui avait
au plus haut degre l'amour de l'argent, et ou tout etait permis aux
riches. " [13]

Quoi qu'il en soit, ces Egaux avaient seuls les droits du citoyen; seuls
ils composaient l'assemblee; ils formaient seuls ce qu'on appelait a
Sparte _le peuple_. De cette classe sortaient par voie d'election les
senateurs, a qui la constitution donnait une bien grande autorite, puisque
Demosthenes dit que le jour ou un homme entre au Senat, il devient un
despote pour la foule. [14] Ce Senat, dont les rois etaient de simples
membres, gouvernait l'Etat suivant le procede habituel des corps
aristocratiques; des magistrats annuels dont l'election lui appartenait
indirectement exercaient en son nom une autorite absolue. Sparte avait
ainsi un regime republicain; elle avait meme tous les dehors de la
democratie, des rois-pretres, des magistrats annuels, un Senat deliberant,
une assemblee du peuple. Mais ce peuple n'etait que la reunion de deux ou
trois centaines d'hommes.

Tel fut depuis Lycurgue, et surtout depuis l'etablissement des ephores, le
gouvernement de Sparte. Une aristocratie, composee de quelques riches,
faisait peser un joug de fer sur les Hilotes, sur les Laconiens, et meme
sur le plus grand nombre des Spartiates. Par son energie, par son
habilete, par son peu de scrupule et son peu de souci des lois morales,
elle sut garder le pouvoir pendant cinq siecles. Mais elle suscita de
cruelles haines et eut a reprimer, un grand nombre d'insurrections.

Nous n'avons pas a parler des complots des Hilotes. Tous ceux des
Spartiates ne nous sont pas connus; le gouvernement etait trop habile pour
ne pas chercher a en etouffer jusqu'au souvenir. Il en est pourtant
quelques-uns que l'histoire n'a pas pu oublier. On sait que les colons qui
fonderent Tarente etaient des Spartiates qui avaient voulu renverser le
gouvernement. Une indiscretion du poete Tyrtee fit connaitre a la Grece
que pendant les guerres de Messenie un parti avait conspire pour obtenir
le partage des terres.

Ce qui sauvait Sparte, c'etait la division extreme qu'elle savait mettre
entre les classes inferieures. Les Hilotes ne s'accordaient pas avec les
Laconiens; les Mothaces meprisaient les Neodamodes. Nulle coalition
n'etait possible, et l'aristocratie, grace a son education militaire et a
l'etroite union de ses membres, etait toujours assez forte pour tenir tete
a chacune des classes ennemies.

Les rois essayerent ce qu'aucune classe ne pouvait realiser. Tous ceux
d'entre eux qui aspirerent a sortir de l'etat d'inferiorite ou
l'aristocratie les tenait, chercherent un appui chez les hommes de
condition inferieure. Pendant la guerre medique, Pausanias forma le projet
de relever a la fois la royaute et les basses classes, en renversant
l'oligarchie. Les Spartiates le firent perir, l'accusant d'avoir noue des
relations avec le roi de Perse; son vrai crime etait plutot d'avoir eu la
pensee d'affranchir les Hilotes. [15] On peut compter dans l'histoire
combien sont nombreux les rois qui furent exiles par les ephores; la cause
de ces condamnations se devine bien, et Aristote la dit: " Les rois de
Sparte, pour tenir tete aux ephores et au Senat, se faisaient
demagogues. " [16]

En 397, une conspiration faillit renverser ce gouvernement oligarchique.
Un certain Cinadon, qui n'appartenait pas a la classe des Egaux, etait le
chef des conjures. Quand il voulait affilier un homme au complot, il le
menait sur la place publique, et lui faisait compter les citoyens; en y
comprenant les rois, les ephores, les senateurs, on arrivait au chiffre
d'environ soixante-dix. Cinadon lui disait alors: " Ces gens-la sont nos
ennemis; tous les autres, au contraire, qui remplissent la place au nombre
de plus de quatre mille, sont nos allies. " Il ajoutait: " Quand tu
rencontres dans la campagne un Spartiate, vois en lui un ennemi et un
maitre; tous les autres hommes sont des amis. " Hilotes, Laconiens,
Neodamodes, [Grec: hypomeiones], tous etaient associes, cette fois, et
etaient les complices de Cinadon; " car tous, dit l'historien, avaient une
telle haine pour leurs maitres qu'il n'y en avait pas un seul parmi eux
qui n'avouat qu'il lui serait agreable de les devorer tout crus. " Mais le
gouvernement de Sparte etait admirablement servi: il n'y avait pas pour
lui de secret. Les ephores pretendirent que les entrailles des victimes
leur avaient revele le complot. On ne laissa pas aux conjures le temps
d'agir: on mit la main sur eux, et on les fit perir secretement.
L'oligarchie fut encore une fois sauvee. [17]

A la faveur de ce gouvernement, l'inegalite alla grandissant toujours. La
guerre du Peloponese et les expeditions en Asie avaient fait affluer
l'argent a Sparte; mais il s'y etait repandu d'une maniere fort inegale,
et n'avait enrichi que ceux qui etaient deja riches. En meme temps, la
petite propriete disparut. Le nombre des proprietaires, qui etait encore
de mille au temps d'Aristote, etait reduit a cent, un siecle apres lui.
[18] Le sol etait tout entier dans quelques mains, alors qu'il n'y avait
ni industrie ni commerce pour donner au pauvre quelque travail, et que les
riches faisaient cultiver leurs immenses domaines par des esclaves. D'une
part etaient quelques hommes qui avaient tout, de l'autre le tres-grand
nombre qui n'avait absolument rien. Plutarque nous presente, dans la vie
d'Agis et dans celle de Cleomene, un tableau de la societe Spartiate; on y
voit un amour effrene de la richesse, tout mis au-dessous d'elle; chez
quelques-uns le luxe, la mollesse, le desir d'augmenter sans fin leur
fortune; hors de la, rien qu'une tourbe miserable, indigente, sans droits
politiques, sans aucune valeur dans la cite, envieuse, haineuse, et qu'un
tel etat social condamnait a desirer une revolution.

Quand l'oligarchie eut ainsi pousse les choses aux dernieres limites du
possible, il fallut bien que la revolution s'accomplit, et que la
democratie, arretee et contenue si longtemps, brisat a la fin ses digues.
On devine bien aussi qu'apres une si longue compression la democratie ne
devait pas s'arreter a des reformes politiques, mais qu'elle devait
arriver du premier coup aux reformes sociales.

Le petit nombre des Spartiates de naissance (ils n'etaient plus, en y
comprenant toutes les classes diverses, que sept cents), et l'affaissement
des caracteres, suite d'une longue oppression, furent cause que le signal
des changements ne vint pas des classes inferieures. Il vint d'un roi.
Agis essaya d'accomplir cette inevitable revolution par des moyens legaux:
ce qui augmenta pour lui les difficultes de l'entreprise. Il presenta au
Senat, c'est-a-dire aux riches eux-memes, deux projets de loi pour
l'abolition des dettes et le partage des terres. Il n'y a pas lieu d'etre
trop surpris que le Senat n'ait pas rejete ces propositions; Agis avait
peut-etre pris ses mesures pour qu'elles fussent acceptees. Mais, les lois
une fois votees, restait a les mettre a execution; or ces reformes sont
toujours tellement difficiles a accomplir que les plus hardis y echouent.
Agis, arrete court par la resistance des ephores, fut contraint de sortir
de la legalite: il deposa ces magistrats et en nomma d'autres de sa propre
autorite; puis il arma ses partisans et etablit, durant une annee, un
regime de terreur. Pendant ce temps-la il put appliquer la loi sur les
dettes et faire bruler tous les titres de creance sur la place publique.
Mais il n'eut pas le temps de partager les terres. On ne sait si Agis
hesita sur ce point et s'il fut effraye de son oeuvre, ou si l'oligarchie
repandit contre lui d'habiles accusations; toujours est-il que le peuple
se detacha de lui et le laissa tomber. Les ephores l'egorgerent, et le
gouvernement aristocratique fut retabli.

Cleomene reprit les projets d'Agis, mais avec plus d'adresse et moins de
scrupules. Il commenca par massacrer les ephores, supprima hardiment cette
magistrature, qui etait odieuse aux rois et au parti populaire, et
proscrivit les riches. Apres ce coup d'Etat, il opera la revolution,
decreta le partage des terres, et donna le droit de cite a quatre mille
Laconiens. Il est digne de remarque que ni Agis ni Cleomene n'avouaient
qu'ils faisaient une revolution, et que tous les deux, s'autorisant du nom
du vieux legislateur Lycurgue, pretendaient ramener Sparte aux antiques
coutumes. Assurement la constitution de Cleomene en etait fort eloignee.
Le roi etait veritablement un maitre absolu; aucune autorite ne lui
faisait contre-poids; il regnait a la facon des tyrans qu'il y avait alors
dans la plupart des villes grecques, et le peuple de Sparte, satisfait
d'avoir obtenu des terres, paraissait se soucier fort peu des libertes
politiques. Cette situation ne dura pas longtemps. Cleomene voulut etendre
le regime democratique a tout le Peloponese, ou Aratus, precisement a
cette epoque, travaillait a etablir un regime de liberte et de sage
aristocratie. Dans toutes les villes, le parti populaire s'agita au nom de
Cleomene, esperant obtenir, comme a Sparte, une abolition des dettes et un
partage des terres. C'est cette insurrection imprevue des basses classes
qui obligea Aratus a changer tous ses plans; il crut pouvoir compter sur
la Macedoine, dont le roi Antigone Doson avait alors pour politique de
combattre partout les tyrans et le parti populaire, et il l'introduisit
dans le Peloponese. Antigone et les Acheens vainquirent Cleomene a
Sellasie. La democratie spartiate fut encore une fois abattue, et les
Macedoniens retablirent l'ancien gouvernement (222 ans avant Jesus-
Christ).

Mais l'oligarchie ne pouvait plus se soutenir. Il y eut de longs troubles;
une annee, trois ephores qui etaient favorables au parti populaire,
massacrerent leurs deux collegues: l'annee suivante, les cinq ephores
appartenaient au parti oligarchique; le peuple prit les armes et les
egorgea tous. L'oligarchie ne voulait pas de rois; le peuple voulut en
avoir; on en nomma un, et on le choisit en dehors de la famille royale, ce
qui ne s'etait jamais vu a Sparte. Ce roi nomme Lycurgue fut deux fois
renverse du trone, une premiere fois par le peuple, parce qu'il refusait
de partager les terres, une seconde fois par l'aristocratie, parce qu'on
le soupconnait de vouloir les partager. On ne sait pas comment il finit;
mais apres lui on voit a Sparte un tyran, Machanidas; preuve certaine que
le parti populaire avait pris le dessus.

Philopemen qui, a la tete de la ligue acheenne, faisait partout la guerre
aux tyrans democrates, vainquit et tua Machanidas. La democratie Spartiate
adopta aussitot un autre tyran, Nabis. Celui-ci donna le droit de cite a
tous les hommes libres, elevant les Laconiens eux-memes au rang des
Spartiates; il alla jusqu'a affranchir les Hilotes. Suivant la coutume des
tyrans des villes grecques, il se fit le chef des pauvres contre les
riches; " il proscrivit ou fit perir ceux que leur richesse elevait au-
dessus des autres ".

Cette nouvelle Sparte democratique ne manqua pas de grandeur; Nabis mit
dans la Laconie un ordre qu'on n'y avait pas vu depuis longtemps; il
assujettit a Sparte la Messenie, une partie de l'Arcadie, l'Elide. Il
s'empara d'Argos. Il forma une marine, ce qui etait bien eloigne des
anciennes traditions de l'aristocratie spartiate; avec sa flotte il domina
sur toutes les iles qui entourent le Peloponese, et etendit son influence
jusque sur la Crete. Partout il soulevait la democratie; maitre d'Argos,
son premier soin fut de confisquer les biens des riches, d'abolir les
dettes, et de partager les terres. On peut voir dans Polybe combien la
ligue acheenne avait de haine pour ce tyran democrate. Elle determina
Flamininus a lui faire la guerre au nom de Rome. Dix mille Laconiens, sans
compter les mercenaires, prirent les armes pour defendre Nabis. Apres un
echec, il voulait faire la paix; le peuple s'y refusa; tant la cause du
tyran etait celle de la democratie! Flamininus vainqueur lui enleva une
partie de ses forces, mais le laissa regner en Laconie, soit que
l'impossibilite de retablir l'ancien gouvernement fut trop evidente, soit
qu'il fut conforme a l'interet de Rome que quelques tyrans fissent contre-
poids a la ligue acheenne. Nabis fut assassine plus tard par un Eolien;
mais sa mort ne retablit pas l'oligarchie; les changements qu'il avait
accomplis dans l'etat social, furent maintenus apres lui, et Rome elle-
meme se refusa a remettre Sparte dans son ancienne situation.


NOTES

[1] Thucydide, I, 18.

[2] Thucydide, V, 68.

[3] Voy. plus haut, p. 284.

[4] Aristote, _Politique_, II, 6, 10 et 11.

[5] Myron de Priene, dans Athenee, VI.

[6] Theopompe, dans Athenee, VI.

[7] Athenee, VI, 102. Plutarque, _Cleomene_, 8. Elien, XII, 43.

[8] Aristote, _Politique_, VIII, 6 (V, 6). Xenophon, _Helleniques_, V, 3,
9.

[9] Xenophon, _Helleniques_, III, 3, 6.

[10] Xenophon, _Helleniques_, III, 3, 5.

[11] Xenophon, _Gouv. de Laced._, 10.

[12] Demosthenes, _in Leptin._, 107.

[13] [Grec: Ha philochraematia Spartan eloi]: c'etait deja un proverbe en
Grece au temps d'Aristote. Zenobius. II, 24. Aristote, _Politique_, VIII,
6, 7 (V, 6).

[14] Demosthenes, _in Leptin._, 107. Xenophon, _Gouv. de Laced._, 10.

[15] Aristote, _Politique_, VIII, 1 (V, 1). Thucydide I, 13, 2.

[16] Aristote, _Politique_, II, 6, 14.

[17] Xenophon, _Helleniques_, III, 3.

[18] Plutarque, _Agis_, 5.




LIVRE V.

LE REGIME MUNICIPAL DISPARAIT.




CHAPITRE PREMIER

NOUVELLES CROYANCES; LA PHILOSOPHIE CHANGE LES REGLES DE LA POLITIQUE.


On a vu dans ce qui precede comment le regime municipal s'etait constitue
chez les anciens. Une religion tres-antique avait fonde d'abord la
famille, puis la cite; elle avait etabli d'abord le droit domestique et le
gouvernement de la _gens_, ensuite les lois civiles et le gouvernement
municipal. L'Etat etait etroitement lie a la religion; il venait d'elle et
se confondait avec elle. C'est pour cela que, dans la cite primitive,
toutes les institutions politiques avaient ete des institutions
religieuses, les fetes des ceremonies du culte, les lois des formules
sacrees, les rois et les magistrats des pretres. C'est pour cela encore
que la liberte individuelle avait ete inconnue, et que l'homme n'avait pas
pu soustraire sa conscience elle-meme a l'omnipotence de la cite. C'est
pour cela enfin que l'Etat etait reste borne aux limites d'une ville, et
n'avait jamais pu franchir l'enceinte que ses dieux nationaux lui avaient
tracee a l'origine. Chaque cite avait non-seulement son independance
politique, mais aussi son culte et son code. La religion, le droit, le
gouvernement, tout etait municipal. La cite etait la seule force vive;
rien au-dessus, rien au-dessous; ni unite nationale ni liberte
individuelle.

Il nous reste a dire comment ce regime a disparu, c'est-a-dire comment, le
principe de l'association humaine etant change, le gouvernement, la
religion, le droit ont depouille ce caractere municipal qu'ils avaient eu
dans l'antiquite.

La ruine du regime politique que la Grece et l'Italie avaient cree, peut
se rapporter a deux causes principales. L'une appartient a l'ordre des
faits moraux et intellectuels, l'autre a l'ordre des faits materiels; la
premiere est la transformation des croyances, la seconde est la conquete
romaine. Ces deux grands faits sont du meme temps; ils se sont developpes
et accomplis ensemble pendant la serie de six siecles qui precede notre
ere.

La religion primitive, dont les symboles etaient la pierre immobile du
foyer et le tombeau des ancetres, religion qui avait constitue la famille
antique et organise ensuite la cite, s'altera avec le temps et vieillit.
L'esprit humain grandit en force et se fit de nouvelles croyances. On
commenca a avoir l'idee de la nature immaterielle; la notion de l'ame
humaine se precisa, et presque en meme temps celle d'une intelligence
divine surgit dans les esprits.

Que dut-on penser alors des divinites du premier age, de ces morts qui
vivaient dans le tombeau, de ces dieux Lares qui avaient ete des hommes,
de ces ancetres sacres qu'il fallait continuer a nourrir d'aliments? Une
telle foi devint impossible. De pareilles croyances n'etaient plus au
niveau de l'esprit humain. Il est bien vrai que ces prejuges, si grossiers
qu'ils fussent, ne furent pas aisement arraches de l'esprit du vulgaire:
ils y regnerent longtemps encore; mais des le cinquieme siecle avant notre
ere, les hommes qui reflechissaient s'etaient affranchis de ces erreurs.
Ils comprenaient autrement la mort. Les uns croyaient a l'aneantissement,
les autres a une seconde existence toute spirituelle dans un monde des
ames; dans tous les cas ils n'admettaient plus que le mort vecut dans la
tombe, se nourrissant d'offrandes. On commencait aussi a se faire une idee
trop haute du divin pour qu'on put persister a croire que les morts
fussent des dieux. On se figurait, au contraire, l'ame humaine allant
chercher dans les champs Elysees sa recompense ou allant payer la peine de
ses fautes; et par un notable progres, on ne divinisait plus parmi les
hommes que ceux que la reconnaissance ou la flatterie faisait mettre au-
dessus de l'humanite.

L'idee de la divinite se transformait peu a peu, par l'effet naturel de la
puissance plus grande de l'esprit. Cette idee, que l'homme avait d'abord
appliquee a la force invisible qu'il sentait en lui-meme, il la transporta
aux puissances incomparablement plus grandes qu'il voyait dans la nature,
en attendant qu'il s'elevat jusqu'a la conception d'un etre qui fut en
dehors et au-dessus de la nature. Alors les dieux Lares et les Heros
perdirent l'adoration de tout ce qui pensait.

Quant au foyer, qui ne parait avoir eu de sens qu'autant qu'il se
rattachait au culte des morts, il perdit aussi son prestige. On continua a
avoir dans la maison un foyer domestique, a le saluer, a l'adorer, a lui
offrir la libation; mais ce n'etait plus qu'un culte d'habitude, qu'aucune
foi ne vivifiait plus.

Le foyer des villes ou prytanee fut entraine insensiblement dans le
discredit ou tombait le foyer domestique. On ne savait plus ce qu'il
signifiait; on avait oublie que le feu toujours vivant du prytanee
representait la vie invisible des ancetres, des fondateurs, des Heros
nationaux. On continuait a entretenir ce feu, a faire les repas publics, a
chanter les vieux hymnes: vaines ceremonies, dont on n'osait pas se
debarrasser, mais dont nul ne comprenait plus le sens.

Meme les divinites de la nature, qu'on avait associees aux foyers,
changerent de caractere. Apres avoir commence par etre des divinites
domestiques, apres etre devenues des divinites de cite, elles se
transformerent encore. Les hommes finirent par s'apercevoir que les etres
differents qu'ils appelaient du nom de Jupiter, pouvaient bien n'etre
qu'un seul et meme etre; et ainsi des autres dieux. L'esprit fut
embarrasse de la multitude des divinites, et il sentit le besoin d'en
reduire le nombre. On comprit que les dieux n'appartenaient plus chacun a
une famille ou a une ville, mais qu'ils appartenaient tous au genre humain
et veillaient sur l'univers. Les poetes allaient de ville en ville et
enseignaient aux hommes, au lieu des vieux hymnes de la cite, des chants
nouveaux ou il n'etait parle ni des dieux Lares ni des divinites poliades,
et ou se disaient les legendes des grands dieux de la terre et du ciel; et
le peuple grec oubliait ses vieux hymnes domestiques ou nationaux pour
cette poesie nouvelle, qui n'etait pas fille de la religion, mais de l'art
et de l'imagination libre. En meme temps, quelques grands sanctuaires,
comme ceux de Delphes et de Delos, attiraient les hommes et leur faisaient
oublier les cultes locaux. Les Mysteres et la doctrine qu'ils contenaient,
les habituaient a dedaigner la religion vide et insignifiante de la cite.

Ainsi une revolution intellectuelle s'opera lentement et obscurement. Les
pretres memes ne lui opposaient pas de resistance; car des que les
sacrifices continuaient a etre accomplis aux jours marques, il leur
semblait que l'ancienne religion etait sauve; les idees pouvaient changer
et la foi perir, pourvu que les rites ne recussent aucune atteinte. Il
arriva donc que, sans que les pratiques fussent modifiees, les croyances
se transformerent, et que la religion domestique et municipale perdit tout
empire sur les ames.

Puis la philosophie parut, et elle renversa toutes les regles de la
vieille politique. Il etait impossible de toucher aux opinions des hommes
sans toucher aussi aux principes fondamentaux de leur gouvernement.
Pythagore, ayant la conception vague de l'Etre supreme, dedaigna les
cultes locaux, et c'en fut assez pour qu'il rejetat les vieux modes de
gouvernement et essayat de fonder une societe nouvelle.

Anaxagore comprit le Dieu-Intelligence qui regne sur tous les hommes et
sur tous les etres. En s'ecartant des croyances anciennes, il s'eloigna
aussi de l'ancienne politique. Comme il ne croyait pas aux dieux du
prytanee, il ne remplissait pas non plus tous ses devoirs de citoyen; il
fuyait les assemblees et ne voulait pas etre magistrat. Sa doctrine
portait atteinte a la cite; les Atheniens le frapperent d'une sentence de
mort.

Les Sophiates vinrent ensuite et ils exercerent plus d'action que ces deux
grands esprits. C'etaient des hommes ardents a combattre les vieilles
erreurs. Dans la lutte qu'ils engagerent contre tout ce qui tenait au
passe, ils ne menagerent pas plus les institutions de la cite que les
prejuges de la religion. Ils examinerent et discuterent hardiment les lois
qui regissaient encore l'Etat et la famille. Ils allaient de ville en
ville, prechant des principes nouveaux, enseignant non pas precisement
l'indifference au juste et a l'injuste, mais une nouvelle justice, moins
etroite et moins exclusive que l'ancienne, plus humaine, plus rationnelle,
et degagee des formules des ages anterieurs. Ce fut une entreprise hardie,
qui souleva une tempete de haines et de rancunes. On les accusa de n'avoir
ni religion, ni morale, ni patriotisme. La verite est que sur toutes ces
choses ils n'avaient pas une doctrine bien arretee, et qu'ils croyaient
avoir assez fait quand ils avaient combattu des prejuges. Ils remuaient,
comme dit Platon, ce qui jusqu'alors avait ete immobile. Ils placaient la
regle du sentiment religieux et celle de la politique dans la conscience
humaine, et non pas dans les coutumes des ancetres, dans l'immuable
tradition. Ils enseignaient aux Grecs que, pour gouverner un Etat, il ne
suffisait plus d'invoquer les vieux usages et les lois sacrees, mais qu'il
fallait persuader les hommes et agir sur des volontes libres. A la
connaissance des antiques coutumes ils substituaient l'art de raisonner et
de parler, la dialectique et la rhetorique. Leurs adversaires avaient pour
eux la tradition; eux, ils eurent l'eloquence et l'esprit.

Une fois que la reflexion eut ete ainsi eveillee, l'homme ne voulut plus
croire sans se rendre compte de ses croyances, ni se laisser gouverner
sans discuter ses institutions. Il douta de la justice de ses vieilles
lois sociales, et d'autres principes lui apparurent. Platon met dans la
bouche d'un sophiste ces belles paroles: " Vous tous qui etes ici, je vous
regarde comme parents entre vous. La nature, a defaut de la loi, vous a
faits concitoyens. Mais la loi, ce tyran de l'homme, fait violence a la
nature en bien des occasions. " Opposer ainsi la nature a la loi et a la
coutume, c'etait s'attaquer au fondement meme de la politique ancienne. En
vain les Atheniens chasserent Protagonas et brulerent ses ecrits; le coup
etait porte le resultat de l'enseignement des Sophistes avait ete immense.
L'autorite des institutions disparaissait avec l'autorite des dieux
nationaux, et l'habitude du libre examen s'etablissait dans les maisons et
sur la place publique.

Socrate, tout an reprouvant l'abus que les Sophistes faisaient du droit de
douter, etait pourtant de leur ecole. Comme eux, il repoussait l'empire de
la tradition, et croyait que les regles de la conduite etaient gravees
dans la conscience humaine. Il ne differait d'eux qu'en ce qu'il etudiait
cette conscience religieusement et avec le ferme desir d'y trouver
l'obligation d'etre juste et de faire le bien. Il mettait la verite au-
dessus de la coutume, la justice au dessus de la loi. Il degageait la
morale de la religion; avant lui, on ne concevait le devoir que comme un
arret des anciens dieux; il montra que le principe du devoir est dans
l'ame de l'homme. En tout cela, qu'il le voulut ou non, il faisait la
guerre aux cultes de la cite. En vain prenait-il soin d'assister a toutes
les fetes et de prendre part aux sacrifices; ses croyances et ses paroles
dementaient sa conduite. Il fondait une religion nouvelle, qui etait le
contraire de la religion de la cite. On l'accusa avec verite " de ne pas
adorer les dieux que l'Etat adorait ". On le fit perir pour avoir attaque
les coutumes et les croyances des ancetres, ou, comme on disait, pour
avoir corrompu la generation presente. L'impopularite de Socrate et les
violentes coleres de ses concitoyens s'expliquent, si l'on songe aux
habitudes religieuses de cette societe athenienne, ou il y avait tant de
pretres, et ou ils etaient si puissants. Mais la revolution que les
Sophistes avaient commencee, et que Socrate avait reprise avec plus de
mesure, ne fut pas arretee par la mort d'un vieillard. La societe grecque
s'affranchit de jour en jour davantage de l'empire des vieilles croyances
et des vieilles institutions.

Apres lui, les philosophes discuterent en toute liberte les principes et
les regles de l'association humaine. Platon, Criton, Antisthenes,
Speusippe, Aristote, Theophraste et beaucoup d'autres, ecrivirent des
traites sur la politique. On chercha, on examina; les grands problemes de
l'organisation de l'Etat, de l'autorite et de l'obeissance, des
obligations et des droits, se poserent a tous les esprits.

Sans doute la pensee ne peut pas se degager aisement des liens que lui a
faits l'habitude. Platon subit encore, en certains points, l'empire des
vieilles idees. L'Etat qu'il imagine, c'est encore la cite antique; il est
etroit; il ne doit contenir que 5,000 membres. Le gouvernement y est
encore regle par les anciens principes; la liberte y est inconnue; le but
que le legislateur se propose est moins le perfectionnement de l'homme que
la surete et la grandeur de l'association. La famille meme est presque
etouffee, pour qu'elle ne fasse pas concurrence a la cite; l'Etat seul est
proprietaire; seul il est libre; seul il a une volonte; seul il a une
religion et des croyances, et quiconque ne pense pas comme lui doit perir.
Pourtant au milieu de tout cela, les idees nouvelles se font jour. Platon
proclame, comme Socrate et comme les Sophistes, que la regle de la morale
et de la politique est en nous-memes, que la tradition n'est rien, que
c'est la raison qu'il faut consulter, et que les lois ne sont justes
qu'autant qu'elles sont conformes a la nature humaine.

Ces idees sont encore plus precises chez Aristote. " La loi, dit-il, c'est
la raison. " Il enseigne qu'il faut chercher, non pas ce qui est conforme
a la coutume des peres, mais ce qui est bon en soi. Il ajoute qu'a mesure
que le temps marche, il faut modifier les institutions. Il met de cote le
respect des ancetres: " Nos premiers peres, dit-il, qu'ils soient nes du
sein de la terre ou qu'ils aient survecu a quelque deluge, ressemblaient,
suivant toute apparence, a ce qu'il y a aujourd'hui de plus vulgaire et de
plus ignorant parmi les hommes. Il y aurait une evidente absurdite a s'en
tenir a l'opinion de ces gens-la. " Aristote, comme tous les philosophes,
meconnaissait absolument l'origine religieuse de la societe humaine; il ne
parle pas des prytanees; il ignore que ces cultes locaux aient ete le
fondement de l'Etat. " L'Etat, dit-il, n'est pas autre chose qu'une
association d'etres egaux recherchant en commun une existence heureuse et
facile. " Ainsi la philosophie rejette les vieux principes des societes,
et cherche un fondement nouveau sur lequel elle puisse appuyer les lois
sociales et l'idee de patrie. [1]

L'ecole cynique va plus loin. Elle nie la patrie elle-meme. Diogene se
vantait de n'avoir droit de cite nulle part, et Crates disait que sa
patrie a lui c'etait le mepris de l'opinion des autres. Les cyniques
ajoutaient cette verite alors bien nouvelle, que l'homme est citoyen de
l'univers et que la patrie n'est pas l'etroite enceinte d'une ville. Ils
consideraient le patriotisme municipal comme un prejuge, et supprimaient
du nombre des sentiments l'amour de la cite.

Par degout ou par dedain, les philosophes s'eloignaient de plus en plus
des affaires publiques. Socrate avait encore rempli les devoirs du
citoyen; Platon avait essaye de travailler pour l'Etat en le reformant.
Aristote, deja plus indifferent, se borna au role d'observateur et fit de
l'Etat un objet d'etudes scientifiques. Les epicuriens laisserent de cote
les affaires publiques. " N'y mettez pas la main, disait Epicure, a moins
que quelque puissance superieure ne vous y contraigne. " Les cyniques ne
voulaient meme pas etre citoyens.

Les stoiciens revinrent a la politique. Zenon, Cleanthe, Chrysippe
ecrivirent de nombreux traites sur le gouvernement des Etats. Mais leurs
principes etaient fort eloignes de la vieille politique municipale. Voici
en quels termes un ancien nous renseigne sur les doctrines que contenaient
leurs ecrits. " Zenon, dans son traite sur le gouvernement, s'est propose
de nous montrer que nous ne sommes pas les habitants de tel deme ou de
telle ville, separes les uns des autres par un droit particulier et des
lois exclusives, mais que nous devons voir dans tous les hommes des
concitoyens, comme si nous appartenions tous au meme deme et a la meme
cite. " [2] On voit par la quel chemin les idees avaient parcouru de
Socrate a Zenon. Socrate se croyait encore tenu d'adorer, autant qu'il
pouvait, les dieux de l'Etat. Platon ne concevait pas encore d'autre
gouvernement que celui d'une cite. Zenon passe par-dessus ces etroites
limites de l'association humaine. Il dedaigne les divisions que la
religion des vieux ages a etablies. Comme il concoit le Dieu de l'univers,
il a aussi l'idee d'un Etat ou entrerait le genre humain tout entier. [3]

Mais voici un principe encore plus nouveau. Le stoicisme, en elargissant
l'association humaine, emancipe l'individu. Comme il repousse la religion
de la cite, il repousse aussi la servitude du citoyen. Il ne veut plus que
la personne humaine soit sacrifiee a l'Etat. Il distingue et separe
nettement ce qui doit rester libre dans l'homme, et il affranchit au moins
la conscience. Il dit a l'homme qu'il doit se renfermer en lui-meme,
trouver en lui le devoir, la vertu, la recompense. Il ne lui defend pas de
s'occuper des affaires publiques; il l'y invite meme, mais en
l'avertissant que son principal travail doit avoir pour objet son
amelioration individuelle, et que, quel que soit le gouvernement, sa
conscience doit rester independante. Grand principe, que la cite antique
avait toujours meconnu, mais qui devait un jour devenir l'une des regles
les plus saintes de la politique.

On commence alors a comprendre qu'il y a d'autres devoirs que les devoirs
envers l'Etat, d'autres vertus que les vertus civiques. L'ame s'attache a
d'autres objets qu'a la patrie. La cite ancienne avait ete si puissante et
si tyrannique, que l'homme en avait fait le but de tout son travail et de
toutes ses vertus; elle avait ete la regle du beau et du bien, et il n'y
avait eu d'heroisme que pour elle. Mais voici que Zenon enseigne a l'homme
qu'il a une dignite, non de citoyen, mais d'homme; qu'outre ses devoirs
envers la loi, il en a envers lui-meme, et que le supreme merite n'est pas
de vivre ou de mourir pour l'Etat, mais d'etre vertueux et de plaire a la
divinite. Vertus un peu egoistes et qui laisserent tomber l'independance
nationale et la liberte, mais par lesquelles l'individu grandit. Les
vertus publiques allerent deperissant, mais les vertus personnelles se
degagerent et apparurent dans le monde. Elles eurent d'abord a lutter,
soit contre la corruption generale, soit contre le despotisme. Mais elles
s'enracinerent peu a peu dans l'humanite; a la longue elles devinrent une
puissance avec laquelle tout gouvernement dut compter, et il fallut bien
que les regles de la politique fussent modifiees pour qu'une place libre
leur fut faite.

Ainsi se transformerent peu a peu les croyances; la religion municipale,
fondement de la cite, s'eteignit; le regime municipal, tel que les anciens
l'avaient concu, dut tomber avec elle. On se detachait insensiblement de
ces regles rigoureuses et de ces formes etroites du gouvernement. Des
idees plus hautes sollicitaient les hommes a former des societes plus
grandes. On etait entraine vers l'unite; ce fut l'aspiration generale des
deux siecles qui precederent notre ere. Il est vrai que les fruits que
portent ces revolutions de l'intelligence, sont tres-lents a murir. Mais
nous allons voir, en etudiant la conquete romaine, que les evenements
marchaient dans le meme sens que les idees, qu'ils tendaient comme elles a
la ruine du vieux regime municipal, et qu'ils preparaient de nouveaux
modes de gouvernement.


NOTES

[1] Aristote, _Politique_, II, 5, 12; IV, 5; IV, 7, 2; VII, 4 (VI, 4).

[2] Pseudo-Plutarque, _Fortune d'Alexandre_, 1.

[3] L'idee de la cite universelle est exprimee par Seneque, _ad Mareiam_,
4; _De tranquillitate_, 14; par Plutarque, _De exsilio_; par Marc-Aurele:
" Comme Antonin, j'ai Rome pour patrie; comme homme, le monde. "




CHAPITRE II.

LA CONQUETE ROMAINE.


Il parait, au premier abord, bien surprenant que parmi les mille cites de
la Grece et de l'Italie il s'en soit trouve une qui ait ete capable
d'assujettir toutes les autres. Ce grand evenement est pourtant explicable
par les causes ordinaires qui determinent la marche des affaires humaines.
La sagesse de Rome a consiste, comme toute sagesse, a profiter des
circonstances favorables qu'elle rencontrait.

On peut distinguer dans l'oeuvre de la conquete romaine deux periodes.
L'une concorde avec le temps ou le vieil esprit municipal avait encore
beaucoup de force; c'est alors que Rome eut a surmonter le plus
d'obstacles. La seconde appartient au temps ou l'esprit municipal etait
fort affaibli; la conquete devint alors facile et s'accomplit rapidement.

 _1  Quelques mots sur les origines et la population de Rome_.

Les origines de Rome et la composition de son peuple sont dignes de
remarque. Elles expliquent le caractere particulier de sa politique et le
role exceptionnel qui lui fut devolu, des le commencement, au milieu des
autres cites.

La race romaine etait etrangement melee. Le fond principal etait latin et
originaire d'Albe; mais ces Albains eux-memes, suivant des traditions
qu'aucune critique ne nous autorise a rejeter, se composaient de deux
populations associees et non confondues: l'une etait la race aborigene,
veritables Latins; l'autre etait d'origine etrangere, et on la disait
venue de Troie, avec Enee, le pretre-fondateur; elle etait peu nombreuse,
suivant toute apparence, mais elle etait considerable par le culte et les
institutions qu'elle avait apportes avec elle. [1]

Ces Albains, melange de deux races, fonderent Rome en un endroit ou
s'elevait deja une autre ville, Pallantium, fondee par des Grecs. Or, la
population de Pallantium subsista dans la ville nouvelle, et les rites du
culte grec s'y conserverent. [2] Il y avait aussi, a l'endroit ou fut plus
tard le Capitole, une ville qu'on disait avoir ete fondee par Hercule, et
dont les familles se perpetuerent distinctes du reste de la population
romaine, pendant toute la duree de la republique. [3]

Ainsi, a Rome toutes les races s'associent et se melent: il y a des
Latins, des Troyens, des Grecs; il y aura bientot des Sabins et des
Etrusques. Voyez les diverses collines: le Palatin est la ville latine,
apres avoir ete la ville d'Evandre; le Capitolin, apres avoir ete la
demeure des compagnons d'Hercule, devient la demeure des Sabins de Tatius.
Le Quirinal recoit son nom des Quirites sabins ou du dieu sabin Quirinus.
Le Coelius parait avoir ete habite des l'origine par des Etrusques. [4]
Rome ne semblait pas une seule ville; elle semblait une confederation de
plusieurs villes, dont chacune se rattachait par son origine a une autre
confederation. Elle etait le centre ou Latins, Etrusques, Sabelliens et
Grecs se rencontraient.

Son premier roi fut un Latin; le second un Sabin; le cinquieme etait, dit-
on, fils d'un Grec; le sixieme fut un Etrusque.

Sa langue etait un compose des elements les plus divers; le latin y
dominait; mais les racines sabelliennes y etaient nombreuses, et on y
trouvait plus de radicaux grecs que dans aucun autre des dialectes de
l'Italie centrale. Quant a son nom meme, on ne savait pas a quelle langue
il appartenait. Suivant les uns, Rome etait un mot troyen; suivant
d'autres, un mot grec; il y a des raisons de le croire latin, mais
quelques anciens le croyaient etrusque.

Les noms des familles romaines attestent aussi une grande diversite
d'origine. Au temps d'Auguste, il y avait encore une cinquantaine de
familles qui, en remontant la serie de leurs ancetres, arrivaient a des
compagnons d'Enee. [5] D'autres se disaient issues des Arcadiens
d'Evandre, et depuis un temps immemorial, les hommes de ces familles
portaient sur leur chaussure, comme signe distinctif, un petit croissant
d'argent. [6] Les familles Potitia et Pinaria descendaient de ceux qu'on
appelait les compagnons d'Hercule, et leur descendance etait prouvee par
le culte hereditaire de ce dieu. Les Tullius, les Quinctius, les Servilius
etaient venus d'Albe apres la conquete de cette ville. Beaucoup de
familles joignaient a leur nom un surnom qui rappelait leur origine
etrangere; il y avait ainsi les Sulpicius Camerinus, les Cominius
Auruncus, les Sicinius Sabinus, les Claudius Regillensis, les Aquillius
Tuscus. La famille Nautia etait troyenne; les Aurelius etaient Sabins; les
Caecilius venaient de Preneste; les Octaviens etaient originaires de
Velitres.

L'effet de ce melange des populations les plus diverses etait que Rome
avait des liens d'origine avec tous les peuples qu'elle connaissait. Elle
pouvait se dire latine avec les Latins, sabine avec les Sabins, etrusque
avec les Etrusques, et grecque avec les Grecs.

Son culte national etait aussi un assemblage de plusieurs cultes,
infiniment divers, dont chacun la rattachait a l'un de ces peuples. Elle
avait les cultes grecs d'Evandre et d'Hercule, elle se vantait de posseder
le palladium troyen. Ses penates etaient dans la ville latine de Lavinium:
elle adopta des l'origine le culte sabin du dieu Consus. Un autre dieu
sabin, Quirinus, s'implanta si fortement chez elle qu'elle l'associa a
Romulus, son fondateur. Elle avait aussi les dieux des Etrusques, et leurs
fetes, et leur augurat, et jusqu'a leurs insignes sacerdotaux.

Dans un temps ou nul n'avait le droit d'assister aux fetes religieuses
d'une nation, s'il n'appartenait a cette nation par la naissance, le
Romain avait cet avantage incomparable de pouvoir prendre part aux feries
latines, aux fetes sabines, aux fetes etrusques et aux jeux olympiques.
[7] Or, la religion etait un lien puissant. Quand deux villes avaient un
culte commun, elles se disaient parentes; elles devaient se regarder comme
alliees, et s'entr'aider; on ne connaissait pas, dans cette antiquite,
d'autre union que celle que la religion etablissait. Aussi Rome
conservait-elle avec grand soin tout ce qui pouvait servir de temoignage
de cette precieuse parente avec les autres nations. Aux Latins, elle
presentait ses traditions sur Romulus; aux Sabins, sa legende de Tarpeia
et de Tatius; elle alleguait aux Grecs les vieux hymnes qu'elle possedait
en l'honneur de la mere d'Evandre, hymnes qu'elle ne comprenait plus, mais
qu'elle persistait a chanter. Elle gardait aussi avec la plus grande
attention le souvenir d'Enee; car, si par Evandre elle pouvait se dire
parente des Peloponesiens, [8] par Enee elle l'etait de plus de trente
villes [9] repandues en Italie, en Sicile, en Grece, en Thrace et en Asie
Mineure, toutes ayant eu Enee pour fondateur ou etant colonies de villes
fondees par lui, toutes ayant, par consequent, un culte commun avec Rome.
On peut voir dans les guerres qu'elle fit en Sicile contre Carthage, et en
Grece contre Philippe, quel parti elle tira de cette antique parente.

La population romaine etait donc un melange de plusieurs races, son culte
un assemblage de plusieurs cultes, son foyer national une association de
plusieurs foyers. Elle etait presque la seule cite que sa religion
municipale n'isolat pas de toutes les autres. Elle touchait a toute
l'Italie, a toute la Grece. Il n'y avait presque aucun peuple qu'elle ne
put admettre a son foyer.


_2  Premiers agrandissements de Rome (753-350 avant Jesus-Christ)._

Pendant les siecles ou la religion municipale etait partout en vigueur,
Rome regla sa politique sur elle.

On dit que le premier acte de la nouvelle cite fut d'enlever quelques
femmes sabines: legende qui parait bien invraisemblable, si l'on songe a
la saintete du mariage chez les anciens. Mais nous avons vu plus haut que
la religion municipale interdisait le mariage entre personnes de cites
differentes, a moins que ces deux cites n'eussent un lien d'origine ou un
culte commun. Ces premiers Romains avaient le droit de mariage avec Albe,
d'ou ils etaient originaires, mais ils ne l'avaient pas avec leurs autres
voisins, les Sabins. Ce que Romulus voulut conquerir tout d'abord, ce
n'etaient pas quelques femmes, c'etait le droit de mariage, c'est-a-dire
le droit de contracter des relations regulieres avec la population sabine.
Pour cela, il lui fallait etablir entre elle et lui un lien religieux; il
adopta donc le culte du dieu sabin Consus et en celebra la fete. [10] La
tradition ajoute que pendant cette fete il enleva les femmes; s'il avait
fait ainsi, les mariages n'auraient pas pu etre celebres suivant les
rites, puisque le premier acte et le plus necessaire du mariage etait la
_traditio in manum_, c'est-a-dire le don de la fille par le pere; Romulus
aurait manque son but. Mais la presence des Sabins et de leurs familles a
la ceremonie religieuse et leur participation au sacrifice etablissaient
entre les deux peuples un lien tel que le _connubium_ ne pouvait plus etre
refuse. Il n'etait pas besoin d'enlevement; la fete avait pour consequence
naturelle le droit de mariage. Aussi l'historien Denys, qui consultait les
textes et les hymnes anciens, assure-t-il que les Sabines furent mariees
suivant les rites les plus solennels, ce que confirment Plutarque et
Ciceron. Il est digne de remarquer que le premier effort des Romains ait
eu pour resultat de faire tomber les barrieres que la religion municipale
mettait entre eux et un peuple voisin. Il ne nous est pas parvenu de
legende analogue relativement a l'Etrurie; mais il parait bien certain que
Rome avait avec ce pays les memes relations qu'avec le Latium et la
Sabine. Elle avait donc l'adresse de s'unir par le culte et par le sang a
tout ce qui etait autour d'elle. Elle tenait a avoir le _connubium_ avec
toutes les cites, et ce qui prouve qu'elle connaissait bien l'importance
de ce lien, c'est qu'elle ne voulait pas que les autres cites, ses
sujettes, l'eussent entre elles. [11]

Rome entra ensuite dans la longue serie de ses guerres. La premiere fut
contre les Sabins de Tatius; elle se termina par une alliance religieuse
et politique entre les deux petits peuples. Elle fit ensuite la guerre a
Albe; les historiens disent que Rome osa attaquer cette ville, quoiqu'elle
en fut une colonie. C'est precisement parce qu'elle en etait une colonie,
qu'elle jugea necessaire de la detruire. Toute metropole, en effet,
exercait sur ses colonies une suprematie religieuse; or, la religion avait
alors tant d'empire que, tant qu'Albe restait debout, Rome ne pouvait etre
qu'une cite dependante, et que ses destinees etaient a jamais arretees.

Albe detruite, Rome ne se contenta pas de n'etre plus une colonie; elle
pretendit s'elever au rang de metropole, en heritant des droits et de la
suprematie religieuse qu'Albe avait exerces jusque-la sur ses trente
colonies du Latium. Rome soutint de longues guerres pour obtenir la
presidence du sacrifice des feries latines. C'etait le moyen d'acquerir le
seul genre de superiorite et de domination que l'on concut en ce temps-la.

Elle eleva chez elle un temple a Diana; elle obligea les Latins a venir y
faire des sacrifices; elle y attira meme les Sabins. [12] Par la elle
habitua les deux peuples a partager avec elle, sous sa presidence, les
fetes, les prieres, les chairs sacrees des victimes. Elle les reunit sous
sa suprematie religieuse.

Rome est la seule cite qui ait su par la guerre augmenter sa population.
Elle eut une politique inconnue a tout le reste du monde greco-italien;
elle s'adjoignit tout ce qu'elle vainquit. Elle amena chez elle les
habitants des villes prises, et des vaincus fit peu a peu des Romains. En
meme temps elle envoyait des colons dans les pays conquis, et de cette
maniere elle semait Rome partout; car ses colons, tout en formant des
cites distinctes au point de vue politique, conservaient avec la metropole
la communaute religieuse; or, c'etait assez pour qu'ils fussent contraints
de subordonner leur politique a la sienne, de lui obeir, et de l'aider
dans toutes ses guerres.

Un des traits remarquables de la politique de Rome, c'est qu'elle attirait
a elle tous les cultes des cites voisines. Elle s'attachait autant a
conquerir les dieux que les villes. Elle s'empara d'une Junon de Veii,
d'un Jupiter de Preneste, d'une Minerve de Falisques, d'une Junon de
Lanuvium, d'une Venus des Samnites et de beaucoup d'autres que nous ne
connaissons pas. [13] " Car c'etait l'usage a Rome, dit un ancien, [14] de
faire entrer chez elle les religions des villes vaincues; tantot elle les
repartissait parmi ses _gentes_, et tantot elle leur donnait place dans sa
religion nationale. "

Montesquieu loue les Romains, comme d'un raffinement d'habile politique,
de n'avoir pas impose leurs dieux aux peuples vaincus. Mais cela eut ete
absolument contraire a leurs idees et a celles de tous les anciens. Rome
conquerait les dieux des vaincus, et ne leur donnait pas les siens. Elle
gardait pour soi ses protecteurs, et travaillait meme a en augmenter le
nombre. Elle tenait a posseder plus de cultes et plus de dieux tutelaires
qu'aucune autre cite.

Comme d'ailleurs ces cultes et ces dieux etaient, pour la plupart, pris
aux vaincus, Rome etait par eux en communion religieuse avec tous les
peuples. Les liens d'origine, la conquete du _connubium_, celle de la
presidence des feries latines, celle des dieux vaincus, le droit qu'elle
pretendait avoir de sacrifier a Olympie et a Delphes, etaient autant de
moyens par lesquels Rome preparait sa domination. Comme toutes les villes,
elle avait sa religion municipale, source de son patriotisme; mais elle
etait la seule ville qui fit servir cette religion a son agrandissement.
Tandis que, par la religion, les autres villes etaient isolees, Rome avait
l'adresse ou la bonne fortune de l'employer a tout attirer a elle et a
tout dominer.


_3  Comment Rome a acquis l'empire (350-140 avant Jesus-Christ)._

Pendant que Rome s'agrandissait ainsi lentement, par les moyens que la
religion et les idees d'alors mettaient a sa disposition, une serie de
changements sociaux et politiques se deroulait dans toutes les cites et
dans Rome meme, transformant a la fois le gouvernement des hommes et leur
maniere de penser. Nous avons retrace plus haut cette revolution; ce qu'il
importe de remarquer ici, c'est qu'elle coincide avec le grand
developpement de la puissance romaine. Ces deux faits qui se sont produits
en meme temps, n'ont pas ete sans avoir quelque action l'un sur l'autre.
Les conquetes de Rome n'auraient pas ete si faciles, si le vieil esprit
municipal ne s'etait pas alors eteint partout; et l'on peut croire aussi
que le regime municipal ne serait pas tombe si tot, si la conquete romaine
ne lui avait pas porte le dernier coup.

Au milieu des changements qui s'etaient produits, dans les institutions,
dans les moeurs, dans les croyances, dans le droit, le patriotisme lui-
meme avait change de nature, et c'est une des choses qui contribuerent le
plus aux grands progres de Rome. Nous avons dit plus haut quel etait ce
sentiment dans le premier age des cites. Il faisait partie de la religion;
on aimait la patrie parce qu'on en aimait les dieux protecteurs, parce que
chez elle on trouvait un prytanee, un feu divin, des fetes, des prieres,
des hymnes, et parce que hors d'elle on n'avait plus de dieux ni de culte.
Ce patriotisme etait de la foi et de la piete. Mais quand la domination
eut ete retiree a la caste sacerdotale, cette sorte de patriotisme
disparut avec toutes les vieilles croyances. L'amour de la cite ne perit
pas encore, mais il prit une forme nouvelle.

On n'aima plus la patrie pour sa religion et ses dieux; on l'aima
seulement pour ses lois, pour ses institutions, pour les droits et la
securite qu'elle accordait a ses membres. Voyez dans l'oraison funebre que
Thucydide met dans la bouche de Pericles, quelles sont les raisons qui
font aimer Athenes: c'est que cette ville " veut que tous soient egaux
devant la loi "; c'est " qu'elle donne aux hommes la liberte et ouvre a
tous la voie, des honneurs; c'est qu'elle maintient l'ordre public, assure
aux magistrats l'autorite, protege les faibles, donne a tous des
spectacles et des fetes qui sont l'education de l'ame ". Et l'orateur
termine en disant: " Voila pourquoi nos guerriers sont morts heroiquement
plutot que de se laisser ravir cette patrie; voila pourquoi ceux qui
survivent sont tout prets a souffrir et a se devouer pour elle. " L'homme
a donc encore des devoirs envers la cite; mais ces devoirs ne decoulent
plus du meme principe qu'autrefois. Il donne encore son sang et sa vie,
mais ce n'est plus pour defendre sa divinite nationale et le foyer de ses
peres; c'est pour defendre les institutions dont il jouit et les avantages
que la cite lui procure.

Or, ce patriotisme nouveau n'eut pas exactement les memes effets que celui
des vieux ages. Comme le coeur ne s'attachait plus au prytanee, aux dieux
protecteurs, au sol sacre, mais seulement aux institutions et aux lois, et
que d'ailleurs celles-ci, dans l'etat d'instabilite ou toutes les cites se
trouverent alors, changeaient frequemment, le patriotisme devint un
sentiment variable et inconsistant qui dependit des circonstances et qui
fut sujet aux memes fluctuations que le gouvernement lui-meme. On n'aima
sa patrie qu'autant qu'on aimait le regime politique qui y prevalait
momentanement; celui qui en trouvait les lois mauvaises n'avait plus rien
qui l'attachat a elle.

Le patriotisme municipal s'affaiblit ainsi et perit dans les ames.
L'opinion de chaque homme lui fut plus sacree que sa patrie, et le
triomphe de sa faction lui devint beaucoup plus cher que la grandeur ou la
gloire de sa cite. Chacun en vint a preferer a sa ville natale, s'il n'y
trouvait pas les institutions qu'il aimait, telle autre ville ou il voyait
ces institutions en vigueur. On commenca alors a emigrer plus volontiers;
on redouta moins l'exil. Qu'importait-il d'etre exclu du prytanee et
d'etre prive de l'eau lustrale? On ne pensait plus guere aux dieux
protecteurs, et l'on s'accoutumait facilement a se passer de la patrie.

De la a s'armer contre elle, il n'y avait pas tres-loin. On s'allia a une
ville ennemie pour faire triompher son parti dans la sienne. De deux
Argiens, l'un souhaitait un gouvernement aristocratique, il aimait donc
mieux Sparte qu'Argos; l'autre preferait la democratie, et il aimait
Athenes. Ni l'un ni l'autre ne tenait tres-fort a l'independance de sa
cite, et ne repugnait beaucoup a se dire le sujet d'une autre ville,
pourvu que cette ville soutint sa faction dans Argos. On voit clairement
dans Thucydide et dans Xenophon que c'est cette disposition des esprits
qui engendra et fit durer la guerre du Peloponese. A Platee, les riches
etaient du parti de Thebes et de Lacedemone, les democrates etaient du
parti d'Athenes. A Corcyre, la faction populaire etait pour Athenes,
l'aristocratie pour Sparte. [15] Athenes avait des allies dans toutes les
villes du Peloponese, et Sparte en avait dans toutes les villes ioniennes.
Thucydide et Xenophon s'accordent a dire qu'il n'y avait pas une seule
cite ou le peuple ne fut favorable aux Atheniens et l'aristocratie aux
Spartiates. [16] Cette guerre represente un effort general que font les
Grecs pour etablir partout une meme constitution, avec l'hegemonie d'une
ville; mais les uns veulent l'aristocratie sous la protection de Sparte,
les autres la democratie avec l'appui d'Athenes. Il en fut de meme au
temps de Philippe: le parti aristocratique, dans toutes les villes, appela
de ses voeux la domination de la Macedoine. Au temps de Philopemen, les
roles etaient intervertis, mais les sentiments restaient les memes: le
parti populaire acceptait l'empire de la Macedoine, et tout ce qui etait
pour l'aristocratie s'attachait a la ligue acheenne. Ainsi les voeux et
les affections des hommes n'avaient plus pour objet la cite. Il y avait
peu de Grecs qui ne fussent prets a sacrifier l'independance municipale,
pour avoir la constitution qu'ils preferaient.

Quant aux hommes honnetes et scrupuleux, les dissensions perpetuelles dont
ils etaient temoins, leur donnaient le degout du regime municipal. Ils ne
pouvaient pas aimer une forme de societe ou il fallait se combattre tous
les jours, ou le pauvre et le riche etaient toujours en guerre, ou ils
voyaient alterner sans fin les violences populaires et les vengeances
aristocratiques. Ils voulaient echapper a un regime qui, apres avoir
produit une veritable grandeur, n'enfantait plus que des souffrances et
des haines. On commencait a sentir la necessite de sortir du systeme
municipal et d'arriver a une autre forme de gouvernement que la cite.
Beaucoup d'hommes songeaient au moins a etablir au-dessus des cites une
sorte de pouvoir souverain qui veillat au maintien de l'ordre et qui
forcat ces petites societes turbulentes a vivre en paix. C'est ainsi que
Phocion, un bon citoyen, conseillait a ses compatriotes d'accepter
l'autorite de Philippe, et leur promettait a ce prix la concorde et la
securite.

En Italie, les choses ne se passaient pas autrement qu'en Grece. Les
villes du Latium, de la Sabine, de l'Etrurie etaient troublees par les
memes revolutions et les memes luttes, et l'amour de la cite
disparaissait. Comme en Grece, chacun s'attachait volontiers a une ville
etrangere, pour faire prevaloir ses opinions ou ses interets dans la
sienne.

Ces dispositions des esprits firent la fortune de Rome. Elle appuya
partout l'aristocratie, et partout aussi l'aristocratie fut son alliee.
Citons quelques exemples. La _gens_ Claudia quitta la Sabine parce que les
institutions romaines lui plaisaient mieux que celles de son pays. A la
meme epoque, beaucoup de familles latines emigrerent a Rome, parce
qu'elles n'aimaient pas le regime democratique du Latium et que Rome
venait de retablir le regne du patriciat. [17] A Ardee, l'aristocratie et
la plebe etant en lutte, la plebe appela les Volsques a son aide, et
l'aristocratie livra la ville aux Romains. [18] L'Etrurie etait pleine de
dissensions; Veii avait renverse son gouvernement aristocratique; les
Romains l'attaquerent, et les autres villes etrusques, ou dominait encore
l'aristocratie sacerdotale, refuserent de secourir les Veiens. La legende
ajoute que dans cette guerre les Romains enleverent un aruspice veien et
se firent livrer des oracles qui leur assuraient la victoire; cette
legende ne signifie-t-elle pas que les pretres etrusques ouvrirent la
ville aux Romains?

Plus tard, lorsque Capoue se revolta contre Rome, on remarqua que les
chevaliers, c'est-a-dire le corps aristocratique, ne prirent pas part a
cette insurrection. [19] En 313, les villes d'Ausona, de Sora, de
Minturne, de Vescia furent livrees aux Romains par le parti
aristocratique. [20] Lorsqu'on vit les Etrusques se coaliser contre Rome,
c'est que le gouvernement populaire s'etait etabli chez eux; une seule
ville, celle d'Arretium, refusa d'entrer dans cette coalition; c'est que
l'aristocratie prevalait encore dans Arretium. Quand Annibal etait en
Italie, toutes les villes etaient agitees; mais il ne s'agissait pas de
l'independance; dans chaque ville l'aristocratie etait pour Rome, et la
plebe pour les Carthaginois. [21]

La maniere dont Rome etait gouvernee peut rendre compte de cette
preference constante que l'aristocratie avait pour elle. La serie des
revolutions s'y deroulait comme dans toutes les villes, mais plus
lentement. En 509, quand les cites latines avaient deja des tyrans, une
reaction patricienne avait reussi dans Rome. La democratie s'eleva
ensuite, mais a la longue, avec beaucoup de mesure et de temperament. Le
gouvernement romain fut donc plus longtemps aristocratique qu'aucun autre,
et put etre longtemps l'espoir du parti aristocratique.

Il est vrai que la democratie finit par l'emporter dans Rome, mais, alors
meme, les procedes et ce qu'on pourrait appeler les artifices du
gouvernement resterent aristocratiques. Dans les comices par centuries les
voix etaient reparties d'apres la richesse. Il n'en etait pas tout a fait
autrement des comices par tribus; en droit, nulle distinction de richesse
n'y etait admise; en fait, la classe pauvre, etant enfermee dans les
quatre tribus urbaines, n'avait que quatre suffrages a opposer aux trente
et un de la classe des proprietaires. D'ailleurs, rien n'etait plus calme,
a l'ordinaire, que ces reunions; nul n'y parlait que le president ou celui
a qui il donnait la parole; on n'y ecoutait guere d'orateurs; on y
discutait peu; tout se reduisait, le plus souvent, a voter par oui ou par
non, et a compter les votes; cette derniere operation, etant fort
compliquee, demandait beaucoup de temps et beaucoup de calme. Il faut
ajouter a cela que le Senat n'etait pas renouvele tous les ans, comme dans
les cites democratiques de la Grece; il etait a vie, et se recrutait a peu
pres lui-meme; il etait veritablement un corps oligarchique.

Les moeurs etaient encore plus aristocratiques que les institutions. Les
senateurs avaient des places reservees au theatre. Les riches seuls
servaient dans la cavalerie. Les grades de l'armee etaient en grande
partie reserves aux jeunes gens des grandes familles; Scipion n'avait pas
seize ans qu'il commandait deja un escadron.

La domination de la classe riche se soutint a Rome plus longtemps que dans
aucune autre ville. Cela tient a deux causes. L'une est que l'on fit de
grandes conquetes, et que les profits en furent pour la classe qui etait
deja riche; toutes les terres enlevees aux vaincus furent possedees par
elle; elle s'empara du commerce des pays conquis, et y joignit les enormes
benefices de la perception des impots et de l'administration des
provinces. Ces familles, s'enrichissant ainsi a chaque generation,
devinrent demesurement opulentes, et chacune d'elles fut une puissance
vis-a-vis du peuple. L'autre cause etait que le Romain, meme le plus
pauvre, avait un respect inne pour la richesse. Alors que la vraie
clientele avait depuis longtemps disparu, elle fut comme ressuscitee sous
la forme d'un hommage rendu aux grandes fortunes; et l'usage s'etablit que
les proletaires allassent chaque matin saluer les riches.

Ce n'est pas que la lutte des riches et des pauvres ne se soit vue a Rome
comme dans toutes les cites. Mais elle ne commenca qu'au temps des
Gracques, c'est-a-dire apres que la conquete etait presque achevee.
D'ailleurs, cette lutte n'eut jamais a Rome le caractere de violence
qu'elle avait partout ailleurs. Le bas peuple de Rome ne convoita pas tres
ardemment la richesse; il aida mollement les Gracques; il se refusa a
croire que ces reformateurs travaillassent pour lui, et il les abandonna
au moment decisif. Les lois agraires, si souvent presentees aux riches
comme une menace, laisserent toujours le peuple assez indifferent et ne
l'agiterent qu'a la surface. On voit bien qu'il ne souhaitait pas tres-
vivement de posseder des terres; d'ailleurs, si on lui offrait le partage
des terres publiques, c'est-a-dire du domaine de l'Etat, du moins il
n'avait pas la pensee de depouiller les riches de leurs proprietes. Moitie
par un respect invetere, et moitie par habitude de ne rien faire, il
aimait a vivre a cote et comme a l'ombre des riches.

Cette classe eut la sagesse d'admettre en elle les familles les plus
considerables des villes sujettes ou des allies. Tout ce qui etait riche
en Italie, arriva peu a peu a former la classe riche de Rome. Ce corps
grandit toujours en importance et fut maitre de l'Etat. Il exerca seul les
magistratures, parce qu'elles coutaient beaucoup a acheter; et il composa
seul le Senat, parce qu'il fallait un cens tres-eleve pour etre senateur.
Ainsi l'on vit se produire ce fait etrange, qu'en depit des lois qui
etaient democratiques, il se forma une noblesse, et que le peuple, qui
etait tout-puissant, souffrit qu'elle s'elevat au-dessus de lui et ne lui
fit jamais une veritable opposition.

Rome etait donc, au troisieme et au second siecle avant notre ere, la
ville la plus aristocratiquement gouvernee qu'il y eut en Italie et en
Grece. Remarquons enfin que, si dans les affaires interieures le Senat
etait oblige de menager la foule, pour ce qui concernait la politique
exterieure il etait maitre absolu. C'etait lui qui recevait les
ambassadeurs, qui concluait les alliances, qui distribuait les provinces
et les legions, qui ratifiait les actes des generaux, qui determinait les
conditions faites aux vaincus: toutes choses qui, partout ailleurs,
etaient dans les attributions de l'assemblee populaire. Les etrangers,
dans leurs relations avec Rome, n'avaient donc jamais affaire an peuple;
ils n'entendaient parler que du Senat, et on les entretenait dans cette
idee que le peuple n'avait aucun pouvoir. C'est la l'opinion qu'un Grec
exprimait a Flamininus: " Dans votre pays, disait-il, la richesse
gouverne, et tout le reste lui est soumis. " [22]

Il resulta de la que, dans toutes les cites, l'aristocratie tourna les
yeux vers Rome, compta sur elle, l'adopta pour protectrice, et s'enchaina
a sa fortune. Cela semblait d'autant plus permis que Rome n'etait pour
personne une ville etrangere: Sabins, Latins, Etrusques voyaient en elle
une ville sabine, une ville latine ou une ville etrusque, et les Grecs
reconnaissaient en elle des Grecs.

Des que Rome se montra a la Grece (199 avant Jesus-Christ), l'aristocratie
se livra a elle. Presque personne alors ne pensait qu'il y eut a choisir
entre l'independance et la sujetion; pour la plupart des hommes, la
question n'etait qu'entre l'aristocratie et le parti populaire. Dans
toutes les villes, celui-ci etait pour Philippe, pour Antiochus ou pour
Persee, celle-la pour Rome. On peut voir dans Polybe et dans Tite-Live que
si, en 198, Argos ouvre ses portes aux Macedoniens, c'est que le peuple y
domine; que, l'annee suivante, c'est le parti des riches qui livre Opunte
aux Romains; que, chez les Acarnaniens, l'aristocratie fait un traite
d'alliance avec Rome, mais que, l'annee d'apres, ce traite est rompu,
parce que, dans l'intervalle, le peuple a repris l'avantage; que Thebes
est dans l'alliance de Philippe tant que le parti populaire y est le plus
fort, et se rapproche de Rome aussitot que l'aristocratie y devient
maitresse; qu'a Athenes, a Demetriade, a Phocee, la populace est hostile
aux Romains; que Nabis, le tyran democrate, leur fait la guerre; que la
ligue acheenne, tant qu'elle est gouvernee par l'aristocratie, leur est
favorable; que les hommes comme Philopemen et Polybe souhaitent
l'independance nationale, mais aiment encore mieux la domination romaine
que la democratie; que dans la ligue acheenne elle-meme il vient un moment
ou le parti populaire surgit a son tour; qu'a partir de ce moment la ligue
est l'ennemie de Rome; que Diaeos et Critolaos sont a la fois les chefs de
la faction populaire et les generaux de la ligue contre les Romains; et
qu'ils combattent bravement a Scarphee et a Leucopetra, moins peut-etre
pour l'independance de la Grece que pour le triomphe de la democratie.

De tels faits disent assez comment Rome, sans faire de tres-grands
efforts, obtint l'empire. L'esprit municipal disparaissait peu a peu.
L'amour de l'independance devenait un sentiment tres-rare, et les coeurs
etaient tout entiers aux interets et aux passions des partis.
Insensiblement on oubliait la cite. Les barrieres qui avaient autrefois
separe les villes et en avaient fait autant de petits mondes distincts,
dont l'horizon bornait les voeux et les pensees de chacun, tombaient l'une
apres l'autre. On ne distinguait plus, pour toute l'Italie et pour toute
la Grece, que deux groupes d'hommes: d'une part, une classe
aristocratique; de l'autre, un parti populaire; l'une appelait la
domination de Rome, l'autre la repoussait. Ce fut l'aristocratie qui
l'emporta, et Rome acquit l'empire.


_4  Rome detruit partout le regime municipal._

Les institutions de la cite antique avaient ete affaiblies et comme
epuisees par une serie de revolutions. La domination romaine eut pour
premier resultat d'achever de les detruire, et d'effacer ce qui en
subsistait encore. C'est ce qu'on peut voir en observant dans quelle
condition les peuples tomberent a mesure qu'ils furent soumis par Rome.

Il faut d'abord ecarter de notre esprit toutes les habitudes de la
politique moderne, et ne pas nous representer les peuples entrant l'un
apres l'autre dans l'Etat romain, comme, de nos jours, des provinces
conquises sont annexees a un royaume qui, en accueillant ces nouveaux
membres, recule ses limites. L'Etat romain, _civitas romana_, ne
s'agrandissait pas par la conquete; il ne comprenait toujours que les
familles qui figuraient dans la ceremonie religieuse du cens. Le
territoire romain, _ager romanus_, ne s'etendait pas davantage; il restait
enferme dans les limites immuables que les rois lui avaient tracees et que
la ceremonie des Ambarvales sanctifiait chaque annee. Une seule chose
s'agrandissait a chaque conquete: c'etait la domination de Rome, _imperium
romanum_.

Tant que dura la republique, il ne vint a l'esprit de personne que les
Romains et les autres peuples pussent former une meme nation. Rome pouvait
bien accueillir chez elle individuellement quelques vaincus, leur faire
habiter ses murs, et les transformer a la longue en Romains; mais elle ne
pouvait pas assimiler toute une population etrangere a sa population, tout
un territoire a son territoire. Cela ne tenait pas a la politique
particuliere de Rome, mais a un principe qui etait constant dans
l'antiquite, principe dont Rome se serait plus volontiers ecartee
qu'aucune autre ville, mais dont elle ne pouvait pas s'affranchir
entierement. Lors donc qu'un peuple etait assujetti, il n'entrait pas dans
l'Etat romain, mais seulement dans la domination romaine. Il ne s'unissait
pas a Rome, comme aujourd'hui des provinces sont unies a une capitale;
entre les peuples et elle, Rome ne connaissait que deux sortes de lien, la
sujetion ou l'alliance.

Il semblerait d'apres cela que les institutions municipales dussent
subsister chez les vaincus, et que le monde dut etre un vaste ensemble de
cites distinctes entre elles, et ayant a leur tete une cite maitresse. Il
n'en etait rien. La conquete romaine avait pour effet d'operer dans
l'interieur de chaque ville une veritable transformation.

D'une part etaient les sujets, _dedititii_; c'etaient ceux qui, ayant
prononce la formule de _deditio_, avaient livre au peuple romain " leurs
personnes, leurs murailles, leurs terres, leurs eaux, leurs maisons, leurs
temples, leurs dieux ". Ils avaient donc renonce, non-seulement a leur
gouvernement municipal, mais encore a tout ce qui y tenait chez les
anciens, c'est-a-dire a leur religion et a leur droit prive. A partir de
ce moment, ces hommes ne formaient plus entre eux un corps politique; ils
n'avaient plus rien d'une societe reguliere. Leur ville pouvait rester
debout, mais leur cite avait peri. S'ils continuaient a vivre ensemble,
c'etait sans avoir ni institutions, ni lois, ni magistrats. L'autorite
arbitraire d'un praefectus envoye par Rome maintenait parmi eux l'ordre
materiel. [23]

D'autre part etaient les allies, _faederati_ ou _socii_. Ils etaient moins
mal traites. Le jour ou ils etaient entres dans la domination romaine, il
avait ete stipule qu'ils conserveraient leur regime municipal et
resteraient organises en cites. Ils continuaient donc a avoir, dans chaque
ville, une constitution propre, des magistratures, un senat, un prytanee,
des lois, des juges. La ville etait reputee independante et semblait
n'avoir d'autres relations avec Rome que celles d'une alliee avec son
alliee. Toutefois, dans les termes du traite qui avait ete redige au
moment de la conquete, Rome avait insere cette formule: _majestatem populi
romani comiter conservato_. [24] Ces mots etablissaient la dependance de
la cite alliee a l'egard de la cite maitresse, et comme ils etaient tres-
vagues, il en resultait que la mesure de cette dependance etait toujours
au gre du plus fort. Ces villes qu'on appelait libres, recevaient des
ordres de Rome, obeissaient aux proconsuls, et payaient des impots aux
publicains; leurs magistrats rendaient leurs comptes au gouverneur de la
province, qui recevait aussi les appels de leurs juges. [25] Or, telle
etait la nature du regime municipal chez les anciens qu'il lui fallait une
independance complete ou qu'il cessait d'etre. Entre le maintien des
institutions de la cite et la subordination a un pouvoir etranger, il y
avait une contradiction, qui n'apparait peut-etre pas clairement aux yeux
des modernes, mais qui devait frapper tous les hommes de cette epoque. La
liberte municipale et l'empire de Rome etaient inconciliables; la premiere
ne pouvait etre qu'une apparence, qu'un mensonge, qu'un amusement bon a
occuper les hommes. Chacune de ces villes envoyait, presque chaque annee,
une deputation a Rome, et ses affaires les plus intimes et les plus
minutieuses etaient reglees dans le Senat. Elles avaient encore leurs
magistrats municipaux, archontes et strateges, librement elus par elles;
mais l'archonte n'avait plus d'autre attribution que d'inscrire son nom
sur les registres publics pour marquer l'annee, et le stratege, autrefois
chef de l'armee et de l'Etat, n'avait plus que le soin de la voirie et
l'inspection des marches. [26]

Les institutions municipales perissaient donc aussi bien chez les peuples
qu'on appelait allies que chez ceux qu'on appelait sujets; il y avait
seulement cette difference que les premiers en gardaient encore les formes
exterieures. A vrai dire, la cite, telle que l'antiquite l'avait concue,
ne se voyait plus nulle part, si ce n'etait dans les murs de Rome.

D'ailleurs Rome, en detruisant partout le regime de la cite, ne mettait
rien a la place. Aux peuples a qui elle enlevait leurs institutions, elle
ne donnait pas les siennes en echange. Elle ne songeait meme pas a creer
des institutions nouvelles qui fussent a leur usage. Elle ne fit jamais
une constitution pour les peuples de son empire, et ne sut pas etablir des
regles fixes pour les gouverner. L'autorite meme qu'elle exercait sur eux
n'avait rien de regulier. Comme ils ne faisaient pas partie de son Etat,
de sa cite, elle n'avait sur eux aucune action legale. Ses sujets etaient
pour elle des etrangers; aussi avait-elle vis-a-vis d'eux ce pouvoir
irregulier et illimite que l'ancien droit municipal laissait au citoyen a
l'egard de l'etranger ou de l'ennemi. C'est sur ce principe que se regla
longtemps l'administration romaine, et voici comment elle procedait.

Rome envoyait un de ses citoyens dans un pays; elle faisait de ce pays la
_province_ de cet homme, c'est-a-dire sa charge, son soin propre, son
affaire personnelle; c'etait le sens du mot _provincia_. En meme temps,
elle conferait a ce citoyen l'_imperium_; cela signifiait qu'elle se
dessaisissait en sa faveur, pour un temps determine, de la souverainete
qu'elle possedait sur le pays. Des lors, ce citoyen representait en sa
personne tous les droits de la republique, et, a ce titre, il etait un
maitre absolu. Il fixait le chiffre de l'impot; il exercait le pouvoir
militaire; il rendait la justice. Ses rapports avec les sujets ou les
allies n'etaient regles par aucune constitution. Quand il siegeait sur son
tribunal, il jugeait suivant sa seule volonte; aucune loi ne pouvait
s'imposer a lui, ni la loi des provinciaux, puisqu'il etait Romain, ni la
loi romaine, puisqu'il jugeait des provinciaux. Pour qu'il y eut des lois
entre lui et ses administres, il fallait qu'il les eut faites lui-meme;
car lui seul pouvait se lier. Aussi l'_imperium_ dont il etait revetu,
comprenait-il la puissance legislative. De la vient que les gouverneurs
eurent le droit et contracterent l'habitude de publier, a leur entree dans
la province, un code de lois qu'ils appelaient leur Edit, et auquel ils
s'engageaient moralement a se conformer. Mais comme les gouverneurs
changeaient tous les ans, ces codes changerent aussi chaque annee, par la
raison que la loi n'avait sa source que dans la volonte de l'homme
momentanement revetu de l'imperium. Ce principe etait si rigoureusement
applique que, lorsqu'un jugement avait ete prononce par le gouverneur,
mais n'avait pas ete entierement execute au moment de son depart de la
province, l'arrivee du successeur annulait de plein droit ce jugement, et
la procedure etait a recommencer. [27]

Telle etait l'omnipotence du gouverneur. Il etait la loi vivante. Quant a
invoquer la justice romaine contre ses violences ou ses crimes, les
provinciaux ne le pouvaient que s'ils trouvaient un citoyen romain qui
voulut leur servir de patron. [28] Car d'eux-memes ils n'avaient pas le
droit d'alleguer la loi de la cite ni de s'adresser a ses tribunaux. Ils
etaient des etrangers; la langue juridique et officielle les appelait
_peregrini_; tout ce que la loi disait du _hostis_ continuait a
s'appliquer a eux.

La situation legale des habitants de l'empire apparait clairement dans les
ecrits des jurisconsultes romains. On y voit que les peuples sont
consideres comme n'ayant plus leurs lois propres et n'ayant pas encore les
lois romaines. Pour eux le droit n'existe donc en aucune facon. Aux yeux
du jurisconsulte romain, le provincial n'est ni mari, ni pere, c'est-a-
dire que la loi ne lui reconnait ni la puissance maritale ni l'autorite
paternelle. La propriete n'existe pas pour lui; il y a meme une double
impossibilite a ce qu'il soit proprietaire: impossibilite a cause de sa
condition personnelle, parce qu'il n'est pas citoyen romain; impossibilite
a cause de la condition de sa terre, parce qu'elle n'est pas terre
romaine, et que la loi n'admet le droit de propriete complete que dans les
limites de l'_ager romanus_. Aussi les jurisconsultes enseignent-ils que
le sol provincial n'est jamais propriete privee, et que les hommes ne
peuvent en avoir que la possession et l'usufruit. [29] Or ce qu'ils
disent, au second siecle de notre ere, du sol provincial, avait ete
egalement vrai du sol italien avant le jour ou l'Italie avait obtenu le
droit de cite romaine, comme nous le verrons tout a l'heure.

Il est donc avere que les peuples, a mesure qu'ils entraient dans l'empire
romain, perdaient leur religion municipale, leur gouvernement, leur droit
prive. On peut bien croire que Rome adoucissait dans la pratique ce que la
sujetion avait de destructif. Aussi voit-on bien que, si la loi romaine ne
reconnaissait pas au sujet l'autorite paternelle, encore laissait-on cette
autorite subsister dans les moeurs. Si on ne permettait pas a un tel homme
de se dire proprietaire du sol, encore lui en laissait-on la possession;
il cultivait sa terre, la vendait, la leguait. On ne disait jamais que
cette terre fut sienne, mais on disait qu'elle etait comme sienne, _pro
suo_. Elle n'etait pas sa propriete, _dominium_, mais elle etait dans ses
biens, _in bonis_. [30] Rome imaginait ainsi au profit du sujet une foule
de detours et d'artifices de langage. Assurement le genie romain, si ses
traditions municipales l'empechaient de faire des lois pour les vaincus,
ne pouvait pourtant pas souffrir que la societe tombat en dissolution. En
principe on les mettait en dehors du droit; en fait ils vivaient comme
s'ils en avaient un. Mais a cela pres, et sauf la tolerance du vainqueur,
on laissait toutes les institutions des vaincus s'effacer et toutes leurs
lois disparaitre. L'empire romain presenta, pendant plusieurs generations,
ce singulier spectacle: une seule cite restait debout et conservait des
institutions et un droit; tout le reste, c'est-a-dire plus de cent
millions d'ames, ou n'avait plus aucune espece de lois ou du moins n'en
avait pas qui fussent reconnues par la cite maitresse. Le monde alors
n'etait pas precisement un chaos; mais la force, l'arbitraire, la
convention, a defaut de lois et de principes, soutenaient seuls la
societe.

Tel fut l'effet de la conquete romaine sur les peuples qui en devinrent
successivement la proie. De la cite, tout tomba: la religion d'abord, puis
le gouvernement, et enfin le droit prive; toutes les institutions
municipales, deja ebranlees depuis longtemps, furent enfin deracinees et
aneanties. Mais aucune societe reguliere, aucun systeme de gouvernement ne
remplaca tout de suite ce qui disparaissait. Il y eut un temps d'arret
entre le moment ou les hommes virent le regime municipal se dissoudre, et
celui ou ils virent naitre un autre mode de societe. La nation ne succeda
pas d'abord a la cite, car l'empire romain ne ressemblait en aucune
maniere a une nation. C'etait une multitude confuse, ou il n'y avait
d'ordre vrai qu'en un point central, et ou tout le reste n'avait qu'un
ordre factice et transitoire, et ne l'avait meme qu'au prix de
l'obeissance. Les peuples soumis ne parvinrent a se constituer en un corps
organise qu'en conquerant, a leur tour, les droits et les institutions que
Rome voulait garder pour elle; il leur fallut pour cela entrer dans la
cite romaine, s'y faire une place, s'y presser, la transformer elle aussi,
afin de faire d'eux et de Rome un meme corps. Ce fut une oeuvre longue et
difficile.


_5  Les peuples soumis entrent successivement dans la cite romaine._

On vient de voir combien la condition de sujet de Rome etait deplorable,
et combien le sort du citoyen devait etre envie. La vanite n'avait pas
seule a souffrir; il y allait des interets les plus reels et les plus
chers. Qui n'etait pas citoyen romain n'etait repute ni mari ni pere; il
ne pouvait etre legalement ni proprietaire ni heritier. Telle etait la
valeur du titre de citoyen romain que sans lui on etait en dehors du
droit, et que par lui on entrait dans la societe reguliere. Il arriva donc
que ce titre devint l'objet des plus vifs desirs des hommes. Le Latin,
l'Italien, le Grec, plus tard l'Espagnol et le Gaulois aspirerent a etre
citoyens romains, seul moyen d'avoir des droits et de compter pour quelque
chose. Tous, l'un apres l'autre, a peu pres dans l'ordre ou ils etaient
entres dans l'empire de Rome, travaillerent a entrer dans la cite romaine,
et, apres de longs efforts, y reussirent.

Cette lente introduction des peuples dans l'Etat romain est le dernier
acte de la longue histoire de la transformation sociale des anciens. Pour
observer ce grand evenement dans toutes ses phases successives, il faut le
voir commencer au quatrieme siecle avant notre ere.

Le Latium avait ete soumis; des quarante petits peuples qui l'habitaient,
Rome en avait extermine la moitie, en avait depouille quelques-uns de
leurs terres, et avait laisse aux autres le titre d'allies. En 340, ceux-
ci s'apercurent que l'alliance etait toute a leur detriment, qu'il leur
fallait obeir en tout, et qu'ils etaient condamnes a prodiguer, chaque
annee, leur sang et leur argent pour le seul profit de Rome. Ils se
coaliserent; leur chef Annius formula ainsi leurs reclamations dans le
Senat de Rome: " Qu'on nous donne l'egalite; ayons memes lois; ne formons
avec vous qu'un seul Etat, _una civitas_; n'ayons qu'un seul nom, et qu'on
nous appelle tous egalement Romains. " Annius enoncait ainsi des l'annee
340 le voeu que tous les peuples de l'empire concurent l'un apres l'autre,
et qui ne devait etre completement realise qu'apres cinq siecles et demi.
Alors une telle pensee etait bien nouvelle, bien inattendue; les Romains
la declarerent monstrueuse et criminelle; elle etait, en effet, contraire
a la vieille religion et au vieux droit des cites. Le consul Manlius
repondit que, s'il arrivait qu'une telle proposition fut acceptee, lui,
consul, tuerait de sa main le premier Latin qui viendrait sieger dans le
Senat; puis, se tournant vers l'autel, il prit le dieu a temoin, disant:
" Tu as entendu, o Jupiter, les paroles impies qui sont sorties de la
bouche de cet homme! Pourras-tu tolerer, o dieu, qu'un etranger vienne
s'asseoir dans ton temple sacre, comme senateur, comme consul? " Manlius
exprimait ainsi le vieux sentiment de repulsion qui separait le citoyen de
l'etranger. Il etait l'organe de l'antique loi religieuse, qui prescrivait
que l'etranger fut deteste des hommes, parce qu'il etait maudit des dieux
de la cite. Il lui paraissait impossible qu'un Latin fut senateur, parce
que le lieu de reunion du Senat etait un temple et que les dieux romains
ne pouvaient pas souffrir dans leur sanctuaire la presence d'un etranger.

La guerre s'ensuivit; les Latins vaincus firent _dedition_, c'est-a-dire
livrerent aux Romains leurs villes, leurs cultes, leurs lois, leurs
terres. Leur position etait cruelle. Un consul dit dans le Senat que, si
l'on ne voulait pas que Rome fut entouree d'un vaste desert, il fallait
regler le sort des Latins avec quelque clemence. Tite-Live n'explique pas
clairement ce qui fut fait; s'il faut l'en croire, on donna aux Latins le
droit de cite romaine, mais sans y comprendre, dans l'ordre politique le
droit de suffrage, ni dans l'ordre civil le droit de mariage; on peut
noter en outre que ces nouveaux citoyens n'etaient pas comptes dans le
cens. On voit bien que le Senat trompait les Latins, en leur appliquant le
nom de citoyens romains; ce titre deguisait une veritable sujetion,
puisque les hommes qui le portaient avaient les obligations du citoyen
sans en avoir les droits. Cela est si vrai que plusieurs villes latines se
revolterent pour qu'on leur retirat ce pretendu droit de cite.

Une centaine d'annees se passent, et, sans que Tite-Live nous en
avertisse, on reconnait bien que Rome a change de politique. La condition
de Latins ayant droit de cite sans suffrage et sans _connubium_, n'existe
plus. Rome leur a repris ce titre de citoyen, ou plutot elle a fait
disparaitre ce mensonge, et elle s'est decidee a rendre aux differentes
villes leur gouvernement municipal, leurs lois, leurs magistratures.

Mais, par un trait de grande habilete, Rome ouvrait une porte qui, si
etroite qu'elle fut, permettait aux sujets d'entrer dans la cite romaine.
Elle accordait que tout Latin qui aurait exerce une magistrature dans sa
ville natale, fut citoyen romain a l'expiration de sa charge. [31] Cette
fois, le don du droit de cite etait complet et sans reserve: suffrages,
magistratures, cens, mariage, droit prive, tout s'y trouvait. Rome se
resignait a partager avec l'etranger sa religion, son gouvernement, ses
lois; seulement, ses faveurs etaient individuelles et s'adressaient, non a
des villes entieres, mais a quelques hommes dans chacune d'elles. Rome
n'admettait dans son sein que ce qu'il y avait de meilleur, de plus riche,
de plus considere dans le Latium.

Ce droit de cite devint alors precieux, d'abord parce qu'il etait complet,
ensuite parce qu'il etait un privilege. Par lui, on figurait dans les
comices de la ville la plus puissante de l'Italie; on pouvait etre consul
et commander des legions. Il avait aussi de quoi satisfaire les ambitions
plus modestes; grace a lui on pouvait s'allier par mariage a une famille
romaine; on pouvait s'etablir a Rome et y etre proprietaire; on pouvait
faire le negoce dans Rome, qui devenait deja l'une des premieres places de
commerce du monde. On pouvait entrer dans les compagnies de publicains,
c'est-a-dire prendre part aux enormes benefices que procurait la
perception des impots ou la speculation sur les terres de l'_ager
publicus_. En quelque lieu qu'on habitat, on etait protege tres-
efficacement; on echappait a l'autorite des magistrats municipaux, et on
etait a l'abri des caprices des magistrats romains eux-memes. A etre
citoyen de Rome on gagnait honneurs, richesse, securite.

Les Latins se montrerent donc empresses a rechercher ce titre et userent
de toutes sortes de moyens pour l'acquerir. Un jour que Rome voulut se
montrer un peu severe, elle decouvrit que 12,000 d'entre eux l'avaient
obtenu par fraude.

Ordinairement Rome fermait les yeux, songeant que par la sa population
s'augmentait et que les pertes de la guerre etaient reparees. Mais les
villes latines souffraient; leurs plus riches habitants devenaient
citoyens romains, et le Latium s'appauvrissait. L'impot, dont les plus
riches etaient exempts a titre de citoyens romains, devenait de plus en
plus lourd, et le contingent de soldats qu'il fallait fournir a Rome etait
chaque, annee plus difficile a completer. Plus etait grand le nombre de
ceux qui obtenaient le droit de cite, plus etait dure la condition de ceux
qui ne l'avaient pas. Il vint un temps ou les villes latines demanderent
que ce droit de cite cessat d'etre un privilege. Les villes italiennes
qui, soumises depuis deux siecles, etaient a peu pres dans la meme
condition que les villes latines, et voyaient aussi leurs plus riches
habitants les abandonner pour devenir Romains, reclamerent pour elles ce
droit de cite. Le sort des sujets ou des allies etait devenu d'autant
moins supportable a cette epoque, que la democratie romaine agitait alors
la grande question des lois agraires. Or, le principe de toutes ces lois
etait que ni le sujet ni l'allie ne pouvait etre proprietaire du sol, sauf
un acte formel de la cite, et que la plus grande partie des terres
italiennes appartenait a la republique; un parti demandait donc que ces
terres, qui etaient occupees presque toutes par des Italiens, fussent
reprises par l'Etat et partagees entre les pauvres de Rome. Les Italiens
etaient donc menaces d'une ruine generale; ils sentaient vivement le
besoin d'avoir des droits civils, et ils ne pouvaient en avoir qu'en
devenant citoyens romains.

La guerre qui s'ensuivit fut appelee la guerre _sociale_; c'etaient les
allies de Rome qui prenaient les armes pour ne plus etre allies et devenir
Romains. Rome victorieuse fut pourtant contrainte d'accorder ce qu'on lui
demandait, et les Italiens recurent le droit de cite. Assimiles des lors
aux Romains, ils purent voter au forum; dans la vie privee, ils furent
regis par les lois romaines; leur droit sur le sol fut reconnu, et la
terre italienne, a l'egal de la terre romaine, put etre possedee en
propre. Alors s'etablit le _jus italicum_, qui etait le droit, non de la
personne italienne, puisque l'Italien etait devenu Romain, mais du sol
italique, qui fut susceptible de propriete, comme s'il etait _ager
romanus_. [32]

A partir de ce temps-la, l'Italie entiere forma un seul Etat. Il restait
encore a faire entrer dans l'unite romaine les provinces.

Il faut faire une distinction entre les provinces d'Occident et la Grece.
A l'Occident etaient la Gaule et l'Espagne qui, avant la conquete,
n'avaient pas connu le veritable regime municipal. Rome s'attacha a creer
ce regime chez ces peuples, soit qu'elle ne crut pas possible de les
gouverner autrement, soit que, pour les assimiler peu a peu aux
populations italiennes, il fallut les faire passer par la meme route que
ces populations avaient suivie. De la vient que les empereurs, qui
supprimaient toute vie politique a Rome, entretenaient avec soin les
formes de la liberte municipale dans les provinces. Il se forma ainsi des
cites en Gaule; chacune d'elles eut son Senat, son corps aristocratique,
ses magistratures electives; chacune eut meme son culte local, son
_Genius_, sa divinite poliade, a l'image de ce qu'il y avait dans
l'ancienne Grece et l'ancienne Italie. Or ce regime municipal qu'on
etablissait ainsi, n'empechait pas les hommes d'arriver a la cite romaine;
il les y preparait au contraire. Une hierarchie habilement combinee entre
ces villes marquait les degres par lesquels elles devaient s'approcher
insensiblement de Rome pour s'assimiler enfin a elle. On distinguait: 1 
les allies, qui avaient un gouvernement et des lois propres, et nul lien
de droit avec les citoyens romains; 2  les colonies, qui jouissaient du
droit civil des Romains, sans en avoir les droits politiques; 3  les
villes de droit italique, c'est-a-dire celles a qui la faveur de Rome
avait accorde le droit de propriete complete sur leurs terres, comme si
ces terres eussent ete en Italie; 4  les villes de droit latin, c'est-a-
dire celles dont les habitants pouvaient, suivant l'usage autrefois etabli
dans le Latium, devenir citoyens romains, apres avoir exerce une
magistrature municipale. Ces distinctions etaient si profondes qu'entre
personnes de deux categories differentes il n'y avait ni mariage possible
ni aucune relation legale. Mais les empereurs eurent soin que les villes
pussent s'elever, a la longue et d'echelon en echelon, de la condition de
sujet ou d'allie au droit italique, du droit italique au droit latin.
Quand une ville en etait arrivee la, ses principales familles devenaient
romaines l'une apres l'autre.

La Grece entra aussi peu a peu dans l'Etat romain. Chaque ville conserva
d'abord les formes et les rouages du regime municipal. Au moment de la
conquete, la Grece s'etait montree desireuse de garder son autonomie; on
la lui laissa, et plus longtemps peut-etre qu'elle ne l'eut voulu. Au bout
de peu de generations, elle aspira a se faire romaine; la vanite,
l'ambition, l'interet y travaillerent.

Les Grecs n'avaient pas pour Rome cette haine que l'on porte ordinairement
a un maitre etranger; ils l'admiraient, ils avaient pour elle de la
veneration; d'eux-memes ils lui vouaient un culte et lui elevaient des
temples comme a un dieu. Chaque ville oubliait sa divinite poliade et
adorait a sa place la deesse Rome et le dieu Cesar; les plus belles fetes
etaient pour eux, et les premiers magistrats n'avaient pas de fonction
plus haute que celle de celebrer en grande pompe les jeux Augustaux. Les
hommes s'habituaient ainsi a lever les yeux au-dessus de leurs cites; ils
voyaient dans Rome la cite par excellence, la vraie patrie, le prytanee de
tous les peuples. La ville ou l'on etait ne paraissait petite; ses
interets n'occupaient plus la pensee; les honneurs qu'elle donnait ne
satisfaisaient plus l'ambition. On ne s'estimait rien, si l'on n'etait pas
citoyen romain. Il est vrai que, sous les empereurs, ce titre ne conferait
plus de droits politiques; mais il offrait de plus solides avantages,
puisque l'homme qui en etait revetu acquerait en meme temps le plein droit
de propriete, le droit d'heritage, le droit de mariage, l'autorite
paternelle et tout le droit prive de Rome. Les lois que chacun trouvait
dans sa ville, etaient des lois variables et sans fondement, qui n'avaient
qu'une valeur de tolerance; le Romain les meprisait et le Grec lui-meme
les estimait peu. Pour avoir des lois fixes, reconnues de tous et vraiment
saintes, il fallait avoir les lois romaines.

On ne voit pas que ni la Grece entiere ni meme une ville grecque ait
formellement demande ce droit de cite si desire; mais les hommes
travaillerent individuellement a l'acquerir, et Rome s'y preta d'assez
bonne grace. Les uns l'obtinrent de la faveur de l'empereur; d'autres
l'acheterent; on l'accorda a ceux qui donnaient trois enfants a la
societe, ou qui servaient dans certains corps de l'armee; quelquefois il
suffit pour l'obtenir d'avoir construit un navire de commerce d'un tonnage
determine, ou d'avoir porte du ble a Rome. Un moyen facile et prompt de
l'acquerir etait de se vendre comme esclave a un citoyen romain; car
l'affranchissement dans les formes legales conduisait au droit de cite.
[33]

L'homme qui possedait le titre de citoyen romain ne faisait plus partie
civilement ni politiquement de sa ville natale. Il pouvait continuer a
l'habiter, mais il y etait repute etranger; il n'etait plus soumis aux
lois de la ville, n'obeissait plus a ses magistrats, n'en supportait plus
les charges pecuniaires. [34] C'etait la consequence du vieux principe qui
ne permettait pas qu'un meme homme appartint a deux cites a la fois. [35]
Il arriva naturellement qu'apres quelques generations il y eut dans chaque
ville grecque un assez grand nombre d'hommes, et c'etaient ordinairement
les plus riches, qui ne reconnaissaient ni le gouvernement ni le droit de
cette ville. Le regime municipal perit ainsi lentement et comme de mort
naturelle. Il vint un jour ou la cite fut un cadre qui ne renferma plus
rien, ou les lois locales ne s'appliquerent presque plus a personne, ou
les juges municipaux n'eurent plus de justiciables.

Enfin, quand huit ou dix generations eurent soupire apres le droit de cite
romaine, et que tout ce qui avait quelque valeur l'eut obtenu, alors parut
un decret imperial qui l'accorda a tous les hommes libres sans
distinction.

Ce qui est etrange ici, c'est qu'on ne peut dire avec certitude ni la date
de ce decret ni le nom du prince qui l'a porte. On en fait honneur avec
quelque vraisemblance a Caracalla, c'est-a-dire a un prince qui n'eut
jamais de vues bien elevees; aussi ne le lui attribue-t-on que comme une
simple mesure fiscale. On ne rencontre guere dans l'histoire de decrets
plus importants que celui-la: il supprimait la distinction qui existait
depuis la conquete romaine entre le peuple dominateur et les peuples
sujets; il faisait meme disparaitre la distinction beaucoup plus vieille
que la religion et le droit avaient marquee entre les cites. Cependant les
historiens de ce temps-la n'en ont pas pris note, et nous ne le
connaissons que par deux textes vagues des jurisconsultes et une courte
indication de Dion Cassius. [36] Si ce decret n'a pas frappe les
contemporains et n'a pas ete remarque de ceux qui ecrivaient alors
l'histoire, c'est que le changement dont il etait l'expression legale
etait acheve depuis longtemps. L'inegalite entre les citoyens et les
sujets s'etait affaiblie a chaque generation et s'etait peu a peu effacee.
Le decret put passer inapercu, sous le voile d'une mesure fiscale; il
proclamait et faisait passer dans le domaine du droit ce qui etait deja un
fait accompli.

Le titre de citoyen commenca alors a tomber en desuetude, ou, s'il fut
encore employe, ce fut pour designer la condition d'homme libre opposee a
celle d'esclave. A partir de ce temps-la, tout ce qui faisait partie de
l'empire romain, depuis l'Espagne jusqu'a l'Euphrate, forma veritablement
un seul peuple et un seul Etat. La distinction des cites avait disparu;
celle des nations n'apparaissait encore que faiblement. Tous les habitants
de cet immense empire etaient egalement Romains. Le Gaulois abandonna son
nom de Gaulois et prit avec empressement celui de Romain; ainsi fit
l'Espagnol; ainsi fit l'habitant de la Thrace ou de la Syrie. Il n'y eut
plus qu'un seul nom, qu'une seule patrie, qu'un seul gouvernement, qu'un
seul droit.

On voit combien la cite romaine s'etait developpee d'age en age. A
l'origine elle n'avait contenu que des patriciens et des clients; ensuite
la classe plebeienne y avait penetre, puis les Latins, puis les Italiens;
enfin vinrent les provinciaux. La conquete n'avait pas suffi a operer ce
grand changement. Il avait fallu la lente transformation des idees, les
concessions prudentes mais non interrompues des empereurs, et
l'empressement des interets individuels. Alors toutes les cites
disparurent peu a peu; et la cite romaine, la derniere debout, se
transforma elle-meme si bien qu'elle devint la reunion d'une douzaine de
grands peuples sous un maitre unique. Ainsi tomba le regime municipal.

Il n'entre pas dans notre sujet de dire par quel systeme de gouvernement
ce regime fut remplace, ni de chercher si ce changement fut d'abord plus
avantageux que funeste aux populations. Nous devons nous arreter au moment
ou les vieilles formes sociales que l'antiquite avait etablies furent
effacees pour jamais.


NOTES

[1] L'origine troyenne de Rome etait une opinion recue avant meme que Rome
fut en rapports suivis avec l'Orient. Un vieux devin, dans une prediction
qui se rapportait a la seconde guerre punique, donnait au Romain
l'epithete de _trojugena_. Tite-Live, XXV, 12.

[2] Tite-Live, I, 5. Virgile, VIII. Ovide, _Fast._, I, 579. Plutarque,
_Quest. rom._, 56. Strabon, V, p. 230.

[3] Denys, I, 85. Varron, _L. L._, V, 42. Virgile, VIII, 358.

[4] Des trois noms des tribus primitives, les anciens ont toujours cru que
l'un etait un nom latin, l'autre un nom sabin, le troisieme un nom
etrusque.

[5] Denys, I, 85.

[6] Plutarque, _Quest. rom._, 76.

[7] Pausanias, V, 23, 24. Comparez Tite-Live, XXIX, 12; XXXVII, 37.

[8] Pausanias, VIII, 43. Strabon, V, p. 232.

[9] Servius, _ad Aen._, III, 12.

[10] Denys, II, 30.

[11] Tite-Live, IX, 43; XXIII, 4.

[12] Tite-Live, I, 45. Denys, IV, 48, 49.

[13] Tite-Live, V, 21, 22; VI, 29. Ovide, _Fast._, III, 837, 843.
Plutarque, _Parallele des hist. gr. et rom._, 75.

[14] Cincius, cite par Arnobe, _Adv. gentes_, III, 38.

[15] Thucydide, II, 2; III, 65, 70; V, 29, 76.

[16] Thucydide, III, 47. Xenophon, _Helleniques_, VI, 3.

[17] Denys, VI, 2.

[18] Tite-Live, IV, 9, 10.

[19] Tite-Live, VIII, 11.

[20] Tite-Live, IX, 24, 25; X, 1.

[21] Tite-Live, XXIII, 13, 14, 39; XXIV, 2, 3.

[22] Tite-Live, XXXIV, 31.

[23] Tite-Live, I, 38; VII, 31; IX, 20; XXVI, 16; XXVIII, 34. Ciceron, _De
lege agr._, I, 6; II, 32. Festus, v  _Praefecturae_.

[24] Ciceron, _pro Balbo_, 16.

[25] Tite-Live, XLV, 18. Ciceron, _ad Att_., VI, 1; VI, 2. Appien,
_Guerres civiles_, I, 102. Tacite, XV, 45.

[26] Philostrate, _Vie des sophistes_, I, 23. Boeckh, _Corp. inscr._,
passim.

[27] Gaius, IV, 103, 105.

[28] Ciceron, _De orat._, I, 9.

[29] Gaius, II, 7. Ciceron, _pro Flacco_, 32.

[30] Gaius, I, 54; II, 5, 6, 7.

[31] Appien, _Guerres civiles_, II, 26.

[32] Aussi est-il appele des lors, en droit, _res mancipi_. Voy. Ulpien.

[33] Suetone, _Neron_. 24. Petrone, 57. Ulpien, III. Gaius, I, 16, 17.

[34] Il devenait un etranger a l'egard de sa famille meme, si elle n'avait
pas comme lui le droit de cite. Il n'heritait pas d'elle. Pline,
_Panegyrique_, 37.

[35] Ciceron, _pro Balbo_, 28; _pro Archia_, 5; _pro Coecina_, 36.
Cornelius Nepos, _Atticus_, 9. La Grece avait depuis longtemps abandonne
ce principe; mais Rome s'y tenait fidelement.

[36] " _Antoninus Pius jus romanae civitatis omnibus subjectis donavit_. "
Justinien, _Novelles_, 78, ch. 5. " _In orbe romano qui sunt, ex
constitutione imperatoris Antonini, cives romani effecti sunt_. " Ulpien,
au _Digeste_, liv. I, tit. 5, 17. On sait d'ailleurs par Spartien que
Caracalla se faisait appeler Antonin dans les actes officiels. Dion
Cassius dit que Caracalla donna a tous les habitants de l'empire le droit
de cite pour generaliser l'impot du dixieme sur les affranchissements et
sur les successions. -- La distinction entre peregrins, Latins et citoyens
n'a pas entierement disparu; on la trouve encore dans Ulpien et dans le
Code; il parut, en effet, naturel que les esclaves affranchis ne
devinssent pas aussitot citoyens romains, mais passassent par tous les
anciens echelons qui separaient la servitude du droit de cite. On voit
aussi a certains indices que la distinction entre les terres italiques et
les terres provinciales subsista encore assez longtemps (_Code_, VII, 25;
VII, 31; X, 39; _Digeste_, liv. L, tit. 1). Ainsi la ville de Tyr en
Phenicie, encore apres Caracalla, jouissait par privilege du droit
italique (_Digeste_, IV, 15); le maintien de cette distinction s'explique
par l'interet des empereurs, qui ne voulaient pas se priver des tributs
que le sol provincial payait au fisc.




CHAPITRE III.

LE CHRISTIANISME CHANGE LES CONDITIONS DU GOUVERNEMENT.


La victoire du christianisme marque la fin de la societe antique. Avec la
religion nouvelle s'acheve cette transformation sociale que nous avons vue
commencer six ou sept siecles avant elle.

Pour savoir combien les principes et les regles essentielles de la
politique furent alors changes, il suffit de se rappeler que l'ancienne
societe avait ete constituee par une vieille religion dont le principal
dogme etait que chaque dieu protegeait exclusivement une famille ou une
cite, et n'existait que pour elle. C'etait le temps des dieux domestiques
et des divinites poliades. Cette religion avait enfante le droit; les
relations entre les hommes, la propriete, l'heritage, la procedure, tout
s'etait trouve regle, non par les principes de l'equite naturelle, mais
par les dogmes de cette religion et en vue des besoins de son culte.
C'etait elle aussi qui avait etabli un gouvernement parmi les hommes:
celui du pere dans la famille, celui du roi ou du magistrat dans la cite.
Tout etait venu de la religion, c'est-a-dire de l'opinion que l'homme
s'etait faite de la divinite. Religion, droit, gouvernement s'etaient
confondus et n'avaient ete qu'une meme chose sous trois aspects divers.

Nous avons cherche a mettre en lumiere ce regime social des anciens, ou la
religion etait maitresse absolue dans la vie privee et dans la vie
publique; ou l'Etat etait une communaute religieuse, le roi un pontife, le
magistrat un pretre, la loi une formule sainte; ou le patriotisme etait de
la piete, l'exil une excommunication; ou la liberte individuelle etait
inconnue, ou l'homme etait asservi a l'Etat par son ame, par son corps,
par ses biens; ou la haine etait obligatoire contre l'etranger, ou la
notion du droit et du devoir, de la justice et de l'affection s'arretait
aux limites de la cite; ou l'association humaine etait necessairement
bornee dans une certaine circonference, autour d'un prytanee, et ou l'on
ne voyait pas la possibilite de fonder des societes plus grandes. Tels
furent les traits caracteristiques des cites grecques et italiennes
pendant la premiere periode de leur histoire.

Mais peu a peu, nous l'avons vu, la societe se modifia. Des changements
s'accomplirent dans le gouvernement et dans le droit, en meme temps que
dans les croyances. Deja, dans les cinq siecles qui precedent le
christianisme, l'alliance n'etait plus aussi intime entre la religion
d'une part, le droit et la politique de l'autre. Les efforts des classes
opprimees, le renversement de la caste sacerdotale, le travail des
philosophes, le progres de la pensee, avaient ebranle les vieux principes
de l'association humaine. On avait fait d'incessants efforts pour
s'affranchir de l'empire de cette vieille religion, a laquelle l'homme ne
pouvait plus croire; le droit et la politique, comme la morale, s'etaient
peu a peu degages de ses liens.

Seulement, cette espece de divorce venait de l'effacement de l'ancienne
religion; si le droit et la politique commencaient a etre quelque peu
independants, c'est que les hommes cessaient d'avoir des croyances; si la
societe n'etait plus gouvernee par la religion, cela tenait surtout a ce
que la religion n'avait plus de force. Or, il vint un jour ou le sentiment
religieux reprit vie et vigueur, et ou, sous la forme chretienne, la
croyance ressaisit l'empire de l'ame. N'allait-on pas voir alors
reparaitre l'antique confusion du gouvernement et du sacerdoce, de la foi
et de la loi?

Avec le christianisme, non-seulement le sentiment religieux fut ravive, il
prit encore une expression plus haute et moins materielle. Tandis
qu'autrefois on s'etait fait des dieux de l'ame humaine ou des grandes
forces physiques, on commenca a concevoir Dieu comme veritablement
etranger, par son essence, a la nature humaine d'une part, au monde de
l'autre. Le Divin fut decidement place en dehors de la nature visible et
au-dessus d'elle. Tandis qu'autrefois chaque homme s'etait fait son dieu,
et qu'il y en avait eu autant que de familles et de cites, Dieu apparut
alors comme un etre unique, immense, universel, seul animant les mondes,
et seul devant remplir le besoin d'adoration qui est en l'homme. Au lieu
qu'autrefois la religion, chez les peuples de la Grece et de l'Italie,
n'etait guere autre chose qu'un ensemble de pratiques, une serie de rites
que l'on repetait sans y voir aucun sens, une suite de formules que
souvent on ne comprenait plus, parce que la langue en avait vieilli, une
tradition qui se transmettait d'age en age et ne tenait son caractere
sacre que de son antiquite, au lieu de cela, la religion fut un ensemble
de dogmes et un grand objet propose a la foi. Elle ne fut plus exterieure;
elle siegea surtout dans la pensee de l'homme. Elle ne fut plus matiere;
elle devint esprit. Le christianisme changea la nature et la forme de
l'adoration: l'homme ne donna plus a Dieu l'aliment et le breuvage; la
priere ne fut plus une formule d'incantation; elle fut un acte de foi et
une humble demande. L'ame fut dans une autre relation avec la divinite: la
crainte des dieux fut remplacee par l'amour de Dieu.

Le christianisme apportait encore d'autres nouveautes. Il n'etait la
religion domestique d'aucune famille, la religion nationale d'aucune cite
ni d'aucune race. Il n'appartenait ni a une caste ni a une corporation.
Des son debut, il appelait a lui l'humanite entiere. Jesus-Christ disait a
ses disciples: " Allez et instruisez _tous les peuples_. "

Ce principe etait si extraordinaire et si inattendu que les premiers
disciples eurent un moment d'hesitation; on peut voir dans les Actes des
apotres que plusieurs se refuserent d'abord a propager la nouvelle
doctrine en dehors du peuple chez qui elle avait pris naissance. Ces
disciples pensaient, comme les anciens Juifs, que le Dieu des Juifs ne
voulait pas etre adore par des etrangers; comme les Romains et les Grecs
des temps anciens, ils croyaient que chaque race avait son dieu, que
propager le nom et le culte de ce dieu c'etait se dessaisir d'un bien
propre et d'un protecteur special, et qu'une telle propagande etait a la
fois contraire au devoir et a l'interet. Mais Pierre repliqua a ces
disciples: " Dieu ne fait pas de difference entre les gentils et nous. "
Saint Paul se plut a repeter ce grand principe en toute occasion et sous
toute espece de forme: " Dieu, dit-il, ouvre aux gentils les portes de la
foi. Dieu n'est-il Dieu que des Juifs? non, certes, il l'est aussi des
gentils... Les gentils sont appeles au meme heritage que les Juifs. "

Il y avait en tout cela quelque chose de tres-nouveau. Car partout, dans
le premier age de l'humanite, on avait concu la divinite comme s'attachant
specialement a une race. Les Juifs avaient cru au Dieu des Juifs, les
Atheniens a la Pallas athenienne, les Romains au Jupiter capitolin. Le
droit de pratiquer un culte avait ete un privilege. L'etranger avait ete
repousse des temples; le non-Juif n'avait pas pu entrer dans le temple des
Juifs; le Lacedemonien n'avait pas eu le droit d'invoquer Pallas
athenienne. Il est juste de dire que, dans les cinq siecles qui
precederent le christianisme, tout ce qui pensait s'insurgeait deja contre
ces regles etroites. La philosophie avait enseigne maintes fois, depuis
Anaxagore, que le Dieu de l'univers recevait indistinctement les hommages
de tous les hommes. La religion d'Eleusis avait admis des inities de
toutes les villes. Les cultes de Cybele, de Serapis et quelques autres
avaient accepte indifferemment des adorateurs de toutes nations. Les Juifs
avaient commence a admettre l'etranger dans leur religion, les Grecs et
les Romains l'avaient admis dans leurs cites. Le christianisme, venant
apres tous ces progres de la pensee et des institutions, presenta a
l'adoration de tous les hommes un Dieu unique, un Dieu universel, un Dieu
qui etait a tous, qui n'avait pas de peuple choisi, et qui ne distinguait
ni les races, ni les familles, ni les Etats.

Pour ce Dieu il n'y avait plus d'etrangers. L'etranger ne profanait plus
le temple, ne souillait plus le sacrifice par sa seule presence. Le temple
fut ouvert a quiconque crut en Dieu. Le sacerdoce cessa d'etre
hereditaire, parce que la religion n'etait plus un patrimoine. Le culte ne
fut plus tenu secret; les rites, les prieres, les dogmes ne furent plus
caches; au contraire, il y eut desormais un enseignement religieux, qui ne
se donna pas seulement, mais qui s'offrit, qui se porta au-devant des plus
eloignes, qui alla chercher les plus indifferents. L'esprit de propagande
remplaca la loi d'exclusion.

Cela eut de grandes consequences, tant pour les relations entre les
peuples que pour le gouvernement des Etats.

Entre les peuples, la religion ne commanda plus la haine; elle ne fit plus
un devoir au citoyen de detester l'etranger; il fut de son essence, au
contraire, de lui enseigner qu'il avait envers l'etranger, envers
l'ennemi, des devoirs de justice et meme de bienveillance. Les barrieres
entre les peuples et les races furent ainsi abaissees; le _pomoerium_
disparut; " Jesus-Christ, dit l'apotre, a rompu la muraille de separation
et d'inimitie. " -- " Il y a plusieurs membres, dit-il encore; mais tous
ne font qu'un seul corps. Il n'y a ni gentil, ni Juif; ni circoncis, ni
incirconcis; ni barbare, ni Scythe. Tout le genre humain est ordonne dans
l'unite. " On enseigna meme aux peuples qu'ils descendaient tous d'un meme
pere commun. Avec l'unite de Dieu, l'unite de la face humaine apparut aux
esprits; et ce fut des lors une necessite de la religion de defendre a
l'homme de hair les autres hommes.

Pour ce qui est du gouvernement de l'Etat, on peut dire que le
christianisme l'a transforme dans son essence, precisement parce qu'il ne
s'en est pas occupe. Dans les vieux ages, la religion et l'Etat ne
faisaient qu'un; chaque peuple adorait son dieu, et chaque dieu gouvernait
son peuple; le meme code reglait les relations entre les hommes et les
devoirs envers les dieux de la cite. La religion commandait alors a
l'Etat, et lui designait ses chefs par la voix du sort ou par celle des
auspices; l'Etat, a son tour, intervenait dans le domaine de la conscience
et punissait toute infraction aux rites et au culte de la cite. Au lieu de
cela, Jesus-Christ enseigne que son empire n'est pas de ce monde. Il
separe la religion du gouvernement. La religion, n'etant plus terrestre,
ne se mele plus que le moins qu'elle peut aux choses de la terre. Jesus-
Christ ajoute: " Rendez a Cesar ce qui est a Cesar, et a Dieu ce qui est a
Dieu. " C'est la premiere fois que l'on distingue si nettement Dieu de
l'Etat. Car Cesar, a cette epoque, etait encore le grand pontife, le chef
et le principal organe de la religion romaine; il etait le gardien et
l'interprete des croyances; il tenait dans ses mains le culte et le dogme.
Sa personne meme etait sacree et divine; car c'etait precisement un des
traits de la politique des empereurs, que, voulant reprendre les attributs
de la royaute antique, ils n'avaient garde d'oublier ce caractere divin
que l'antiquite avait attache aux rois-pontifes et aux pretres-fondateurs.
Mais voici que Jesus-Christ brise cette alliance que le paganisme et
l'empire voulaient renouer; il proclame que la religion n'est plus l'Etat,
et qu'obeir a Cesar n'est plus la meme chose qu'obeir a Dieu.

Le christianisme acheve de renverser les cultes locaux; il eteint les
prytanees, brise definitivement les divinites poliades. Il fait plus: il
ne prend pas pour lui l'empire que ces cultes avaient exerce sur la
societe civile. Il professe qu'entre l'Etat et la religion il n'y a rien
de commun; il separe ce que toute l'antiquite avait confondu. On peut
d'ailleurs remarquer que, pendant trois siecles, la religion nouvelle
vecut tout a fait en dehors de l'action de l'Etat; elle sut se passer de
sa protection et lutter meme contre lui. Ces trois siecles etablirent un
abime entre le domaine du gouvernement et le domaine de la religion. Et
comme le souvenir de cette glorieuse epoque n'a pas pu s'effacer, il s'en
est suivi que cette distinction est devenue une verite vulgaire et
incontestable que les efforts memes d'une partie du clerge n'ont pas pu
deraciner.

Ce principe fut fecond en grands resultats. D'une part, la politique fut
definitivement affranchie des regles strictes que l'ancienne religion lui
avait tracees. On put gouverner les hommes sans avoir a se plier a des
usages sacres, sans prendre avis des auspices ou des oracles, sans
conformer tous les actes aux croyances et aux besoins du culte. La
politique fut plus libre dans ses allures; aucune autre autorite que celle
de la loi morale ne la gena plus. D'autre part, si l'Etat fut plus maitre
en certaines choses, son action fut aussi plus limitee. Toute une moitie
de l'homme lui echappa. Le christianisme enseignait que l'homme
n'appartenait plus a la societe que par une partie de lui-meme, qu'il
etait engage a elle par son corps et par ses interets materiels, que,
sujet d'un tyran, il devait se soumettre, que, citoyen d'une republique,
il devait donner sa vie pour elle, mais que, pour son ame, il etait libre
et n'etait engage qu'a Dieu.

Le stoicisme avait marque deja cette separation; il avait rendu l'homme a
lui-meme, et avait fonde la liberte interieure. Mais de ce qui n'etait que
l'effort d'energie d'une secte courageuse, le christianisme fit la regle
universelle et inebranlable des generations suivantes; de ce qui n'etait
que la consolation de quelques-uns, il fit le bien commun de l'humanite.

Si maintenant on se rappelle ce qui a ete dit plus haut sur l'omnipotence
de l'Etat chez les anciens, si l'on songe a quel point la cite, au nom de
son caractere sacre et de la religion qui etait inherente a elle, exercait
un empire absolu, on verra que ce principe nouveau a ete la source d'ou a
pu venir la liberte de l'individu. Une fois que l'ame s'est trouvee
affranchie, le plus difficile etait fait, et la liberte est devenue
possible dans l'ordre social.

Les sentiments et les moeurs se sont alors transformes aussi bien que la
politique. L'idee qu'on se faisait des devoirs du citoyen s'est affaiblie.
Le devoir par excellence n'a plus consiste a donner son temps, ses forces
et sa vie a l'Etat. La politique et la guerre n'ont plus ete le tout de
l'homme; toutes les vertus n'ont plus ete comprises dans le patriotisme;
car l'ame n'avait plus de patrie. L'homme a senti qu'il avait d'autres
obligations que celle de vivre et de mourir pour la cite. Le christianisme
a distingue les vertus privees des vertus publiques. En abaissant celles-
ci, il a releve celles-la; il a mis Dieu, la famille, la personne humaine
au-dessus de la patrie, le prochain au-dessus du concitoyen.

Le droit a aussi change de nature. Chez toutes les nations anciennes, le
droit avait ete assujetti a la religion et avait recu d'elle toutes ses
regles. Chez les Perses et les Hindous, chez les Juifs, chez les Grecs,
les Italiens et les Gaulois, la loi avait ete contenue dans les livres
sacres ou dans la tradition religieuse. Aussi chaque religion avait-elle
fait le droit a son image. Le christianisme est la premiere religion qui
n'ait pas pretendu que le droit dependit d'elle. Il s'occupa des devoirs
des hommes, non de leurs relations d'interets. On ne le vit regler ni le
droit de propriete, ni l'ordre des successions, ni les obligations, ni la
procedure. Il se placa en dehors du droit, comme en dehors de toute chose
purement terrestre. Le droit fut donc independant; il put prendre ses
regles dans la nature, dans la conscience humaine, dans la puissante idee
du juste qui est en nous. Il put se developper en toute liberte, se
reformer et s'ameliorer sans nul obstacle, suivre les progres de la
morale, se plier aux interets et aux besoins sociaux de chaque generation.

L'heureuse influence de l'idee nouvelle se reconnait bien dans l'histoire
du droit romain. Durant les quelques siecles qui precederent le triomphe
du christianisme, le droit romain travaillait deja a se degager de la
religion et a se rapprocher de l'equite et de la nature; mais il ne
procedait que par des detours et par des subtilites, qui l'enervaient et
affaiblissaient son autorite morale. L'oeuvre de regeneration du droit,
annoncee par la philosophie stoicienne, poursuivie par les nobles efforts
des jurisconsultes romains, ebauchee par les artifices et les ruses du
preteur, ne put reussir completement qu'a la faveur de l'independance que
la nouvelle religion laissait au droit. On put voir, a mesure que le
christianisme conquerait la societe, les codes romains admettre les regles
nouvelles, non plus par des subterfuges, mais ouvertement et sans
hesitation. Les penates domestiques ayant ete renverses et les foyers
eteints, l'antique constitution de la famille disparut pour toujours, et
avec elle les regles qui en avaient decoule. Le pere perdit l'autorite
absolue que son sacerdoce lui avait autrefois donnee, et ne conserva que
celle que la nature meme lui confere pour les besoins de l'enfant. La
femme, que le vieux culte placait dans une position inferieure au mari,
devint moralement son egale. Le droit de propriete fut transforme dans son
essence; les bornes sacrees des champs disparurent; la propriete ne
decoula plus de la religion, mais du travail; l'acquisition en fut rendue
plus facile, et les formalites du vieux droit furent definitivement
ecartees.

Ainsi par cela seul que la famille n'avait plus sa religion domestique, sa
constitution et son droit furent transformes; de meme que, par cela seul
que l'Etat n'avait plus sa religion officielle, les regles du gouvernement
des hommes furent changees pour toujours.

Notre etude doit s'arreter a cette limite qui separe la politique ancienne
de la politique moderne. Nous avons fait l'histoire d'une croyance. Elle
s'etablit: la societe humaine se constitue. Elle se modifie: la societe
traverse une serie de revolutions. Elle disparait: la societe change de
face. Telle a ete la loi des temps antiques.




TABLE ANALYTIQUE.


ADOPTION.
  L'adoption a eu pour principe le devoir de perpetuer le culte
    domestique;
    -- n'etait permise qu'a ceux qui n'avaient pas d'enfants;
    ses effets religieux et civils.

AFFRANCHIS.
  Droit que les patrons conservaient sur eux;
    leur analogie avec les anciens clients.

AGNATION.
  Quelle sorte de parente c'etait, chez les Romains et chez les Grecs.

AGNI,
  divinite des vieux ages dans toute la race indo-europeenne.

AINESSE (Droit d'),
  etabli a l'origine des societes anciennes;
  disparait peu a peu.

AMBARVALES.

AMPHICTYONIES,
  assemblees religieuses plus que politiques.

ANCETRES (Culte des).

ANNALES.
  Usage general des annales chez les anciens;
    elles etaient redigees par les pretres et faisaient partie de la
      religion.

ARCHIVES des villes.

ARCHONTES des [Grec: genae].
  Archontes des villes;
    le titre d'archonte etait d'abord synonyme de celui de roi;
    fonctions religieuses des archontes;
    leur pouvoir judiciaire;
    comment ils etaient elus;
    leur autorite est peu a peu reduite;
    ce qu'ils deviennent sous l'empire romain.

ARISTOCRATIE.
  Aristocratie hereditaire des patriciens, des Eupatrides, des [Grec:
    basileis], des Geomores, etc.
  La distinction des classes est d'abord fondee sur la religion;
    l'aristocratie de naissance s'appuie sur le sacerdoce hereditaire.
  Cette aristocratie disparait plus tard;
    il se forme une aristocratie de richesse.
  Aristocratie spartiate.

ARMEE.
  Actes religieux qui s'accomplissaient dans les armees grecques et
    romaines.
  L'armee etait organisee primitivement, comme la cite, en _gentes_
    et en curies, en [Grec: genae] et en phratries.
  Changements operes par Servius Tullius dans la constitution de l'armee;
    sens du mot _classis_;
    en Grece, comme a Rome, la cavalerie etait un corps aristocratique.
  La nature de l'armee change avec la constitution de la cite.
  L'armee romaine forme une assemblee politique.
  Pendant le regne de la ploutocratie, en Grece comme a Rome, les rangs
    dans l'armee furent fixes d'apres la richesse.

ASILE.
  Ce que c'etait.

ASSEMBLEES du peuple.
  Elles commencaient par une priere et un acte sacre.
  Assemblees par curies.
  Assemblees par centuries, comment on y votait;
    l'assemblee centuriate n'etait pas autre chose que l'armee.
  Assemblees par tribus.
  Assemblees atheniennes.
  Assemblees Spartiates.

ATHENES.
  Formation de la cite athenienne;
    oeuvre de Thesee;
    royaute primitive;
    aristocratie des Eupatrides;
    abolition de la royaute politique;
    domination de l'aristocratie;
    archontat viager et archontat annuel;
    l'archonte-roi.
  Caractere athenien;
    superstitions atheniennes.
  Tentative de Cylon;
    oeuvre legislative de Dracon;
    oeuvre de Solon;
    Pisistrate;
    oeuvre de Clisthenes.
  Domination de l'aristocratie de richesse;
    progres des classes inferieures.
  Les magistratures atheniennes;
    l'assemblee du peuple;
    les orateurs;
    l'armee athenienne;
    caractere de la democratie athenienne.

AUSPICES.
  Mode d'election des magistrats par les auspices.

CALENDRIER chez les anciens.

CELIBAT,
  interdit par la religion;
  interdit par les lois.

CENS,
  recensement, lustration, ceremonie religieuse dans les cites anciennes.
  Transformation du cens.

CENSEURS.
  Origine et nature de leur pouvoir;
    leurs fonctions religieuses.

CHEVALIERS ROMAINS.

CHRISTIANISME,
  son action sur les idees politiques et sur le gouvernement des societes.

CITE.
  La cite se forme par l'association des tribus, des curies, des
    _gentes_.
  Exemple de la cite athenienne.
  Religion propre a chaque cite.
  Ce que l'on entendait par l'autonomie de la cite.
  Pourquoi les anciens n'ont pas pu fonder de societe plus large que la
    cite.
  Puissance absolue de la cite sur le citoyen.
  Affaiblissement du regime de la cite.
  La conquete romaine detruit le regime municipal.

CITOYEN.
  Ce qui distinguait le citoyen du non-citoyen.

CLIENTS.
  Ce que c'etait a l'origine;
    -- etaient distincts des plebeiens;
    leur condition;
    ils figuraient dans les comices par curies;
    leur analogie avec les serfs du moyen age;
    leur affranchissement progressif;
    ils deviennent peu a peu proprietaires du sol;
    comment ils le sont devenus a Athenes;
    comment ils le sont devenus a Rome;
    disparition de la clientele primitive;
    le patriciat essaye en vain de la retablir.
  Clientele des ages posterieurs.

COGNATIO,
  parente par les femmes, en Grece et en Rome;
  elle penetre peu a peu dans le droit.

CONDITIONS economiques des societes anciennes.

CONFARREATIO,
  ceremonie religieuse usitee dans le mariage romain et dans le mariage
    grec.

CONFEDERATIONS.

CONQUETE de la Grece par les Romains.

CONSULAT.
  Fonctions religieuses des consuls.
  Quelle idee l'on se faisait primitivement du consul;
    quelle idee on s'en fit plus tard.
  Avec quelles formalites religieuses les consuls etaient elus;
    changements dans le mode d'election.
  Consuls plebeiens.

COURONNE,
  son usage dans les ceremonies religieuses;
  dans le mariage;
  dans quel cas les magistrats portaient la couronne.

CROYANCES.
  Croyances primitives des anciens;
    leurs rapports avec le droit prive;
    leurs rapports avec la morale primitive.
  Intolerance des anciens au sujet des croyances.
  Changements dans les croyances.

CULTE DES MORTS,
    chez tous les peuples anciens;
    relation de ce culte avec le culte du foyer.
  -- Culte des heros indigetes.
  Culte du fondateur.

CURIES et phratries.

DEMAGOGUES.
  Sens de ce mot.

DEMOCRATIE.
  Comment elle s'etablit;
    regles du gouvernement democratique.

DEMONS,
  ames des morts.

DETESTATIO SACRORUM.

DETTES.
  Pourquoi le corps de l'homme et non sa terre repondait de sa dette.

DEVINS a Athenes.

DIEUX.
  Dieux domestiques.
  Divinites poliades.
  Les dieux de l'Olympe ont ete d'abord des dieux domestiques et des
    divinites poliades.
  Idee que les anciens se faisaient des dieux.
  Alliance des divinites poliades;
    evocation des dieux;
    prieres et formules qui les contraignaient a agir;
    peur des dieux.
  Nouvelles idees sur la divinite.
  Le christianisme.

DIFFARREATIO.

DIVORCE;
  etait obligatoire dans le cas de sterilite de la femme.

[Grec: DOCHIMASIA],
  examen que subissaient les magistrats et les senateurs.

DROIT.
  Le droit ancien est ne dans la famille;
    il a ete en rapport avec les croyances et avec le culte.
  -- Droit de propriete.
  Droit de succession.
  Idee que les anciens se faisaient du droit.
  Droit civil, _jus civile_.
  Changements dans le droit prive.
  Droit des Douze Tables.
  Lois de Solon.
  Droit pretorien.

DROIT DE CITE.
  En quoi il consistait;
    comment il etait confere.
  Importance du droit de cite.
  Le droit de cite romaine est peu a peu etendu aux Latins;
    aux Italiens;
    aux provinciaux.

DROIT DES GENS.

[Grec: ENGUAESIS],
  acte du mariage grec correspondant a la _traditio in manum_.

EDUCATION.
  L'Etat la dirigeait en Grece.

ELECTION.
  Mode d'election des rois;
    -- des consuls;
    -- des archontes.

EMANCIPATION du fils;
  ses effets en droit civil.

EMPIRE de Rome,
  _imperium romanum_;
  condition des peuples qui y etaient sujets.

ENEE (Legende d').
  Sens de l'Eneide.

EPHORES a Sparte.

[Grec: EPIGAMIA],
  _jus connubii_.

[Grec: EPICHLAEROS].

[Grec: EPISTION].

[Grec: ERCHEIOS ZEUS],
  divinite domestique.

[Grec: ERCHOS],
  _herctum_, enceinte sacree du domicile.

ESCLAVES,
  comment ils etaient introduits dans la famille et inities a son culte.

[Grec: HESTIA],
  _Vesta_, foyer.

ETRANGER.
  L'etranger ne pouvait etre ni proprietaire ni heritier;
    n'etait pas protege par le droit civil;
    etait juge par le preteur peregrin ou par l'archonte polemarque.
  Sentiment de haine pour l'etranger.

EUPATRIDES,
  analogues aux patriciens;
    luttent contre les rois;
    gouvernent la cite;
    sont attaques par les classes inferieures.

EXIL,
  interdiction du culte national et du culte domestique, analogue a
    l'excommunication.

FAMILIA.
  Sens de ce mot.

FAMILLE.
  Sa religion;
    son independance religieuse;
    ce qui en faisait le lien;
    avait l'obligation de se perpetuer.
  -- Noms de famille chez les Romains et les Grecs.
  -- Changements dans la constitution de la famille.
  -- Division de la _gens_ en familles.

FECIAUX.
  dans les villes italiennes, [Grec: chaeruches];
  et spendophores dans les villes grecques.

FEMME.
  Son role dans la religion domestique.
  Son role dans la famille.
  Le regime dotal fut longtemps inconnu.
  La femme toujours en tutelle.
  Elle ne pouvait paraitre en justice;
    n'etait pas justiciable de la cite;
    etait jugee, d'abord par son mari, plus tard par un tribunal
      domestique.
  Son titre de _mater familias_.
  La femme obtient peu a peu des droits a l'heritage, et la possession de
    sa dot.
  Parente par les femmes.

FILLE.
  La fille, d'apres les anciennes croyances, etait reputee inferieure au
    fils.
  Elle n'heritait pas de son pere.
  La fille [Grec: hepichlaeros].

FONDATION des villes,
  ceremonie religieuse.

FONDATEUR (Culte du).

FOYER.
  Le foyer etait un autel, un objet divin;
    rites prescrits pour l'entretien du feu sacre;
    le foyer ne pouvait pas etre change de place;
    prieres qu'on lui adressait;
    antiquite de ce culte;
    sa relation avec le culte des morts.
  Influence que ce culte a exercee sur la morale.
  -- Foyer public ou prytanee.
  Foyer transporte dans les armees, et sur les flottes.
  -- Le culte du foyer perd son credit.

[Grec: GENOS]
  grec analogue a la _gens_ romaine;
    le [Grec: genos] a Athenes;
    [Grec: genos] des Brytides.
  Culte interieur du [Grec: genos];
    son tombeau commun;
    son chef.
  Le [Grec: genos] perd son importance politique.

GENS.
  Sens de ce mot.
  La _gens_ etait la vraie famille.
  Culte interieur de la _gens_;
    son tombeau commun;
    solidarite de ses membres.
  Le chef de la _gens_.
  Comment la _gens_ s'est demembree.
  Les _gentes_ plebeiennes.
  Transformations successives et disparition du regime de la _gens_.

GENTILES.
  Lien de culte entre eux;
    lien de droit;
    le _gentilis_ etait plus proche que le cognat.
  -- _Dii gentiles_.

GENTILITE.

HELIASTES a Athenes.

HERES _suus et necessarius_.
  Sens de ces mots en droit romain.

HEROS,
  ames des morts;
  etaient les memes que les Lares et les Genies;
  heros eponymes;
  heros nationaux.

HOSPITALITE.

HOSTIS.
  Sens de ce mot.
  Pourquoi les idees d'etranger et d'ennemi se sont confondues a
    l'origine.

HYMENEE,
  chant sacre.

HYPOTHEQUE,
  inconnue dans le droit primitif.

JOURS NEFASTES chez les Romains et chez les Grecs.

LECTISTERNIUM.

LEGENDES.
  Leur importance en histoire;
    legende d'Enee;
    legende de l'enlevement des Sabines.

LEGISLATEURS.
  Les anciens legislateurs.

LIBERTE.
  Comment les anciens la comprenaient, absence de toute garantie pour la
    liberte individuelle.

LIVRES liturgiques des anciens.
  Livres sibyllins a Athenes et a Rome.

LOI.
  La loi faisait partie de la religion;
    respect des anciens pour la loi;
    la loi etait reputee sainte;
    elle venait des dieux.
  Les lois primitives n'etaient pas ecrites;
    elles etaient redigees sous forme de vers et chantees.
  Importance du texte de la loi.
  La plebe reclame la redaction d'un Code de lois;
    lois des Douze Tables.
  Changement dans la nature et le principe de la loi.
  Comment on faisait les lois a Athenes.

LUSTRATIO, ceremonie religieuse.

LYCURGUE.
  Oeuvre de Lycurgue a Sparte.

MAGISTRATS.
  Ce qu'etaient les magistrats dans la premiere epoque de l'existence des
    cites;
    ce qu'ils furent dans la seconde.

MANCIPATIO.

MANES,
  etaient les ames des morts;
  correspondent aux [Grec: theoi chthonioi] des Grecs.

MANUS,
  sens de ce mot dans le droit romain.
  Relation entre la puissance maritale et le culte domestique.

MARIAGE.
  Le mariage sacre;
    ses effets religieux;
    etait interdit entre habitants de deux villes.
  Legende de l'enlevement des Sabines.
  Interdit, puis autorise entre patriciens et plebeiens.
  Mariage par _mutuus consensus_;
    _usus_, _coemptio_.
  Effets de la puissance maritale;
    maniere d'echapper a la puissance maritale.

MORALE primitive.

MUNDUS.
  Sens special de ce mot.

NATAL (Jour) des villes.

[Grec: NOTHOI]
  Ce que les anciens comprenaient dans la categorie des [Grec: nothoi].

NOMS de famille en Grece et a Rome.

ODYSSEE.
  La societe qui y est depeinte est une societe aristocratique.

ORATEURS.
  Leur role dans la democratie athenienne.

[Grec: OROI, Theoi orioi], dieux termes.

OSTRACISME dans toutes les villes grecques.

PARASITES.
  Sens ancien de ce mot.

PARENTE.
  Comment les anciens la comprenaient;
    se marquait par le culte.
  Il n'y avait pas de parente par les femmes.

[Grec: PATRIAZEIN], _parentare_.

PATRICIENS.
  Origine de la classe des patriciens;
    leur privilege sacerdotal;
    leurs privileges politiques.
  Leur lutte contre les rois;
    leur resistance aux efforts de la plebe.

PATRIE.
  Sens de ce mot.
  Ce qu'etait primitivement l'amour de la patrie;
    ce que ce sentiment devint plus tard.

PATRONS.

PATRUUS et _avunculus_.
  Difference radicale entre la parente que ces deux mots exprimaient.

PERE.
  Sens originel du mot _pater_.
  Autorite religieuse du pere.
  Sa puissance derivait de la religion domestique.
  Son autorite sur ses enfants.
  Ce qu'il faut entendre par le droit qu'il avait de vendre son fils;
    de tuer son fils ou sa femme.
  Son droit de justice.
  Il etait responsable de tous les delits commis par les siens.
  La puissance paternelle d'apres la loi des Douze Tables;
    d'apres la loi de Solon.

PHRATRIES,
  analogues aux curies.
  Culte special de la phratrie.
  Comment le jeune homme etait admis dans la phratrie.
  Les phratries perdent leur importance politique.

PHILOSOPHIE.
  Son influence sur les transformations de la politique.
  Pythagore;
    Anaxagore;
    les Sophistes;
    Socrate;
    Platon;
    Aristote;
    politique des Epicuriens et des Stoiciens.
  Idee de la cite universelle.

PIETAS.
  Sens complexe de ce mot.

PINDARE,
  poete de l'aristocratie.

PLEBEIENS.
  Cette classe d'hommes existait dans toutes les cites.
  Ils etaient distincts des clients.
  A l'origine, ils n'etaient pas compris dans le populus.
  Comment la plebe s'etait formee.
  Les plebeiens n'avaient a l'origine ni religion, ni droits civils, ni
    droits politiques.
  Leur lutte contre la classe superieure.
  Ils soutiennent les rois.
  Ils creent des tyrans.
  Efforts et progres de la plebe romaine;
    sa secession au mont Sacre;
    le tribunal de la plebe.
  La plebe entre dans la cite.

PLEBISCITES.

PONTIFES.
  Surveillaient les cultes domestiques.
  Pontifes patriciens;
    pontifes plebeiens.

PRETEURS.
  Leurs fonctions religieuses.

PROCEDURE antique.

PROPRIETE.
  Droit de propriete chez les anciens;
    relation entre le droit de propriete et la religion.
  La propriete etait inalienable;
    -- indivisible.
  Ce que devint le droit de propriete aux epoques posterieures.

PROVINCIA.
  Sens de ce mot.
  Comment Rome administrait les provinces.
  Les provinciaux n'avaient aucun droit.

PRYTANEE,
  analogue au temple de Vesta.

PRYTANES.
  Les prytanes etaient a la fois des pretres et des magistrats.

REPAS.
  Le repas etait un acte religieux.
  Repas funebres offerts aux morts.
  Les repas publics etaient des ceremonies religieuses;
    repas publics a Sparte;
    a Athenes;
    en Italie;
    a Rome.

RELIGION.
  La religion domestique.
  Comment les anciens comprenaient la religion.
  Religion de la cite.
  La religion romaine n'a pas ete etablie par calcul.
  Influence de la religion dans l'election des magistrats.

RESPUBLICA, [Grec: to choinon].

REVOLUTIONS.
  Caracteres essentiels et causes generales des revolutions dans les cites
    anciennes.
  Premiere revolution qui enleve a la royaute sa puissance politique.
  Revolution dans la constitution de la famille.
  Revolution dans la cite par les progres de la plebe.
  Revolutions de Rome.
  Revolutions d'Athenes.
  Revolutions de Sparte.
  Disparition de l'ancien regime, et nouveau systeme de gouvernement.
  L'aristocratie de richesse.
  La democratie.
  Luttes entre les riches et les pauvres.

RITUELS,
  dans toutes les cites anciennes.

ROME.
  Formation de la cite romaine.
  Ceremonie de la fondation.
  Nature de l'asile ouvert par Romulus.
  Le caractere romain;
    superstitions romaines.
  Le patriciat.
  La plebe.
  Le senat.
  L'assemblee par curies.
  La royaute.
  Lutte des rois contre l'aristocratie.
  Revolution qui supprime la royaute.
  Domination du patriciat.
  Efforts et progres de la plebe.
  Le tribunal.
  Les assemblees par tribus et les plebiscites.
  La plebe acquiert l'egalite civile, politique, religieuse.
  Pourtant, les procedes de gouvernement et les moeurs restent
    aristocratiques.
  Formation d'une nouvelle noblesse.
  Conquetes des Romains.
  Relations d'origine et de culte entre Rome et les cites de l'Italie et
    de la Grece.
  Premiers agrandissements.
  Sa suprematie religieuse sur les cites latines.
  Rome se fait partout la protectrice de l'aristocratie.
  _Imperium romanum_.
  Comment elle traite ses sujets.
  Elle accorde le droit de cite romaine.

ROYAUTE.
  Ce qu'etait la royaute primitive.
  Les rois pretres.
  Avec quelles formes liturgiques ils etaient elus.
  Leurs attributions judiciaires et militaires.
  La royaute hereditaire comme le sacerdoce.
  [Grec: Basileis hieroi].
  _Sanctitas regum_.
  Revolution qui supprime partout la royaute.
  Magistrats annuels appeles rois.
  _Rex sacrorum_.
  Le mot roi applique, durant l'age aristocratique, aux chefs des
    _gentes_.

SACERDOCES.
  Dans les anciennes cites, les sacerdoces furent longtemps hereditaires.
  Sacerdoces reserves au patriciat.
  La plebe acquiert les sacerdoces.

SACROSANCTUS.
  Sens de ce mot.

SECONDE VIE.
  On a cru d'abord qu'elle se passait dans le tombeau.

SENAT.
  Le senat se reunissait dans un lieu sacre.
  Il etait compose des chefs des _gentes_.
  Introduction des senateurs _conscripti_.
  Le senat d'Athenes.

SEPULTURE,
    ses rites et les croyances qui s'y rattachaient.
  Pourquoi la privation de sepulture etait redoutee des anciens.

SERVIUS TULLIUS.
  Ses reformes.

SHRADDA,
  chez les Hindous, analogue au repas funebre des Grecs et des Romains.

SOEUR (la) subordonnee au frere, pour le culte;
  pour l'heritage.

SOLON.
  Son oeuvre.

SPARTE.
  Ce qu'etaient les repas publics.
  La royaute a Sparte.
  Le caractere Spartiate.
  L'aristocratie gouverne a Sparte.
  Serie des revolutions de Sparte.
  Les rois demagogues et les tyrans populaires.

STRATEGES a Athenes;
  ce qu'ils deviennent sous la domination de Rome.

SUCCESSION.
  La regle pour le droit de succession etait la meme que pour la
    transmission du culte domestique.
  Pourquoi le fils, seul heritait, non la fille.
  Succession collaterale.
  L'heritier collateral devait epouser la fille du defunt.
  Droit d'ainesse, privilege de l'aine.
  Le droit de succession d'apres les Douze Tables;
    d'apres la legislation de Solon.

SUJETION.
  La sujetion entrainait la destruction des cultes nationaux.

TERMES,
  limites inviolables des proprietes.
  Legende du dieu Terme.
  Avec quelles ceremonies le terme etait pose.

TESTAMENT.
  Le testament etait contraire aux vieilles prescriptions religieuses et
    fut longtemps inconnu.
  Il ne fut permis par Solon qu'a ceux qui n'avaient pas d'enfants.
  Formalites difficiles dont il etait entoure dans l'ancien droit romain.
  Il est autorise par les Douze Tables.

THETES (les) a Athenes.

TIRAGE au sort pour l'election des magistrats.

TOMBEAUX.
  Les tombeaux de famille.
  L'etranger n'avait pas le droit d'en approcher;
    ni d'y etre enterre.
  Le tombeau etait place, a l'origine, dans le champ de chaque famille.
  Le tombeau etait inalienable.

TRADITIONS.
  Quelle valeur on peut accorder aux traditions et aux legendes des
    anciens.

TRAITES.
  Les traites de paix etaient des actes religieux.

TRIBUNAT de la plebe.
  Nature particuliere de cette sorte de magistrature.

TRIBUNAT militaire.

TRIBUNE.
  La tribune etait un lieu sacre.

TRIBUS.
  Les tribus de naissance.
  Ces tribus sont supprimees par Clisthenes et par d'autres dans toutes
    les cites grecques.
  Les tribus de domicile a Athenes;
    a Rome.

TRIOMPHE,
  ceremonie religieuse chez les Romains et chez les Grecs.

TYRANS.
  En quoi ils differaient des rois.
  Ils etaient les chefs du parti democratique.
  Politique habituelle des tyrans.

VESTA n'etait autre que le feu du foyer;
    se confondait avec les Lares.
  Legende de Vesta.
  Le temple de Vesta etait analogue au prytanee des Grecs.
  Croyances qui s'y rattachaient.

VILLE.
  La ville etait distincte de la cite.
  Ce que c'etait que la ville dans les idees des anciens.
  Comment on choisissait l'emplacement de la ville.
  Rites de la fondation des villes.
  Les villes etaient reputees saintes.




TABLE DES MATIERES.


INTRODUCTION. -- De la necessite d'etudier les plus vieilles croyances des
anciens pour connaitre leurs institutions.


LIVRE PREMIER.

ANTIQUES CROYANCES.

CHAP. I.    Croyances sur l'ame et sur la mort
CHAP. II.   Le culte des morts
CHAP. III.  Le feu sacre
CHAP. IV.   La religion domestique


LIVRE II.

LA FAMILLE.

CHAP. I.    La religion a ete le principe constitutif de la famille
              ancienne
CHAP. II.   Le mariage chez les Grecs et chez les Romains.
CHAP. III.  De la continuite de la famille; celibat interdit; divorce en
              cas de sterilite, inegalite entre le fils et la fille
CHAP. IV.   De l'adoption et de l'emancipation
CHAP. V.    De la parente; de ce que les Romains appelaient agnation
CHAP. VI.   Le droit de propriete
CHAP. VII.  Le droit de succession
            1  Nature et principe du droit de succession chez les anciens
            2  Le fils herite, non la fille
            3  De la succession collaterale
            4  Effets de l'adoption et de l'emancipation
            5  Le testament n'etait pas connu a l'origine
            6  Le droit d'ainesse
CHAP. VIII. L'autorite dans la famille
            1  Principe et nature de la puissance paternelle chez les
               anciens
            2  Enumeration des droits qui composaient la puissance
               paternelle
CHAP. IX.   La morale de la famille
CHAP. X.    La gens a Rome et en Grece
            1  Ce que les documents anciens nous font connaitre de la
               _gens_
            2  Examen des opinions qui ont ete emises pour expliquer la
               _gens_ romaine
            3  La _gens_ n'etait autre chose que la famille ayant
               encore son organisation primitive et son unite
            4  La famille (_gens_) a ete d'abord la seule forme de
               societe


LIVRE III.

LA CITE.

CHAP. I.    La phratrie et la curie; la tribu
CHAP. II.   Nouvelles croyances religieuses
            1  Les dieux de la nature physique
            2  Rapport de cette religion avec le developpement de la
               societe humaine
CHAP. III.  La cite se forme
CHAP. IV.   La ville
CHAP. V.    Le culte du fondateur; la legende d'Enee
CHAP. VI.   Les dieux de la cite
CHAP. VII.  La religion de la cite
            1  Les repas publics
            2  Les fetes et le calendrier
            3  Le cens
            4  La religion dans l'assemblee, au Senat, au tribunal, a
               l'armee; le triomphe
CHAP. VIII. Les rituels et les annales
CHAP. IX.   Le gouvernement de la cite. Le roi
            1  Autorite religieuse du roi
            2  Autorite politique du roi
CHAP. X.    Le magistrat
CHAP. XI.   La loi
CHAP. XII.  Le citoyen et l'etranger
CHAP. XIII. Le patriotisme; l'exil
CHAP. XIV.  L'esprit municipal
CHAP. XV.   Relations entre les cites; la guerre; la paix; l'alliance des
              dieux
CHAP. XVI.  Le Romain; l'Athenien
CHAP. XVII. De l'omnipotence de l'Etat; les anciens n'ont pas connu la
              liberte individuelle


LIVRE IV.

LES REVOLUTIONS.

CHAP I.      Patriciens et clients
CHAP. II.    Les plebeiens
CHAP. III.   Premiere revolution
             1  L'autorite politique est enlevee aux rois qui conservent
                l'autorite religieuse
             2  Histoire de cette revolution a Sparte
             3  Histoire de cette revolution a Athenes
             4  Histoire de cette revolution a Rome
CHAP. IV.    L'aristocratie gouverne les cites
CHAP. V.     Deuxieme revolution. Changements dans la constitution de la
               famille, le droit d'ainesse disparait; la _gens_ se
               demembre
CHAP. VI.   Les clients s'affranchissent
            1  Ce que c'etait que la clientele, a l'origine, et comment
               elle s'est transformee
            2  La clientele disparait a Athenes; oeuvre de Solon
            3  Transformation de la clientele a Rome
CHAP. VII.  Troisieme revolution. La plebe entre dans la  cite
            1  Histoire generale de cette revolution
            2  Histoire de cette revolution a Athenes
            3ยบ Histoire de cette revolution a Rome
CHAP. VIII. Changements dans le droit prive; le code des Douze Tables; le
              code de Solon
CHAP. IX.   Nouveau principe de gouvernement; l'interet public et le
              suffrage
CHAP. X.    Une aristocratie de richesse essaye de se constituer;
              etablissement de la democratie; quatrieme revolution
CHAP. XI    Regles du gouvernement democratique; exemple de la democratie
              athenienne
CHAP. XII.  Riches et pauvres; la democratie perit; les tyrans populaires
CHAP. XIII. Revolutions de Sparte


LIVRE V.

LE REGIME MUNICIPAL DISPARAIT.

CHAP. I.    Nouvelles croyances; la philosophie change les principes et
              les regles de la politique
CHAP. II.   La conquete romaine
            1  Quelques mots sur les origines et la population de Rome
            2  Premiers agrandissements de Rome (753-350 avant Jesus-
                Christ)
            3  Comment Rome a acquis l'empire (350-140 avant Jesus-Christ)
            4  Rome detruit partout le regime municipal
            5  Les peuples soumis entrent successivement dans la cite
               romaine
CHAP. III.  Le christianisme change les conditions du gouvernement


TABLE ANALYTIQUE





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