Project Gutenberg's Portraits litteraires, Tome I, by C.-A. Sainte-Beuve

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Title: Portraits litteraires, Tome I

Author: C.-A. Sainte-Beuve

Release Date: October 4, 2004 [EBook #13594]

Language: French

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*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PORTRAITS LITTERAIRES, TOME I ***




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PORTRAITS LITTERAIRES

PAR C.-A. SAINTE-BEUVE
DE L'ACADEMIE FRANCAISE.

Nouvelle Edition
revue et corrigee.

1862



I

BOILEAU, PIERRE CORNEILLE, LA FONTAINE, RACINE, JEAN-BAPT. ROUSSEAU, LE
BRUN, MATHURIN REGNIER, ANDRE CHENIER, GEORGE FARCY, DIDEROT, L'ABBE
PREVOST, M. ANDRIEUX, M. JOUFFROY, M. AMPERE, BAYLE, LA BRUYERE,
MILLEVOYE, CHARLES NODIER.

Chaque publication de ces volumes de critique est une maniere pour moi
de liquider en quelque sorte le passe, de mettre ordre a mes affaires
litteraires." C'est ce que je disais dans une derniere edition de ces
portraits, et j'ai tache de m'en souvenir ici. Bien que ce ne soit
qu'une edition nouvelle a laquelle un choix severe a preside, j'ai fait
en sorte qu'elle parut a certains egards veritablement augmentee. En
parlant ainsi, j'entends bien n'en pas separer le volume intitule:
_Portraits de Femmes_, qu'on a juge plus commode d'isoler et d'assortir
en une meme suite, mais qui fait partie integrante de ce que j'appelle
ma presente liquidation. Les portraits des morts seuls ont trouve place
dans ces volumes; c'a ete un moyen de rendre la ressemblance de plus
en plus fidele. J'ai ajoute ca et la bien des petites notes et corrige
quelques erreurs. C'est a quoi les reimpressions surtout sont bonnes;
les auteurs en devraient mieux profiter qu'ils ne font. L'histoire
litteraire prete tant aux inadvertances par les particularites dont elle
abonde! Le docteur Boileau, frere du satirique, a ecrit en latin un
petit traite sur les bevues des auteurs illustres; et, en les relevant,
on assure qu'il en a commis a son tour. J'ai fait de plus en plus mon
possible pour eviter de trop grossir cette liste fatale, ou les
grands noms qui y figurent ne peuvent servir d'excuse qu'a eux-memes.
"L'histoire litteraire est une mer sans rivage," avait coutume de dire
M. Daunou, qui en parlait en vieux nocher; elle a par consequent ses
ecueils, ses ennuis. Mais il faut vite ajouter qu'au milieu meme des
soins infinis et minutieux qu'elle suppose, elle porte avec elle sa
douceur et sa recompense.

Septembre 1843.



BOILEAU[1]

[Note 1: Cet article fut le premier du premier numero de la _Revue
de Paris_ qui naissait (avril 1829); il parut sous la rubrique assez
legere de _Litterature ancienne_, que le spirituel directeur (M. Veron)
avait pris sur lui d'ajouter. Grand scandale dans un certain camp! Quoi?
ces modeles toujours presents, venir les ranger parmi les _anciens_!
Quinze ans apres, M. Cousin, a propos de Pascal, posait en principe, au
sein de l'Academie, qu'il etait temps de traiter les auteurs du siecle
de Louis XIV comme des _anciens_; et l'Academie applaudissait.--Il est
vrai que dans ce second temps et depuis qu'on est entre methodiquement
dans cette voie, on s'est mis a appliquer aux oeuvres du XVIIe siecle
tous les procedes de la critique comme l'entendaient les anciens
grammairiens. On s'est attache a fixer le texte de chaque auteur; on en
a dresse des lexiques. Je ne blame pas ces soins; bien loin de la, je
les honore, et j'en profite; le moment en etait venu sans doute; mais
l'opiniatrete du labeur, chez ceux qui s'y livrent, remplace trop
souvent la vivacite de l'impression litteraire, et tient lieu du gout.
On creuse, on pioche a fond chaque coin et recoin du XVIIe siecle.
Est-on arrive, pour cela, a le sentir, a le gouter avec plus de justesse
ou de delicatesse qu'auparavant?]

Depuis plus d'un siecle que Boileau est mort, de longues et continuelles
querelles se sont elevees a son sujet. Tandis que la posterite
acceptait, avec des acclamations unanimes, la gloire des Corneille,
des Moliere, des Racine, des La Fontaine, on discutait sans cesse, on
revisait avec une singuliere rigueur les titres de Boileau au genie
poetique; et il n'a guere tenu a Fontenelle, a d'Alembert, a Helvetius,
a Condillac, a Marmontel, et par instants a Voltaire lui-meme, que cette
grande renommee classique ne fut entamee. On sait le motif de presque
toutes les hostilites et les antipathies d'alors: c'est que Boileau
n'etait pas _sensible_; on invoquait la-dessus certaine anecdote,
plus que suspecte, inseree a _l'Annee litteraire_, et reproduite par
Helvetius; et comme au dix-huitieme siecle le _sentiment_ se melait a
tout, a une description de Saint-Lambert, a un conte de Crebillon fils,
ou a l'histoire philosophique des Deux-Indes, les belles dames, les
philosophes et les geometres avaient pris Boileau en grande aversion[2].
Pourtant, malgre leurs epigrammes et leurs demi-sourires, sa renommee
litteraire resista et se consolida de jour en jour. Le _Poete du bon
sens_, le _legislateur de notre Parnasse_ garda son rang supreme. Le mot
de Voltaire, _Ne disons pas de mal de Nicolas, cela porte malheur_, fit
fortune et passa en proverbe; les idees positives du XVIIIe siecle et la
philosophie condillacienne, en triomphant, semblerent marquer d'un sceau
plus durable la renommee du plus sense, du plus logique et du plus
correct des poetes. Mais ce fut surtout lorsqu'une ecole nouvelle
s'eleva en litterature, lorsque certains esprits, bien peu nombreux
d'abord, commencerent de mettre en avant des theories inusitees et les
appliquerent dans des oeuvres, ce fut alors qu'en haine des innovations
on revint de toutes parts a Boileau comme a un ancetre illustre et qu'on
se rallia a son nom dans chaque melee. Les academies proposerent a
l'envi son eloge: les editions de ses oeuvres se multiplierent; des
commentateurs distingues, MM. Viollet-le-Duc, Amar, de Saint-Surin,
l'environnerent des assortiments de leur gout et de leur erudition; M.
Daunou en particulier, ce venerable representant de la litterature et
de la philosophie du XVIIIe siecle, rangea autour de Boileau, avec une
sorte de piete, tous les faits, tous les jugements, toutes les apologies
qui se rattachent a cette grande cause litteraire et philosophique.
Mais, cette fois, le concert de si dignes efforts n'a pas suffisamment
protege Boileau contre ces idees nouvelles, d'abord obscures et
decriees, mais croissant et grandissant sous les clameurs. Ce ne sont
plus en effet, comme au XVIIIe siecle, de piquantes epigrammes et des
personnalites moqueuses; c'est une forte et serieuse attaque contre les
principes et le fond meme de la poetique de Boileau; c'est un examen
tout litteraire de ses inventions et de son style, un interrogatoire
severe sur les qualites de poete qui etaient ou n'etaient pas en lui.
Les epigrammes meme ne sont plus ici de saison; on en a tant fait contre
lui en ces derniers temps, qu'il devient presque de mauvais gout de les
repeter. Nous n'aurons pas de peine a nous les interdire dans le petit
nombre de pages que nous allons lui consacrer. Nous ne chercherons pas
non plus a instruire un proces regulier et a prononcer des conclusions
definitives. Ce sera assez pour nous de causer librement de Boileau avec
nos lecteurs, de l'etudier dans son intimite, de l'envisager en detail
selon notre point de vue et les idees de notre siecle, passant tour a
tour de l'homme a l'auteur, du bourgeois d'Auteuil au poete de Louis le
Grand, n'eludant pas a la rencontre les graves questions d'art et de
style, les eclaircissant peut-etre quelquefois sans pretendre jamais les
resoudre. Il est bon, a chaque epoque litteraire nouvelle, de repasser
en son esprit et de revivifier les idees qui sont representees par
certains noms devenus sacramentels, dut-on n'y rien changer, a peu
pres comme a chaque nouveau regne on refrappe monnaie et on rajeunit
l'effigie sans alterer le poids.

[Note 2: Rien ne saurait mieux donner idee du degre de defaveur que
la reputation de Boileau encourait a un certain moment, que de voir dans
l'excellent recueil intitule _l'Esprit des Journaux_ (mars 1785, page
243) le passage suivant d'un article sur l'_Epitre en vers_, adresse de
Montpellier aux redacteurs du journal; ce passage, a mon sens, par son
incidence meme et son hasard tout naturel, exprime mieux l'etat de
l'opinion courante que ne le ferait un jugement formel: "Boileau, est-il
dit, qui vint ensuite (apres Regnier), mit dans ce qu'il ecrivit en ce
genre _la raison en vers harmonieux et pleins d'images_: c'est du plus
celebre poete de ce siecle que nous avons emprunte ce jugement sur les
Epitres de Boileau, parce qu'une infinite de personnes dont l'autorite
n'est point a mepriser, affectant aujourd'hui d'en juger plus
defavorablement, nous avons craint, en nous elevant contre leur opinion,
de mettre nos erreurs a la place des leurs." Que de precautions pour
oser louer!]

De nos jours, une haute et philosophique methode s'est introduite dans
toutes les branches de l'histoire. Quand il s'agit de juger la vie, les
actions, les ecrits d'un homme celebre, on commence par bien examiner et
decrire l'epoque qui preceda sa venue, la societe qui le recut dans son
sein, le mouvement general imprime aux esprits; on reconnait et l'on
dispose, par avance, la grande scene ou le personnage doit jouer son
role; du moment qu'il intervient, tous les developpements de sa force,
tous les obstacles, tous les contrecoups sont prevus, expliques,
justifies; et de ce spectacle harmonieux il resulte par degres,
dans l'ame du lecteur, une satisfaction pacifique ou se repose
l'intelligence. Cette methode ne triomphe jamais avec une evidence plus
entiere et plus eclatante que lorsqu'elle ressuscite les hommes d'etat,
les conquerants, les theologiens, les philosophes; mais quand elle
s'applique aux poetes et aux artistes, qui sont souvent des gens de
retraite et de solitude, les exceptions deviennent plus frequentes et
il est besoin de prendre garde. Tandis que dans les ordres d'idees
differents, en politique, en religion, en philosophie, chaque homme,
chaque oeuvre tient son rang, et que tout fait bruit et nombre, le
mediocre a cote du passable, et le passable a cote de l'excellent, dans
l'art il n'y a que l'excellent qui compte; et notez que l'excellent ici
peut toujours etre une exception, un jeu de la nature, un caprice
du ciel, un don de Dieu. Vous aurez fait de beaux et legitimes
raisonnements sur les races ou les epoques prosaiques; mais il plaira
a Dieu que Pindare sorte un jour de Beotie, ou qu'un autre jour Andre
Chenier naisse et meure au XVIIIe siecle. Sans doute ces aptitudes
singulieres, ces facultes merveilleuses recues en naissant se
coordonnent toujours tot ou tard avec le siecle dans lequel elles sont
jetees et en subissent des inflexions durables. Mais pourtant ici
l'initiative humaine est en premiere ligne et moins sujette aux causes
generales; l'energie individuelle modifie, et, pour ainsi dire,
s'assimile les choses; et d'ailleurs, ne suffit-il pas a l'artiste,
pour accomplir sa destinee, de se creer un asile obscur dans ce grand
mouvement d'alentour, de trouver quelque part un coin oublie, ou il
puisse en paix tisser sa toile ou faire son miel? Il me semble donc que
lorsqu'on parle d'un artiste et d'un poete, surtout d'un poete qui ne
represente pas toute une epoque, il est mieux de ne pas compliquer des
l'abord son histoire d'un trop vaste appareil philosophique, de s'en
tenir, en commencant, au caractere prive, aux liaisons domestiques, et
de suivre l'individu de pres dans sa destinee interieure, sauf ensuite,
quand on le connaitra bien, a le traduire au grand jour, et a le
confronter avec son siecle. C'est ce que nous ferons simplement pour
Boileau.

_Fils d'un pere greffier, ne d'aieux avocats_ (1636), comme il le
dit lui-meme dans sa dixieme epitre, Boileau passa son enfance et sa
premiere jeunesse rue de Harlay (ou peut-etre rue de Jerusalem), dans
une maison du temps d'Henri IV, et eut a loisir sous les yeux le
spectacle de la vie bourgeoise et de la vie de palais. Il perdit sa mere
en bas age; la famille etait nombreuse et son pere tres-occupe; le jeune
enfant se trouva livre a lui-meme, loge dans une guerite au grenier. Sa
sante en souffrit, son talent d'observation dut y gagner; il remarquait
tout, maladif et taciturne; et comme il n'avait pas la tournure d'esprit
reveuse et que son jeune age n'etait pas environne de tendresse, il
s'accoutuma de bonne heure a voir les choses avec sens, severite et
brusquerie mordante. On le mit bientot au college, ou il achevait sa
quatrieme, lorsqu'il fut attaque de la pierre; il fallut le tailler, et
l'operation faite en apparence avec succes lui laissa cependant pour le
reste de sa vie une tres-grande incommodite. Au college, Boileau lisait,
outre les auteurs classiques, beaucoup de poemes modernes, de romans,
et, bien qu'il composat lui-meme, selon l'usage des rhetoriciens,
d'assez mauvaises tragedies, son gout et son talent pour les vers
etaient deja reconnus de ses maitres. En sortant de philosophie, il fut
mis au droit; son pere mort, il continua de demeurer chez son frere
Jerome qui avait herite de la charge de greffier, se fit recevoir
avocat, et bientot, las de la chicane, il s'essaya a la theologie sans
plus de gout ni de succes. Il n'y obtint qu'un benefice de 800 livres
qu'il resigna apres quelques annees de jouissance, au profit, dit-on, de
la demoiselle Marie Poncher de Bretouville qu'il avait aimee et qui se
faisait religieuse. A part cet attachement, qu'on a meme revoque en
doute, il ne semble pas que la jeunesse de Despreaux ait ete fort
passionnee, et lui-meme convient qu'il est _tres-peu voluptueux_. Ce
petit nombre de faits connus sur les vingt-quatre premieres annees de
sa vie nous menent jusqu'en 1660, epoque ou il debute dans le monde
litteraire par la publication de ses premieres satires.

Les circonstances exterieures etant donnees, l'etat politique et social
etant connu, on concoit quelle dut etre sur une nature comme celle
de Boileau l'influence de cette premiere education, de ces habitudes
domestiques et de tout cet interieur. Rien de tendre, rien de maternel
autour de cette enfance infirme et sterile; rien pour elle de bien
inspirant ni de bien sympathique dans toutes ces conversations de
chicane aupres du fauteuil du vieux greffier, rien qui touche, qui
enleve et fasse qu'on s'ecrie avec Ducis: "Oh! que toutes ces pauvres
maisons bourgeoises rient a mon coeur!" Sans doute a une epoque
d'analyse et de retour sur soi-meme, une ame d'enfant reveur eut tire
parti de cette gene et de ce refoulement; mais il n'y fallait pas songer
alors, et d'ailleurs l'ame de Boileau n'y eut jamais ete propre. Il y
avait bien, il est vrai, la ressource de la moquerie et du grotesque;
deja Villon et Regnier avaient fait jaillir une abondante poesie de ces
moeurs bourgeoises, de cette vie de cite et de basoche; mais Boileau
avait une retenue dans sa moquerie, une sobriete dans son sourire, qui
lui interdisait les debauches d'esprit de ses devanciers. Et puis les
moeurs avaient perdu en saillie depuis que la regularite d'Henri IV
avait passe dessus: Louis XIV allait imposer le decorum. Quant a l'effet
hautement poetique et religieux des monuments d'alentour sur une jeune
vie commencee entre Notre-Dame et la Sainte-Chapelle, comment y penser
en ce temps-la? Le sens du moyen-age etait completement perdu; l'ame
seule d'un Milton pouvait en retrouver quelque chose, et Boileau ne
voyait guere dans une cathedrale que de gras chanoines et un lutrin.
Aussi que sort-il tout a coup, et pour premier essai, de cette verve de
vingt-quatre ans, de cette existence de poete si longtemps miserable et
comprimee? Ce n'est ni la pieuse et sublime melancolie du _Penseroso_
s'egarant de nuit, tout en larmes, sous les cloitres gothiques et les
arceaux solitaires; ni une charge vigoureuse dans le ton de Regnier sur
les orgies nocturnes, les allees obscures et les escaliers en limacon de
la Cite; ni une douce et onctueuse poesie de famille et de coin du feu,
comme en ont su faire La Fontaine et Ducis; c'est _Damon, ce grand
auteur_, qui fait ses adieux a la ville, d'apres Juvenal; c'est une
autre satire sur les embarras des rues de Paris; c'est encore une
raillerie fine et saine des mauvais rimeurs qui fourmillaient alors et
avaient usurpe une grande reputation a la ville et a la cour. Le frere
de Gilles Boileau debutait, comme son caustique aine, par prendre a
partie les Cotin et les Menage. Pour verve unique, il avait _la haine
des sots livres_.

Nous venons de dire que le sens du moyen-age etait deja perdu depuis
longtemps; il n'avait pas survecu en France au XVIe siecle; l'invasion
grecque et romaine de la Renaissance l'avait etouffe. Toutefois, en
attendant que cette grande et longue decadence du moyen-age fut menee a
terme, ce qui n'arriva qu'a la fin du XVIIIe siecle, en attendant que
l'ere veritablement moderne commencat pour la societe et pour l'art en
particulier, la France, a peine reposee des agitations de la Ligue et de
la Fronde, se creait lentement une litterature, une poesie, tardive sans
doute et quelque peu artificielle, mais d'un melange habilement fondu,
originale dans son imitation, et belle encore au declin de la societe
dont elle decorait la ruine. Le drame mis a part, on peut considerer
Malherbe et Boileau comme les auteurs officiels et en titre du mouvement
poetique qui se produisit durant les deux derniers siecles, aux sommites
et a la surface de la societe francaise. Ils se distinguent tous les
deux par une forte dose d'esprit critique et par une opposition sans
pitie contre leurs devanciers immediats. Malherbe est inexorable pour
Ronsard, Des Portes et leurs disciples, comme Boileau le fut pour
Colletet, Menage, Chapelain, Benserade, Scudery. Cette rigueur, surtout
celle de Boileau, peut souvent s'appeler du nom d'equite; pourtant,
meme quand ils ont raison, Malherbe et Boileau ne l'ont jamais qu'a la
maniere un peu vulgaire du bon sens, c'est-a-dire sans portee, sans
principes, avec des vues incompletes, insuffisantes. Ce sont des
medecins empiriques; ils s'attaquent a des vices reels, mais exterieurs,
a des symptomes d'une poesie deja corrompue au fond; et, pour la
regenerer, ils ne remontent pas au coeur du mal. Parce que Ronsard et
Des Portes, Scudery et Chapelain leur paraissent detestables, ils en
concluent qu'il n'y a de vrai gout, de poesie veritable, que chez les
anciens; ils negligent, ils ignorent, ils suppriment tout net les
grands renovateurs de l'art au moyen-age; ils en jugent a l'aveugle par
quelques pointes de Petrarque, par quelques concetti du Tasse auxquels
s'etaient attaches les beaux esprits du temps d'Henri III et de Louis
XIII. Et lorsque dans leurs idees de reforme, ils ont decide de revenir
a l'antiquite grecque et romaine, toujours fideles a cette logique
incomplete du bon sens qui n'ose pousser au bout des choses, ils se
tiennent aux Romains de preference aux Grecs; et le siecle d'Auguste
leur presente au premier aspect le type absolu du beau. Au reste, ces
incertitudes et ces inconsequences etaient inevitables en un siecle
episodique, sous un regne en quelque sorte accidentel, et qui ne
plongeait profondement ni dans le passe ni dans l'avenir. Alors les
arts, au lieu de vivre et de cohabiter au sein de la meme sphere et
d'etre ramenes sans cesse au centre commun de leurs rayons, se tenaient
isoles chacun a son extremite et n'agissaient qu'a la surface. Perrault,
Mansart, Lulli, Le Brun, Boileau, Vauban, bien qu'ils eussent entre eux,
dans la maniere et le procede, des traits generaux de ressemblance, ne
s'entendaient nullement et ne sympathisaient pas, emprisonnes
qu'ils etaient dans le technique et le metier. Aux epoques vraiment
_palingenesiques_, c'est tout le contraire; Phidias qu'Homere inspire
suppleerait Sophocle avec son ciseau; Orcagna commente Petrarque ou
Dante avec son crayon; Chateaubriand comprend Bonaparte. Revenons a
Boileau. Il eut ete trop dur d'appliquer a lui seul des observations qui
tombent sur tout son siecle, mais auxquelles il a necessairement grande
part en qualite de poete critique et de legislateur litteraire.

C'est la en effet le role et la position que prend Boileau par ses
premiers essais. Des 1664, c'est-a-dire a l'age de vingt-huit ans, nous
le voyons intimement lie avec tout ce que la litterature du temps a de
plus illustre, avec La Fontaine et Moliere deja celebres, avec Racine
dont il devient le guide et le conseiller. Les diners de la rue du
Vieux-Colombier s'arrangent pour chaque semaine, et Boileau y tient le
de de la critique. Il frequente les meilleures compagnies, celles de M.
de La Rochefoucauld, de mesdames de La Fayette et de Sevigne, connait
les Lamoignon, les Vivonne, les Pomponne, et partout ses decisions en
matiere de gout font loi. Presente a la cour en 1669, il est nomme
historiographe en 1677; a cette epoque, par la publication de presque
toutes ses satires et ses epitres, de son _Art poetique_ et des quatre
premiers chants du _Lutrin_, il avait atteint le plus haut degre de sa
reputation.

Boileau avait quarante-un ans, lorsqu'il fut nomme historiographe; on
peut dire que sa carriere litteraire se termine a cet age. En effet,
durant les quinze annees qui suivent, jusqu'en 1693, il ne publia que
les deux derniers chants du _Lutrin_; et jusqu'a la fin de sa vie
(1711), c'est-a-dire pendant dix-huit autres annees, il ne fit plus que
la satire _sur les Femmes, l'Ode a Namur_, les epitres _a ses Vers, a
Antoine, et sur l'Amour de Dieu_, les satires _sur l'Homme_ et _sur
l'Equivoque_. Cherchons dans la vie privee de Boileau l'explication de
ces irregularites, et tirons-en quelques consequences sur la qualite de
son talent.

Pendant le temps de sa renommee croissante, Boileau avait continue de
loger chez son frere le greffier Jerome. Cet interieur devait etre assez
peu agreable au poete, car la femme de Jerome etait, a ce qu'il parait,
grondeuse et reveche. Mais les distractions du monde ne permettaient
guere alors a Boileau de se ressentir des chicanes domestiques qui
troublaient le menage de son frere. En 1679, a la mort de Jerome, il
logea quelques annees chez son neveu Dongois, aussi greffier; mais
bientot, apres avoir fait en carrosse les campagnes de Flandre et
d'Alsace, il put acheter avec les liberalites du roi une petite maison
a Auteuil, et on l'y trouve installe des 1687. Sa sante d'ailleurs,
toujours si delicate, s'etait derangee de nouveau; il eprouvait une
extinction de voix et une surdite qui lui interdisaient le monde et la
cour. C'est en suivant Boileau dans sa solitude d'Auteuil qu'on apprend
a le mieux connaitre; c'est en remarquant ce qu'il fit ou ne fit pas
alors, durant pres de trente ans, livre a lui-meme, faible de corps,
mais sain d'esprit, au milieu d'une campagne riante, qu'on peut juger
avec plus de verite et de certitude ses productions anterieures et
assigner les limites de ses facultes. Eh bien! le dirons-nous? chose
etrange, inouie! pendant ce long sejour aux champs, en proie aux
infirmites du corps qui, laissant l'ame entiere, la disposent a la
tristesse et a la reverie, pas un mot de conversation, pas une ligne
de correspondance, pas un vers qui trahisse chez Boileau une emotion
tendre, un sentiment naif et vrai de la nature et de la campagne[3].

[Note 3: Afin d'etre juste, il ne faut pourtant pas oublier que
quelques annees auparavant (1677), dans l'Epitre a M. de Lamoignon, le
poete avait fait une description charmante de la campagne d'Hautile pres
La Roche-Guyon, ou il etait alle passer l'ete chez son neveu Dongois. Il
y peignait, en homme qui en sait jouir, les fraiches delices des champs,
les divers details du paysage; c'est la qu'il est question de gaules
_non plantes_,

  Et de noyers souvent du passant insultes.

Mais ces accidents champetres, et toujours et avant tout ingenieux,
sont rares chez Boileau, et ils le devinrent de plus en plus avec
l'Age.--Puisque nous en sommes a ce detail, ne laissons pas de remarquer
encore que la fontaine _Polycrecne_, dont il est question dans la
meme epitre et qui arrose la vallee de Saint-Cheron, pres de Baville,
fontaine chantee en latin par tous les doctes et les beaux-esprits du
temps, Rapin, Huet, etc., est restee connue dans le pays sous le nom de
_fontaine de Boileau_. Le beau bouquet d'arbres qui en couronnait le
bassin a ete abattu il y a peu d'annees. Etait-ce un presage? (Voir
ci-apres l'epitre en vers sur ce sujet.)]


Non, il n'est pas indispensable, pour provoquer en nous cette vive et
profonde intelligence des choses naturelles, de s'en aller bien loin, au
dela des mers, parcourant les contrees aimees du soleil et la patrie des
citronniers, se balancant tout le soir dans une gondole, a Venise ou a
Baia, aux pieds d'une Elvire ou d'une Guiccioli. Non, bien moins suffit:
voyez Horace, comme il s'accommode, pour rever, d'un petit champ, d'une
petite source d'eau vive, et d'un peu de bois au-dessus, _et paulum
sylvae super his foret_; voyez La Fontaine, comme il aime s'asseoir et
s'oublier de longues heures sous un chene; comme il entend a merveille
les bois, les eaux, les pres, les garennes et les lapins broutant le
thym et la rosee, les fermes avec leurs fumees, leurs colombiers et
leurs basses-cours. Et le bon Ducis, qui demeura lui-meme a Auteuil,
comme il aime aussi et comme il peint les petits fonds riants et les
revers de coteaux! "J'ai fait une lieue ce matin, ecrit-il a l'un de ses
amis, dans les plaines de bruyeres, et quelquefois entre des buissons
qui sont couverts de fleurs et qui chantent." Rien de tout cela chez
Boileau. Que fait-il donc a Auteuil? Il y soigne sa sante, il y traite
ses amis Rapin, Bourdaloue, Bouhonrs; il y joue aux quilles; il y cause,
apres boire, nouvelles de cour, Academie, abbe Cotin, Charpentier ou
Perrault, comme Nicole causait theologie sous les admirables ombrages de
Port-Royal; il ecrit a Racine de vouloir bien le rappeler au souvenir
du roi et de madame de Maintenon; il lui annonce qu'il compose une ode,
qu'il _y hasarde des choses fort neuves, jusqu'a parler de la plume
blanche que le roi a sur son chapeau_; les jours de verve, il reve et
recite aux echos de ses bois cette terrible Ode sur la prise de Namur.
Ce qu'il fait de mieux, c'est assurement une ingenieuse _epitre a
Antoine_: encore ce bon jardinier y est-il transforme en _gouverneur_ du
jardin; il ne _plante_ pas, mais _dirige_ l'if et le _chevre-feuil_, et
_exerce_ sur les espaliers _l'art de la Quintinie_; il y avait meme
a Auteuil du Versailles. Cependant Boileau vieillit, ses infirmites
augmentent, ses amis meurent: La Fontaine et Racine lui sont enleves.
Disons, a la louange de l'homme bon, dont en ce moment nous jugeons le
talent avec une attention severe, disons qu'il fut sensible a l'amitie
plus qu'a toute autre affection. Dans une lettre, datee de 1695 et
adressee a M. de Maucroix au sujet de la mort de La Fontaine, on lit ce
passage, le seul touchant peut-etre que presente la correspondance de
Boileau: "Il me semble, monsieur, que voila une longue lettre. Mais
quoi? le loisir que je me suis trouve aujourd'hui a Auteuil m'a comme
transporte a Reims, ou je me suis imagine que je vous entretenois dans
votre jardin, et que je vous revoyois encore comme autrefois, avec tous
ces chers amis que nous avons perdus, et qui ont disparu velut somnium
surgentis." Aux infirmites de l'age se joignirent encore un proces
desagreable a soutenir, et le sentiment des malheurs publics. Boileau,
depuis la mort de Racine, ne remit pas les pieds a Versailles; il
jugeait tristement les choses et les hommes; et meme, en matiere de
gout, la decadence lui paraissait si rapide, qu'il allait jusqu'a
regretter le temps des Bonnecorse et des Pradon. Ce qu'on a peine a
concevoir, c'est qu'il vendit sur ses derniers jours sa maison d'Auteuil
et qu'il vint mourir, en 1711, au cloitre Notre-Dame, chez le chanoine
Lenoir, son confesseur. Le principal motif fut la piete sans doute,
comme le dit le Necrologe de Port-Royal; mais l'economie y entra aussi
pour quelque chose, car il ne haissait pas l'argent[4]. La vieillesse
du poete historiographe ne fut pas moins triste et morose que celle du
Monarque.

[Note 4: Cizeron-Rival, d'apres Brossette, _Recreations
litteraires_.]

On doit maintenant, ce nous semble, comprendre notre opinion sur
Boileau. Ce n'est pas du tout un poete, si l'on reserve ce titre aux
etres fortement doues d'imagination et d'ame: son _Lutrin_ toutefois
nous revele un talent capable d'invention, et surtout des beautes
pittoresques de detail. Boileau, selon nous, est un esprit sense et
fin, poli et mordant, peu fecond; d'une agreable brusquerie; religieux
observateur du vrai gout; bon ecrivain en vers; d'une correction
savante, d'un enjouement ingenieux; l'oracle de la cour et des lettres
d'alors; tel qu'il fallait pour plaire a la fois a Patru et a M. de
Bussy, a M. Daguesseau et a madame de Sevigne, a M. Arnauld et a madame
de Maintenon, pour imposer aux jeunes courtisans, pour agreer aux vieux,
pour etre estime de tous honnete homme et d'un merite solide. C'est le
_poete-auteur_, sachant converser et vivre[5], mais veridique, irascible
a l'idee du faux, prenant feu pour le juste, et arrivant quelquefois par
sentiment d'equite litteraire a une sorte d'attendrissement moral et
de rayonnement lumineux, comme dans son Epitre a Racine[6]. Celui-ci
represente tres-bien le cote tendre et passionne de Louis XIV et de sa
cour; Boileau en represente non moins parfaitement la gravite soutenue,
le bon sens probe releve de noblesse, l'ordre decent. La litterature et
la poetique de Boileau sont merveilleusement d'accord avec la religion,
la philosophie, l'economie politique, la strategie et tous les arts du
temps: c'est le meme melange de sens droit et d'insuffisance, de vues
provisoirement justes, mais peu decisives.

[Note 5: Voir l'agreable conversation entre Despreaux, Racine, M.
Daguesseau, l'abbe Renaudot, etc., etc., ecrite par Valincour et
publiee par Adry, a la fin de son edition de la _Princesse de Cleves_
(1807).--Le fait est que Boileau, de bonne heure en possession du
sceptre, passa la tres-grande moitie de sa vie a converser et a tenir
tete a tout venant: "Il est heureux comme un roi (ecrivait Racine,
1698), dans sa solitude ou plutot son hotellerie d'Auteuil. Je l'appelle
ainsi, parce qu'il n'y a point de jour ou il n'y ait quelque nouvel
ecot, et souvent deux ou trois qui ne se connoissent pas trop les uns
les autres. Il est heureux de s'accommoder ainsi de tout le monde; pour
moi, j'aurois cent fois vendu la maison." Ce qui pourtant explique qu'a
la fin Boileau, devenu morose, l'ait vendue.]

[Note 6: "La raison, dit Vauvenargues, n'etait pas en Boileau
distincte du sentiment." Mademoiselle de Meulan (depuis madame Guizot)
ajoute: "C'etait, en effet, jusqu'au fond du coeur que Boileau se
sentait saisi de la raison et de la verite. La raison fut son genie;
c'etait en lui un organe delicat, prompt, irritable, blesse d'un mauvais
sens comme une oreille sensible l'est d'un mauvais son, et se soulevant
comme une partie offensee sitot que quelque chose venait a la choquer."
Cette meme raison si sensible, qui lui inspirait, nous dit-il, des
quinze ans, _la haine_ d'un sot livre, lui faisait _benir_ son siecle
apres _Phedre_.]

Il reforma les vers, mais comme Colbert les finances, comme Pussort le
code, avec des idees de detail. Brossette le comparait a M. Domat qui
restaura la raison dans la jurisprudence. Racine lui ecrivait du camp
pres de Namur: "La verite est que notre tranchee est quelque chose
de prodigieux, embrassant a la fois plusieurs montagnes et plusieurs
vallees avec une infinite de tours et de retours, autant presque qu'il y
a de rues a Paris." Boileau repondait d'Auteuil, en parlant de la Satire
des Femmes qui l'occupait alors: "C'est un ouvrage qui me tue par la
multitude des transitions, qui sont, a mon sens, le plus difficile
chef-d'oeuvre de la poesie." Boileau faisait le vers a la Vauban; les
transitions valent les circonvallations; la grande guerre n'etait pas
encore inventee. Son Epitre sur le passage du Rhin est tout a fait un
tableau de Van der Meulen. On a appele Boileau le janseniste de notre
poesie; _janseniste_ est un peu fort, _gallican_ serait plus vrai. En
effet, la theorie poetique de Boileau ressemble souvent a la theorie
religieuse des eveques de 1682; sage en application, peu consequente aux
principes. C'est surtout dans la querelle des anciens et des modernes et
dans la polemique avec Perrault, que se trahit cette infirmite propre
a la logique du sens commun. Perrault avait reproche a Homere une
multitude de mots bas, et _les mots bas_, selon Longin et Boileau, _sont
autant de marques honteuses qui fletrissent l'expression_. Jaloux de
defendre Homere, Boileau, au lieu d'accueillir bravement la critique
de Perrault et d'en decorer son poete a titre d'eloge, au lieu d'oser
admettre que la cour d'Agamemnon n'etait pas tenue a la meme etiquette
de langage que celle de Louis le Grand, Boileau se rejette sur ce que
Longin, qui reproche des termes bas a plusieurs auteurs et a Herodote en
particulier, ne parle pas d'Homere: preuve evidente que les oeuvres
de ce poete ne renferment point un seul terme bas, et que toutes ses
expressions sont nobles. Mais voila que, dans un petit traite,
Denis d'Halicarnasse, pour montrer que la beaute du style consiste
principalement dans l'arrangement des mots, a cite l'endroit de
l'Odyssee ou, a l'arrivee de Telemaque, les chiens d'Eumee n'aboient
pas et remuent la queue; sur quoi le rheteur ajoute que c'est bien ici
l'arrangement et non le choix des mots qui fait l'agrement; car, dit-il,
la plupart des mots employes sont _tres-vils_ et _tres-bas_. Racine
lit, un jour, cette observation de Denis d'Halicarnasse, et vite il
la communique a Boileau qui niait les termes pretendus vils et bas,
reproches par Perrault a Homere: "J'ai fait reflexion, lui ecrit Racine,
qu'au lieu de dire que le mot d'ane est en grec un mot tres-noble, vous
pourriez vous contenter de dire que c'est un mot qui n'a rien de bas, et
qui est comme celui de cerf, de cheval, de brebis, etc. Ce _tres-noble_
me parait un peu trop fort." C'est la qu'en etaient ces grands hommes
en fait de theorie et de critique litteraire. Un autre jour, il y
eut devant Louis XIV une vive discussion a propos de l'expression
_rebrousser chemin_, que le roi desapprouvait comme basse, et que
condamnaient a l'envi tous les courtisans, et Racine le premier. Boileau
seul, conseille de son bon sens, osa defendre l'expression; mais il la
defendit bien moins comme nette et franche en elle-meme que comme
recue dans le style noble et poli, depuis que Vaugelas et d'Ablancourt
l'avaient employee.

Si de la theorie poetique de Boileau nous passons a l'application qu'il
en fait en ecrivant, il ne nous faudra, pour le juger, que pousser sur
ce point l'idee generale tant de fois enoncee dans cet article. Le style
de Boileau, en effet, est sense, soutenu, elegant et grave; mais cette
gravite va quelquefois jusqu'a la pesanteur, cette elegance jusqu'a la
fatigue, ce bon sens jusqu'a la vulgarite. Boileau, l'un des premiers et
plus instamment que tout autre, introduisit dans les vers la manie des
periphrases, dont nous avons vu sous Delille le grotesque triomphe; car
quel miserable progres de versification, comme dit M. Emile Deschamps,
qu'un logogriphe en huit alexandrins, dont le mot est _chiendent_ ou
_carotte_? "Je me souviens, ecrit Boileau a M. de Maucroix, que M. de La
Fontaine m'a dit plus d'une fois que les deux vers de mes ouvrages qu'il
estimait davantage, c'etaient ceux ou je loue le roi d'avoir etabli la
manufacture des points de France a la place des points de Venise. Les
voici: c'est dans la premiere epitre a Sa Majeste:

  Et nos voisins frustres de ces tributs serviles
  Que payoit a leur art le luxe de nos villes."

Assurement, La Fontaine etait bien humble de preferer ces vers
laborieusement elegants de Boileau a tous les autres; a ce prix, les
siens propres, si francs et si naifs d'expression, n'eussent guere rien
valu. "Croiriez-vous, dit encore Boileau dans la mome lettre en parlant
de sa dixieme Epitre, croiriez-vous qu'un des endroits ou tous ceux a
qui je l'ai recitee se recrient le plus, c'est un endroit qui ne dit
autre chose sinon qu'aujourd'hui que j'ai cinquante-sept ans, je ne dois
plus pretendre a l'approbation publique? cela est dit en quatre vers,
que je veux bien vous ecrire ici, afin que vous me mandiez si vous les
approuvez:

  Mais aujourd'hui qu'enfin la vieillesse venue,
  Sous mes faux cheveux blonds deja toute chenue,
  A jete sur ma tete avec ses doigts pesants
  Onze lustres complets surcharges de deux ans.

"Il me semble que la perruque est assez heureusement frondee dans ces
vers." Cela rappelle cette autre hardiesse avec laquelle dans l'Ode
a Namur, Boileau parle _de la plume blanche que le roi a sur son
chapeau_[7]. En general, Boileau, en ecrivant, attachait trop de prix
aux petites choses: sa theorie du style, celle de Racine lui-meme,
n'etait guere superieure aux idees que professait le bon Rollin. "On ne
m'a pas fort accable d'eloges sur le sonnet de ma parente, ecrit Boileau
a Brossette; cependant, monsieur, oserai-je vous dire que c'est une des
choses de ma facon dont je m'applaudis le plus, et que je ne crois pas
avoir rien dit de plus gracieux que:

  A ses jeux innocents enfant associe,

et

  Rompit de ses beaux jours le fil trop delie,

et

  Fut le premier demon qui m'inspira des vers.

[Note 7: "Il ne s'est jamais vante, comme il est dit dans le
_Boloeana_, d'avoir le premier parle en vers de notre artillerie, et son
dernier commentateur prend une peine fort inutile en rappelant plusieurs
vers d'anciens poetes pour prouver le contraire. La gloire d'avoir parle
le premier du fusil et du canon n'est pas grande. Il se vantoit d'en
avoir le premier parle poetiquement, et par de nobles periphrases."
(RACINE fils, _Memoires_ sur la vie de son pere.)]

"C'est a vous a en juger." Nous estimons ces vers fort bons sans doute,
mais non pas si merveilleux que Boileau semble le croire. Dans une
lettre a Brossette, on lit encore ce curieux passage: "L'autre objection
que vous me faites est sur ce vers de ma Poetique:

  De Styx et d'Acheron peindre les noirs torrents.

Vous croyez que

  Du Styx, de l'Acheron peindre les noirs torrents,

seroit mieux. Permettez-moi de vous dire que vous avez en cela l'oreille
un peu prosaique, et qu'un homme vraiment poete ne me fera jamais cette
difficulte, parce que _de Styx et d'Acheron_ est beaucoup plus soutenu
que _du Styx, de l'Acheron. Sur les bords fameux de Seine et de Loire_
seroit bien plus noble dans un vers, que _sur les bords fameux de la
Seine et de la Loire_. Mais ces agrements sont des mysteres qu'Apollon
n'enseigne qu'a ceux qui sont veritablement inities dans son art."
La remarque est juste, mais l'expression est bien forte. Ou en
serions-nous, bon Dieu! si en ces sortes de choses gisait la poesie avec
tous ses _mysteres_? Chez Boileau, cette timidite du bon sens, deja
signalee, fait que la metaphore est bien souvent douteuse, incoherente,
trop tot arretee et tarie, non pas hardiment logique, tout d'une venue
et comme a pleins bords.

  Le Francois, ne malin, forma le vaudeville,
  Agreable indiscret, qui, conduit par le chant,
  Passe de bouche en bouche et s'accroit en marchant.

Qu'est-ce, je le demande, qu'un _indiscret_ qui _passe de bouche en
bouche_ et _s'accroit en marchant_? Ailleurs Boileau dira:

  Inventez des ressorts qui puissent m'attacher,

comme si l'on _attachait_ avec des _ressorts_; des _ressorts poussent,
mettent en jeu_, mais _n'attachent_ pas. Il appellera Alexandre _ce
fougueux l'Angeli_, comme si l'Angeli, fou de roi, etait reellement
un fou prive de raison; il fera _monter la trop courte beaute sur des
patins_, comme si une _beaute_ pouvait etre _longue_ ou _courte_. Encore
un coup, chez Boileau la metaphore evidemment ne surgit presque jamais
une, entiere, indivisible et tout armee: il la compose, il l'acheve a
plusieurs reprises; il la fabrique avec labeur, et l'on apercoit la
trace des soudures[8]. A cela pres, et nos reserves une fois posees,
personne plus que nous ne rend hommage a cette multitude de traits
fins et solides, de descriptions artistement faites, a cette moquerie
temperee, a ce mordant sans fiel, a cette causerie melee d'agrement et
de serieux, qu'on trouve dans les bonnes pages de Boileau[9]. Il nous
est impossible pourtant de ne pas preferer le style de Regnier ou de
Moliere.

[Note 8: Plus d'une fois, dans la suite de ces volumes, on trouvera
des modifications apportees a cette theorie trop absolue que je donnais
ici de la metaphore. La metaphore, je suis venu a le reconnaitre, n'a
pas besoin, pour etre legitime et belle, d'etre si completement armee de
pied en cap; elle n'a pas besoin d'une rigueur materielle si soutenue
jusque dans le moindre detail. S'adressant a l'esprit et faite avant
tout pour lui figurer l'idee, elle peut sur quelques points laisser
l'idee elle-meme apparaitre dans les intervalles de l'image. Ce defaut
de cuirasse, en fait de metaphore, n'est pas d'un grand inconvenient; il
suffit qu'il n'y ait pas contradiction ni disparate. Quelle que soit
la beaute de l'image employee, l'esprit sait bien que ce n'est qu'une
image, et que c'est a l'idee surtout qu'il a affaire. Il en est de la
perfection metaphorique un peu comme de l'illusion scenique a laquelle
il ne faut pas trop sacrifier dans le sens materiel, puisque l'esprit
n'en est jamais dupe. Il y a meme de l'elegance vraie et du gallicisme
dans l'incomplet de certaines metaphores.]

[Note 9: Dans son eloge de Despreaux (_Hist. de l'Acad. des
Inscript._), M. de Boze a dit tres-judicieusement: "Nous croyons qu'il
est inutile de vouloir donner au public une idee plus particuliere des
Satires de M. Despreaux. Qu'ajouterions-nous a l'idee qu'il en a deja?
Devenues l'appui ou la ressource de la plupart des conversations,
combien de maximes, de proverbes ou de bons mots ont-elles fait naitre
dans notre langue! et de la notre, combien en ont-elles fait passer dans
celle des etrangers! Il y a peu de livres qui aient plus agreablement
exerce la memoire des hommes, et il n'y en a certainement point qu'il
fut aujourd'hui plus aise de restituer, si toutes les copies et toutes
les editions en etoient perdues."]

Que si maintenant on nous oppose qu'il n'etait pas besoin de tant de
detours pour enoncer sur Boileau une opinion si peu neuve et que bien
des gens partagent au fond, nous rappellerons qu'en tout ceci nous
n'avons pretendu rien inventer; que nous avons seulement voulu
rafraichir en notre esprit les idees que le nom de Boileau reveille,
remettre ce celebre personnage en place, dans son siecle, avec ses
merites et ses imperfections, et revoir sans prejuges, de pres a la fois
et a distance, le correct, l'elegant, l'ingenieux redacteur d'un code
poetique abroge.

Avril 1829.



Comme correctif a cet article critique, on demande la permission
d'inserer ici la piece de vers suivante, qui est posterieure de pres de
quinze ans. A ceux qui l'accuseraient encore d'avoir jete la pierre aux
statues de Racine et de Boileau, l'auteur, pour toute reponse, a droit
maintenant de faire remarquer qu'en ecrivant _les Larmes de Racine_ et
_la Fontaine de Boileau_, il a temoigne, tres-incompletement sans doute,
de son admiration sincere pour ces deux poetes, mais qu'en cela meme il
a donne bien autant de gages peut-etre que ne l'ont fait certains de ses
accusateurs.



LA FONTAINE DE BOILEAU[10]

[Note 10: Il est indispensable, en lisant la piece qui suit, d'avoir
presente a la memoire l'Epitre VI de Boileau a M. de Lamoignon, dans
laquelle il parle de Baville et de la vie qu'on y mene.]

EPITRE

A MADAME LA COMTESSE MOLE.

  Dans les jours d'autrefois qui n'a chante Baville?
  Quand septembre apparu delivrait de la ville
  Le grave Parlement assis depuis dix mois,
  Baville se peuplait des hotes de son choix,
  Et, pour mieux animer son illustre retraite,
  Lamoignon conviait et savant et poete.
  Guy Patin accourait, et d'un eclat soudain
  Faisait rire l'echo jusqu'au bout du jardin,
  Soit que, du vieux Senat l'ame tout occupee,
  Il poignardat Cesar en proclamant Pompee,
  Soit que de l'antimoine il contat quelque tour.
  Huet, d'un ton discret et plus fait a la cour,
  Sans zele et passion causait de toute chose,
  Des enfants de Japhet, ou meme d'une rose.
  Deja plein du sujet qu'il allait meditant,
  Rapin[11] vantait le parc et celebrait l'etang.
  Mais voici Despreaux, amenant sur ses traces
  L'agrement serieux, l'a-propos et les graces.

  O toi dont, un seul jour, j'osai nier la loi,
  Veux-tu bien, Despreaux, que je parle de toi,
  Que j'en parle avec gout, avec respect supreme,
  Et comme t'ayant vu dans ce cadre qui t'aime!

  Fier de suivre a mon tour des hotes dont le nom
  N'a rien qui cede en gloire au nom de Lamoignon,
  J'ai visite les lieux, et la tour, et l'allee
  Ou des facheux ta muse epiait la volee;
  Le berceau plus couvert qui recueillait tes pas;
  La fontaine surtout, chere au vallon d'en bas,
  La fontaine en tes vers _Polycrene_ epanchee,
  Que le vieux villageois nomme aussi _la Rachee_[12],
  Mais que plus volontiers, pour ennoblir son eau,
  Chacun salue encor _Fontaine de Boileau_.
  Par un des beaux matins des premiers jours d'automne,
  Le long de ces coteaux qu'un bois leger couronne,
  Nous allions, repassant par ton meme chemin
  Et le reconnaissant, ton Epitre a la main.
  Moi, comme un converti, plus devot a ta gloire.
  Epris du flot sacre, je me disais d'y boire:
  Mais, helas! ce jour-la, les simples gens du lieu
  Avaient fait un lavoir de la source du dieu,
  Et de femmes, d'enfants, tout un cercle a la ronde
  Occupaient la naiade et m'en alteraient l'onde.
  Mes guides cependant, d'une commune voix,
  Regrettaient le bouquet des ormes d'autrefois,
  Hautes cimes longtemps a l'entour respectees,
  Qu'un dernier possesseur a terre avait jetees.
  Malheur a qui, docile au cupide interet,
  Deshonore le front d'une antique foret,
  Ou depouille a plaisir la colline prochaine!
  Trois fois malheur, si c'est au bord d'une fontaine!

  Etait-ce donc presage, o noble Despreaux,
  Que la hache tombant sur ces arbres si beaux
  Et ravageant l'ombrage ou s'egaya ta muse?
  Est-ce que des talents aussi la gloire s'use,
  Et que, reverdissant en plus d'une saison,
  On finit, a son tour, par joncher le gazon,
  Par tomber de vieillesse, ou de chute plus rude,
  Sous les coups des neveux dans leur ingratitude?
  Ceux surtout dont le lot, moins fait pour l'avenir.
  Fut d'enseigner leur siecle et de le maintenir,
  De lui marquer du doigt la limite tracee,
  De lui dire ou le gout moderait la pensee,
  Ou s'arretait a point l'art dans le naturel,
  Et la dose de sens, d'agrement et de sel,
  Ces talents-la, si vrais, pourtant plus que les autres
  Sont sujets aux rebuts des temps comme les notres,
  Bruyants, emancipes, prompts aux neuves douceurs,
  Grands ecoliers riant de leurs vieux professeurs.
  Si le meme conseil preside aux beaux ouvrages,
  La forme du talent varie avec les ages,
  Et c'est un nouvel art que dans le gout present
  D'offrir l'eternel fond antique et renaissant.
  Tu l'aurais su, Boileau! Toi dont la ferme idee
  Fut toujours de justesse et d'a-propos guidee,
  Qui d'abord epuras le beau regne ou tu vins,
  Comment aurais-tu fait dans nos jours incertains?
  J'aime ces questions, cette vue inquiete,
  Audace du critique et presque du poete.
  Prudent roi des rimeurs, il t'aurait bien fallu
  Sortir chez nous du cercle ou ta raison s'est plu.
  Tout poete aujourd'hui vise au parlementaire;
  Apres qu'il a chante, nul ne saura se taire:
  Il parlera sur tout, sur vingt sujets au choix;
  Son gosier le chatouille et veut lancer sa voix.
  Il faudrait bien les suivre, o Boileau, pour leur dire
  Qu'ils egarent le souffle ou leur doux chant s'inspire,
  Et qui differe tant, meme en plein carrefour,
  Du son rauque et menteur des trompettes du jour.

  Dans l'epoque, a la fois magnifique et decente,
  Qui comprit et qu'aida ta parole puissante,
  Le vrai gout dominant, sur quelques points borne,
  Chassait du moins le faux autre part confine;
  Celui-ci hors du centre usait ses represailles;
  Il n'aurait affronte Chantilly ni Versailles,
  Et, s'il l'avait ose, son impudent essor
  Se fut brise du coup sur le balustre d'or.
  Pour nous, c'est autrement: par un confus melange
  Le bien s'allie au faux, et le tribun a l'ange.
  Les Pradons seuls d'alors visaient au Scudery:
  Lequel de nos meilleurs peut s'en croire a l'abri?
  Tous cadres sont rompus; plus d'obstacle qui compte;
  L'esprit descend, dit-on:--la sottise remonte;
  Tel meme qu'on admire en a sa goutte au front,
  Tel autre en a sa douche, et l'autre nage au fond.
  Comment tout demeler, tout denoncer, tout suivre,
  Aller droit a l'auteur sous le masque du livre,
  Dire la clef secrete, et, sans rien diffamer,
  Piquer pourtant le vice et bien haut le nommer?
  Voila, cher Despreaux, voila sur toute chose
  Ce qu'en songeant a toi souvent je me propose,
  Et j'en espere un peu mes doutes eclaircis
  En m'asseyant moi-meme aux bords ou tu t'assis.
  Sous ces noms de Cotins que ta malice fronde,
  J'aime a te voir d'ici parlant de notre monde
  A quelque Lamoignon qui garde encor ta loi:
  Qu'auriez-vous dit de nous, Royer-Collard et toi?

  Mais aujourd'hui laissons tout sujet de satire;
  A Baville aussi bien on t'en eut vu sourire,
  Et tu tachais plutot d'en detourner le cours,
  Avide d'ennoblir tes tranquilles discours,
  De chercher, tu l'as dit, sous quelque frais ombrage,
  Comme en un Tusculum, les entretiens du sage,
  Un concert de vertu, d'eloquence et d'honneur,
  Et quel vrai but conduit l'honnete homme au bonheur.

  Ainsi donc, ce jour-la, venant de ta fontaine,
  Nous suivions au retour les coteaux et la plaine,
  Nous foulions lentement ces doux pres arroses,
  Nous perdions le sentier dans les endroits boises,
  Puis sa trace fuyait sous l'herbe epaisse et vive:
  Est-ce bien ce cote? n'est-ce pas l'autre rive?
  A trop presser son doute, on se trompe souvent;
  Le plus simple est d'aller. Ce moulin par devant
  Nous barre le chemin; un vieux pont nous invite,
  Et sa planche en ployant nous dit de passer vite:
  On s'effraie et l'on passe, on rit de ses terreurs;
  Ce ruisseau sinueux a d'aimables erreurs.
  Et riant, conversant de rien, de toute chose,
  Retenant la pensee au calme qui repose,
  On voyait le soleil vers le couchant rougir,
  Des saules _non plantes_ les ombres s'elargir,
  Et sous les longs rayons de cette heure plus sure
  S'eclairer les vergers en salles de verdure,
  Jusqu'a ce que, tournant par un dernier coteau,
  Nous eumes retrouve la route du chateau,
  Ou d'abord, en entrant, la pelouse apparue
  Nous offrit du plus loin une enfant accourue[13],
  Jeune fille demain en sa tendre saison,
  Orgueil et cher appui de l'antique maison,
  Fleur de tout un passe majestueux et grave,
  Rejeton precieux ou plus d'un nom se grave,
  Qui refait l'esperance et les fraiches couleurs,
  Qui sait les souvenirs et non pas les douleurs,
  Et dont, chaque matin, l'heureuse et blonde tete,
  Apres les jours charges de gloire et de tempete,
  Porte legerement tout ce poids des aieux,
  Et court sur le gazon, le vent dans ses cheveux.

Au chateau du Marais, ce 22 aout 1843.


[Note 11: Auteur du poeme latin des _Jardins_: voir au livre III un
morceau sur Baville, et deux odes latines du meme. Voir aussi Huet,
_Poesies_ latines et _Memoires_.]

[Note 12: Une _rachee_: on appelle ainsi les rejetons nes de la
racine apres qu'on a coupe le tronc. Les ormes qui ombrageaient
autrefois la fontaine avaient probablement ete coupes pour repousser en
_rachee_: de la le nom.]

[Note 13: Mademoiselle de Champlatreux, depuis duchesse d'Ayen.]

Pour completer enfin la serie de mes _retractations_ ou _retouches_ sur
Despreaux, je me permettrai d'indiquer ce que j'en ai dit au tome VI des
_Causeries du Lundi_ et qui a ete reproduit en tete d'une edition meme
de Boileau; et puis encore le chapitre a lui consacre au tome V de
_Port-Royal_. Etes-vous content? et pour le coup en est-ce assez?



PIERRE CORNEILLE

En fait de critique et d'histoire litteraire, il n'est point, ce me
semble, de lecture plus recreante, plus delectable, et a la fois plus
feconde en enseignements de toute espece, que les biographies bien
faites des grands hommes: non pas ces biographies minces et seches, ces
notices exigues et precieuses, ou l'ecrivain a la pensee de briller,
et dont chaque paragraphe est effile en epigramme; mais de larges,
copieuses, et parfois meme diffuses histoires de l'homme et de ses
oeuvres: entrer en son auteur, s'y installer, le produire sous ses
aspects divers; le faire vivre, se mouvoir et parler, comme il a du
faire; le suivre en son interieur et dans ses moeurs domestiques aussi
avant que l'on peut; le rattacher par tous les cotes a cette terre, a
cette existence reelle, a ces habitudes de chaque jour, dont les grands
hommes ne dependent pas moins que nous autres, fond veritable sur lequel
ils ont pied, d'ou ils partent pour s'elever quelque temps, et ou ils
retombent sans cesse. Les Allemands et les Anglais, avec leur caractere
complexe d'analyse et de poesie, s'entendent et se plaisent fort a ces
excellents livres. Walter Scott declare, pour son compte, qu'il ne sait
point de plus interessant ouvrage en toute la litterature anglaise que
l'histoire du docteur Johnson par Boswell. En France, nous commencons
aussi a estimer et a reclamer ces sortes d'etudes. De nos jours, les
grands hommes dans les lettres, quand bien meme, par leurs memoires
ou leurs confessions poetiques, ils seraient moins empresses d'aller
au-devant des revelations personnelles, pourraient encore mourir, fort
certains de ne point manquer apres eux de demonstrateurs, d'analystes et
de biographes. Il n'en a pas ete toujours ainsi; et lorsque nous venons
a nous enquerir de la vie, surtout de l'enfance et des debuts de nos
grands ecrivains et poetes du dix-septieme siecle, c'est a grand'peine
que nous decouvrons quelques traditions peu authentiques, quelques
anecdotes douteuses, dispersees dans les _Ana_. La litterature et la
poesie d'alors etaient peu personnelles; les auteurs n'entretenaient
guere le public de leurs propres sentiments ni de leurs propres
affaires; les biographes s'etaient imagine, je ne sais pourquoi, que
l'histoire d'un ecrivain etait tout entiere dans ses ecrits, et leur
critique superficielle ne poussait pas jusqu'a l'homme au fond du poete.
D'ailleurs, comme en ce temps les reputations etaient lentes a se faire,
et qu'on n'arrivait que tard a la celebrite, ce n'etait que bien
plus tard encore, et dans la vieillesse du grand homme, que quelque
admirateur empresse de son genie, un Brossette, un Monchesnay, s'avisait
de penser a sa biographie; ou encore cet historien etait quelque parent
pieux et devoue, mais trop jeune pour avoir bien connu la jeunesse de
son auteur, comme Fontenelle pour Corneille, et Louis Racine pour son
pere. De la, dans l'histoire de Corneille par son neveu, dans celle de
Racine par son fils, mille ignorances, mille inexactitudes qui sautent
aux yeux, et en particulier une legerete courante sur les premieres
annees litteraires, qui sont pourtant les plus decisives.

Lorsqu'on ne commence a connaitre un grand homme que dans le fort de sa
gloire, on ne s'imagine pas qu'il ait jamais pu s'en passer, et la chose
nous parait si simple, que souvent on ne s'inquiete pas le moins du
monde de s'expliquer comment cela est advenu; de meme que, lorsqu'on le
connait des l'abord et avant son eclat, on ne soupconne pas d'ordinaire
ce qu'il devra etre un jour: on vit aupres de lui sans songer a le
regarder, et l'on neglige sur son compte ce qu'il importerait le plus
d'en savoir. Les grands hommes eux-memes contribuent souvent a fortifier
cette double illusion par leur facon d'agir: jeunes, inconnus, obscurs,
ils s'effacent, se taisent, eludent l'attention et n'affectent aucun
rang, parce qu'ils n'en veulent qu'un, et que, pour y mettre la main, le
temps n'est pas mur encore; plus tard, salues de tous et glorieux, ils
rejettent dans l'ombre leurs commencements, d'ordinaire rudes et amers;
ils ne racontent pas volontiers leur propre formation, pas plus que le
Nil n'etale ses sources. Or, cependant, le point essentiel dans une vie
de grand ecrivain, de grand poete, est celui-ci: saisir, embrasser et
analyser tout l'homme au moment ou, par un concours plus ou moins
lent ou facile, son genie, son education et les circonstances se sont
accordes de telle sorte, qu'il ait enfante son premier chef-d'oeuvre. Si
vous comprenez le poete a ce moment critique, si vous denouez ce noeud
auquel tout en lui se liera desormais, si vous trouvez, pour ainsi dire,
la clef de cet anneau mysterieux, moitie de fer, moitie de diamant, qui
rattache sa seconde existence, radieuse, eblouissante et solennelle, a
son existence premiere, obscure, refoulee, solitaire, et dont plus d'une
fois il voudrait devorer la memoire, alors on peut dire de vous que vous
possedez a fond et que vous savez votre poete; vous avez franchi avec
lui les regions tenebreuses, comme Dante avec Virgile; vous etes dignes
de l'accompagner sans fatigue et comme de plain-pied a travers ses
autres merveilles. De _Rene_ au dernier ouvrage de M. de Chateaubriand,
des premieres _Meditations_ a tout ce que pourra creer jamais M.
de Lamartine, d'_Andromaque_ a _Athalie_, du _Cid_ a _Nicomede_,
l'initiation est facile: on tient a la main le fil conducteur, il ne
s'agit plus que de le derouler. C'est un beau moment pour le critique
comme pour le poete que celui ou l'un et l'autre peuvent, chacun dans un
juste sens, s'ecrier avec cet ancien: _Je l'ai trouve!_ Le poete trouve
la region ou son genie peut vivre et se deployer desormais; le critique
trouve l'instinct et la loi de ce genie. Si le statuaire, qui est aussi
a sa facon un magnifique biographe, et qui fixe en marbre aux yeux
l'idee du poete, pouvait toujours choisir l'instant ou le poete se
ressemble le plus a lui-meme, nul doute qu'il ne le saisit au jour et a
l'heure ou le premier rayon de gloire vient illuminer ce front puissant
et sombre. A cette epoque unique dans la vie, le genie, qui, depuis
quelque temps adulte et viril, habitait avec inquietude, avec tristesse,
en sa conscience, et qui avait peine a s'empecher d'eclater, est tout
d'un coup tire de lui-meme au bruit des acclamations, et s'epanouit a
l'aurore d'un triomphe. Avec les annees, il deviendra peut-etre
plus calme, plus repose, plus mur; mais aussi il perdra en naivete
d'expression, et se fera un voile qu'on devra percer pour arriver a lui:
la fraicheur du sentiment intime se sera effacee de son front; l'ame
prendra garde de s'y trahir: une contenance plus etudiee ou du moins
plus machinale aura remplace la premiere attitude si libre et si vive.
Or, ce que le statuaire ferait s'il le pouvait, le critique biographe,
qui a sous la main toute la vie et tous les instants de son auteur, doit
a plus forte raison le faire; il doit realiser par son analyse sagace et
penetrante ce que l'artiste figurerait divinement sous forme de symbole.
La statue une fois debout, le type une fois decouvert et exprime, il
n'aura plus qu'a le reproduire avec de legeres modifications dans les
developpements successifs de la vie du poete, comme en une serie de
bas-reliefs. Je ne sais si toute cette theorie, mi-partie poetique et
mi-partie critique, est fort claire; mais je la crois fort vraie, et
tant que les biographes des grands poetes ne l'auront pas presente a
l'esprit, ils feront des livres utiles, exacts, estimables sans doute,
mais non des oeuvres de haute critique et d'art; ils rassembleront
des anecdotes, determineront des dates, exposeront des querelles
litteraires: ce sera l'affaire du lecteur d'en faire jaillir le sens et
d'y souffler la vie; ils seront des chroniqueurs, non des statuaires;
ils tiendront les registres du temple, et ne seront pas les pretres du
dieu.

Cela pose, nous nous garderons d'en faire une severe application a
l'ouvrage plein de recherches et de faits que vient de publier M.
Taschereau sur Pierre Corneille[14]. Dans cette histoire, aussi bien que
dans celle de Moliere, M. Taschereau a eu pour but de recueillir et
de lier tout ce qui nous est reste de traditions sur la vie de ces
illustres auteurs, de fixer la chronologie de leurs pieces, et de
raconter les debats dont elles furent l'occasion et le sujet. Il renonce
assez volontiers a la pretention litteraire de juger les oeuvres,
de caracteriser le talent, et s'en tient d'ordinaire la-dessus aux
conclusions que le temps et le gout ont consacrees. Quand les faits sont
clair-semes ou manquent, ce qui arrive quelquefois, il ne s'efforce
point d'y suppleer par les suppositions circonspectes et les inductions
legitimes d'une critique sagement conjecturale; mais il passe outre,
et s'empresse d'arriver a des faits nouveaux: de la chez lui des
intervalles et des lacunes que l'esprit du lecteur est involontairement
provoque a combler. Les vies completes, poetiques, pittoresques,
_vivantes_ en un mot, de Corneille et de Moliere, restent a faire;
mais a M. Taschereau appartient l'honneur solide d'en avoir, avec une
scrupuleuse erudition, amasse, prepare, numerote en quelque sorte, les
materiaux longtemps epars. Pour nous, dans le petit nombre d'idees que
nous essaierons d'avancer sur Corneille, nous confessons devoir beaucoup
au travail de son biographe; c'est bien souvent la lecture de son livre
qui nous les a suggerees.

[Note 14: Ce morceau a ete ecrit a l'occasion de l'_Histoire de la
Vie et des Ouvrages de Pierre Corneille_, par M. Jules Taschereau.]

L'etat general de la litterature au moment ou un nouvel auteur y debute,
l'education particuliere qu'a recue cet auteur, et le genie propre que
lui a departi la nature, voila trois influences qu'il importe de
demeler dans son premier chef-d'oeuvre pour faire a chacune sa part, et
determiner nettement ce qui revient de droit au pur genie. Or, quand
Corneille, ne en 1606, parvint a l'age ou la poesie et le theatre durent
commencer a l'occuper, vers 1624, a voir les choses en gros, d'un peu
loin, et comme il les vit d'abord du fond de sa province, trois grands
noms de poetes, aujourd'hui fort inegalement celebres, lui apparurent
avant tous les autres, savoir: Ronsard, Malherbe et Theophile. Ronsard,
mort depuis longtemps, mais encore en possession d'une renommee immense,
et representant la poesie du siecle expire; Malherbe vivant, mais deja
vieux, ouvrant la poesie du nouveau siecle, et place a cote de Ronsard
par ceux qui ne regardaient pas de si pres aux details des querelles
litteraires; Theophile enfin, jeune, aventureux, ardent, et par l'eclat
de ses debuts semblant promettre d'egaler ses devanciers dans un
prochain avenir. Quant au theatre, il etait occupe depuis vingt ans par
un seul homme, Alexandre Hardy, auteur de troupe, qui ne signait meme
pas ses pieces sur l'affiche, tant il etait notoirement le _poete
dramatique_ par excellence. Sa dictature allait cesser, il est vrai;
Theophile, par sa tragedie de _Pyrame et Thisbe_, y avait deja porte
coup; Mairet, Rotrou, Scudery, etaient pres d'arriver a la scene. Mais
toutes ces reputations a peine naissantes, qui faisaient l'entretien
precieux des ruelles a la mode, cette foule de beaux esprits de second
et de troisieme ordre, qui fourmillaient autour de Malherbe, au-dessous
de Maynard et de Racan, etaient perdus pour le jeune Corneille, qui
vivait a Rouen, et de la n'entendait que les grands eclats de la rumeur
publique. Ronsard, Malherbe, Theophile et Hardy, composaient donc a peu
pres sa litterature moderne. Eleve d'ailleurs au college des jesuites,
il y avait puise une connaissance suffisante de l'antiquite; mais les
etudes du barreau, auquel on le destinait, et qui le menerent jusqu'a sa
vingt et unieme annee, en 1627, durent retarder le developpement de ses
gouts poetiques. Pourtant il devint amoureux; et, sans admettre ici
l'anecdote invraisemblable racontee par Fontenelle, et surtout sa
conclusion spirituellement ridicule, que c'est a cet amour qu'on doit
le grand Corneille, il est certain, de l'aveu meme de notre auteur, que
cette premiere passion lui donna l'eveil et lui apprit a rimer. Il ne
nous semble meme pas impossible que quelque circonstance particuliere
de son aventure l'ait excite a composer _Melite_, quoiqu'on ait peine a
voir quel role il y pourrait jouer. L'objet de sa passion etait, a ce
qu'on rapporte, une demoiselle de Rouen, qui devint madame Du Pont en
epousant un maitre des comptes de cette ville. Parfaitement belle et
spirituelle, connue de Corneille depuis l'enfance, il ne parait pas
qu'elle ait jamais repondu a son amour respectueux autrement que par une
indulgente amitie. Elle recevait ses vers, lui en demandait quelquefois;
mais le genie croissant du poete se contenait mal dans les madrigaux,
les sonnets et les pieces galantes par lesquels il avait commence. Il
s'y trouvait _en prison_, et sentait que _pour produire il avait besoin
de la clef des champs. Cent vers lui coutaient moins_, disait-il, _que
deux mots de chanson_. Le theatre le tentait; les conseils de sa dame
contribuerent sans doute a l'y encourager. Il fit _Melite_, qu'il envoya
au vieux dramaturge Hardy. Celui-ci la trouva _une assez jolie farce_,
et le jeune avocat de vingt-trois ans partit de Rouen pour Paris, en
1629, pour assister au succes de sa piece.

Le fait principal de ces premieres annees de la vie de Corneille est
sans contredit sa passion, et le caractere original de l'homme s'y
revele deja. Simple, candide, embarrasse et timide en paroles; assez
gauche, mais fort sincere et respectueux en amour, Corneille adore
une femme aupres de laquelle il echoue, et qui, apres lui avoir donne
quelque espoir, en epouse un autre. Il nous parle lui-meme d'un malheur
qui a rompu le cours de leurs affections; mais le mauvais succes ne
l'aigrit pas contre sa _belle inhumaine_, comme il l'appelle:

  Je me trouve toujours en etat de l'aimer;
  Je me sens tout emu quand je l'entends nommer;
  . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . .
  Et, toute mon amour en elle consommee,
  Je ne vois rien d'aimable apres l'avoir aimee.
  Aussi n'aime-je rien; et nul objet vainqueur
  N'a possede depuis ma veine ni mon coeur.

Ce n'est que quinze ans apres, que ce triste et doux souvenir, gardien
de sa jeunesse, s'affaiblit assez chez lui pour lui permettre d'epouser
une autre femme; et alors il commence une vie bourgeoise et de menage,
dont nul ecart ne le distraira au milieu des licences du monde comique
auquel il se trouve forcement mele. Je ne sais si je m'abuse, mais je
crois deja voir en cette nature sensible, resignee et sobre, une naivete
attendrissante qui me rappelle le bon Ducis et ses amours, une vertueuse
gaucherie pleine de droiture et de candeur comme je l'aime dans le
vicaire de Wakefield; et je me plais d'autant plus a y voir ou, si l'on
veut, a y rever tout cela, que j'apercois le genie la-dessous, et qu'il
s'agit du grand Corneille[15].

[Note 15: On ne s'avise guere d'aller chercher dans les poesies
diverses de Corneille les stances suivantes que M. Lebrun, l'auteur de
_Marie Stuart_, sait reciter et faire valoir a merveille. On y surprend
le vieux Corneille, un peu amoureux, mais encore plus glorieux et
grondeur:

  STANCES.

  Marquise, si mon visage
  A quelques traits un peu vieux,
  Souvenez-vous qu'a mon age
  Vous ne vaudrez guere mieux.

  Le temps aux plus belles choses
  Se plait a faire un affront,
  Et saura faner vos roses
  Comme il a ride mon front.

  Le meme cours des planetes
  Regle nos jours et nos nuits:
  On m'a vu ce que vous etes,
  Vous serez ce que je suis.

  Cependant j'ai quelques charmes
  Qui sont assez eclatants
  Pour n'avoir pas trop d'alarmes
  De ces ravages du temps.

  Vous en avez qu'on adore;
  Mais ceux que vous meprisez
  Pourroient bien durer encore
  Quand ceux-la seront uses.

  Ils pourroient sauver la gloire
  Des yeux qui me semblent doux,
  Et dans mille ans faire croire
  Ce qu'il me plaira de vous.

  Chez cette race nouvelle
  Ou j'aurai quelque credit
  Vous ne passerez pour belle
  Qu'autant que je l'aurai dit.

  Pensez-y, belle marquise,
  Quoiqu'un grison fasse effroi,
  Il vaut bien qu'on le courtise,
  Quand il est fait comme moi.

Que dites-vous de ce ton? comme il est heroique encore! Malherbe seul
et Corneille peuvent s'en permettre un pareil. Don Diegue, s'il avait
affaire a une coquette, ne parlerait pas autrement.]

Depuis 1620, epoque ou Corneille vint pour la premiere fois a Paris,
jusqu'en 1636, ou il fit representer _le Cid_, il acheva reellement son
education litteraire, qui n'avait ete qu'ebauchee en province. Il se mit
en relation avec les beaux esprits et les poetes du temps, surtout avec
ceux de son age, Mairet, Scudery, Rotrou: il apprit ce qu'il avait
ignore jusque-la, que Ronsard etait un peu passe de mode, et que
Malherbe, mort depuis un an, l'avait detrone dans l'opinion; que
Theophile, mort aussi, ne laissait qu'une memoire equivoque et avait
decu les esperances, que le theatre s'ennoblissait et s'epurait par
les soins du cardinal-duc; que Hardy n'en etait plus a beaucoup pres
l'unique soutien, et qu'a son grand deplaisir une troupe de jeunes
rivaux le jugeaient assez lestement et se disputaient son heritage.
Corneille apprit surtout qu'il y avait des regles dont il ne s'etait
pas doute a Rouen, et qui agitaient vivement les cervelles a Paris: de
rester durant les cinq actes au meme lieu ou d'en sortir, d'etre ou
de n'etre pas dans les vingt-quatre heures, etc. Les savants et les
reguliers faisaient a ce sujet la guerre aux deregles et aux ignorants.
Mairet tenait pour; Claveret se declarait contre: Rotrou s'en souciait
peu; Scudery en discourait emphatiquement. Dans les diverses pieces
qu'il composa en cet espace de cinq annees, Corneille s'attacha a
connaitre a fond les habitudes du theatre et a consulter le gout du
public; nous n'essaierons pas de le suivre dans ces tatonnements. Il
fut vite agree de la ville et de la cour; le cardinal le remarqua et se
l'attacha comme un des cinq auteurs; ses camarades le cherissaient et
l'exaltaient a l'envi. Mais il contracta en particulier avec Rotrou une
de ces amities si rares dans les lettres, et que nul esprit de rivalite
ne put jamais refroidir. Moins age que Corneille, Rotrou l'avait
pourtant precede au theatre, et, au debut, l'avait aide de quelques
conseils. Corneille s'en montra reconnaissant au point de donner a
son jeune ami le nom touchant de _pere_; et certes s'il nous fallait
indiquer, dans cette periode de sa vie, le trait le plus caracteristique
de son genie et de son ame, nous dirions que ce fut cette amitie
tendrement filiale pour l'honnete Rotrou, comme, dans la periode
precedente, c'avait ete son pur et respectueux amour pour la femme dont
nous avons parle. Il y avait la-dedans, selon nous, plus de presage de
grandeur sublime que dans _Melite, Clitandre, la Veuve, la Galerie du
Palais, la Suivante, la Place Royale, l'Illusion,_ et pour le moins
autant que dans _Medee_.

Cependant Corneille faisait de frequentes excursions a Rouen. Dans
l'un de ces voyages, il visita un M. de Chalons, ancien secretaire des
commandements de la reine-mere, qui s'y etait retire dans sa vieillesse:
"Monsieur, lui dit le vieillard apres les premieres felicitations, le
genre de comique que vous embrassez ne peut vous procurer qu'une gloire
passagere. Vous trouverez dans les Espagnols des sujets qui, traites
dans notre gout par des mains comme les votres, produiraient de grands
effets. Apprenez leur langue, elle est aisee; je m'offre de vous montrer
ce que j'en sais, et, jusqu'a ce que vous soyez en etat de lire par
vous-meme, de vous traduire quelques endroits de Guillen de Castro." Ce
fut une bonne fortune pour Corneille que cette rencontre; et des qu'il
eut mis le pied sur cette noble poesie d'Espagne, il s'y sentit a l'aise
comme en une patrie. Genie loyal, plein d'honneur et de moralite,
marchant la tete haute, il devait se prendre d'une affection soudaine
et profonde pour les heros chevaleresques de cette brave nation. Son
impetueuse chaleur de coeur, sa sincerite d'enfant, son devouement
inviolable en amitie, sa melancolique resignation en amour, sa religion
du devoir, son caractere tout en dehors, naivement grave et sentencieux,
beau de fierte et de prud'homie, tout le disposait fortement au genre
espagnol; il l'embrassa avec ferveur, l'accommoda, sans trop s'en
rendre compte, au gout de sa nation et de son siecle, et s'y crea une
originalite unique au milieu de toutes les imitations banales qu'on en
faisait autour de lui. Ici, plus de tatonnements ni de marche lentement
progressive, comme dans ses precedentes comedies. Aveugle et rapide en
son instinct, il porte du premier coup la main au sublime, au glorieux,
au pathetique, comme a des choses familieres, et les produit en
un langage superbe et simple que tout le monde comprend, et qui
n'appartient qu'a lui[16]. Au sortir de la premiere representation du
_Cid_, notre theatre est veritablement fonde; la France possede tout
entier le grand Corneille; et le poete triomphant, qui, a l'exemple de
ses heros, parle hautement de lui-meme comme il en pense, a droit de
s'ecrier, sans peur de dementi, aux applaudissements de ses admirateurs
et au desespoir de ses envieux:

  Je sais ce que je vaux, et crois ce qu'on m'en dit.
  Pour me faire admirer je ne fais point de ligue;
  J'ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue;
  Et mon ambition, pour faire un peu de bruit,
  Ne les va point queter de reduit en reduit.
  Mon travail, sans appui, monte sur le theatre;
  Chacun en liberte l'y blame ou l'idolatre.
  La, sans que mes amis prechent leurs sentiments,
  J'arrache quelquefois des applaudissements;
  La, content du succes que le merite donne,
  Par d'illustres avis je n'eblouis personne.
  Je satisfais ensemble et peuple et courtisans,
  Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans;
  Par leur seule beaute ma plume est estimee;
  Je ne dois qu'a moi seul toute ma renommee,
  Et pense toutefois n'avoir point de rival
  A qui je fasse tort en le traitant d'egal[17].

[Note 16: J'insiste sur le style; le fond du _Cid_ est tout pris
a l'espagnol. M. Fauriel, dans une lecon, comparant les deux _Cids,_
remarquait, comme difference, l'abrege frequent, rapide, que Corneille
avait fait des scenes plus developpees de l'original: "Chez Corneille,
ajoutait-il, on dirait que tous les personnages _travaillent a l'heure_,
tant ils sont presses de faire le plus de choses dans le moins de
temps!" Corneille sentait son public francais.]

[Note 17: Il sent bien qu'il va un peu loin et s'en excuse:

  Nous nous aimons un peu, c'est notre faible a tous.
  Le prix que nous valons, qui le sait mieux que nous?

Ceci devient malin; on croirait que c'est du La Fontaine.]


L'eclatant succes du _Cid_ et l'orgueil bien legitime qu'en ressentit et
qu'en temoigna Corneille souleverent contre lui tous ses rivaux de
la veille et tous les auteurs de tragedies, depuis Claveret jusqu'a
Richelieu. Nous n'insisterons pas ici sur les details de cette
querelle, qui est un des endroits les mieux eclaircis de notre histoire
litteraire. L'effet que produisit sur le poete ce dechainement de la
critique fut tel qu'on peut le conclure d'apres le caractere de son
talent et de son esprit. Corneille, avons-nous dit, etait un genie pur,
instinctif, aveugle, de propre et libre mouvement, et presque denue des
qualites moyennes qui accompagnent et secondent si efficacement dans le
poete le don superieur et divin. Il n'etait ni adroit, ni habile aux
details, avait le jugement peu delicat, le gout peu sur, le tact assez
obtus, et se rendait mal compte de ses procedes d'artiste; il se piquait
pourtant d'y entendre finesse, et de ne pas tout dire. Entre son genie
et son bon sens, il n'y avait rien ou a peu pres, et ce bon sens, qui ne
manquait ni de subtilite ni de dialectique, devait faire mille efforts,
surtout s'il y etait provoque, pour se guinder jusqu'a ce genie, pour
l'embrasser, le comprendre et le regenter. Si Corneille etait venu plus
tot, avant l'Academie et Richelieu, a la place d'Alexandre Hardy par
exemple, sans doute il n'eut ete exempt ni de chutes, ni d'ecarts, ni de
meprises; peut-etre meme trouverait-on chez lui bien d'autres enormites
que celles dont notre gout se revolte en quelques-uns de ses plus
mauvais passages; mais du moins ses chutes alors eussent ete uniquement
selon la nature et la pente de son genie; et quand il se serait releve,
quand il aurait entrevu le beau, le grand, le sublime, et s'y serait
precipite comme en sa region propre, il n'y eut pas traine apres lui
le bagage des regles, mille scrupules lourds et puerils, mille petits
empechements a un plus large et vaste essor. La querelle du _Cid_, en
l'arretant des son premier pas, en le forcant de revenir sur lui-meme
et de confronter son oeuvre avec les regles, lui derangea pour l'avenir
cette croissance prolongee et pleine de hasards, cette sorte de
vegetation sourde et puissante a laquelle la nature semblait l'avoir
destine. Il s'effaroucha, il s'indigna d'abord des chicanes de la
critique; mais il reflechit beaucoup interieurement aux regles et
preceptes qu'on lui imposait, et il finit par s'y accommoder et par
y croire. Les degouts qui suivirent pour lui le triomphe du _Cid_ le
ramenerent a Rouen dans sa famille, d'ou il ne sortit de nouveau qu'en
1639, _Horace_ et _Cinna_ en main. Quitter l'Espagne des l'instant qu'il
y avait mis pied, ne pas pousser plus loin cette glorieuse victoire du
_Cid_, et renoncer de gaiete de coeur a tant de heros magnanimes qui
lui tendaient les bras, mais tourner a cote et s'attaquer a une _Rome
castillane_, sur la foi de Lucain et de Seneque, ces Espagnols,
bourgeois sous Neron, c'etait pour Corneille ne pas profiter de tous
ses avantages et mal interpreter la voix de son genie au moment ou elle
venait de parler si clairement. Mais alors la mode ne portait pas moins
les esprits vers Rome antique que vers l'Espagne. Outre les galanteries
amoureuses et les beaux sentiments de rigueur qu'on pretait a ces vieux
republicains, on avait une occasion, en les produisant sur la scene,
d'appliquer les maximes d'etat et tout ce jargon politique et
diplomatique qu'on retrouve dans Balzac; Gabriel Naude, et auquel
Richelieu avait donne cours. Corneille se laissa probablement seduire
a ces raisons du moment; l'essentiel, c'est que de son erreur meme il
sortit des chefs-d'oeuvre. Nous ne le suivrons pas dans les divers
succes qui marquerent sa carriere durant ses quinze plus belles annees.
_Polyeucte, Pompee, le Menteur, Rodogune, Heraclius, Don Sanche_ et
_Nicomede_ en sont les signes durables. Il rentra dans l'imitation
espagnole par _le Menteur_, comedie dont il faut admirer bien moins le
comique (Corneille n'y entendait rien) que l'_imbroglio_, le mouvement
et la fantaisie; il rentra encore dans le genie castillan par
_Heraclius_, surtout par _Nicomede_ et _Don Sanche_, ces deux admirables
creations, uniques sur notre theatre, et qui, venues en pleine Fronde,
et par leur singulier melange d'heroisme romanesque et d'ironie
familiere, soulevaient mille allusions malignes ou genereuses, et
arrachaient d'universels applaudissements. Ce fut pourtant peu apres ces
triomphes, qu'en 1653, afflige du mauvais succes de _Pertharite_, et
touche peut-etre de sentiments et de remords chretiens, Corneille
resolut de renoncer au theatre. Il avait quarante-sept ans; il venait
de traduire en vers les premiers chapitres de l'_Imitation de
Jesus-Christ_, et voulait consacrer desormais son reste de verve a des
sujets pieux.

Corneille s'etait marie des 1640; et, malgre ses frequents voyages a
Paris, il vivait habituellement a Rouen en famille. Son frere Thomas
et lui avaient epouse les deux soeurs, et logeaient dans deux maisons
contigues. Tous deux soignaient leur mere veuve. Pierre avait six
enfants; et comme alors les pieces de theatre rapportaient plus aux
comediens qu'aux auteurs, et que d'ailleurs il n'etait pas sur les lieux
pour surveiller ses interets, il gagnait a peine de quoi soutenir sa
nombreuse famille. Sa nomination a l'Academie francaise n'est que de
1647. Il avait promis, avant d'etre nomme, de s'arranger de maniere a
passer a Paris la plus grande partie de l'annee; mais il ne parait pas
qu'il l'ait fait. Il ne vint s'etablir dans la capitale qu'en 1662, et
jusque-la il ne retira guere les avantages que procure aux academiciens
l'assiduite aux seances. Les moeurs litteraires du temps ne
ressemblaient pas aux notres: les auteurs ne se faisaient aucun scrupule
d'implorer et de recevoir les liberalites des princes et seigneurs.
Corneille, en tete d'_Horace_, dit qu'_il a l'honneur d'etre a Son
Eminence_; c'est ainsi que M. de Ballesdens de l'Academie avait
_l'honneur d'etre a M. le Chancelier_; c'est ainsi qu'Attale dit a la
reine Laodice, en parlant de Nicomede qu'il ne connait pas: _Cet
homme est-il a vous?_ Les gentilshommes alors se vantaient d'etre les
_domestiques_ d'un prince ou d'un seigneur. Tout ceci nous mene a
expliquer et a excuser dans notre illustre poete ces singulieres
dedicaces a Richelieu, a Montauron, a Mazarin, a Fouquet, qui ont si
mal a propos scandalise Voltaire, et que M. Taschereau a reduites
fort judicieusement a leur veritable valeur. Vers la meme epoque, en
Angleterre, les auteurs n'etaient pas en condition meilleure et on
trouve la-dessus de curieux details dans les _Vies des poetes_ par
Johnson et les Memoires de Samuel Pepys. Dans la correspondance de
Malherbe avec Peiresc, il n'est presque pas une seule lettre ou
le celebre lyrique ne se plaigne de recevoir du roi Henri plus de
compliments que d'ecus. Ces moeurs subsistaient encore du temps de
Corneille; et quand meme elles auraient commence a passer d'usage, sa
pauvrete et ses charges de famille l'eussent empeche de s'en affranchir.
Sans doute il en souffrait par moments, et il deplore lui-meme quelque
part _ce je ne sais quoi d'abaissement secret_, auquel un noble coeur a
peine a descendre; mais, chez lui, la necessite etait plus forte que les
delicatesses. Disons-le encore: Corneille, hors de son sublime et de
son pathetique, avait peu d'adresse et de tact. Il portait dans les
relations de la vie quelque chose de gauche et de provincial; son
discours de reception a l'Academie, par exemple, est un chef-d'oeuvre de
mauvais gout, de plate louange et d'emphase commune. Eh bien! il faut
juger de la sorte sa dedicace a Montauron, la plus attaquee de toutes,
et ridicule meme lorsqu'elle parut. Le bon Corneille y manqua de mesure
et de convenance; il insista lourdement la ou il devait glisser; lui,
pareil au fond a ses heros, entier par l'ame, mais brise par le sort, il
se baissa trop cette fois pour saluer, et frappa la terre de son noble
front. Qu'y faire? Il y avait en lui, melee a l'inflexible nature du
vieil _Horace_, quelque partie de la nature debonnaire de _Pertharite_
et de _Prusias_; lui aussi, il se fut ecrie en certains moments, et sans
songer a la plaisanterie:

  Ah! ne me brouillez pas avec _le Cardinal_!

On peut en sourire, on doit l'en plaindre; ce serait injure que de l'en
blamer.

Corneille s'etait imagine, en 1653, qu'il renoncait a la scene. Pure
illusion! Cette retraite, si elle avait ete possible, aurait sans doute
mieux valu pour son repos, et peut-etre aussi pour sa gloire; mais il
n'avait pas un de ces temperaments poetiques qui s'imposent a volonte
une continence de quinze ans, comme fit plus tard Racine. Il suffit donc
d'un encouragement et d'une liberalite de Fouquet, pour le rentrainer
sur la scene ou il demeura vingt annees encore, jusqu'en 1674, declinant
de jour en jour au milieu de mecomptes sans nombre et de cruelles
amertumes. Avant de dire un mot de sa vieillesse et de sa fin, nous nous
arreterons pour resumer les principaux traits de son genie et de son
oeuvre.

La forme dramatique de Corneille n'a point la liberte de fantaisie que
se sont donnee Lope de Vega et Shakspeare, ni la severite exactement
reguliere a laquelle Racine s'est assujetti. S'il avait ose, s'il etait
venu avant d'Aubignac, Mairet, Chapelain, il se serait, je pense, fort
peu soucie de graduer et d'etager ses actes, de lier ses scenes, de
concentrer ses effets sur un meme point de l'espace et de la duree; il
aurait procede au hasard, brouillant et debrouillant les fils de son
intrigue, changeant de lieu selon sa commodite, s'attardant en chemin,
et poussant devant lui ses personnages pele-mele jusqu'au mariage ou a
la mort. Au milieu de cette confusion se seraient detachees ca et la de
belles scenes, d'admirables groupes; car Corneille entend fort bien
le groupe, et, aux moments essentiels, pose fort dramatiquement ses
personnages. Il les balance l'un par l'autre, les dessine vigoureusement
par une parole male et breve, les contraste par des reparties tranchees,
et presente a l'oeil du spectateur des masses d'une savante structure.
Mais il n'avait pas le genie assez artiste pour etendre au drame entier
cette configuration concentrique qu'il a realisee par places; et,
d'autre part, sa fantaisie n'etait pas assez libre et alerte pour se
creer une forme mouvante, diffuse, ondoyante et multiple, mais non moins
reelle, non moins belle que l'autre, et comme nous l'admirons dans
quelques pieces de Shakspeare, comme les Schlegel l'admirent dans
Calderon. Ajoutez a ces imperfections naturelles l'influence d'une
poetique superficielle et meticuleuse, dont Corneille s'inquietait
outre mesure, et vous aurez le secret de tout ce qu'il y a de louche,
d'indecis et d'incompletement calcule dans l'ordonnance de ses
tragedies. Ses _Discours_ et ses _Examens_ nous donnent sur ce sujet
mille details, ou se revelent les coins les plus caches de l'esprit
du grand Corneille. On y voit combien l'impitoyable unite de lieu le
tracasse, combien il lui dirait de grand coeur: _Oh! que vous me genez!_
et avec quel soin il cherche a la reconcilier avec la _bienseance_. Il
n'y parvient pas toujours. _Pauline vient jusque dans une antichambre
pour trouver Severe dont elle devrait attendre la visite dans son
cabinet._ Pompee semble s'ecarter un peu de la prudence d'un general
d'armee, lorsque, sur la foi de Sertorius, il vient conferer avec lui
jusqu'au sein d'une ville ou celui-ci est le maitre; _mais il etait
impossible de garder l'unite de lieu sans lui faire faire cette
echappee._ Quand il y avait pourtant necessite absolue que l'action
se passat en deux lieux differents, voici l'expedient qu'imaginait
Corneille pour eluder la regle: "C'etoit que ces deux lieux n'eussent
point besoin de diverses decorations, et qu'aucun des deux ne fut jamais
nomme, mais seulement le lieu general ou tous les deux sont compris,
comme Paris, Rome; Lyon, Constantinople, etc. Cela aideroit a tromper
l'auditeur qui, ne voyant rien qui lui marquat la diversite des lieux,
ne s'en apercevroit pas, a moins d'une reflexion malicieuse et critique,
dont il y a peu qui soient capables, la plupart s'attachant avec chaleur
a l'action qu'ils voient representer." Il se felicite presque comme
un enfant de la complexite d'_Heraclius_, et que _ce poeme soit si
embarrasse qu'il demande une merveilleuse attention._ Ce qu'il nous fait
surtout remarquer dans _Othon_, _c'est qu'on n'a point encore vu de
piece ou il se propose tant de mariages pour n'en conclure aucun._

Les personnages de Corneille sont grands, genereux, vaillants, tout en
dehors, hauts de tete et nobles de coeur. Nourris la plupart dans
une discipline austere, ils ont sans cesse a la bouche des maximes
auxquelles ils rangent leur vie; et comme ils ne s'en ecartent jamais,
on n'a pas de peine a les saisir; un coup d'oeil suffit: ce qui est
presque le contraire des personnages de Shakspeare et des caracteres
humains en cette vie. La moralite de ses heros est sans tache: comme
peres, comme amants, comme amis ou ennemis, on les admire et on les
honore; aux endroits pathetiques, ils ont des accents sublimes qui
enlevent et font pleurer; mais ses rivaux et ses maris ont quelquefois
une teinte de ridicule: ainsi don Sanche dans _le Cid_, ainsi Prusias et
Pertharite. Ses tyrans et ses maratres sont tout d'une piece comme ses
heros, mechants d'un bout a l'autre; et encore, a l'aspect d'une belle
action, il leur arrive quelquefois de faire volte-face, de se retourner
subitement a la vertu: tels Grimoald et Arsinoe. Les hommes de
Corneille ont l'esprit formaliste et pointilleux: ils se querellent sur
l'etiquette; ils raisonnent longuement et ergotent a haute voix avec
eux-memes jusque dans leur passion. Il y a du Normand. Auguste, Pompee
et autres ont du etudier la dialectique a Salamanque, et lire Aristote
d'apres les Arabes. Ses heroines, ses _adorables furies_, se ressemblent
presque toutes: leur amour est subtil, combine, alambique, et sort plus
de la tete que du coeur. On sent que Corneille connaissait peu les
femmes. Il a pourtant reussi a exprimer dans Chimene et dans Pauline
cette vertueuse puissance de sacrifice, que lui-meme avait pratiquee en
sa jeunesse. Chose singuliere! depuis sa rentree au theatre en 1659,
et dans les pieces nombreuses de sa decadence, _Attila, Berenice,
Pulcherie, Surena_, Corneille eut la manie de meler l'amour a tout,
comme La Fontaine Platon. Il semblait que les succes de Quinault et de
Racine l'entrainassent sur ce terrain, et qu'il voulut en remontrer a
ces _doucereux_, comme il les appelait. Il avait fini par se figurer
qu'il avait ete en son temps bien autrement galant et amoureux que ces
jeunes perruques blondes, et il ne parlait d'autrefois qu'en hochant la
tete comme un vieux berger.

Le style de Corneille est le merite par ou il excelle a mon gre.
Voltaire, dans son commentaire, a montre sur ce point comme sur d'autres
une souveraine injustice et une assez grande ignorance des vraies
origines de notre langue. Il reproche a tout moment a son auteur de
n'avoir ni grace, ni elegance, ni clarte: il mesure, plume en main,
la hauteur des metaphores, et quand elles depassent, il les trouve
gigantesques. Il retourne et deguise en prose ces phrases altieres et
sonores qui vont si bien a l'allure des heros, et il se demande si c'est
la ecrire et parler _francais_. Il appelle grossierement _solecisme_ ce
qu'il devrait qualifier d'_idiotisme_, et qui manque si completement a
la langue etroite, symetrique, ecourtee, et a _la francaise_, du XVIIIe
siecle. On se souvient des magnifiques vers de l'_Epitre a Ariste_, dans
lesquels Corneille se glorifie lui-meme apres le triomphe du _Cid_:

  Je sais ce que je vaux, et crois ce qu'on m'en dit.

Voltaire a ose dire de cette belle epitre: "Elle parait ecrite
entierement dans le style de Regnier, sans grace, sans finesse, sans
elegance, sans imagination; mais on y voit de la facilite et de la
naivete." Prusias, en parlant de son fils Nicomede que les victoires ont
exalte, s'ecrie:

  Il ne veut plus dependre, et croit que ses conquetes
  Au-dessus de son bras ne laissent point de tetes.

Voltaire met en note: "_Des tetes au-dessus des bras_, il n'etait
plus permis d'ecrire ainsi en 1657." Il serait certes piquant de lire
quelques pages de Saint-Simon qu'aurait commentees Voltaire. Pour nous,
le style de Corneille nous semble avec ses negligences une des plus
grandes manieres du siecle qui eut Moliere et Bossuet. La touche du
poete est rude, severe et vigoureuse. Je le comparerais volontiers a
un statuaire qui, travaillant sur l'argile pour y exprimer d'heroiques
portraits, n'emploie d'autre instrument que le pouce, et qui, petrissant
ainsi son oeuvre, lui donne un supreme caractere de vie avec mille
accidents heurtes qui l'accompagnent et l'achevent; mais cela est
incorrect, cela n'est pas lisse ni _propre_, comme on dit. Il y a peu de
peinture et de couleur dans le style de Corneille; il est chaud plutot
qu'eclatant; il tourne volontiers a l'abstrait, et l'imagination y
cede a la pensee et au raisonnement. Il doit plaire surtout aux hommes
d'etat, aux geometres, aux militaires, a ceux qui goutent les styles de
Demosthene, de Pascal et de Cesar.

En somme, Corneille, genie pur, incomplet, avec ses hautes parties et
ses defauts, me fait l'effet de ces grands arbres, nus, rugueux, tristes
et monotones par le tronc, et garnis de rameaux et de sombre verdure
seulement a leur sommet. Ils sont forts, puissants, gigantesques, peu
touffus; une seve abondante y monte: mais n'en attendez ni abri, ni
ombrage, ni fleurs. Ils feuillissent tard, se depouillent tot, et vivent
longtemps a demi depouilles. Meme apres que leur front chauve a livre
ses feuilles au vent d'automne, leur nature vivace jette encore par
endroits des rameaux perdus et de vertes poussees. Quand ils vont
mourir, ils ressemblent par leurs craquements et leurs gemissements a ce
tronc charge d'armures, auquel Lucain a compare le grand Pompee.

Telle fut la vieillesse du grand Corneille, une de ces vieillesses
ruineuses, sillonnees et chenues, qui tombent piece a piece et dont le
coeur est long a mourir. Il avait mis toute sa vie et toute son ame
au theatre. Hors de la il valait peu: brusque, lourd, taciturne et
melancolique, son grand front ride ne s'illuminait, son oeil terne et
voile n'etincelait, sa voix seche et sans grace ne prenait de l'accent,
que lorsqu'il parlait du theatre, et surtout du sien. Il ne savait pas
causer, tenait mal son rang dans le monde, et ne voyait guere MM. de La
Rochefoucauld et de Retz, et madame de Sevigne que pour leur lire ses
pieces. Il devint de plus en plus chagrin et morose avec les ans. Les
succes de ses jeunes rivaux l'importunaient; il s'en montrait afflige
et noblement jaloux, comme un taureau vaincu ou un vieil athlete. Quand
Racine eut parodie par la bouche de l'_Intime_ ce vers du _Cid_:

  Ses rides sur son front ont grave ses exploits,

Corneille, qui n'entendait pas raillerie, s'ecria naivement: "Ne
tient-il donc qu'a un jeune homme de venir ainsi tourner en ridicule les
vers des gens?" Une fois il s'adresse a Louis XIV qui a fait representer
a Versailles _Sertorius, Oedipe_ et _Rodogune_; il implore la meme
faveur pour _Othon, Pulcherie, Surena_, et croit qu'un seul regard du
maitre les tirerait du tombeau; il se compare au vieux Sophocle accuse
de demence et lisant _Oedipe_ pour reponse; puis il ajoute:

  Je n'irai pas si loin, et si mes quinze lustres
  Font encor quelque peine aux modernes illustres,

  S'il en est de facheux jusqu'a s'en chagriner,
  Je n'aurai pas longtemps a les importuner.
  Quoi que je m'en promette, ils n'en ont rien a craindre:
  C'est le dernier eclat d'un feu pret a s'eteindre;
  Sur le point d'expirer, il tache d'eblouir,
  Et ne frappe les yeux que pour s'evanouir.

Une autre fois, il disait a Chevreau: "J'ai pris conge du theatre, et ma
poesie s'en est allee avec mes dents." Corneille avait perdu deux de ses
enfants, deux fils, et sa pauvrete avait peine a produire les autres. Un
retard dans le payement de sa pension le laissa presque en detresse
a son lit de mort: on sait la noble conduite de Boileau. Le grand
vieillard expira dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 1684, rue
d'Argenteuil, ou il logeait. Charlotte Corday etait arriere-petite-fille
d'une des filles de Pierre Corneille[18].

[Note 18: D'autres font d'elle seulement une arriere-petite-niece du
grand tragique; il y a des doutes et meme il y a eu des proces sur
cette genealogie. J'ai suivi M. Taschereau.--Voir, comme developpement
particulier sur Corneille et sur _Polyeucte_, mon _Port-Royal_, tome I,
liv. I, chap. VI.]



LA FONTAINE

Dans ces rapides essais, par lesquels nous tachons de ramener
l'attention de nos lecteurs et la notre a des souvenirs pacifiques de
litterature et de poesie, nous ne nous sommes nullement impose la loi,
comme certaines gens peu charitables ou mal instruits voudraient le
faire croire, de mettre en avant a toute force des idees soi-disant
nouvelles, de contrarier sans relache les opinions recues, de reformer,
de casser les jugements consacres, d'exhumer coup sur coup des
reputations et d'en demolir. En supposant qu'un tel role convint jamais
a quelqu'un, qui serions-nous, bon Dieu! pour l'entreprendre? Le notre
est plus simple: nous avons quelques principes d'art et de critique
litteraire, que nous essayons d'appliquer, sans violence toutefois et
a l'amiable, aux auteurs illustres des deux siecles precedents.
D'ailleurs, l'impression qu'une derniere et plus fraiche lecture a
laissee en nous, impression pure, franche, aussi prompte et naive que
possible, voila surtout ce qui decide du ton et de la couleur de notre
causerie; voila ce qui nous a pousse a la severite contre Jean-Baptiste,
a l'estime pour Boileau, a l'admiration pour madame de Sevigne,
Mathurin Regnier et d'autres encore; aujourd'hui, c'est le tour de
La Fontaine[19]. En revenant sur lui apres tant de panegyristes et de
biographes, apres les travaux de M. Walckenaer en particulier, nous nous
condamnons a n'en rien dire de bien nouveau pour le fond, et a ne faire
au plus que retraduire a notre guise et motiver un peu differemment
parfois les memes conclusions de louanges, les memes hommages d'une
critique desarmee et pleine d'amour. Mais ces redites pourtant, dut la
forme seule les rajeunir, ne nous ont pas semble inutiles, ne serait-ce
que pour montrer que nous aussi, le dernier venu et le plus obscur,
nous savons au besoin et par conviction nous ranger a la suite de nos
devanciers dans la carriere.

[Note 19: Dans l'ordre premier ou parurent successivement plusieurs
de ces articles en 1829, ceux de _J.-B. Rousseau_ et de _Regnier_
avaient precede en date celui de _La Fontaine_. Quant a l'article sur
_madame de Sevigne_, il appartient de droit a celui de nos volumes qui,
dans la presente collection, est particulierement consacre aux femmes;
il en fait le debut.]

Et puis, si La Harpe et Chamfort ont loue La Fontaine avec une
ingenieuse sagacite, ils l'ont beaucoup trop detache de son siecle, qui
etait bien moins connu d'eux que de nous. Le XVIIIe siecle, en effet,
n'a su naturellement de l'epoque de Louis XIV que la partie qui s'est
continuee et qui a prevalu sous Louis XV. Il en a ignore ou dedaigne
tout un autre cote, par lequel le dernier regne regardait les
precedents, cote qui certes n'est pas le moins original, et que
Saint-Simon nous devoile aujourd'hui. Aussi ces admirables Memoires, qui
jusqu'ici ont ete envisages surtout comme ruinant le prestige glorieux
et la grandeur factice de Louis XIV, nous semblent-ils bien plutot
restituer a cette memorable epoque un caractere de grandeur et de
puissance qu'on ne soupconnait pas, et devoir la rehabiliter hautement
dans l'opinion, par les endroits memes qui detruisent les prejuges d'une
admiration superficielle. Il en sera, selon nous, des variations de nos
jugements sur le siecle de Louis XIV, comme il en a ete de nos diverses
facons de voir touchant les choses de la Grece et du moyen age. D'abord,
par exemple, on etudiait peu ou du moins on entendait mal le theatre
grec; on l'admirait pour des qualites qu'il n'avait pas; puis, quand,
y jetant un coup d'oeil rapide, on s'est apercu que ces qualites qu'on
estimait indispensables manquaient souvent, on l'a traite assez a la
legere: temoin Voltaire et La Harpe. Enfin, en l'etudiant mieux, comme
a fait M. Villemain, on est revenu a l'admirer precisement pour n'avoir
pas ces qualites de fausse noblesse et de continuelle dignite qu'on
avait cru y voir d'abord, et que plus tard on avait ete desappointe de
n'y pas trouver. C'est aussi la marche qu'ont suivie les opinions sur le
moyen age, la chevalerie et le gothique. A l'age d'or de fantaisie et
d'_opera_ reve par La Curne de Sainte-Palaye et Tressan[20], ont succede
des etudes plus severes, qui ont jete quelque trouble dans le premier
arrangement romanesque; puis ces etudes, de plus en plus fortes et
intelligentes, ont rencontre au fond un age non plus d'or, mais de fer,
et pourtant merveilleux encore: de simples pretres et des moines plus
hauts et plus puissants que les rois, des barons gigantesques dont les
grands ossements et les armures enormes nous effraient; un art de granit
et de pierre, savant, delicat, aerien, majestueux et mystique. Ainsi la
monarchie de Louis XIV, d'abord admiree pour l'apparente et fastueuse
regularite qu'y afficha le monarque et que celebra Voltaire, puis trahie
dans son infirmite reelle par les Memoires de Dangeau, de la princesse
Palatine, et rapetissee a dessein par Lemontey, nous reparait chez
Saint-Simon vaste, encombree et flottante, dans une confusion qui n'est
pas sans grandeur et sans beaute, avec tous les rouages de plus en plus
inutiles de l'antique constitution abolie, avec tout ce que l'habitude
conserve de formes et de mouvements, meme apres que l'esprit et le sens
des choses ont disparu; deja sujette au bon plaisir despotique, mais mal
disciplinee encore a l'etiquette supreme qui finira par triompher. Or,
ceci bien pose, il est aise de retablir en leur vraie place et de voir
en leur vrai jour les hommes originaux du temps, qui, dans leur conduite
ou dans leurs oeuvres, ont fait autre chose que remplir le programme
du maitre. Sans cette connaissance generale, on court risque de les
considerer trop a part, et comme des etres etranges et accidentels.
C'est ce que les critiques du dernier siecle n'ont pas evite en parlant
de La Fontaine: ils l'ont trop isole et charge dans leurs portraits; ils
lui ont suppose une personnalite beaucoup plus entiere qu'il n'etait
besoin, eu egard a ses oeuvres, et l'ont imagine _bonhomme_ et _fablier_
outre mesure. Il leur etait bien plus facile de s'expliquer Racine
et Boileau, qui appartiennent a la partie reguliere et apparente de
l'epoque, et en sont la plus pure expression Litteraire.

[Note 20: Il ne faudrait pourtant pas mettre sur la meme ligne,
pour l'ensemble des travaux, La Curne de Sainte-Palaye, qui en a fait
D'immenses, et Tressan qui n'en a fait que de fort legers.]

Il y a des hommes qui, tout en suivant le mouvement general de leur
siecle, n'en conservent pas moins une individualite profonde et
indelebile: Moliere en est le plus eclatant exemple. Il en est d'autres
qui, sans aller dans le sens de ce mouvement general, et en montrant par
consequent une certaine originalite propre, en ont moins pourtant qu'ils
ne paraissent, bien qu'il puisse leur en rester beaucoup. Il entre dans
la maniere qui les distingue de leurs contemporains une grande part
d'imitation de l'age precedent; et, dans ce frappant contraste qu'ils
nous offrent avec ce qui les entoure, il faut savoir reconnaitre et
rabattre ce qui revient de droit a leurs devanciers. C'est parmi les
hommes de cet ordre que nous rangeons La Fontaine: nous l'avons deja dit
ailleurs[21], il a ete, sous Louis XIV, le dernier et le plus grand des
poetes du XVIe siecle.

[Note 21: Voir a la fin de ce volume un article du _Globe_, 15
septembre 1827, on cette idee sur La Fontaine est developpee. J'en ai
aussi parle en ce sens dans le _Tableau de la Poesie francaise au XVIe
siecle_.]

Ne, en 1621, a Chateau-Thierry en Champagne, il recut une education fort
negligee, et donna de bonne heure des preuves de son extreme facilite a
se laisser aller dans la vie et a obeir aux impressions du moment. Un
chanoine de Soissons lui ayant prete un jour quelques livres de piete,
le jeune La Fontaine se crut du penchant pour l'etat ecclesiastique,
et entra au seminaire. Il ne tarda pas a en sortir; et son pere, en le
mariant, lui transmit sa charge de maitre des eaux et forets. Mais
La Fontaine, avec son caractere naturel d'oubliance et de paresse,
s'accoutuma insensiblement a vivre comme s'il n'avait eu ni charge ni
femme. Il n'etait pourtant pas encore poete, ou du moins il ignorait
qu'il le fut. Le hasard le mit sur la voie. Un officier qui se trouvait
en quartier d'hiver a Chateau-Thierry lut un jour devant lui l'ode de
Malherbe dont le sujet est un des attentats sur la personne de Henri IV:

  Que direz-vous, races futures, etc.,

et La Fontaine, des ce moment, se crut appele a composer des odes: il en
fit, dit-on, plusieurs, et de mauvaises; mais un de ses parents, nomme
Pintrel, et son camarade de college, Maucroix, le detournerent de ce
genre et l'engagerent a etudier les anciens. C'est aussi vers ce temps
qu'il dut se mettre a la lecture de Rabelais, de Marot, et des poetes
du XVIe siecle, veritable fonds d'une bibliotheque de province a cette
epoque. Il publia, en 1654, une traduction en vers de _l'Eunuque_ de
Terence; et l'un des parents de sa femme, Jannart, ami et substitut de
Fouquet, emmena le poete a Paris pour le presenter au surintendant.

Ce voyage et cette presentation deciderent du sort de La Fontaine.
Fouquet le prit en amitie, se l'attacha, et lui fit une pension de mille
francs, a condition qu'il en acquitterait chaque quartier par une piece
de vers, ballade ou madrigal, dizain ou sixain. Ces petites pieces, avec
_le Songe de Vaux_, sont les premieres productions originales que nous
ayons de La Fontaine: elles se rapportent tout a fait au gout d'alors, a
celui de Saint-Evremond et de Benserade, au marotisme de Sarasin et de
Voiture, et le _je ne sais quoi_ de mollesse et de reverie voluptueuse
qui n'appartient qu'a notre delicieux auteur, y perce bien deja, mais y
est encore trop charge de fadeurs et de bel esprit. Le poete de Fouquet
fut accueilli, des son debut, comme un des ornements les plus delicats
de cette societe polie et galante de Saint-Mande et de Vaux. Il etait
fort aimable dans le monde, quoi qu'on en ait dit, et particulierement
dans un monde prive; sa conversation, abandonnee et naive,
s'assaisonnait au besoin de finesse malicieuse, et ses distractions
savaient fort bien s'arreter a temps pour n'etre qu'un charme de
plus: il etait certainement moins _bonhomme_ en societe que le grand
Corneille. Les femmes, le rien-faire et le sommeil se partageaient tour
a tour ses hommages et ses voeux. Il en convenait agreablement; il s'en
vantait meme parfois, et causait volontiers de lui-meme et de ses gouts
avec les autres sans jamais les lasser, et en les faisant seulement
sourire. L'intimite surtout avait mille graces avec lui: il y portait
un tour affectueux et de bon ton familier; il s'y livrait en homme qui
oublie tout le reste, et en prenait au serieux ou en deroulait avec
badinage les moindres caprices. Son gout declare pour le beau sexe ne
rendait son commerce dangereux aux femmes que lorsqu'elles le voulaient
bien. La Fontaine, en effet, comme Regnier son predecesseur, aimait
avant tout _les amours faciles et de peu de defense_. Tandis qu'il
adressait a genoux, aux _Iris_, aux _Climenes_ et aux deesses, de
respectueux soupirs, et qu'il pratiquait de son mieux ce qu'il avait cru
lire dans Platon, il cherchait ailleurs et plus bas des plaisirs moins
mystiques qui l'aidaient a prendre son martyre en patience. Parmi ses
bonnes fortunes a son arrivee dans la capitale, on cite la celebre
Claudine, troisieme femme de Guillaume Colletet, et d'abord sa servante;
Colletet epousait toujours ses servantes. Notre poete visitait souvent
le bon vieux rimeur en sa maison du faubourg Saint-Marceau, et
courtisait Claudine tout en devisant, a souper, des auteurs du XVIe
siecle avec le mari, qui put lui donner la-dessus d'utiles conseils et
lui reveler des richesses dont il profita. Pendant les six premieres
annees de son sejour a Paris, et jusqu'a la chute de Fouquet, La
Fontaine produisit peu; il s'abandonna tout entier au bonheur de cette
vie d'enchantement et de fete, aux delices d'une societe choisie qui
goutait son commerce ingenieux et appreciait ses galantes bagatelles;
mais ce songe s'evanouit par la captivite de l'enchanteur. Sur ces
entrefaites, la duchesse de Bouillon, niece de Mazarin, ayant demande au
poete des contes en vers, il s'empressa de la satisfaire, et le premier
recueil des Contes parut en 1664: La Fontaine avait quarante-trois ans.
On a cherche a expliquer un debut si tardif dans un genie si facile, et
certains critiques sont alles jusqu'a attribuer ce long silence a des
etudes _secretes_, a une education laborieuse et prolongee. En verite,
bien que La Fontaine n'ait pas cesse d'essayer et de cultiver a ses
moments de loisir son talent, depuis le jour ou l'ode de Malherbe le lui
revela, j'aime beaucoup mieux croire a sa paresse, a son sommeil, a
ses distractions, a tout ce qu'on voudra de naif et d'oublieux en lui,
qu'admettre cet ennuyeux noviciat auquel il se serait condamne. Genie
instinctif, insouciant, volage et toujours livre au courant des
circonstances, on n'a qu'a rapprocher quelques traits de sa vie pour
le connaitre et le comprendre. Au sortir du college, un chanoine de
Soissons lui prete des livres pieux, et le voila au seminaire; un
officier lui lit une ode de Malherbe, et le voila poete; Pintrel et
Maucroix lui conseillent l'antiquite, et le voila qui reve Quintilien et
raffole de Platon en attendant Baruch. Fouquet lui commande dizains et
ballades, il en fait; madame de Bouillon, des contes, et il est conteur;
un autre jour ce seront des fables pour monseigneur le Dauphin, un poeme
du _Quinquina_ pour madame de Bouillon encore, un opera de _Daphne_ pour
Lulli, _la Captivite de saint Malc_ a la requete de MM. de Port-Royal;
ou bien ce seront des lettres, de longues lettres negligees et
fleuries, melees de vers et de prose, a sa femme, a M. de Maucroix, a
Saint-Evremond, aux Conti, aux Vendome, a tous ceux enfin qui lui en
demanderont. La Fontaine depensait son genie, comme son temps, comme sa
fortune, sans savoir comment, et au service de tous. Si jusqu'a l'age
de quarante ans il en parut moins prodigue que plus tard, c'est que les
occasions lui manquaient en province, et que sa paresse avait besoin
d'etre surmontee par une douce violence. Une fois d'ailleurs qu'il eut
rencontre le genre qui lui convenait le mieux, celui du _conte_ et de
la _fable_, il etait tout simple qu'il s'y adonnat avec une sorte
d'effusion, et qu'il y revint de lui-meme a plusieurs reprises, par
penchant comme par habitude. La Fontaine, il est vrai, se meprenait un
peu sur lui-meme; il se piquait de beaucoup de correction et de labeur,
et sa poetique qu'il tenait en gros de Maucroix, et que Boileau et
Racine lui acheverent, s'accordait assez mal avec la tournure de ses
oeuvres. Mais cette legere inconsequence, qui lui est commune avec
d'autres grands esprits naifs de son temps, n'a pas lieu d'etonner chez
lui, et elle confirme bien plus qu'elle ne contrarie notre opinion sur
la nature facile et accommodante de son genie. Un celebre poete de nos
jours, qu'on a souvent compare a La Fontaine pour sa bonhomie aiguisee
de malice, et qui a, comme lui, la gloire d'etre createur inimitable
dans un genre qu'on croyait use, le meme poete populaire qui, dans ce
moment d'emotion politique, est rendu, apres une trop longue captivite,
a ses amis et a la France, Beranger, n'a commence aussi que vers
quarante ans a concevoir et a composer ses immortelles chansons. Mais,
pour lui, les causes du retard nous semblent differentes, et les jours
du silence ont ete tout autrement employes. Jete jeune et sans education
reguliere au milieu d'une litterature compassee et d'une poesie sans
ame, il a du hesiter longtemps, s'essayer en secret, se decourager
maintes fois et se reprendre, tenter du nouveau dans bien des voies, et,
en un mot, bruler bien des vers avant d'entrer en plein dans le genre
unique que les circonstances ouvrirent a son coeur de citoyen. Beranger,
comme tous les grands poetes de ce temps, meme les plus instinctifs,
a su parfaitement ce qu'il faisait et pourquoi il le faisait: un art
delicat et savant se cache sous ses reveries les plus epicuriennes, sous
ses inspirations les plus ferventes; honneur en soit a lui! mais cela
n'etait ni du temps ni du genie de La Fontaine.

Ce qu'est La Fontaine dans le _conte_, tout le monde le sait; ce qu'il
est dans la _fable_, on le sait aussi, on le sent; mais il est moins
aise de s'en rendre compte. Des auteurs d'esprit s'y sont trompes; ils
ont mis en action, selon le precepte, des animaux, des arbres, des
hommes, ont cache un sens fin, une morale saine sous ces petits drames,
et se sont etonnes ensuite d'etre juges si inferieurs a leur illustre
devancier: c'est que La Fontaine entendait autrement la fable. J'excepte
les premiers livres, dans lesquels il montre plus de timidite, se tient
davantage a son petit recit, et n'est pas encore tout a fait a l'aise
dans cette forme qui s'adaptait moins immediatement a son esprit que
l'elegie ou le conte. Lorsque le second recueil parut, contenant
cinq livres, depuis le sixieme jusqu'au onzieme inclusivement, les
contemporains se recrierent comme ils font toujours, et le mirent fort
au-dessous du premier. C'est pourtant dans ce recueil que se trouve au
complet la fable, telle que l'a inventee La Fontaine. Il avait fini
evidemment par y voir surtout un cadre commode a pensees, a sentiments,
a causerie; le petit drame qui en fait le fond n'y est plus toujours
l'essentiel comme auparavant; la moralite de quatrain y vient au bout
par un reste d'habitude; mais la fable, plus libre en son cours, tourne
et derive, tantot a l'elegie et a l'idylle, tantot a l'epitre et au
conte: c'est une anecdote, une conversation, une lecture, elevees a la
poesie, un melange d'aveux charmants, de douce philosophie et de plainte
reveuse. La Fontaine est notre seul grand poete personnel et reveur
avant Andre Chenier. Il se met volontiers dans ses vers, et nous
entretient de lui, de son ame, de ses caprices et de ses faiblesses. Son
accent respire d'ordinaire la malice, la gaiete, et le conteur grivois
nous rit du coin de l'oeil, en branlant la tete. Mais souvent aussi il
a des tons qui viennent du coeur et une tendresse melancolique qui le
rapproche des poetes de notre age. Ceux du XVIe siecle avaient bien
eu deja quelque avant-gout de reverie; mais elle manquait chez eux
d'inspiration individuelle, et ressemblait trop a un lieu-commun
uniforme, d'apres Petrarque et Bembe. La Fontaine lui rendit un
caractere primitif d'expression vive et discrete; il la debarrassa de
tout ce qu'elle pouvait avoir contracte de banal ou de sensuel; Platon,
par ce cote, lui fut bon a quelque chose comme il l'avait ete a
Petrarque; et quand le poete s'ecrie dans une de ses fables delicieuses:

  Ne sentirai-je plus de charme qui m'arrete?
  Ai-je passe le temps d'aimer?

ce mot _charme_, ainsi employe en un sens indefini et tout metaphysique,
marque en poesie francaise un progres nouveau qu'ont releve et poursuivi
plus tard Andre Chenier et ses successeurs. Ami de la retraite, de la
solitude, et peintre des champs, La Fontaine a encore sur ses devanciers
du XVIe siecle l'avantage d'avoir donne a ses tableaux des couleurs
fideles qui sentent, pour ainsi dire, le pays et le terroir. Ces
plaines immenses de bles ou se promene de grand matin le maitre, et ou
l'allouette cache son nid; ces bruyeres et ces buissons ou fourmille
tout un petit monde; ces jolies garennes, dont les hotes etourdis font
la cour a l'aurore dans la rosee et parfument de thym leur banquet,
c'est la Beauce, la Sologne, la Champagne, la Picardie; j'en reconnais
les fermes avec leurs mares, avec les basses-cours et les colombiers;
La Fontaine avait bien observe ces pays, sinon en maitre des
eaux-et-forets, du moins en poete; il y etait ne, il y avait vecu
longtemps, et, meme apres qu'il se fut fixe dans la capitale, il
retournait chaque annee vers l'automne a Chateau-Thierry, pour y visiter
son bien et le vendre en detail; car _Jean_, comme on sait, _mangeait le
fonds avec le revenu._

Lorsque tout le bien de La Fontaine fut dissipe et que la mort soudaine
de Madame l'eut prive de la charge de gentilhomme qu'il remplissait
aupres d'elle, madame de La Sabliere le recueillit dans sa maison et l'y
soigna pendant plus de vingt ans. Abandonne dans ses moeurs, perdu de
fortune, n'ayant plus ni feu, ni lieu, ce fut pour lui et pour son
talent une inestimable ressource que de se trouver maintenu, sous les
auspices d'une femme aimable, au sein d'une societe spirituelle et de
bon gout, avec toutes les douceurs de l'aisance. Il sentit vivement le
prix de ce bienfait; et cette inviolable amitie, familiere a la fois
et respectueuse, que la mort seule put rompre, est un des sentiments
naturels qu'il reussit le mieux a exprimer. Aux pieds de madame de
La Sabliere et des autres femmes distinguees qu'il celebrait en les
respectant, sa muse, parfois souillee, reprenait une sorte de purete
et de fraicheur, que ses gouts un peu vulgaires, et de moins en moins
scrupuleux avec l'age, ne tendaient que trop a affaiblir. Sa vie, ainsi
ordonnee dans son desordre, devint double, et il en fit deux parts:
l'une, elegante, animee, spirituelle, au grand jour, bercee entre les
jeux de la poesie, et les illusions du coeur; l'autre, obscure et
honteuse, il faut le dire, et livree a ces egarements prolonges des sens
que la jeunesse embellit du nom de volupte, mais qui sont comme un vice
au front du vieillard. Madame de La Sabliere elle-meme, qui reprenait La
Fontaine, n'avait pas ete toujours exempte de passions humaines et de
faiblesses selon le monde; mais lorsque l'infidelite du marquis de La
Fare lui eut laisse le coeur libre et vide, elle sentit que nul autre
que Dieu ne pouvait desormais le remplir, et elle consacra ses dernieres
annees aux pratiques les plus actives de la charite chretienne. Cette
conversion, aussi sincere qu'eclatante, eut lieu en 1683. La Fontaine
en fut touche comme d'un exemple a suivre; sa fragilite et d'autres
liaisons qu'il contracta vers cette epoque le detournerent, et ce ne fut
que dix ans apres, quand la mort de madame de La Sabliere lui eut donne
un second et solennel avertissement, que cette bonne pensee germa en lui
pour n'en plus sortir. Mais, des 1684, nous avons de lui un admirable
_Discours en vers_, qu'il lut le jour de sa reception a l'Academie
francaise, et dans lequel, s'adressant a sa bienfaitrice, il lui expose
avec candeur l'etat de son ame:

  Des solides plaisirs je n'ai suivi que l'ombre,
  J'ai toujours abuse du plus cher de nos biens:
  Les pensers amusants, les vagues entretiens,
  Vains enfants du loisir, delices chimeriques,
  Les romans et le jeu, peste des republiques,
  Par qui sont devoyes les esprits les plus droits,
  Ridicule fureur qui se moque des lois,
  Cent autres passions des sages condamnees,
  Ont pris comme a l'envi la fleur de mes annees.
  L'usage des vrais biens reparerait ces maux;
  Je le sais, et je cours encore a des biens faux.
  . . . . . . . . . . . .
  Si faut-il qu'a la fin de tels pensers nous quittent;
  Je ne vois plus d'instants qui ne m'en sollicitent:
  Je recule, et peut-etre attendrai-je trop tard;
  Car qui sait les moments prescrits a son depart?
  Quels qu'ils soient, ils sont courts...

C'est, on le voit, une confession grave, ingenue, ou l'onction
religieuse et une haute moralite n'empechent pas un reste de coup d'oeil
amoureux vers ces _chimeriques delices_ dont on est mal detache. Et puis
une simplicite d'exageration s'y mele: les romans et le jeu qui ont
egare le pecheur sont la _peste des republiques, une fureur qui se moque
des lois._ Et plus loin:

  Que me servent ces vers avec soin composes?
  N'en attends-je autre fruit que de les voir prises?
  C'est peu que leurs conseils, si je ne sais les suivre,
  Et qu'au moins vers ma fin je ne commence a vivre;
  Car je n'ai pas vecu, j'ai servi deux tyrans:
  Un vain bruit et l'amour ont partage mes ans.
  Qu'est-ce que vivre, Iris? vous pouvez nous l'apprendre;
  Votre reponse est prete, il me semble l'entendre:
  C'est jouir des vrais biens avec tranquillite,
  Faire usage du temps et de l'oisivete,
  S'acquitter des honneurs dus a l'Etre supreme,
  Renoncer aux Phyllis en faveur de soi-meme,
  Bannir le fol amour et les voeux impuissants,
  Comme Hydres dans nos coeurs sans cesse renaissants.

Sincere, eloquente, sublime poesie, d'un tour singulier, ou la vertu
trouve moyen de s'accommoder avec l'oisivete, ou _les Phyllis_ se
placent a cote de l'Etre supreme, et qui fait naitre un sourire dans une
larme? Que La Fontaine n'a-t-il connu _le Dieu des bonnes gens_? il lui
en aurait moins coute pour se convertir.

Au premier abord, et a ne juger que par les oeuvres, l'art et le travail
paraissent tenir peu de place chez La Fontaine, et si l'attention de
la critique n'avait ete eveillee sur ce point par quelques mots de ses
prefaces et par quelques temoignages contemporains, on n'eut jamais
songe probablement a en faire l'objet d'une question. Mais le poete
_confesse_, en tete de _Psyche_, que _la prose lui coute autant que
les vers_. Dans une de ses dernieres fables au duc de Bourgogne, il se
plaint de _fabriquer a force de temps_ des vers moins senses que la
prose du jeune prince. Ses manuscrits presentent beaucoup de ratures et
de changements; les memes morceaux y sont recopies plusieurs fois, et
souvent avec des corrections heureuses. Par exemple, on a retrouve,
tout entiere de sa main, une premiere ebauche de la fable intitulee _le
Renard, les Mouches et le Herisson_; et, en la comparant a celle qu'il
a fait imprimer, on voit que les deux versions n'ont de commun que deux
vers. Il est meme plaisant de voir quel soin religieux il apporte aux
errata: "Il s'est glisse, dit-il en tete de son second recueil, quelques
fautes dans l'impression. J'en ai fait faire un errata; mais ce sont de
legers remedes pour un defaut considerable. Si on veut avoir quelque
plaisir de la lecture de cet ouvrage, il faut que chacun fasse corriger
ces fautes a la main dans son exemplaire, ainsi qu'elles sont marquees
par chaque errata, aussi bien pour les deux premieres parties que pour
les dernieres." Que conclure de toutes ces preuves? Que La Fontaine
etait de l'ecole de Boileau et de Racine en poesie; qu'il suivait les
memes procedes de composition studieuse, et qu'il faisait difficilement
ses vers faciles? pas le moins du monde: La Fontaine me l'affirmerait en
face, que je le renverrais a Baruch, et que je ne le croirais pas. Mais
il avait, comme tout poete, ses secrets, ses finesses, sa correction
relative; il s'en souciait peu ou point dans ses lettres en vers; peu
encore, mais davantage, dans ses contes; il y visait tout a fait dans
ses fables. Sa paresse lui grossissait la peine, et il aimait a s'en
plaindre par manie. La Fontaine lisait beaucoup, non-seulement les
modernes Italiens et Gaulois, mais les anciens, dans les textes ou en
traduction: il s'en glorifie a tout propos:

  Terence est dans mes mains, je m'instruis dans Horace;
  Homere et son rival sont mes dieux du Parnasse;
  Je le dis aux rochers, etc...
  Je cheris l'Arioste et j'estime le Tasse;
  Plein de Machiavel, entete de Bocace,
  J'en parle si souvent qu'on en est etourdi;
  J'en lis qui sont du nord et qui sont du midi.

Fera-t-on de lui un savant? Son erudition a pour cela de trop
singulieres meprises, et se permet des confusions trop charmantes. Il a
ecrit dans sa Vie d'Esope: "Comme Planudes vivoit dans un siecle ou la
memoire des choses arrivees a Esope ne devoit pas etre encore eteinte,
j'ai cru qu'il savoit par tradition ce qu'il a laisse." En ecrivant
ceci, il oubliait que dix-neuf siecles s'etaient ecoules entre le
Phrygien et celui qu'on lui donne pour biographe, et que le moine grec
ne vivait guere plus de deux siecles avant le regne de Louis-le-Grand.
Dans une epitre a Huet en faveur des anciens contre les modernes, et
a l'honneur de Quintilien en particulier, il en revient a Platon, son
theme favori, et declare qu'on ne pourrait trouver entre les sages
modernes un seul approchant de ce grand philosophe, tandis que

  La Grece en fourmillait dans son moindre canton.

Il attribue la decadence de l'ode en France a une cause qu'on
n'imaginerait jamais:

  ... l'ode, qui baisse un peu,
  Veut de la patience, et nos gens ont du feu.

D'ailleurs, en cette remarquable epitre, il proteste contre l'imitation
servile des anciens, et cherche a exposer de quelle nature est la
sienne. Nous conseillons aux curieux de comparer ce passage avec la fin
de la deuxieme epitre d'Andre Chenier; l'idee au fond est la meme, mais
on verra, en comparant l'une et l'autre expression, toute la difference
profonde qui separe un poete artiste comme Chenier, d'avec un poete
d'instinct comme La Fontaine.

Ce qui est vrai jusqu'ici de presque tous nos poetes, excepte Moliere et
peut-etre Corneille, ce qui est vrai de Marot, de Ronsard, de Regnier,
de Malherbe, de Boileau, de Racine et d'Andre Chenier, l'est aussi de La
Fontaine: lorsqu'on a parcouru ses divers merites, il faut ajouter
que c'est encore par le style qu'il vaut le mieux. Chez Moliere au
contraire, chez Dante, Shakspeare et Milton, le style egale l'invention
sans doute, mais ne la depasse pas; la maniere de dire y reflechit le
fond, sans l'eclipser. Quant a la facon de La Fontaine, elle est trop
connue et trop bien analysee ailleurs pour que j'essaye d'y revenir.
Qu'il me suffise de faire remarquer qu'il y entre une proportion assez
grande de fadeurs galantes et de faux gout pastoral, que nous blamerions
dans Saint-Evremond et Voiture, mais que nous aimons ici. C'est qu'en
effet ces fadeurs et ce faux gout n'en sont plus, du moment qu'ils ont
passe sous cette plume enchanteresse, et qu'ils se sont rajeunis de tout
le charme d'alentour. La Fontaine manque un peu de souffle et de suite
dans ses compositions; il a, chemin faisant, des distractions frequentes
qui font fuir son style et devier sa pensee; ses vers delicieux, en
decoulant comme un ruisseau, sommeillent parfois, ou s'egarent et ne se
tiennent plus; mais cela meme constitue une maniere, et il en est de
cette maniere comme de toutes celles des hommes de genie: ce qui autre
part serait indifferent ou mauvais, y devient un trait de caractere ou
une grace piquante.

La conversion de madame de La Sabliere, que La Fontaine n'eut pas le
courage d'imiter, avait laisse notre poete assez desoeuvre et solitaire.
Il continuait de loger chez cette dame; mais elle ne reunissait plus
la meme compagnie qu'autrefois, et elle s'absentait frequemment pour
visiter des pauvres ou des malades. C'est alors surtout qu'il se livra,
pour se desennuyer, a la societe du prince de Conti et de MM. de Vendome
dont on sait les moeurs, et que, sans rien perdre au fond du cote de
l'esprit, il exposa aux regards de tous une vieillesse cynique et
dissolue, mal deguisee sous les roses d'Anacreon. Maucroix, Racine et
ses vrais amis s'affligeaient de ces dereglements sans excuse; l'austere
Boileau avait cesse de le voir. Saint-Evremond, qui cherchait a
l'attirer en Angleterre aupres de la duchesse de Mazarin, recut de
la courtisane Ninon une lettre ou elle lui disait: "J'ai su que vous
souhaitiez La Fontaine en Angleterre; on n'en jouit guere a Paris; sa
tete est bien affoiblie. C'est le destin des poetes: le Tasse et
Lucrece l'ont eprouve. Je doute qu'il y ait du philtre amoureux pour
La Fontaine, il n'a guere aime de femmes qui en eussent pu faire la
depense." La tete de La Fontaine ne baissait pas comme le croyait Ninon;
mais ce qu'elle dit du philtre amoureux et des sales amours n'est que
trop vrai: il touchait souvent de l'abbe de Chaulieu des gratifications
dont il faisait un singulier et triste usage. Par bonheur, une jeune
femme riche et belle, madame d'Hervart, s'attacha au poete, lui offrit
l'attrait de sa maison, et devint pour lui, a force de soins et de
prevenances, une autre La Sabliere. A la mort de cette dame, elle
recueillit le vieillard, et l'environna d'amitie jusqu'au dernier
moment. C'est chez elle que l'auteur de _Joconde_, touche enfin de
repentir, revetit le cilice qui ne le quitta plus. Les details de cette
penitence sont touchants; La Fontaine la consacra publiquement par une
traduction du _Dies irae_, qu'il lut a l'Academie, et il avait forme
le dessein de paraphraser les Psaumes avant de mourir. Mais, a part le
refroidissement de la maladie et de l'age, on peut douter que cette
tache, tant de fois essayee par des poetes repentants, eut ete possible
a La Fontaine ou meme a tout autre d'alors. A cette epoque de croyances
regnantes et traditionnelles, c'etaient les sens d'ordinaire, et non la
raison, qui egaraient; on avait ete libertin, on se faisait devot; on
n'avait point passe par l'orgueil philosophique ni par l'impiete seche;
on ne s'etait pas attarde longuement dans les regions du doute; on ne
s'etait pas senti maintes fois defaillir a la poursuite de la verite.
Les sens charmaient l'ame pour eux-memes, et non comme une distraction
etourdissante et fougueuse, non par ennui et desespoir. Puis, quand on
avait epuise les desordres, les erreurs, et qu'on revenait a la verite
supreme, on trouvait un asile tout prepare, un confessionnal, un
oratoire, un cilice qui matait la chair; et l'on n'etait pas, comme
de nos jours, poursuivi encore, jusqu'au sein d'une foi vaguement
renaissante, par des doutes effrayants, d'eternelles obscurites et un
abime sans cesse ouvert:--je me trompe; il y eut un homme alors qui
eprouva tout cela, et il manqua en devenir fou: cet homme, c'etait
Pascal.

Septembre 1829.



J'ecrivais ceci la meme annee, la meme saison ou je composais le recueil
de Poesies, _les Consolations_, c'est-a-dire dans une veine prononcee
de sensibilite religieuse. Depuis j'ai encore ecrit sur La Fontaine
quelques pages qui se trouvent au tome VII des _Causeries du Lundi_, et
j'ai essaye d'y repondre aux dedains que M. de Lamartine avait prodigues
a ce charmant poete. Au reste, si La Fontaine, dans ces dernieres
annees, a ete bien legerement traite par un grand poete qui s'est
lui-meme juge par la, il a ete etudie, approfondi par de savants
critiques, et si approfondi meme qu'il est sorti d'entre leurs mains
comme transforme. J'en reviens volontiers et je m'en tiens sur lui a ce
jugement de La Bruyere dans son Discours de reception a l'Academie: "Un
autre, plus egal que Marot et plus poete que Voiture, a le jeu, le tour
et la naivete de tous les deux; il instruit en badinant, persuade aux
hommes la vertu par l'organe des betes, eleve les petits sujets jusqu'au
sublime: homme unique dans son genre d'ecrire, toujours original, soit
qu'il invente, soit qu'il traduise; qui a ete au dela de ses modeles,
modele lui-meme difficile a imiter."--Voir aussi le joli theme latin de
Fenelon a l'usage du duc de Bourgogne sur la mort de La Fontaine, _in
Fontani mortem_. Tout y est indique, meme le _molle atque facetum_, qui
n'est autre que notre chere reverie.



RACINE

I

Les grands poetes, les poetes de genie, independamment des genres, et
sans faire acception de leur nature lyrique, epique ou dramatique,
peuvent se rapporter a deux familles glorieuses qui, depuis bien des
siecles, s'entremelent et se detronent tour a tour, se disputent
la preeminence en renommee, et entre lesquelles, selon les temps,
l'admiration des hommes s'est inegalement repartie. Les poetes
primitifs, fondateurs, originaux sans melange, nes d'eux-memes et fils
de leurs oeuvres, Homere, Pindare, Eschyle, Dante et Shakspeare, sont
quelquefois sacrifies, preferes le plus souvent, toujours opposes
aux genies studieux, polis, dociles, essentiellement educables et
perfectibles, des epoques moyennes. Horace, Virgile, le Tasse, sont les
chefs les plus brillants de cette famille secondaire, reputee, et avec
raison, inferieure a son ainee, mais d'ordinaire mieux comprise de tous,
plus accessible et plus cherie. Parmi nous, Corneille et Moliere s'en
detachent par plus d'un cote; Boileau et Racine y appartiennent tout
a fait et la decorent, surtout Racine, le plus merveilleux, le plus
accompli en ce genre, le plus venere de nos poetes. C'est le propre
des ecrivains de cet ordre d'avoir pour eux la presque unanimite des
suffrages, tandis que leurs illustres adversaires qui, plus hauts qu'eux
en merite, les dominent meme en gloire, sont a chaque siecle remis en
question par une certaine classe de critiques. Cette difference de
renommee est une consequence necessaire de celle des talents. Les
uns veritablement predestines et divins, naissent avec leur lot, ne
s'occupent guere a le grossir grain a grain en cette vie, mais le
dispensent avec profusion et comme a pleines mains en leurs oeuvres; car
leur tresor est inepuisable au dedans. Ils font, sans trop s'inquieter
ni se rendre compte de leurs moyens de faire; ils ne se replient pas a
chaque heure de veille sur eux-memes; ils ne retournent pas la tete en
arriere a chaque instant pour mesurer la route qu'ils ont parcourue et
calculer celle qui leur reste; mais ils marchent a grandes journees sans
se lasser ni se contenter jamais. Des changement secrets s'accomplissent
en eux, au sein de leur genie, et quelquefois le transforment; ils
subissent ces changements comme des lois, sans s'y meler, sans y aider
artificiellement, pas plus que l'homme ne hate le temps ou ses cheveux
blanchissent, l'oiseau la mue de son plumage, ou l'arbre les changements
de couleur de ses feuilles aux diverses saisons; et, procedant ainsi
d'apres de grandes lois interieures et une puissante donnee originelle,
ils arrivent a laisser trace de leur force en des oeuvres sublimes,
monumentales, d'un ordre reel et stable sous une irregularite apparente
comme dans la nature, d'ailleurs entrecoupees d'accidents, herissees
de cimes, creusees de profondeurs: voila pour les uns. Les autres ont
besoin de naitre en des circonstances propices, d'etre cultives par
l'education et de murir au soleil; ils se developpent lentement,
sciemment, se fecondent par l'etude et s'accouchent eux-memes avec art.
Ils montent par degres, parcourent les intervalles et ne s'elancent pas
au but du premier bond; leur genie grandit avec le temps et s'edifie
comme un palais auquel on ajouterait chaque annee une assise; ils ont
de longues heures de reflexion et de silence durant lesquelles ils
s'arretent pour reviser leur plan et deliberer: aussi l'edifice, si
jamais il se termine, est-il d'une conception savante, noble, lucide,
admirable, d'une harmonie qui d'abord saisit l'oeil, et d'une execution
achevee. Pour le comprendre, l'esprit du spectateur decouvre sans
peine et monte avec une sorte d'orgueil paisible l'echelle d'idees
par laquelle a passe le genie de l'artiste. Or, suivant une remarque
tres-fine et tres-juste du Pere Tournemire, on n'admire jamais dans un
auteur que les qualites dont on a le germe et la racine en soi. D'ou
il suit que, dans les ouvrages des esprits superieurs, il est un degre
relatif ou chaque esprit inferieur s'eleve, mais qu'il ne franchit pas,
et d'ou il juge l'ensemble comme il peut. C'est presque comme pour les
familles de plantes etagees sur les Cordilleres, et qui ne depassent
jamais une certaine hauteur, ou plutot c'est comme pour les familles
d'oiseaux dont l'essor dans l'air est fixe a une certaine limite. Que
si maintenant, a la hauteur relative ou telle famille d'esprits peut
s'elever dans l'intelligence d'un poeme, il ne se rencontre pas une
qualite correspondante qui soit comme une pierre ou mettre le pied,
comme une plate-forme d'ou l'on contemple tout le paysage, s'il y a la
un roc a pic, un torrent, un abime, qu'adviendra-t-il alors? Les esprits
qui n'auront trouve ou poser leur vol s'en reviendront comme la colombe
de l'arche, sans meme rapporter le rameau d'olivier.--Je suis a
Versailles, du cote du jardin, et je monte le grand escalier; l'haleine
me manque au milieu et je m'arrete; mais du moins je vois de la en
face de moi la ligne du chateau, ses ailes, et j'en apprecie deja la
regularite, tandis que si je gravis sur les bords du Rhin quelque
sentier tournant qui grimpe a un donjon gothique, et que je m'arrete
d'epuisement a mi-cote, il pourra se faire qu'un mouvement de terrain,
un arbre, un buisson, me derobe la vue tout entiere[22]. C'est la l'image
vraie des deux poesies. La poesie racinienne est construite de telle
sorte qu'a toute hauteur il se rencontre des degres et des points
d'appui avec perspective pour les infirmes: l'oeuvre de Shakspeare a
l'acces plus rude, et l'oeil ne l'embrasse pas de tout point; nous
savons de fort honnetes gens qui ont sue pour y aborder, et qui, apres
s'etre heurte la vue sur quelque butte ou sur quelque bruyere, sont
revenus en jurant de bonne foi qu'il n'y avait rien la-haut; mais, a
peine redescendus en plaine, la maudite tour enchantee leur apparaissait
de nouveau dans son lointain, mille fois plus importune aux pauvres gens
que ne l'etait a Boileau celle de Montlhery:

  Ses murs, dont le sommet se derobe a la vue,
  Sur la cime d'un roc s'allongent dans la nue,
  Et, presentant de loin leur objet ennuyeux,
  Du passant qui les fuit semblent suivre les yeux.

[Note 22: Il faut tout dire. Si les esprits superieurs, les genies _a
pic_, ne pretent pas pied a divers degres aux esprits inferieurs, ils en
portent un peu la peine, et ne distinguent pas eux-memes les differences
d'elevation entre ces esprits estimables, qu'ils voient d'en haut tous
confondus dans la plaine au meme niveau de terre.]

Mais nous laisserons pour aujourd'hui la tour de Montlhery et l'oeuvre
de Shakspeare, et nous essaierons de monter, apres tant d'autres
adorateurs, quelques-uns des degres, glissants desormais a force d'etre
uses, qui menent au temple en marbre de Racine.

Racine, ne en 1639, a la Ferte-Milon, fut orphelin des l'age le plus
tendre. Sa mere, fille d'un procureur du roi des eaux-et-forets a
Villers-Cotterets, et son pere, controleur du grenier a sel de la
Ferte-Milon, moururent a peu d'intervalle de temps l'un de l'autre. Age
de quatre ans, il fut confie aux soins de son grand-pere maternel, qui
le mit tres-jeune au College a Beauvais; et apres la mort du vieillard,
il passa a Port-Royal-des-Champs, ou sa grand'mere et une de ses
tantes s'etaient retirees. C'est de la que datent les premiers details
interessants qui nous aient ete transmis sur l'enfance du poete.
L'illustre solitaire Antoine Le Maitre l'avait pris en amitie
singuliere, et l'on voit par une lettre qui s'est conservee, et qu'il
lui ecrivait dans une des persecutions, combien il lui recommande d'etre
docile et de bien soigner, durant son absence, ses onze volumes de saint
Chrysostome. Le _petit_ _Racine_ en vint rapidement a lire tous les
auteurs grecs dans le texte; il en faisait des extraits, les annotait
de sa main, les apprenait par coeur. C'etait tour a tour Plutarque,
_le Banquet_ de Platon, saint Basile, Pindare, ou, aux heures perdues,
_Theagene et Chariclee_[23]. Il decelait deja sa nature discrete,
innocente et reveuse, par de longues promenades, un livre a la main
(et qu'il ne lisait pas toujours), dans ces belles solitudes dont il
ressentait les douceurs jusqu'aux larmes. Son talent naissant s'exercait
des lors a traduire en vers francais les hymnes touchantes du Breviaire,
qu'il a retravaillees depuis; mais il se complaisait surtout a celebrer
Port-Royal, le paysage, l'etang, les jardins et les prairies. Ces
productions de jeunesse que nous possedons attestent un sentiment vrai
sous l'inexperience extreme et la faiblesse de l'expression et de la
couleur; avec un peu d'attention, on y demele en quelques endroits
comme un echo lointain, comme un prelude confus des choeurs melodieux
d'_Esther_:

  Je vois ce cloitre venerable,
  Ces beaux lieux du Ciel bien aimes,
  Qui de cent temples animes
  Cachent la richesse adorable.
  C'est dans ce chaste paradis
  Que regne, en un trone de lis,
  La Virginite sainte;
  C'est la que mille anges mortels
  D'une eternelle plainte
  Gemissent au pied des autels.

  Sacres palais de l'innocence,
  Astres vivants, choeurs glorieux,
  Qui faites voir de nouveaux cieux
  Dans ces demeures du silence,
  Non, ma plume n'entreprend pas
  De tracer ici vos combats,
  Vos jeunes et vos veilles;
  Il faut, pour en bien reverer
  Les augustes merveilles,
  Et les taire et les adorer.

[Note 23: Un Grec erudit de nos amis, M. Piccolos, dans les notes
d'une traduction de _Paul et Virginie_ en grec moderne (Firmin Didot,
1841), a cru pouvoir signaler avec precision quelques traces, encore
inapercues, du roman de _Theagene et Chariclee_, dans l'oeuvre de
Racine. Ainsi, quand Racine a risque le vers fameux,

  Brule de plus de feux que je n'en allumai,

il ne faisait sans doute que se souvenir de son cher roman et du passage
ou Hydaspe, sur le point d'immoler sa fille et de la placer sur le
bucher ou _foyer_, se sent lui-meme au coeur un _foyer_ de chagrin plus
cuisant: je traduis a peu pres; les curieux peuvent chercher le passage:
Racine, enfant, avait retenu ce jeu de mots comme une beaute, et il
n'a eu garde de l'omettre dans _Andromaque_. Heliodore est le premier
coupable; il aurait, au reste, rachete de beaucoup son crime, s'il etait
vrai, comme M. Piccolos le croit (page 343), qu'il eut fourni a Racine
le germe d'une des plus belles scenes, dans _Andromaque_ egalement. M.
Ampere, dans un article sur Amyot, avait deja cru saisir des analogies
de ce genre. Mais je m'en tiens au _brule de plus de feux_: c'est une
fort jolie trouvaille.]

Il quitta Port-Royal apres trois ans de sejour, et vint faire sa logique
au college d'Harcourt a Paris. Les impressions pieuses et severes qu'il
avait recues de ses premiers maitres s'affaiblirent par degres dans le
monde nouveau ou il se trouva entraine. Ses liaisons avec des jeunes
gens aimables et dissipes, avec l'abbe Le Vasseur, avec La Fontaine
qu'il connut des ce temps-la, le mirent plus que jamais en gout de
poesie, de romans et de theatre. Il faisait des sonnets galants en se
cachant de Port-Royal et des jansenistes, qui lui envoyaient lettres sur
lettres, avec menaces d'anatheme. On le voit, des 1660, en relation avec
les comediens du Marais au sujet d'une piece que nous ne connaissons
pas. Son ode aux _Nymphes de la Seine_ pour le mariage du roi etait
remise a Chapelain, qui la recevait _avec la plus grande bonte du
monde_, et, _tout malade qu'il etait, la retenait trois jours, y faisant
des remarques par ecrit_: la plus considerable de ces remarques portait
sur les _Tritons_, qui n'ont jamais loge dans les fleuves, mais
seulement dans la mer. Cette piece valut a Racine la protection de
Chapelain et une gratification de Colbert. Son cousin Vitart, intendant
du chateau de Chevreuse, l'y envoya une fois pour surveiller en sa place
les ouvriers macons, vitriers, menuisiers. Le poete est deja tellement
habitue au tracas de Paris, qu'il se considere a Chevreuse comme en
exil; il y date ses lettres de _Babylone_; il raconte qu'il va au
cabaret deux ou trois fois le jour, payant a chacun son pourboire, et
qu'une dame l'a pris pour un sergent; puis il ajoute: "Je lis des vers,
je tache d'en faire; je lis les aventures de l'Arioste, et je ne suis
pas moi-meme sans aventures." Tous ses amis de Port-Royal, sa tante, ses
maitres, le voyant ainsi en pleine voie de perdition, s'entendirent pour
l'en tirer. On lui representa vivement la necessite d'un etat, et on le
decida a partir pour Uzes en Languedoc, chez un de ses oncles maternels,
chanoine regulier de Sainte-Genevieve, avec esperance d'un benefice. Le
voila donc pendant tout l'hiver de 1661, le printemps et l'ete de 1662,
a Uzes; tout en noir de la tete aux pieds; lisant saint Thomas pour
complaire au bon chanoine, et l'Arioste ou Euripide pour se consoler;
fort caresse de tous les maitres d'ecole et de tous les cures des
environs, a cause de son oncle, et consulte par tous les poetes et les
amoureux de province sur leurs vers, a cause de sa petite renommee
parisienne et de son ode celebre _sur la Paix_; d'ailleurs sortant
peu, s'ennuyant beaucoup dans une ville dont tous les habitants lui
semblaient durs et interesses comme des _baillis_; se comparant a Ovide
au bord du Pont-Euxin, et ne craignant rien tant que d'alterer et de
corrompre dans le patois du Midi cet excellent et vrai francais,
cette pure fleur de froment dont on se nourrit devers la Ferte-Milon,
Chateau-Thierry et Reims. La nature elle-meme ne le seduit que
mediocrement: "Si le pays de soi avoit un peu de delicatesse, et que les
rochers y fussent un peu moins frequents, on le prendroit pour un vrai
pays de Cythere;" mais ces rochers l'importunent; la chaleur l'etouffe,
et les cigales lui gatent les rossignols. Il trouve les passions du Midi
violentes et portees a l'exces; pour lui, sensible et tempere, il vit de
reflexion et de silence; il garde la chambre et lit beaucoup, sans meme
eprouver le besoin de composer. Ses lettres a l'abbe Le Vasseur sont
froides, fines, correctes, fleuries, mythologiques et legerement
railleuses; le bel-esprit sentimental et tendre qui s'epanouira dans
_Berenice_ y perce de toutes parts; ce ne sont que citations italiennes
et qu'allusions galantes; pas une crudite comme il en echappe entre
jeunes gens, pas un detail ignoble, et l'elegance la plus exquise jusque
dans la plus etroite familiarite. Les femmes de ce pays l'avaient ebloui
d'abord, et, peu de jours apres son arrivee, il ecrivait a La Fontaine
ces phrases qui donnent a penser: "Toutes les femmes y sont eclatantes,
et s'y ajustent d'une facon qui est la plus naturelle du monde; et pour
ce qui est de leur personne,

  Color verus, corpus solidum et succi plenum;

mais comme c'est la premiere chose dont on m'a dit de me donner garde,
je ne veux pas en parler davantage; aussi bien ce seroit profaner la
maison d'un beneficier comme celle ou je suis, que d'y faire de longs
discours sur cette matiere: _Domus mea, domus orationis_. C'est pourquoi
vous devez vous attendre que je ne vous en parlerai plus du tout. On m'a
dit: Soyez aveugle. Si je ne puis l'etre tout-a-fait, il faut du moins
que je sois muet; car, voyez-vous, il faut etre regulier avec les
reguliers, comme j'ai ete loup avec vous et avec les autres loups
vos comperes." Mais ses habitudes naturellement chastes et reservees
prevalurent, quand il ne fut plus entraine par des compagnons de
plaisir; et quelques mois apres, il repondait fort serieusement a une
insinuation railleuse de l'abbe Le Vasseur que, Dieu merci, sa liberte
etait sauve encore, et que, s'il quittait le pays, il remporterait son
coeur aussi sain et aussi entier qu'il l'avait apporte; et la-dessus il
raconte un danger recent auquel sa faiblesse a heureusement echappe.
Ce passage est assez peu connu, et jette assez de jour dans l'ame de
Racine, pour devoir etre cite tout au long: "Il y a ici une demoiselle
fort bien faite et d'une taille fort avantageuse. Je ne l'avois jamais
vue qu'a cinq ou six pas, et je l'avois toujours trouvee fort belle; son
teint me paroissoit vif et eclatant; les yeux, grands et d'un beau noir,
la gorge et le reste de ce qui se decouvre assez librement dans ce pays,
fort blanc. J'en avois toujours quelque idee assez tendre et assez
approchante d'une inclination; mais je ne la voyois qu'a l'eglise: car,
comme je vous ai mande, je suis assez solitaire, et plus que mon cousin
ne me l'avoit recommande. Enfin je voulus voir si je n'etois point
trompe dans l'idee que j'avois d'elle, et j'en trouvai une occasion fort
honnete. Je m'approchai d'elle, et lui parlai. Ce que je vous dis la
m'est arrive il n'y a pas un mois, et je n'avois d'autre dessein que de
voir quelle reponse elle me feroit. Je lui parlai donc indifferemment;
mais sitot que j'ouvris la bouche et que je l'envisageai, je pensai
demeurer interdit. Je trouvai sur son visage de certaines bigarrures,
comme si elle eut releve de maladie; et cela me fit bien changer mes
idees. Neanmoins je ne demeurai pas, et elle me repondit d'un air fort
doux et fort obligeant; et, pour vous dire la verite, il faut que je
l'aie prise dans quelque mauvais jour, car elle passe pour fort belle
dans la ville, et je connois beaucoup de jeunes gens qui soupirent pour
elle du fond de leur coeur. Elle passe meme pour une des plus sages et
des plus enjouees. Enfin je fus bien aise de cette rencontre, qui servit
du moins a me delivrer de quelque commencement d'inquietude; car je
m'etudie maintenant a vivre un peu plus raisonnablement, et a ne me pas
laisser emporter a toutes sortes d'objets. Je commence mon noviciat..."
Racine avait alors vingt-trois ans. La naivete d'impressions et
l'enfance de coeur qui eclatent dans son recit marquent le point de
depart d'ou il s'avanca graduellement, a force d'experience et d'etude,
jusqu'aux dernieres profondeurs de la meme passion dans _Phedre_.
Cependant son noviciat ne s'acheva pas: il s'ennuya d'attendre un
benefice qu'on lui promettait toujours; et, laissant la les chanoines et
la province, il revint a Paris, ou son ode de _la Renommee aux Muses_
lui valut une nouvelle gratification, son entree a la cour, et d'etre
connu de Despreaux et de Moliere. _La Thebaide_ suivit de pres.
Jusque-la, Racine n'avait trouve sur sa route que des protecteurs et des
amis; son premier succes dramatique eveilla l'envie, et, des ce moment,
sa carriere fut semee d'embarras et de degouts, dont sa sensibilite
irritable faillit plus d'une fois s'aigrir ou se decourager. La tragedie
d'_Alexandre_ le brouilla avec Moliere et avec Corneille; avec Moliere,
parce qu'il lui retira l'ouvrage pour le donner a l'Hotel de Bourgogne;
avec Corneille, parce que l'illustre vieillard declara au jeune homme,
apres avoir entendu sa piece, qu'elle annoncait un grand talent pour la
poesie en general, mais non pour le theatre. Aux representations les
partisans de Corneille tacherent d'entraver le succes. Les uns disaient
que Taxile n'etait point assez honnete homme; les autres, qu'il ne
meritait point sa perte; les uns, qu'Alexandre n'etait point assez
amoureux; les autres, qu'il ne venait sur la scene que pour parler
d'amour. Lorsque parut _Andromaque_, on reprocha a Pyrrhus un reste de
ferocite; on l'aurait voulu plus poli, plus galant, plus acheve. C'etait
une consequence du systeme de Corneille, qui faisait ses heros tout
d'une piece, bons ou mauvais de pied en cap; a quoi Racine repondait
fort judicieusement: "Aristote, bien eloigne de nous demander des heros
parfaits, veut au contraire que les personnages tragiques, c'est-a-dire
ceux dont le malheur fait la catastrophe de la tragedie, ne soient ni
tout a fait bons ni tout a fait mechants. Il ne veut pas qu'ils soient
extremement bons, parce que la punition d'un homme de bien exciteroit
plus l'indignation que la pitie du spectateur, ni qu'ils soient mechants
avec exces, parce qu'on n'a point pitie d'un scelerat. Il faut donc
qu'ils aient une bonte mediocre, c'est-a-dire une vertu capable de
faiblesse, et qu'ils tombent dans le malheur par quelque faute qui les
fasse plaindre sans les faire detester." J'insiste sur ce point, parce
que la grande innovation de Racine et sa plus incontestable originalite
dramatique consistent precisement dans cette reduction des personnages
heroiques a des proportions plus humaines, plus naturelles, et dans
cette analyse delicate des plus secretes nuances du sentiment et de la
passion. Ce qui distingue Racine, avant tout, dans la composition du
style comme dans celle du drame, c'est la suite logique, la liaison
ininterrompue des idees et des sentiments; c'est que chez lui tout est
rempli sans vide et motive sans replique, et que jamais il n'y a
lieu d'etre surpris de ces changements brusques, de ces retours sans
intermediaire, de ces _volte-faces_ subites, dont Corneille a fait
souvent abus dans le jeu de ses caracteres et dans la marche de ses
drames. Nous sommes pourtant loin de reconnaitre que, meme en ceci, tout
l'avantage au theatre soit du cote de Racine; mais, lorsqu'il parut,
toute la nouveaute etait pour lui, et la nouveaute la mieux accommodee
au gout d'une cour ou se melaient tant de faiblesses, ou rien ne
brillait qu'en nuances, et dont, pour tout dire, la chronique amoureuse,
ouverte par une La Valliere, devait se clore par une Maintenon. Il
resterait toujours a savoir si ce procede attentif et curieux, employe a
l'exclusion de tout autre, est dramatique dans le sens absolu du mot; et
pour notre part nous ne le croyons pas: mais il suffisait, convenons-en,
a la societe d'alors, qui, dans son oisivete polie, ne reclamait pas un
drame plus agite, plus orageux, plus _transportant_, pour parler comme
madame de Sevigne, et qui s'en tenait volontiers a _Berenice_, en
attendant _Phedre_, le chef-d'oeuvre du genre. Cette piece de _Berenice_
fut commandee a Racine par Madame, duchesse d'Orleans, qui soutenait
a la cour les nouveaux poetes, et qui joua cette fois a Corneille le
mauvais tour de le mettre aux prises, en champ-clos, avec son jeune
rival. D'un autre cote, Boileau, ami fidele et sincere, defendait
Racine contre la cohue des auteurs, le relevait de ses decouragements
passagers, et l'excitait, a force de severite, a des progres sans
relache. Ce controle journalier de Boileau eut ete funeste assurement a
un auteur de libre genie, de verve impetueuse ou de grace nonchalante,
a Moliere, a La Fontaine, par exemple; il ne put etre que profitable
a Racine, qui, avant de connaitre Boileau, et sauf quelques pointes
a l'italienne, suivait deja cette voie de correction et d'elegance
continue, ou celui-ci le maintint et l'affermit. Je crois donc que
Boileau avait raison lorsqu'il se glorifiait d'avoir appris a Racine _a
faire difficilement des vers faciles_; mais il allait un peu loin, si,
comme on l'assure, il lui donnait pour precepte _de faire ordinairement
le second vers avant le premier_.

Depuis _Andromaque_, qui parut en 1667, jusqu'a _Phedre_, dont le
triomphe est de 1677, dix annees s'ecoulerent; on sait comment Racine
les remplit. Anime par la jeunesse et l'amour de la gloire, aiguillonne
a la fois par ses admirateurs et ses envieux, il se livra tout entier au
developpement de son genie. Il rompit directement avec Port-Royal; et, a
propos d'une attaque de Nicole contre les auteurs de theatre, il lanca
une lettre piquante qui fit scandale et lui attira des represailles. A
force d'attendre et de solliciter, il avait enfin obtenu un benefice, et
le privilege de la premiere edition d'_Andromaque_ est accorde au sieur
Racine, prieur de l'Epinai. Un regulier lui disputa ce prieure; un
proces s'ensuivit, auquel personne n'entendit rien; et Racine ennuye se
desista, en se vengeant des juges par la comedie des _Plaideurs_ qu'on
dirait ecrite par Moliere, admirable farce dont la maniere decele un
coin inapercu du poete, et fait ressouvenir qu'il lisait Rabelais,
Marot, meme Scarron, et tenait sa place au cabaret entre Chapelle et
La Fontaine. Cette vie si pleine, ou, sur un grand fonds d'etude,
s'ajoutaient les tracas litteraires, les visites a la cour, l'Academie a
partir de 1673, et peut-etre aussi, comme on l'en a soupconne, quelques
tendres faiblesses au theatre, cette confusion de degouts, de plaisirs
et de gloire, retint Racine jusqu'a l'age de trente-huit ans,
c'est-a-dire jusqu'en 1677, epoque ou il s'en degagea pour se marier
chretiennement et se convertir.

Sans doute ses deux dernieres pieces, _Iphigenie_ et _Phedre_, avaient
excite contre l'auteur un redoublement d'orage: tous les auteurs
siffles, les jansenistes pamphletaires, les grands seigneurs surannes
et les debris des _precieuses_, Boyer, Leclerc, Coras, Perrin, Pradon,
j'allais dire Fontenelle, Barbier-d'Aucourt, surtout dans le cas present
le duc de Nevers, madame Des Houlieres et l'Hotel de Bouillon, s'etaient
ameutes sans pudeur, et les indignes manoeuvres de cette cabale avaient
pu inquieter le poete: mais enfin ses pieces avaient triomphe; le public
s'y portait et y applaudissait avec larmes; Boileau, qui ne flattait
jamais, meme en amitie, decernait au vainqueur une magnifique epitre, et
_benissait_ et proclamait _fortune_ le siecle qui voyait naitre, _ces
pompeuses merveilles_. C'etait donc moins que jamais pour Racine le
moment de quitter la scene ou retentissait son nom; il y avait lieu pour
lui a l'enivrement, bien plus qu'au desappointement litteraire: aussi
sa resolution fut-elle tout-a-fait pure de ces bouderies mesquines
auxquelles on a essaye de la rapporter. Depuis quelque temps, et le
premier feu de l'age, la premiere ferveur de l'esprit et des sens etant
dissipee, le souvenir de son enfance, de ses maitres, de sa tante
religieuse a Port-Royal, avait ressaisi le coeur de Racine; et la
comparaison involontaire qui s'etablissait en lui entre sa paisible
satisfaction d'autrefois et sa gloire presente, si amere et si troublee,
ne pouvait que le ramener au regret d'une vie reguliere. Cette pensee
secrete qui le travaillait perce deja dans la preface de _Phedre_, et
dut le soutenir, plus qu'on ne croit, dans l'analyse profonde qu'il fit
de cette _douleur vertueuse_ d'une ame qui maudit le mal et s'y livre.
Son propre coeur lui expliquait celui de _Phedre_; et si l'on suppose,
comme il est assez vraisemblable, que ce qui le retenait malgre lui
au theatre etait quelque attache amoureuse dont il avait peine a se
depouiller, la ressemblance devient plus intime et peut aider a faire
comprendre tout ce qu'il a mis en cette circonstance de dechirant,
de reellement senti et de plus particulier qu'a l'ordinaire dans les
combats de cette passion. Quoi qu'il en soit, le but moral de _Phedre_
est hors de doute; le grand Arnauld ne put s'empecher lui-meme de le
reconnaitre, et ainsi fut presque verifie le mot de l'auteur "qui
esperoit, au moyen de cette piece, reconcilier la tragedie avec quantite
de personnes celebres par leur piete et par leur doctrine." Toutefois,
en s'enfoncant davantage dans ses reflexions de reforme, Racine jugea
qu'il etait plus prudent et plus consequent de renoncer au theatre, et
il en sortit avec courage, mais sans trop d'efforts. Il se maria, se
reconcilia avec Port-Royal, se prepara, dans la vie domestique, a ses
devoirs de pere; et, comme le roi le nomma a cette epoque historiographe
ainsi que Boileau, il ne negligea pas non plus ses devoirs d'historien:
a cet effet, il commenca par faire un espece d'extrait du traite de
Lucien _sur la Maniere d'ecrire l'histoire_, et s'appliqua a la lecture
de Mezerai, de Vittorio Siri et autres.

D'apres le peu qu'on vient de lire sur le caractere, les moeurs et
les habitudes d'esprit de Racine, il serait deja aise de presumer les
qualites et les defauts essentiels de son oeuvre, de prevoir ce qu'il a
pu atteindre, et en meme temps ce qui a du lui manquer. Un grand art de
combinaison, un calcul exact d'agencement, une construction lente et
successive, plutot que cette force de conception, simple et feconde,
qui agit simultanement et comme par voie de cristallisation autour de
plusieurs centres dans les cerveaux naturellement dramatiques; de la
presence d'esprit dans les moindres details; une singuliere adresse a ne
devider qu'un seul fil a la fois; de l'habilete pour elaguer plutot que
la puissance pour etreindre; une science ingenieuse d'introduire et
d'econduire ses personnages; parfois la situation capitale eludee, soit
par un recit pompeux, soit par l'absence motivee du temoin le plus
embarrassant; et de meme dans les caracteres, rien de divergent ni
d'excentrique; les parties accessoires, les antecedents peu commodes
supprimes; et pourtant rien de trop nu ni de trop monotone, mais deux
ou trois nuances assorties sur un fond simple;--puis, au milieu de tout
cela, une passion qu'on n'a pas vue naitre, dont le flot arrive deja
gonfle, mollement ecumeux, et qui vous entraine comme le courant blanchi
d'une belle eau: voila le drame de Racine. Et si l'on descendait a son
style et a l'harmonie de sa versification, on y suivrait des beautes
du meme ordre restreintes aux memes limites, et des variations de ton
melodieuses sans doute, mais dans l'echelle d'une seule octave. Quelques
remarques, a propos de _Britannicus_, preciseront notre pensee et
la justifieront si, dans ces termes generaux, elle semblait un peu
temeraire. Il s'agit du premier crime de Neron, de celui par lequel il
echappe d'abord a l'autorite de sa mere et de ses gouverneurs. Dans
Tacite, Britannicus est un jeune homme de quatorze a quinze ans, doux,
spirituel et triste. Un jour, au milieu d'un festin, Neron ivre, pour le
rendre ridicule, le forca de chanter; Britannicus se mit a chanter une
chanson, dans laquelle il etait fait allusion a sa propre destinee si
precaire et a l'heritage paternel dont on l'avait depouille; et, au
lieu de rire et de se moquer, les convives emus, moins dissimules qu'a
l'ordinaire, parce qu'ils etaient ivres, avaient marque hautement leur
compassion. Pour Neron, tout pur de sang qu'il est encore, son naturel
feroce gronde depuis longtemps en son ame et n'epie que l'occasion de
se dechainer; il a deja essaye d'un poison lent contre Britannicus. La
debauche l'a saisi: il est soupconne d'avoir souille l'adolescence de sa
future victime; il neglige son epouse Octavie pour la courtisane Acte.
Seneque a prete son ministere a cette honteuse intrigue; Agrippine s'est
revoltee d'abord, puis a fini par embrasser son fils et par lui offrir
sa maison pour les rendez-vous. Agrippine, mere, petite-fille, soeur,
niece et veuve d'empereurs, homicide, incestueuse, prostituee a des
affranchis, n'a d'autre crainte que de voir son fils lui echapper avec
le pouvoir. Telle est la situation d'esprit des trois personnages
principaux au moment ou Racine commence sa piece. Qu'a-t-il fait? Il est
alle d'abord au plus simple, il a trie ses acteurs; Burrhus l'a
dispense de Seneque, et Narcisse de Pallas. Othon et Senecion, _jeunes
voluptueux_ qui perdent le prince, sont a peine nommes dans un endroit.
Il rapporte dans sa preface un mot sanglant de Tacite sur Agrippine:
_Quae, cunctis malae dominationis cupidinibus flagrans, habebat in
partibus Pallantem_, et il ajoute: "Je ne dis que ce mot d'Agrippine,
car il y auroit trop de choses a en dire. C'est elle que je me suis
surtout efforce de bien exprimer, et ma tragedie n'est pas moins la
disgrace d'Agrippine que la mort de Britannicus." Et malgre ce
dessein formel de l'auteur, le caractere d'Agrippine n'est exprime
qu'imparfaitement: comme il fallait interesser a sa disgrace, ses plus
odieux vices sont rejetes dans l'ombre; elle devient un personnage peu
reel, vague, inexplique, une maniere de mere tendre et jalouse; il n'est
plus guere question de ses adulteres et de ses meurtres qu'en allusion,
a l'usage de ceux qui ont lu l'histoire dans Tacite. Enfin, a la place
d'Acte, intervient la romanesque Junie. Neron amoureux n'est plus que
le rival passionne de Britannicus, et les cotes hideux du tigre
disparaissent, ou sont touches delicatement a la rencontre. Que dire du
denouement? de Junie refugiee aux Vestales, et placee sous la protection
du peuple, comme si le peuple protegeait quelqu'un sous Neron? Mais ce
qu'on a droit surtout de reprocher a Racine, c'est d'avoir soustrait aux
yeux la scene du festin. Britannicus est a table, on lui verse a boire;
quelqu'un de ses domestiques goute le breuvage, comme c'est la coutume,
tant on est en garde contre un crime: mais Neron a tout prevu; le
breuvage s'est trouve trop chaud, il faut y verser de l'eau froide
pour le rafraichir, et c'est cette eau froide qu'on a eu le soin
d'empoisonner. L'effet est soudain; ce poison tue sur l'heure, et
Locuste a ete chargee de le preparer tel, sous la menace du supplice.
Soit dedain pour ces circonstances, soit difficulte de les exprimer en
vers, Racine les a negligees dans le recit de Burrhus: il se borne a
rendre l'effet moral de l'empoisonnement sur les spectateurs, et il y
reussit; mais on doit avouer que meme sur ce point il a rabattu de la
brievete incisive, de la concision eclatante de Tacite. Trop souvent,
lorsqu'il traduit Tacite comme lorsqu'il traduit la Bible, Racine se
fraie une route entre les qualites extremes des originaux, et garde
prudemment le milieu de la chaussee, sans approcher des bords d'ou l'on
voit le precipice. Nous preciserons tout-a-l'heure le fait pour ce qui
concerne la Bible; nous n'en citerons qu'un exemple relativement a
Tacite. Agrippine, dans sa belle invective contre Neron, s'ecrie que
d'un cote l'on entendra _la fille de Germanicus_, et de l'autre _le fils
d'Aenobarbus_.

  Appuye de Seneque et du tribun Burrhus,
  Qui, tous deux de l'exil rappeles par moi-meme,
  Partagent a mes yeux l'autorite supreme.

Or Tacite dit: _Audiretur hinc Germanici filia, inde debilis rursus
Burrhus et exsul Seneca, trunca scilicet manu et professoria lingua,
generis humani regimen expostulantes_. Racine a evidemment recule devant
l'energique insulte de _maitre d'ecole_ adressee a Seneque et celle de
_manchot_ et de _mutile_ adressee a Burrhus, et son Agrippine n'accuse
pas ces pedagogues de vouloir _regenter_ le monde. En general, tous les
defauts du style de Racine proviennent de cette pudeur de gout qu'on a
trop exaltee en lui, et qui parfois le laisse en deca du bien, en deca
du mieux.

_Britannicus, Phedre, Athalie_, tragedie romaine, grecque et biblique,
ce sont la les trois grands titres dramatiques de Racine et sous
lesquels viennent se ranger ses autres chefs-d'oeuvre. Nous nous sommes
deja explique sur notre admiration pour _Phedre_; pourtant, on ne peut
se le dissimuler aujourd'hui, cette piece est encore moins dans les
moeurs grecques que _Britannicus_ dans les moeurs romaines. Hippolyte
amoureux ressemble encore moins a l'Hippolyte chasseur, favori de Diane,
que Neron amoureux au Neron de Tacite; Phedre reine mere et regente pour
son fils, a la mort supposee de son epoux, compense amplement Junie
protegee par le peuple et mise aux Vestales. Euripide lui-meme laisse
beaucoup sans doute a desirer pour la verite; il a deja perdu le sens
superieur des traditions mythologiques que possedaient si profondement
Eschyle et Sophocle; mais du moins chez lui on embrasse tout un ordre de
choses; le paysage, la religion, les rites, les souvenirs de famille,
constituent un fond de realite qui fixe et repose l'esprit. Chez Racine
tout ce qui n'est pas Phedre et sa passion echappe et fuit: la triste
Aricie, les Pallantides, les aventures diverses de Thesee, laissent a
peine trace dans notre memoire. A y regarder de pres, ce sont, entre les
traditions contradictoires, des efforts de conciliation ingenieux,
mais peu faits pour eclairer: Racine admet d'une part la version de
Plutarque, qui suppose que Thesee, au lieu de descendre aux enfers,
avait ete simplement retenu prisonnier par un roi d'Epire dont il avait
voulu ravir la femme pour son ami Pirithoues, et d'autre part il fait
dire a Phedre, sur la foi de la rumeur fabuleuse:

  Je l'aime, non point tel que l'ont vu les Enfers...

Dans Euripide, Venus apparait en personne et se venge; dans Racine,
_Venus tout entiere a sa proie attachee_ n'est qu'une admirable
metaphore. Racine a quelquefois laisse a Euripide des details de couleur
qui eussent ete aussi des traits de passion:

  Dieux! que ne suis-je assise a l'ombre des forets!
  Quand pourrai-je, au travers d'une noble poussiere,
  Suivre de l'oeil un char fuyant dans la carriere?

dit la Phedre de Racine. Dans Euripide, ce mouvement est beaucoup
plus prolonge: Phedre voudrait d'abord se desalterer a l'eau pure des
fontaines et s'etendre a l'ombre des peupliers; puis elle s'ecrie qu'on
la conduise sur la montagne, dans les forets de pins, ou les chiens
chassent le cerf, et qu'elle veut lancer le dard thessalien; enfin elle
desire l'arene sacree de Limna, ou s'exercent les coursiers rapides:
et la nourrice qui, a chaque souhait, l'a interrompue, lui dit enfin:
"Quelle est donc cette nouvelle fantaisie? Vous etiez tout-a-l'heure sur
la montagne, a la poursuite des cerfs, et maintenant vous voila eprise
du gymnase et des exercices des chevaux! Il faut envoyer consulter
l'oracle..." Au troisieme acte, au moment ou Thesee, qu'on croyait mort,
arrive, et quand Phedre, Oenone et Hippolyte sont en presence, Phedre ne
trouve rien de mieux que de s'enfuir en s'ecriant:

  Je ne dois desormais songer qu'a me cacher;

c'est imiter l'art ingenieux de Timanthe, qui, a l'instant solennel,
voila la tete d'Agamemnon.

Tout ceci nous conduirait, si nous l'osions, a conclure avec Corneille
que Racine avait un bien plus grand talent pour la poesie en general que
pour le theatre en particulier, et a soupconner que, s'il fut dramatique
en son temps, c'est que son temps n'etait qu'a cette mesure de
dramatique; mais que probablement, s'il avait vecu de nos jours, son
genie se serait de preference ouvert une autre voie. La vie de retraite,
de menage et d'etude, qu'il mena pendant les douze annees de sa maturite
la plus entiere, semblerait confirmer notre conjecture. Corneille aussi
essaya pendant quelques annees de renoncer au theatre; mais, quoique
deja sur le declin, il n'y put tenir, et rentra bientot dans l'arene.
Rien de cette impatience ni de cette difficulte a se contenir ne parait
avoir trouble le long silence de Racine. Il ecrivait l'histoire de
Port-Royal, celle des campagnes du roi, prononcait deux ou trois
discours d'academie, et s'exercait a traduire quelques hymnes d'eglise.
Madame de Maintenon le tira de son inaction vers 1688, en lui demandant
une piece pour Saint-Cyr: de la le reveil en sursaut de Racine, a l'age
de quarante-huit ans; une nouvelle et immense carriere parcourue en deux
pas: _Esther_ pour son coup d'essai, _Athalie_ pour son coup de maitre.
Ces deux ouvrages si soudains, si imprevus, si differents des autres,
ne dementent-ils pas notre opinion sur Racine? n'echappent-ils pas aux
critiques generales que nous avons hasardees sur son oeuvre?

Racine, dans les sujets hebreux, est bien autrement a son aise que dans
les sujets grecs et romains. Nourri des livres sacres, partageant
les croyances du peuple de Dieu, il se tient strictement au recit de
l'Ecriture, ne se croit pas oblige de meler l'autorite d'Aristote a
l'action, ni surtout de placer au coeur de son drame une intrigue
amoureuse (et l'amour est de toutes les choses humaines celle qui,
s'appuyant sur une base eternelle, varie le plus dans ses formes selon
les temps, et par consequent induit le plus en erreur le poete).
Toutefois, malgre la parente des religions et la communaute de certaines
croyances, il y a dans le judaisme un element a part, intime, primitif,
oriental, qu'il importe de saisir et de mettre en saillie, sous peine
d'etre pale et infidele, meme avec un air d'exactitude: et cet element
radical, si bien compris de Bossuet dans sa _Politique sacree_, de M. de
Maistre en tous ses ecrits, et du peintre anglais Martin dans son art,
n'etait guere accessible au poete doux et tendre qui ne voyait l'ancien
Testament qu'a travers le nouveau, et n'avait pour guide vers Samuel que
saint Paul. Commencons par l'architecture du temple dans _Athalie_: chez
les Hebreux, tout etait figure, symbole, et l'importance des formes se
rattachait a l'esprit de la loi. Mais d'abord je cherche vainement dans
Racine ce temple merveilleux bati par Salomon, tout en marbre, en cedre,
revetu de lames d'or, reluisant de cherubins et de palmes; je suis dans
le vestibule, et je ne vois pas les deux fameuses colonnes de bronze
de dix-huit coudees de haut, qui se nomment, l'une _Jachin_, l'autre
_Booz_; je ne vois ni la mer d'airain, ni les douze boeufs d'airain, ni
les lions; je ne devine pas dans le tabernacle ces cherubins de bois
d'olivier, hauts de dix coudees, qui enveloppent l'arche de leurs ailes.
La scene se passe sous un peristyle grec un peu nu, et je me sens deja
moins dispose a admettre le _sacrifice de sang_ et l'immolation par
le couteau sacre, que si le poete m'avait transporte dans ce temple
colossal ou Salomon, le premier jour, egorgea pour hosties pacifiques
vingt-deux mille boeufs et cent vingt mille brebis. Des reproches
analogues peuvent s'adresser aux caracteres et aux discours des
personnages. L'idolatrie monstrueuse de Tyr et de Sidon devait etre
opposee au culte de Jehovah dans la personne de Mathan, qui, sans cela,
n'est qu'un mauvais pretre, debitant d'abstraites maximes; j'aurais
voulu entrevoir, grace a lui, ces temples impurs de Baal,

  . . . . . Ou siegeaient, sur de riches carreaux,
  Cent idoles de jaspe aux tetes de taureaux;
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Ou, sans lever jamais leurs tetes colossales,
  Veillaient, assis en cercle et se regardant tous,
  Des dieux d'airain posant leurs mains sur leurs genoux.

Le grand pretre est beau, noble et terrible; mais on le concoit plus
terrible encore et plus inexorable, pour etre le ministre d'un Dieu de
colere. Quand il arme les levites, et qu'il leur rappelle que leurs
ancetres, a la voix de Moise, ont autrefois massacre leurs freres
("Voici ce que dit le Seigneur, Dieu d'Israel: "Que chaque homme place
son glaive sur sa cuisse, et que chacun tue son frere, son ami, et celui
qui lui est le plus proche." Les enfants de Levi firent ce que Moise
avait ordonne." ), il delaie ce verset en periphrases evasives:

  Ne descendez-vous pas de ces fameux levites
  Qui, lorsqu'au dieu du Nil le volage Israel
  Rendit dans le desert un culte criminel,
  De leurs plus chers parents saintement homicides,
  Consacrerent leurs mains dans le sang des perfides,
  Et par ce noble exploit vous acquirent l'honneur
  D'etre seuls employes aux autels du Seigneur?

En somme, _Athalie_ est une oeuvre imposante d'ensemble, et par beaucoup
d'endroits magnifique, mais non pas si complete ni si desesperante qu'on
a bien voulu croire. Racine n'y a pas penetre l'essence meme de la
poesie hebraique orientale[24]; il y marche sans cesse avec precaution
entre le naif du sublime et le naif du gracieux, et s'interdit
soigneusement l'un et l'autre. Il ne dit pas comme Lamartine:

  Osias n'etait plus; Dieu m'apparut: je vis
  Adonai vetu de gloire et d'epouvante;
  Les bords eblouissants de sa robe flottante
  Remplissaient le sacre parvis.

  Des seraphins debout sur des marches d'ivoire
  Se voilaient devant lui de six ailes de feux;
  Volant de l'un a l'autre, ils se disaient entre eux:
  Saint, Saint, Saint, le Seigneur, le Dieu, le roi des dieux!
  Toute la terre est pleine de sa gloire!

[Note 24: De la _poesie_, c'est possible; mais de la _religion_,
certes, il en avait penetre l'essence. J'aurais plus d'un point a
modifier aujourd'hui dans mon premier jugement; il a commence a me
paraitre moins juste, quand des continuateurs exageres me l'ont rendu
comme dans un miroir grossissant. Je reprendrai le Racine chretien au
complet dans mon ouvrage sur Port-Royal; en attendant, je me borne a
en tirer les remarques que voici: "Quelle erreur nous avons soutenue
autrefois! Il nous paraissait qu'_Athalie_ aurait ete plus belle, s'il y
avait eu les grandes statues dans le vestibule, le bassin d'airain, etc.
Cela, au contraire, presente disproportionnement, nous eut cache le vrai
sujet, le Dieu un et spirituel, invisible et qui remplit tout.--Peu de
decors dans Racine; et il a raison au fond: l'unite du Dieu invisible en
ressort mieux. Lorsque Pompee, usant du droit de conquete, entra dans
le Saint des Saints, il observa avec etonnement, dit Tacite, qu'il n'y
avait aucune image et que le sanctuaire etait vide. C'etait un dicton
populaire, en parlant des Juifs, que "_Nil praeter nubes et coeli numen
adorant_."]

Il ne dirait pas dans ses choeurs, quand il fait parler l'impie
voluptueux:

  Ainsi qu'on choisit une rose
  Dans les guirlandes de Sarons,
  Choisissez une vierge eclose
  Parmi les lis de vos vallons:
  Enivrez-vous de son haleine,
  Ecartez ses tresses d'ebene,
  Goutez les fruits de sa beaute.
  Vivez, aimez, c'est la sagesse:
  Hors le plaisir et la tendresse,
  Tout est mensonge et vanite.

Il ne dirait pas davantage:

  O tombeau! vous etes mon pere;
  Et je dis aux vers de la terre:
  Vous etes ma mere et mes soeurs.

L'avouerai-je? _Esther_, avec ses douceurs charmantes et ses aimables
peintures, _Esther_, moins dramatique qu'_Athalie_, et qui vise moins
haut, me semble plus complete en soi, et ne laisser rien a desirer.
Il est vrai que ce gracieux episode de la Bible s'encadre entre deux
evenements etranges, dont Racine se garde de dire un seul mot, a savoir
le somptueux festin d'Assuerus, qui dura cent quatre-vingts jours, et le
massacre que firent les Juifs de leurs ennemis, et qui dura deux jours
entiers, sur la priere formelle de la Juive Esther. A cela pres, ou
plutot meme a cause de l'omission, ce delicieux poeme, si parfait
d'ensemble, si rempli de pudeur, de soupirs et d'onction pieuse, me
semble le fruit le plus naturel qu'ait porte le genie de Racine. C'est
l'epanchement le plus pur, la plainte la plus enchanteresse de cette ame
tendre qui ne savait assister a la prise d'habit d'une novice sans se
noyer dans les larmes, et dont madame de Maintenon ecrivait: "Racine,
qui veut pleurer, viendra a la profession de la soeur Lalie." Vers ce
meme temps, il composa pour Saint-Cyr quatre cantiques spirituels qui
sont au nombre de ses plus beaux ouvrages. Il y en a deux d'apres
saint Paul que Racine traite comme il a deja fait Tacite et la Bible,
c'est-a-dire en l'enveloppant de suavite et de nombre, mais en
l'affaiblissant quelquefois. Il est a regretter qu'il n'ait pas pousse
plus loin cette espece de composition religieuse, et que, dans les huit
dernieres annees qui suivirent _Athalie_, il n'ait pas fini par jeter
avec originalite quelques-uns des sentiments personnels, tendres,
passionnes, fervents, que recelait son coeur. Certains passages des
lettres a son fils aine, alors attache a l'ambassade de Hollande, font
rever une poesie interieure et penetrante qu'il n'a epanchee nulle part,
dont il a contenu en lui, durant des annees, les delices incessamment
pretes a deborder, ou qu'il a seulement repandue dans la priere, aux
pieds de Dieu, avec les larmes dont il etait plein. La poesie alors, qui
faisait partie de la _litterature_, se distinguait tellement de la _vie_
que rien ne ramenait de l'une a l'autre, que l'idee meme ne venait pas
de les joindre, et qu'une fois consacre aux soins domestiques, aux
sentiments de pere, aux devoirs de paroissien, on avait eleve une
muraille infranchissable entre les _Muses_ et soi. Au reste, comme nul
sentiment profond n'est sterile en nous, il arrivait que cette poesie
_rentree_ et sans issue etait dans la vie comme un parfum secret qui se
melait aux moindres actions, aux moindres paroles, y transpirait par une
voie insensible, et leur communiquait une bonne odeur de merite et de
vertu: c'est le cas de Racine, c'est l'effet que nous cause aujourd'hui
la lecture de ses lettres a son fils, deja homme et lance dans le monde,
lettres simples et paternelles, ecrites au coin du feu, a cote de la
mere, au milieu des six autres enfants, empreintes a chaque ligne d'une
tendresse grave et d'une douceur austere, et ou les reprimandes sur le
style, les conseils d'eviter les _repetitions de mots_ et les _locutions
de la Gazette de Hollande_, se melent naivement aux preceptes de
conduite et aux avertissements chretiens: "Vous avez eu quelque raison
d'attribuer l'heureux succes de votre voyage, par un si mauvais temps,
aux prieres qu'on a faites pour vous. Je compte les miennes pour rien;
mais votre mere et vos petites soeurs prioient tous les jours Dieu
qu'il vous preservat de tout accident, et on faisoit la meme chose a
Port-Royal." Et plus bas: "M. de Torcy m'a appris que vous etiez dans la
_Gazette de Hollande_: si je l'avois su, je l'aurois fait acheter pour
la lire a vos petites soeurs, qui vous croiroient devenu un homme de
consequence." On voit que madame Racine songeait toujours a son fils
absent, et que, chaque fois qu'on servait quelque chose d'_un peu bon_
sur la table, elle ne pouvait s'empecher de dire: "Racine en auroit
volontiers mange." Un ami qui revenait de Hollande, M. de Bonnac,
apporta a la famille des nouvelles du fils cheri; on l'accabla de
questions, et ses reponses furent toutes satisfaisantes: "Mais je n'ai
ose, ecrit l'excellent pere, lui demander si vous pensiez un peu au bon
Dieu, et j'ai eu peur que la reponse ne fut pas telle que je l'aurois
souhaitee." L'evenement domestique le plus important des dernieres
annees de Racine est la profession que fit a Melun sa fille cadette,
agee de dix-huit ans; il parle a son fils de la ceremonie, et en raconte
les details a sa vieille tante, qui vivait toujours a Port-Royal dont
elle etait abbesse[25]; il n'avait cesse de _sangloter_ pendant tout
l'office: ainsi, de ce coeur brise, des tresors d'amour, des effusions
inexprimables s'echappaient par ces sanglots; c'etait comme l'huile
versee du vase de Marie. Fenelon lui ecrivit expres pour le consoler.
Avec cette facilite excessive aux emotions, et cette sensibilite plus
vive, plus inquiete de jour en jour, on explique l'effet mortel que
causa a Racine le mot de Louis XIV, et ce dernier coup qui le tua; mais
il etait auparavant, et depuis longtemps, malade du mal de poesie:
seulement, vers la fin, cette predisposition inconnue avait degenere en
une sorte d'hydropisie lente qui dissolvait ses humeurs et le livrait
sans ressort au moindre choc. Il mourut en 1699 dans sa soixantieme
annee, venere et pleure de tous, comble de gloire, mais laissant, il
faut le dire, une posterite litteraire peu virile, et bien intentionnee
plutot que capable: ce furent les Rollin, les d'Olivet en critique, les
Duche et les Campistron au theatre, les Jean-Baptiste et les Racine
fils dans l'ode et dans le poeme. Depuis ce temps jusqu'au notre, et a
travers toutes les variations de gout, la renommee de Racine a subsiste
sans atteinte et a constamment recu des hommages unanimes, justes
au fond et merites en tant qu'hommages, bien que parfois tres-peu
intelligents dans les motifs. Des critiques sans portee ont abuse
du droit de le citer pour modele, et l'ont trop souvent propose a
l'imitation par ses qualites les plus inferieures; mais, pour qui sait
le comprendre, il a suffisamment, dans son oeuvre et dans sa vie, de
quoi se faire a jamais admirer comme grand poete et cherir comme ami de
coeur.

Decembre 1829.

[Note 25: Si ce ne fut pas a Port-Royal meme que la fille de Racine
fit profession, c'est que ce monastere persecute ne pouvait plus depuis
longtemps recevoir pensionnaires, novices, ni religieuses. Fontaine,
vieil ami de Port-Royal, sur lequel il a laisse de bien touchants
Memoires, et refugie alors a Melun, assista a toutes les ceremonies de
veture.]



II

Racine fut dramatique sans doute, mais il le fut dans un genre qui
l'etait peu. En d'autres temps, en des temps comme les notres, ou les
proportions du drame doivent etre si differentes de ce qu'elles etaient
alors, qu'aurait-il fait? Eut-il egalement tente le theatre? Son genie,
naturellement recueilli et paisible, eut-il suffi a cette intensite
d'action que reclame notre curiosite blasee, a cette verite reelle dans
les moeurs et dans les caracteres qui devient indispensable apres une
epoque de grande revolution, a cette philosophie superieure qui donne a
tout cela un sens, et fait de l'action autre chose qu'un _imbroglio_, de
la couleur historique autre chose qu'un _badigeonnage_? Eut-il ete de
force et d'humeur a mener toutes ces parties de front, a les maintenir
en presence et en harmonie, a les unir, a les enchainer sous une forme
indissoluble et vivante; a les fondre l'une dans l'autre au feu des
passions? N'eut-il pas trouve plus simple et plus conforme a sa nature
de retirer tout d'abord la passion du milieu de ces embarras etrangers
dans lesquels elle aurait pu se perdre comme dans le sable, en s'y
versant; de la faire rentrer en son lit pour n'en plus sortir, et de
suivre solitaire le cours harmonieux de cette grande et belle
elegie, dont _Esther_ et _Berenice_ sont les plus limpides, les plus
transparents reservoirs? C'est la une delicate question, sur laquelle on
ne peut exprimer que des conjectures: j'ai hasarde la mienne; elle n'a
rien d'irreverent pour le genie de Racine. M. Etienne, dans son discours
de reception a l'Academie, declare qu'il admire Moliere bien plus comme
philosophe que comme poete. Je ne suis pas sur ce point de l'avis de M.
Etienne, et dans Moliere la qualite de poete ne me parait inferieure a
aucune autre; mais je me garderai bien d'accuser le spirituel auteur
des _Deux Gendres_ de vouloir renverser l'autel du plus grand maitre
de notre scene. Or, est-ce davantage vouloir renverser Racine que de
declarer qu'on prefere chez lui la poesie pure au drame, et qu'on est
tente de le rapporter a la famille des genies lyriques, des chantres
elegiaques et pieux, dont la mission ici-bas est de celebrer l'_amour_
(en prenant _amour_ dans le meme sens que Dante et Platon)?

Independamment de l'examen direct des oeuvres, ce qui nous a surtout
confirme dans notre opinion, c'est le silence de Racine et la
disposition d'esprit qu'il marqua durant les longues annees de sa
retraite. Les facultes innees qu'on a exercees beaucoup et qu'on arrete
brusquement au milieu de la carriere, apres les premiers instants donnes
au delassement et au repos, se reveillent et recommencent a desirer le
genre de mouvement qui leur est propre. D'abord il n'en vient a l'ame
qu'une plainte sourde, lointaine, etouffee, qui n'indique pas son objet
et nous livre a tout le vague de l'_ennui_. Bientot l'inquietude se
decide; la faculte sans aliment s'_affame_, pour ainsi dire; elle crie
au dedans de nous: c'est comme un coursier genereux qui hennit dans
l'etable et demande l'arene; on n'y peut tenir, et tous les projets
de retraite sont oublies. Qu'on se figure, par exemple, a la place
de Racine, au sein du meme loisir, quelqu'un de ces genies
incontestablement dramatiques, Shakspeare, Moliere, Beaumarchais, Scott.
Oh! les premiers mois d'inaction passes, comme le cerveau du poete va
fermenter et se remplir! comme chaque idee, chaque sentiment va revetir
a ses yeux un masque, un personnage, et marcher a ses cotes! que de
generations spontanees vont eclore de toutes parts et lever la tete sur
cette eau dormante! que d'etres inacheves, flottants, passeront dans ses
reves et lui feront signe de venir! que de voix plaintives lui parleront
comme a Tancrede dans la foret enchantee! La reine Mab descendra en char
et se posera sur ce front endormi. Soudain Ariel ou Puck, Scapin ou
Dorine, Cherubin ou Fenella, merveilleux lutins, messagers malicieux et
empresses, s'agiteront autour du maitre, le tirailleront de mille cotes
pour qu'il prenne garde a leurs etres cheris, a leurs amants separes, a
leurs princesses malheureuses; ils les evoqueront devant lui, comme dans
l'Elysee antique le devin Tiresias, ou plutot le vieil Anchise, evoquait
les ames des heros qui n'avaient pas vecu; ils les feront passer par
groupes, ombres fugitives, rieuses ou eplorees, demandant la vie, et,
dans les limbes inexplicables de la pensee, attendant la lumiere du
jour. Diana Vernon a cheval, franchissant les barrieres et se perdant
dans le taillis; Juliette au balcon tendant les bras a Romeo; l'ingenue
Agnes a son balcon aussi, et rendant a son amant salut pour salut du
matin au soir; la moqueuse Suzanne et la belle comtesse habillant
le page; que sais-je? toutes ces ravissantes figures, toutes ces
apparitions enchantees souriront au poete et l'appelleront a elles du
sein de leur nuage. Il n'y resistera pas longtemps, et se relancera,
tete baissee, dans ce monde qui tourbillonne autour de lui. Chacun
reviendra a ses gouts et a sa nature. Beaumarchais, comme un joueur
excite par l'abstinence, tentera de nouveau avec fureur les chances et
la folie des intrigues. Scott, plus insouciant peut-etre, et comme un
voyageur simplement curieux qui a deja vu beaucoup de siecles et de
pays, mais qui n'est pas las encore, se remettra en marche au risque
de repasser, chemin faisant, par les memes aventures. Moliere, penseur
profond, triste au dedans, ayant hate de sortir de lui-meme et
d'echapper a ses peines secretes, sera cette fois d'un comique plus
grave ou plus fou qu'a l'ordinaire. Shakspeare redoublera de grace, de
fantaisie ou d'effroi. Le grand Corneille enfin (car il est de cette
famille), Corneille couvert de cicatrices, epuise, mais infatigable et
sans relache comme ses heros, pareil a ce valeureux comte de Fuentes
dont parle Bossuet, et qui combattit a Rocroi jusqu'au dernier soupir,
Corneille ramenera obstinement au combat ses vieilles bandes espagnoles
et ses drapeaux dechires.

Voila les poetes dramatiques. Dirai-je que Racine ne leur ressembla
jamais dans sa retraite; qu'il ne vit plus rien de ce qu'il avait
quitte; qu'il n'eut point, a ses heures de reverie, des apparitions
charmantes qui remuaient, comme autrefois, son coeur? Ce serait faire
injure a son genie. Mais ces creations memes vers lesquelles un doux
penchant dut le rentrainer d'abord, ces Monime, ces Phedre, ces Berenice
au long voile, ces nobles amantes solitaires qu'il revoyait, a la nuit
tombante, sous les traits de la Champmesle, et qui s'enfuyaient,
comme Didon, dans les bocages, qu'etaient-elles, je le demande? Ou
voulaient-elles le ramener? Differaient-elles beaucoup de l'_Elegie a la
voix gemissante_;

  Au ris mele de pleurs, aux longs cheveux epars,
  Belle, levant au ciel ses humides regards?

Et quand il se fut tout a fait refugie dans l'amour divin, ces formes
attrayantes d'un amour profane continuerent-elles longtemps a repasser
dans ses songes? Pour moi, je ne le crois point. Il fut prompt a les
dissiper et a les oublier: ses affections bientot allerent toutes
ailleurs; il ne pensait qu'a Port-Royal, alors persecute, et se
complaisait delicieusement dans ses souvenirs d'enfance: "En effet,
dit-il, il n'y avoit point de maison religieuse qui fut en meilleure
odeur que Port-Royal. Tout ce qu'on en voyoit au dehors inspiroit de la
piete; on admiroit la maniere grave et touchante dont les louanges de
Dieu y etoient chantees, la simplicite et en meme temps la proprete de
leur eglise, la modestie des domestiques, la solitude des parloirs, le
peu d'empressement des religieuses a y soutenir la conversation, leur
peu de curiosite pour savoir les choses du monde et meme les affaires de
leurs proches; en un mot, une entiere indifference pour tout ce qui
ne regardoit point Dieu. Mais combien les personnes qui connoissoient
l'interieur de ce monastere y trouvoient-elles de nouveaux sujets
d'edification! Quelle paix! quel silence! quelle charite! quel amour
pour la pauvrete et pour la mortification! Un travail sans relache, une
priere continuelle, point d'ambition que pour les emplois les plus
vils et les plus humiliants, aucune impatience dans les soeurs,
nulle bizarrerie dans les meres, l'obeissance toujours prompte et le
commandement toujours raisonnable." Et vers le meme temps il ecrivait a
son fils: "M. de Rost m'a appris que la Champmesle etoit a l'extremite,
de quoi il me paroit tres-afflige; mais ce qui est le plus affligeant,
c'est de quoi il ne se soucie guere apparemment, je veux dire
l'obstination avec laquelle cette pauvre malheureuse refuse de renoncer
a la comedie, ayant declare, a ce qu'on m'a dit, qu'elle trouvoit
tres-glorieux pour elle de mourir comedienne. Il faut esperer que, quand
elle verra la mort de plus pres, elle changera de langage comme font
d'ordinaire la plupart de ces gens qui font tant les fiers quand ils
se portent bien. Ce fut madame de Caylus qui m'apprit hier cette
particularite dont elle etoit effrayee, et qu'elle a sue, comme je
crois, de M. le cure de Saint-Sulpice." Et dans une autre lettre: "Le
pauvre M. Boyer est mort fort chretiennement; sur quoi je vous dirai,
en passant, que je dois reparation a la memoire de la Champmesle, qui
mourut avec d'assez bons sentiments, apres avoir renonce a la comedie,
tres-repentante de sa vie passee, mais surtout fort affligee de
mourir: du moins M. Despreaux me l'a dit ainsi, l'ayant appris du cure
d'Auteuil, qui l'assista a la mort; car elle est morte a Auteuil, dans
la maison d'un maitre a danser, ou elle etoit venue prendre l'air." On a
besoin de croire, pour excuser ce ton de secheresse, que Racine voulait
faire indirectement la lecon a son fils, et condamner ses propres
erreurs dans la personne de celle qui en avait ete l'objet. Mais, meme
en tenant compte de l'intention, on peut conclure hardiment, apres avoir
lu et compare ces passages, que les sentiments du poete ne prenaient
plus la forme dramatique, et que la figure de la Champmesle lui etait
depuis longtemps sortie de la memoire. Port-Royal avait toute son ame;
il y puisait le calme, il y rapportait ses prieres; il etait plein des
gemissements de cette maison affligee, quand il fit entendre, pour
l'heureuse maison de Saint-Cyr, la melodie touchante des choeurs
d'_Esther_[26]. En un mot, c'etait la disposition lyrique qui
prevalait evidemment dans le poete, et qui le plus souvent, au defaut
d'epanchement convenable, debordait dans ces larmes dont nous avons
parle. Un de nos amis les plus chers, qui, pour etre romantique, a
ce qu'on dit, n'en garde pas moins a Racine un respect profond et un
sincere amour, a essaye de retracer l'etat interieur de cette belle ame
dans une piece de vers qu'il ne nous est pas permis de louer, mais que
nous inserons ici comme achevant de mettre en lumiere notre point de vue
critique.

[Note 26: Racine se trouvait precisement dans l'eglise du monastere
des Champs, quand l'archeveque Harlay de Champvallon y vint, le 17 mai
1679, a neuf heures du matin, pour renouveler la persecution qui avait
ete interrompue durant dix annees, mais qui, a partir de ce jour-la,
ne cessa plus jusqu'a l'entiere ruine. Il causa quelque temps avec le
prelat qui, l'ayant apercu, l'avait fait appeler par politesse. Plus
tard, surtout quand sa tante fut abbesse, il devint a Versailles le
charge d'affaires en titre des pauvres persecutees. Toutes les demandes
d'adoucissement pres de l'archeveque, les suppliques pour obtenir tel ou
tel confesseur, roulaient sur lui. Il usait son temps et son credit a
ces demarches, avec un zele ou il entrait quelque pensee d'expiation.]


LES LARMES DE RACINE.

Racine, qui veut pleurer, viendra a la profession de la soeur Lalie.

(MADAME DE MAINTENON.)

  Jean Racine, le grand poete,
  Le poete aimant et pieux,
  Apres que sa lyre muette
  Se fut voilee a tous les yeux,
  Renoncant a la gloire humaine,
  S'il sentait en son ame pleine
  Le flot contenu murmurer,
  Ne savait que fondre en priere,
  Pencher l'urne dans la poussiere
  Aux pieds du Seigneur, et pleurer.

  Comme un coeur pur de jeune fille
  Qui coule et deborde en secret,
  A chaque peine de famille,
  Au moindre bonheur, il pleurait;
  A voir pleurer sa fille ainee;
  A voir sa table couronnee
  D'enfants, et lui-meme au declin;
  A sentir les inquietudes
  De pere, tout causant d'etudes,
  Les soirs d'hiver, avec Rollin;

  Ou si dans la sainte patrie,
  Berceau de ses reves touchants,
  Il s'egarait par la prairie
  Au fond de Port-Royal-des-Champs;
  S'il revoyait du cloitre austere
  Les longs murs, l'etang solitaire,
  Il pleurait comme un exile;
  Pour lui, pleurer avait des charmes.
  Le jour que mourait dans les larmes
  Ou La Fontaine ou Champmesle[27].

  Surtout ces pleurs avec delices
  En ruisseaux d'amour s'ecoulaient,
  Chaque fois que sous des cilices
  Des fronts de seize ans se voilaient;
  Chaque fois que des jeunes filles,
  Le jour de leurs voeux, sous les grilles
  S'en allaient aux yeux des parents,
  Et foulant leurs bouquets de fete,
  Livrant les cheveux de leur tete,
  Epanchaient leur ame a torrents.

  Lui-meme il dut payer sa dette;
  Au temple il porta son agneau;
  Dieu marquant sa fille cadette,
  La dota du mystique anneau.
  Au pied de l'autel avancee,
  La douce et blanche fiancee
  Attendait le divin Epoux;
  Mais, sans voir la ceremonie,
  Parmi l'encens et l'harmonie
  Sanglotait le pere a genoux[28].

[Note 27: Il est permis de supposer, malgre ce qu'on a vu plus haut,
que le poete donna secretement a la Champmesle quelques larmes et
quelques prieres.]

[Note 28: Lope de Vega eut aussi une fille, et la plus cherie, qui se
fit religieuse; il composa sur cette prise de voile une piece de vers
fort touchante, ou il decrit avec beaucoup d'exaltation les alternatives
de ses emotions de pere et de ses joies comme chretien (Fauriel; _Vie de
Lope de Vega_). Mais Racine ne put que pleurer.]

  Sanglots, soupirs, pleurs de tendresse,
  Pareils a ceux qu'en sa ferveur
  Madeleine la pecheresse
  Repandit aux pieds du Sauveur;
  Pareils aux flots de parfum rare
  Qu'en pleurant la soeur de Lazare
  De ses longs cheveux essuya;
  Pleurs abondants comme les votres,
  O le plus tendre des apotres,
  Avant le jour d'Alleluia!

  Priere confuse et muette,
  Effusion de saints desirs,
  Quel luth se fera l'interprete
  De ces sanglots, de ces soupirs?
  Qui demelera le mystere
  De ce coeur qui ne peut se taire,
  Et qui pourtant n'a point de voix?
  Qui dira le sens des murmures
  Qu'eveille a travers les ramures
  Le vent d'automne dans les bois?

  C'etait une offrande avec plainte,
  Comme Abraham en sut offrir;
  C'etait une derniere etreinte
  Pour l'enfant qu'on a vu nourrir;
  C'etait un retour sur lui-meme,
  Pecheur releve d'anatheme,
  Et sur les erreurs du passe;
  Un cri vers le Juge sublime,
  Pour qu'en faveur de la victime
  Tout le reste fut efface.

  C'etait un reve d'innocence,
  Et qui le faisait sangloter,
  De penser que, des son enfance,
  Il aurait pu ne pas quitter
  Port-Royal et son doux rivage,
  Son vallon calme dans l'orage,
  Refuge propice aux devoirs;
  Ses chataigniers aux larges ombres,
  Au dedans les corridors sombres,
  La solitude des parloirs.

  Oh! si, les yeux mouilles encore,
  Ressaisissant son luth dormant,
  Il n'a pas dit, a voix sonore,
  Ce qu'il sentait en ce moment;
  S'il n'a pas raconte, poete,
  Son ame pudique et discrete,
  Son holocauste et ses combats,
  Le Maitre qui tient la balance
  N'a compris que mieux son silence:
  O mortels, ne le blamez pas!

  Celui qu'invoquent nos prieres
  Ne fait pas descendre les pleurs
  Pour etinceler aux paupieres,
  Ainsi que la rosee aux fleurs;
  Il ne fait pas sous son haleine
  Palpiter la poitrine humaine,
  Pour en tirer d'aimables sons;
  Mais sa rosee est fecondante;
  Mais son haleine, immense, ardente,
  Travaille a fondre nos glacons.

  Qu'importent ces chants qu'on exhale,
  Ces harpes autour du saint lieu;
  Que notre voix soit la cymbale
  Marchant devant l'arche de Dieu;
  Si l'ame, trop tot consolee,
  Comme une veuve non voilee
  Dissipe ce qu'il faut sentir;
  Si le coupable prend le change,
  Et tout ce qu'il paye en louange,
  S'il le retranche au repentir?

Les derniers sentiments exprimes dans cette piece ne furent point
etrangers a l'ame de Racine. Dans un tres-beau cantique _sur la
Charite_, imite de saint Paul, il dit lui-meme, en des termes assez
semblables, et dont notre ami parait s'etre souvenu:

  En vain je parlerais le langage des Anges,
  En vain, mon Dieu, de tes louanges
  Je remplirois tout l'univers:
  Sans amour ma gloire n'egale
  Que la gloire de la cymbale,
  Qui d'un vain bruit frappe les airs.

Si maintenant l'on m'objecte que cette theorie conjecturale serait
admissible peut-etre si Racine n'avait pas fait _Athalie_, mais
qu'_Athalie_ seule repond victorieusement a tout et revele dans le poete
un genie essentiellement dramatique, je repliquerai a mon tour qu'en
admirant beaucoup _Athalie_, je ne lui reconnais point tant de portee;
que la quantite d'elevation, d'energie et de sublime qui s'y trouve ne
me parait pas du tout depasser ce qu'il en faut pour reussir dans le
haut lyrique, dans la grande poesie religieuse, dans l'hymne, et qu'a
mon gre cette magnifique tragedie atteste seulement chez Racine des
qualites fortes et puissantes qui couronnaient dignement sa tendresse
habituelle.

L'examen un peu approfondi du style de Racine nous ramenera
involontairement aux memes conclusions sur la nature et la vocation de
son talent. Qu'est-ce, en effet, qu'un style dramatique? C'est quelque
chose de simple, de familier, de vif, d'entrecoupe, qui se deploie et se
brise, qui monte et redescend, qui change sans effort en passant d'un
personnage a l'autre, et varie dans le meme personnage selon les moments
de la passion. On se rencontre, on cause, on plaisante; puis l'ironie
s'aiguise, puis la colere se gonfle, et voila que le dialogue ressemble
a la lutte etincelante de deux serpents entrelaces. Les gestes, les
inflexions de voix et les sinuosites du discours sont en parfaite
harmonie; les hasards naturels, les particularites journalieres d'une
conversation qui s'anime, se reproduisent en leur lieu. Auguste est
assis avec Cinna dans son cabinet et lui parle longuement; chaque fois
que Cinna veut l'interrompre, l'empereur l'apaise d'autorite, etend la
main, ralentit sa parole, le fait rasseoir et continue. Le jeu de Talma,
c'etait tout le style dramatique mis en dehors et traduit aux yeux.--Les
personnages du drame, vivant de la vie reelle comme tout le monde,
doivent en rappeler a chaque instant les details et les habitudes.
_Hier, aujourd'hui, demain_, sont des mots tres-significatifs pour eux.
Les plus chers souvenirs dont se nourrit leur passion favorite leur
apparaissent au complet avec une singuliere vivacite dans les moindres
circonstances. Il leur echappe souvent de dire: _Tel jour, a telle
heure, en tel endroit_. L'amour dont une ame est pleine, et qui cherche
un langage, s'empare de tout ce qui l'entoure, en tire des images, des
comparaisons sans nombre, en fait jaillir des sources imprevues de
tendresse. Juliette, au balcon, croit entendre le chant de l'alouette,
et presse son jeune epoux de partir; mais Romeo veut que ce soit le
rossignol qu'on entend, afin de rester encore.

La douleur est superstitieuse; l'ame, en ses moments extremes, a de
singuliers retours; elle semble, avant de quitter cette vie, s'y
rattacher a plaisir par les fils les plus delies et les plus fragiles.
Desdemona, emue du vague pressentiment de sa fin, revient toujours, sans
savoir pourquoi, a _une chanson de Saule_ que lui chantait dans son
enfance une vieille esclave qu'avait sa mere. C'est ainsi que le lyrique
meme, grace aux details naifs qui le retiennent et le fixent dans la
realite, ne fait pas hors-d'oeuvre, et concourt directement a l'effet
dramatique.

Le pittoresque epique, le descriptif pompeux sied mal au style du drame;
mais sans se mettre expres a decrire, sans etaler sa toile pour peindre,
il est tel mot de pure causerie qui, jete comme au hasard, va nous
donner la couleur des lieux et preciser d'avance le theatre ou se
deploiera la passion. Duncan arrive avec sa suite au chateau de Macbeth;
il en trouve le site agreable, et Banco lui fait remarquer qu'il y a des
nids de martinets a chaque frise et a chaque creneau: preuve, dit-il,
que l'air est salubre en cet endroit. Shakspeare abonde en traits
pareils; les tragiques grecs en offriraient egalement. Racine n'en a
jamais.

Le style de Racine se presente, des l'abord, sous une teinte assez
uniforme d'elegance et de poesie; rien ne s'y detache particulierement.
Le procede en est d'ordinaire analytique et abstrait; chaque personnage
principal, au lieu de repandre sa passion au dehors en ne faisant qu'un
avec elle, regarde le plus souvent cette passion au dedans de lui-meme,
et la raconte par ses paroles telle qu'il la voit au sein de ce monde
interieur, au sein de ce _moi_, comme disent les philosophes: de la une
maniere generale d'exposition et de recit qui suppose toujours dans
chaque heros ou chaque heroine un certain loisir pour s'examiner
prealablement; de la encore tout un ordre d'images delicates, et un
tendre coloris de demi-jour, emprunte a une savante metaphysique du
coeur; mais peu ou point de realite, et aucun de ces details qui nous
ramenent a l'aspect humain de cette vie. La poesie de Racine elude les
details, les dedaigne, et quand elle voudrait y atteindre, elle semble
impuissante a les saisir. Il y a dans _Bajazet_ un passage, entre
autres, fort admire de Voltaire: Acomat explique a Osmin comment, malgre
les defenses rigoureuses du serail, Roxane et Bajazet ont pu se voir et
s'aimer:

  Peut-etre il te souvient qu'un recit peu fidele
  De la more d'Amurat fit courir la nouvelle.
  La sultane, a ce bruit feignant de s'effrayer,
  Par des cris douloureux eut soin de l'appuyer.
  Sur la foi de ses pleurs ses esclaves tremblerent;
  De l'heureux Bajazet les gardes se troublerent:
  Et les dons achevant d'ebranler leur devoir,
  Leurs captifs dans ce trouble oserent s'entrevoir.

Au lieu d'une explication nette et circonstanciee de la rencontre, comme
tout cela est touche avec precaution! comme le mot propre est habilement
evince! _les esclaves tremblerent! les gardes se troublerent!_ Que
d'efforts en pure perte! que d'elegances deplacees dans la bouche severe
du grand-vizir!--Monime a voulu s'etrangler avec son bandeau, ou, comme
dit Racine, _faire un affreux lien d'un sacre diademe_; elle apostrophe
ce diademe en vers enchanteurs que je me garderai bien de blamer. Je
noterai seulement que, dans la colere et le mepris dont elle accable
ce _fatal tissu_, elle ne l'ose nommer qu'en termes generaux et avec
d'exquises injures. Il resulte de cette perpetuelle necessite de
noblesse et d'elegance que s'impose le poete, que lorsqu'il en vient
a quelques-unes de ces parties de transition qu'il est impossible de
relever et d'ennoblir, son vers inevitablement deroge, et peut alors
sembler prosaique par comparaison avec le ton de l'ensemble. Chamfort
s'est amuse a noter dans _Esther_ le petit nombre de vers qu'il croit
entaches de prosaisme. Au reste, Racine a tellement pris garde a ce
genre de reproche, qu'au risque de violer les convenances dramatiques,
il a su preter des paroles pompeuses ou fleuries a ses personnages les
plus subalternes comme a ses heros les plus acheves. Il traite ses
confidentes sur le meme pied que ses reines; Arcas s'exprime tout aussi
majestueusement qu'Agamemnon. M. Villemain a deja remarque que, dans
Euripide, le vieillard qui tient la place d'Arcas n'a qu'un langage
simple, non figure, conforme a sa condition d'esclave: "Pourquoi donc
sortir de votre tente, o roi Agamemnon, lorsque autour de nous tout est
assoupi dans un calme profond, lorsqu'on n'a point encore releve la
sentinelle qui veille sur les retranchements?" Et c'est Agamemnon qui
dit: "Helas! on n'entend ni le chant des oiseaux, ni le bruit de la mer;
le silence regne sur l'Euripe." Dans Racine au contraire, Arcas prend
les devants en poesie, et il est le premier a s'ecrier:

  Mais tout dort, et l'armee, et les vents, et Neptune.

Chez Euripide, le vieillard a vu Agamemnon dans tout le desordre d'une
nuit de douleur; il l'a vu allumer un flambeau, ecrire une lettre
et l'effacer, y imprimer le cachet et le rompre, jeter a terre ses
tablettes et verser un torrent de larmes. Racine fils avoue avec candeur
qu'on peut regretter dans l'Iphigenie francaise cette vive peinture
de l'Agamemnon grec; mais Euripide n'avait pas craint d'entrer dans
l'interieur de la tente du heros, et de nommer certaines choses de la
vie par leur nom[29].

[Note 29: Euripide d'ailleurs ne s'etait pas fait faute, on le voit,
de quelques anachronismes de moeurs et de moyens. On n'ecrivait pas de
lettres au siege de Troie; il n'est jamais question d'ecriture dans
Homere; mais les Grecs songeaient plus aux convenances dramatiques qu'a
l'exactitude historique.]

Le procede continu d'analyse dont Racine fait usage, l'elegance
merveilleuse dont il revet ses pensees, l'allure un peu solennelle et
arrondie de sa phrase, la melodie cadencee de ses vers, tout contribue
a rendre son style tout a fait distinct de la plupart des styles
franchement et purement dramatiques. Talma, qui, dans ses dernieres
annees, en etait venu a donner a ses roles, surtout a ceux que lui
fournissait Corneille, une simplicite d'action, une familiarite
saisissante et sublime, l'aurait vainement essaye pour les heros de
Racine; il eut meme ete coupable de briser la declamation soutenue de
leur discours, et de ramener a la causerie ce beau vers un peu chante.
Est-ce a dire pourtant que le caractere dramatique manque entierement a
cette maniere de faire parler des personnages? Loin de notre pensee un
tel blaspheme! Le style de Racine convient a ravir au genre de drame
qu'il exprime, et nous offre un compose parfait des memes qualites
heureuses. Tout s'y tient avec art, rien n'y jure et ne sort du ton;
dans cet ideal complet de delicatesse et de grace, Monime, en verite,
aurait bien tort de parler autrement. C'est une conversation douce et
choisie, d'un charme croissant, une confidence penetrante et pleine
d'emotion, comme on se figure qu'en pouvait suggerer au poete le
commerce paisible de cette societe ou une femme ecrivait _la Princesse
de Cleves_; c'est un sentiment intime, unique, expansif, qui se mele a
tout, s'insinue partout, qu'on retrouve dans chaque soupir, dans chaque
larme, et qu'on respire avec l'air. Si l'on passe brusquement des
tableaux de Rubens a ceux de M. Ingres, comme on a l'oeil rempli de
l'eclatante variete pittoresque du grand maitre flamand, on ne voit
d'abord dans l'artiste francais qu'un ton assez uniforme, une teinte
diffuse de pale et douce lumiere. Mais qu'on approche de plus pres et
qu'on observe avec soin: mille nuances fines vont eclore sous le regard;
mille intentions savantes vont sortir de ce tissu profond et serre; on
ne peut plus en detacher ses yeux. C'est le cas de Racine lorsqu'on
vient a lui en quittant Moliere ou Shakspeare: il demande alors plus
que jamais a etre regarde de tres-pres et longtemps; ainsi seulement
on surprendra les secrets de sa maniere: ainsi, dans l'atmosphere du
sentiment principal qui fait le fond de chaque tragedie, on verra
se dessiner et se mouvoir les divers caracteres avec leurs traits
personnels; ainsi, les differences d'accentuation, fugitives et tenues,
deviendront saisissables, et preteront une sorte de verite relative au
langage de chacun; on saura avec precision jusqu'a quel point Racine est
dramatique, et dans quel sens il ne l'est pas.

Racine a fait _les Plaideurs_; et, dans cette admirable farce, il a
tellement atteint du premier coup le vrai style de la comedie, qu'on
peut s'etonner qu'il s'en soit tenu a cet essai. Comment n'a-t-il pas
devine, se dit involontairement la critique questionneuse de nos jours,
que l'emploi de ce style sincerement dramatique, qu'il venait de derober
a Moliere, n'etait pas limite a la comedie; que la passion la plus
serieuse pouvait s'en servir et l'elever jusqu'a elle? Comment ne
s'est-il pas rappele que le style de Corneille, en bien des endroits
pathetiques, ne differe pas essentiellement de celui de Moliere? il ne
s'agissait que d'achever la fusion; l'oeuvre de reforme dramatique qui
se poursuit maintenant sous nos yeux eut ete des lors accomplie.--C'est
que, sans doute, dans la tragedie telle qu'il la concevait, Racine
n'avait nullement besoin de ce franc et libre langage; c'est que _les
Plaideurs_ ne furent jamais qu'une debauche de table, un accident
de cabaret dans sa vie litteraire; c'est que d'invincibles prejuges
s'opposent toujours a ces fusions si simples que combine a son aise la
critique apres deux siecles. Du temps de Racine, Fenelon, son ami, son
admirateur, et qui semble un de ses parents les plus proches par le
genie, ecrivait de Moliere: "En pensant bien, il parle souvent mal. Il
se sert des phrases les plus forcees et les moins naturelles. Terence
dit en quatre mots, avec la plus elegante simplicite, ce que celui-ci ne
dit qu'avec une multitude de metaphores qui approchent du galimatias.
J'aime bien mieux sa prose que ses vers. Par exemple, l'_Avare_ est
moins mal ecrit que les pieces qui sont en vers: il est vrai que la
versification francoise l'a gene; il est vrai meme qu'il a mieux reussi
pour les vers dans l'_Amphitryon_, ou il a pris la liberte de faire des
vers irreguliers. Mais en general il me paroit, jusque dans sa prose,
ne parler point assez simplement pour exprimer toutes les passions." Il
faut se souvenir que l'auteur de cet etrange jugement avait la maniere
d'ecrire la plus antipathique a Moliere qui se puisse imaginer. Il etait
doux, fleuri, agreablement subtil, epris des antiques chimeres, doue des
signes gracieux de l'avenir; et sa prose, _encor qu'un peu trainante_,
ne ressemblait pas mal a ces beaux vieillards divins dont il nous parle
souvent, a longue barbe plus blanche que la neige, et qui, soutenus d'un
baton d'ivoire, s'acheminaient lentement au milieu des bocages vers un
temple du plus pur marbre de Paros. Quoi qu'il en soit, il enoncait a
coup sur, dans cette lettre a l'Academie, l'opinion de plus d'un esprit
delicat, de plus d'un academicien de son temps, et Racine lui-meme se
serait probablement entendu avec lui pour critiquer sur beaucoup de
points la diction de Moliere.

La sienne est scrupuleuse, irreprochable, et tout l'eloge qu'on a
coutume de faire du style de Racine en general doit s'appliquer sans
reserve a sa diction. Nul n'a su mieux que lui la valeur des mots, le
pouvoir de leur position et de leurs alliances, l'art des transitions,
_ce chef-d'oeuvre le plus difficile de la poesie_, comme lui disait
Boileau; on peut voir la-dessus leur correspondance. En se tenant a un
vocabulaire un peu restreint, Racine a multiplie les combinaisons et les
ressources. On remarquera que dans ses tours il conserve par moments des
traces legeres d'une langue anterieure a la sienne, et je trouve pour
mon compte un charme infini a ces idiotismes trop peu nombreux qui
lui ont valu d'etre souligne quelquefois par les critiques du dernier
siecle.

En somme, et ceci soit dit pour dernier mot, il y aurait injustice,
ce me semble, a traiter Racine autrement que tous les vrais poetes de
genie, a lui demander ce qu'il n'a pas, a ne pas le prendre pour ce
qu'il est, a ne pas accepter, en le jugeant, les conditions de sa
nature. Son style est complet en soi, aussi complet que son drame
lui-meme; ce style est le produit d'une organisation rare et flexible,
modifiee par une education continuelle et par une multitude de
circonstances sociales qui ont pour jamais disparu; il est, autant
qu'aucun autre, et a force de finesse, sinon avec beaucoup de saillie,
marque au coin d'une individualite distincte, et nous retrace presque
partout le profil noble, tendre et melancolique de l'homme avec la
date du temps. D'ou il resulte aussi que vouloir eriger ce style en
_style-modele_, le professer a tout propos et en toute occurrence, y
rapporter toutes les autres manieres comme a un type invariable, c'est
bien peu le comprendre et l'admirer bien superficiellement, c'est le
renfermer tout entier dans ses qualites de grammaire et de diction. Nous
croyons faire preuve d'un respect mieux entendu en declarant le style de
Racine, comme celui de La Fontaine et de Bossuet, digne sans doute d'une
eternelle etude, mais impossible, mais inutile a imiter, et surtout
d'une forme peu applicable au drame nouveau, precisement parce qu'il
nous parait si bien approprie a un genre de tragedie qui n'est plus.

Janvier 1830.



SUR LA REPRISE DE BERENICE AU THEATRE-FRANCAIS.

(Janvier 1844.)

Il y avait quelque hardiesse a revenir de nos jours a _Berenice_, et
cette hardiesse pourtant, a la bien prendre, etait de celles qui doivent
reussir. On peut considerer meme que le moment present et propice etait
tout trouve. Le gout a des flux et des reflux bizarres; ce sont des
courants qu'il faut suivre et qu'il ne faut pas craindre d'epuiser.
Apres Moscow et la retraite de Russie, disait le spirituel M. de
Stendhal, _Iphigenie en Aulide_ devait sembler une bien moins bonne
tragedie et un peu tiede; il voulait dire qu'apres les grandes scenes et
les emotions terribles de nos revolutions et de nos guerres, il y
avait urgence d'introduire sur le theatre un peu plus de mouvement et
d'interet present. Mais aujourd'hui, apres tant de bouleversements qui
ont eu lieu sur la scene, et de telles tentatives aventureuses dont on
parait un peu lasse, _Iphigenie_ redevient de mise, elle reprend a son
tour toute sa vivacite et son coloris charmant. On en a tant vu, qu'un
peu de langueur meme repose, rafraichit et fait l'effet plutot de
ranimer. Apres les drames compliques qui ont mis en oeuvre tant de
machines, l'extreme simplicite retrouve des chances de plaire; apres _la
Tour de Nesle_ et _les Mysteres de Paris_ (je les range parmi les
drames a machines), c'est bien le moins qu'on essaie d'_Ariane_ et de
_Berenice_.

Au milieu de l'ensemble si magnifique et si harmonieux de l'oeuvre
de Racine, _Berenice_ a droit de compter pour beaucoup. Certes, nous
n'irons pas l'elever au nombre de ses chefs-d'oeuvre: on sait l'ordre
et la suite ou ceux-ci viennent se ranger. Un homme de talent qui a
particulierement etudie Racine, et qui s'y connait a fond en matiere
dramatique, classait ainsi, l'autre jour, devant moi, les tragedies
du grand poete: _Athalie_, _Iphigenie_, _Andromaque_, _Phedre_ et
_Britannicus_. Je crois meme qu'a titre de piece achevee et accomplie,
de tragedie parfaite offrant le groupe dans toute sa beaute, il mettait
_Iphigenie_ au-dessus des autres, et la qualifiait le chef-d'oeuvre
de l'art sur notre theatre. Mais, quoi qu'il en soit, la hauteur
d'_Athalie_ compense et emporte tout. _Berenice_ ne saurait se citer
aupres de ces cinq productions hors de pair; elle ne soutiendrait meme
pas le parallele avec les autres pieces relativement secondaires,
telles que _Mithridate_ et _Bajazet_, et pourtant elle a sa grace bien
particuliere, son cachet racinien. Je distinguerai dans les ouvrages
de tout grand auteur ceux qu'il a faits selon son gout propre et son
faible, et ceux dans lesquels le travail et l'effort l'ont porte a un
ideal superieur. _Berenice_, bien que commandee par Madame, me semble
tout a fait dans le gout secret et selon la pente naturelle de Racine;
c'est du Racine pur, un peu faible si l'on veut, du Racine qui
s'abandonne, qui oublie Boileau, qui pense surtout a la Champmesle,
et compose une musique pour cette douce voix. On raconte que Boileau,
apprenant que Racine s'etait engage a traiter ce sujet sur la demande
de la duchesse d'Orleans, s'ecria: "Si je m'y etais trouve, je l'aurais
bien empeche de donner sa parole." Mais on assure aussi que Racine
aimait mieux cette piece que ses autres tragedies, qu'il avait pour elle
cette predilection que Corneille portait a son _Attila_. Je n'admets
qu'a demi la similitude, mais je crois volontiers a la predilection.
Cela devait etre. _Berenice_, chez lui, c'est la veine secrete, la veine
du milieu.

On a quelquefois regrette que Racine n'eut pas fait d'elegies; mais
qu'est-ce donc dans ses pieces que ces roles delicats, parfois un peu
pales comme Aricie, bien souvent passionnes et enchanteurs, Atalide,
Monime, et surtout Berenice?

_Berenice_ peut etre dite une charmante et melodieuse faiblesse dans
l'oeuvre de Racine, comme la Champmesle le fut dans sa vie.

Il ne faudrait pas que de telles faiblesses, si gracieuses qu'elles
semblent par exception, revinssent trop souvent; elles affecteraient
l'oeuvre entiere d'une teinte trop particuliere et qui aurait sa
monotonie, sa fadeur. Le talent a ses inclinations qu'il doit consulter,
qu'il doit suivre, qu'il doit diriger et aussi reprimer mainte fois.
Dans l'ordre poetique comme dans l'ordre moral, la grandeur est au prix
de l'effort, de la lutte et de la constance; l'ideal habite les hauts
sommets. On oublie trop de nos jours ce devoir impose au talent; sous
pretexte de _lyrisme_, chacun s'abandonne a sa pente, et l'on n'atteint
pas a l'oeuvre derniere dont on eut ete capable. Aux epoques tout a fait
saines et excellentes, les choses ne se pratiquent pas ainsi. Ce n'est
pas contrarier son talent et aller contre Minerve que de se resserrer,
de se restreindre sur quelques points, de viser a s'elever et a
s'agrandir sur certains autres. Dans le beau siecle dont nous parlons,
ce devoir rigoureux, cet avertissement attentif et salutaire se
personnifiait dans une figure vivante, et s'appelait Boileau. Il est bon
que la conscience interieure que chaque talent porte naturellement
en soi prenne ainsi forme au dehors et se represente a temps dans la
personne d'un ami, d'un juge assidu qu'on respecte; il n'y a plus moyen
de l'oublier ni de l'eluder. Moliere, le grand comique, etait sujet a
se repandre et a se distraire dans les delicieuses mais surabondantes
bouffonneries des Dandin, des Scapin, des Sganarelle; il aurait pu s'y
attarder trop longtemps et ne pas tenter son plus admirable effort.
Despreaux, c'est-a-dire la conscience litteraire, eleva la voix, et l'on
eut a son moment _le Misanthrope_. Ainsi de La Fontaine, qu'il fallut
tirer de ses dizains et de ses contes ou il se complaisait si aisement,
pour l'appliquer a ses fables et lui faire porter ses plus beaux
fruits. Ainsi de Racine lui-meme qui, au sortir des douceurs premieres,
s'elevait a Burrhus et aspirait a _Phedre_. Il retomba cette fois, il
fit _Berenice_ sans Boileau, comme il s'etait cache, enfant, de ses
maitres pour lire le roman d'Heliodore.

Mais ce n'est la qu'une raison de plus pour nous de surprendre la fibre
a nu et de penetrer en ce point le plus recule du coeur. Une personne,
un talent, ne sont pas bien connus a fond, tant qu'on n'a pas touche ce
point-la. De meme qu'on dit qu'il faut passer tout un ete a Naples et
un hiver a Saint-Petersbourg, de meme, quand on aborde Racine, il faut
aller franchement jusqu'a _Berenice_.

La piece se donna pour la premiere fois sur le theatre de l'hotel
de Bourgogne, le 21 novembre 1670; elle eut d'abord plus de trente
representations, un succes de larmes, des brochures critiques pour et
contre, des parodies bouffonnes au Theatre-Italien, enfin tout ce qui
constitue les honneurs de la vogue. On lit partout l'anecdote de son
origine, l'ordre de Madame, ce duel poetique et galant de Racine et
de Corneille, la defaite de ce dernier. Mais independamment des
circonstances particulieres qui favoriserent le premier succes, et sur
lesquelles nous reviendrons, il faut reconnaitre que Racine a su tirer
d'un sujet si simple une piece d'un interet durable, puisque toutes
les fois, dit Voltaire, qu'il s'est rencontre un acteur et une actrice
dignes de ces roles de Titus et de Berenice, le public a retrouve les
applaudissements et les larmes. Du moins cela se passa ainsi jusqu'aux
annees de Voltaire. En aout 1724, la reprise de _Berenice_ a la
Comedie-Francaise fut extremement goutee. Mademoiselle Le Couvreur,
Quinault l'aine et Quinault Du Fresne, jouaient les trois roles
qu'avaient autrefois remplis mademoiselle de Champmesle, Floridor, et le
mari de la Champmesle. Les memes acteurs redonnerent moins heureusement
la piece en 1728. Mais surtout la tradition a conserve un vif souvenir
du triomphe de mademoiselle Gaussin en novembre 1752: telle fut sa magie
d'expression dans le personnage de cette reine attendrissante, que le
factionnaire meme, place sur la scene, laissa, dit-on, tomber son arme
et pleura[30]. _Berenice_ reparut encore trois fois en decembre 1782 et
janvier 1783; ce fut son dernier soupir au XVIIIe siecle[31]. Avant la
reprise actuelle, elle avait ete representee en dernier lieu le 7 et
le 13 fevrier 1807, c'est-a-dire il y a trente-sept ans. Mademoiselle
George jouait Berenice, Damas jouait Titus, et Talma Antiochus. La piece
ne fut donnee alors que deux fois. Le prestige dont parle Voltaire avait
cesse, et Geoffroy, qui a le langage un peu cru, nous dit: "Il est
constant que _Berenice_ n'a point fait pleurer a cette representation,
mais qu'elle a fait bailler; toutes les dissertations litteraires ne
sauraient detruire un fait aussi notoire." Talma pourtant goutait ce
role d'Antiochus ou celui de Titus, tel qu'il le concevait, et il en
disait, ainsi que de Nicomede, que c'etaient de ces roles a jouer deux
fois par an, donnant a entendre par la que ce ton modere, et assez
loin du haut tragique, detend et repose[32]. La reprise d'aujourd'hui a
reussi; on n'est pas tout a fait revenu aux larmes, mais on accorde de
vrais applaudissements. Jean-Jacques a raconte qu'il assista un jour a
une representation de _Berenice_ avec d'Alembert, et que la piece leur
fit a tous deux un plaisir _auquel ils s'attendaient peu_. Il y a eu de
cette agreable surprise pour plus d'un spectateur d'aujourd'hui; a
la lecture, on n'y voit guere qu'une ravissante elegie; a la
representation, quelques-unes des qualites dramatiques se retrouvent, et
l'interet, sans aller jamais au comble, ne languit pas.

[Note 30: Il y eut cinq representations coup sur coup dans la seconde
quinzaine de novembre, en tout sept. Les chiffres conserves des recettes
ne repondent pas tout a fait a cette haute renommee de succes. Il faut
croire a ce succes pourtant, d'apres l'impression qui en est restee;
La Harpe, dans le chapitre de son _Cours de Litterature_ ou il juge
l'oeuvre, se plait a rappeler le nom de Gaussin comme inseparable de
celui de Berenice.]

[Note 31: _L'Annee litteraire_ (1783, tome I, page 137) constate
un certain succes et en parle comme nous le ferions nous-meme, en
l'opposant aux succes plus bruyants du jour. Il put encore y avoir,
quelques annees apres, un retour de _Berenice_ par mademoiselle
Desgarcins. J'en entends parler, mais sans pouvoir saisir l'instant.]

[Note 32: Il fut question encore d'une reprise en 1812; les roles
etaient meme deja distribues entre mademoiselle Duchesnois, Talma et
Lafon. Talma aurait joue Titus; mais les choses en resterent la. On
ne concoit pas, en effet, que la representation eut ete possible sous
l'Empire apres le _divorce_; on y aurait vu trop d'allusions.]


Erudits comme nous le sommes devenus et occupes de la couleur
historique, il y a pour nous, dans la representation actuelle de
_Berenice_, un interet d'etude et de souvenir. Voila donc une de ces
pieces qui charmaient et enlevaient la jeune cour de Louis XIV a son
heure la plus brillante, et l'on s'en demande les raisons, et, tout
en jouissant du charme quelque peu amolli des vers, on se reporte aux
allusions d'autrefois. Elles etaient nombreuses dans _Berenice_, elles
s'y croisaient en mille reflets, et il y a plaisir a croire les deviner
encore. Voltaire, avec son tact rapide, a tres-bien indique la plus
essentielle et la plus voisine de l'inspiration premiere. "Henriette
d'Angleterre, belle-soeur de Louis XIV, dit-il, voulut que Racine
et Corneille fissent chacun une tragedie des adieux de Titus et de
Berenice. Elle crut qu'une victoire obtenue sur l'amour le plus vrai et
le plus tendre ennoblissait le sujet, et en cela elle ne se trompait
pas; mais elle avait encore un interet secret a voir cette victoire
representee sur le theatre: elle se ressouvenait des sentiments qu'elle
avait eus longtemps pour Louis XIV et du gout vif de ce prince pour
elle. Le danger de cette passion, la crainte de mettre le trouble dans
la famille royale, les noms de beau-frere et de belle-soeur mirent un
frein a leurs desirs; mais il resta toujours dans leurs coeurs une
inclination secrete, toujours chere a l'un et a l'autre. Ce sont ces
sentiments qu'elle voulut voir developpes sur la scene autant pour
sa consolation que pour son amusement." On sait en effet, par
l'interessante histoire qu'a tracee d'elle madame de La Fayette, combien
Madame et son royal beau-frere s'etaient aimes dans cette nuance aimable
qui laisse la limite confuse et qui prete surtout au reve, a la poesie.
L'adorable princesse qui put dire a son lit de mort a Monsieur: _Je ne
vous ai jamais manque_, aimait pourtant a se jouer dans les mille trames
gracieuses qui se compliquaient autour d'elle, et a s'enchanter du recit
de ce qu'elle inspirait. Racine, un peu plus que Corneille sans doute,
dut penetrer dans ses arriere-pensees; il est permis pourtant de croire
que ce que nous savons aujourd'hui assez au net par les revelations
posthumes etait beaucoup plus recouvert dans le moment meme, et qu'en
acceptant le sujet d'une si belle main, le poete ne sut pas au juste
combien l'intention tenait au coeur. Ses allusions, a lui, paraissent
s'etre plutot reportees au souvenir deja eloigne de Marie de Mancini,
laquelle, dix annees auparavant, avait pu dire au jeune roi a la veille
de la rupture: _Ah! Sire, vous etes roi; vous pleurez! et je pars!_

  Vous etes empereur, Seigneur, et vous pleurez!
  .............................................
  ...........Vous m'aimez, vous me le soutenez:
  Et cependant je pars! et vous me l'ordonnez!

Il y avait dans le rapport general des situations, dans une rupture
egalement motivee sur les devoirs souverains et sur l'inviolable majeste
du rang, assez de points de ressemblance pour captiver a l'antique
histoire une cour si spirituelle, si empressee, et avant tout idolatre
de son roi. Mais d'autres lueurs, d'autres reflets rapides et non pas
les moins touchants, venaient en quelque sorte se jouer a la traverse.
Lorsqu'en effet on representa, en novembre 1670, la piece desiree et
inspiree par Madame, cette princesse si chere a tous n'existait plus
depuis quelques mois; _Madame etait morte!_ Or qu'on veuille songer a
tout ce qu'ajoutait son souvenir a l'oeuvre ou sa pensee etait entree
pour une si grande part. Les sentiments discrets qu'elle avait nourris
circulaient deja plus librement, trahis par la mort; ils s'echappaient
comme en vagues eclairs sur cette trame si fine; son ame aimable y
respirait; les allusions devenaient, pour ainsi dire, a double fond.
Tendresse, delicatesse et sacrifice, on n'en perdait rien, on saisissait
tout, on pressentait vite, en ce monde et sous ce regne de La Valliere.

C'est ainsi qu'il convient de revoir les oeuvres en leur lieu pour les
apprecier. Je relisais l'autre jour la brochure de M. Guillaume de
Schlegel, dans laquelle il compare la _Phedre_ de Racine et celle
d'Euripide; il y exprime admirablement le genre de beaute de celle-ci,
ce caractere chaste et sacre de l'Hippolyte, qu'il assimile avec
grandeur au Meleagre et a l'Apollon antiques. Mais cette intelligence
attentive, cette elevation penetrante qui s'applique si bien a
demontrer, a reconstituer a nos yeux les chefs-d'oeuvre de la Grece,
l'eloquent critique ne daigne pas en faire usage a notre egard, et il
nous en laisse le soin sous pretexte d'incompetence, mais en realite
comme l'estimant un peu au-dessous de sa sphere. D'autres que lui,
d'eminents et ingenieux critiques que chacun sait, ont a leur tour
repris la tache et repare la breche avec honneur. Sans doute la
tragedie francaise, si l'on excepte _Polyeucte_ et _Athalie_, n'est pas
exactement du meme ordre que l'antique; celle-ci egale la beaute et
l'austerite de la statuaire; elle nous apparait debout apres des
siecles, et a travers toutes les mutilations, dans une attitude unique,
immortelle. Notre tragedie, a nous, est, si j'ose ainsi dire, d'un
_cran_ plus bas; elle s'attaque particulierement au coeur et a ses
sentiments delicats et delies jusqu'au sein de la passion; elle
s'encadre avec la societe, non plus avec le temple; elle vit a l'infini
sur des luttes, sur des scrupules interieurs nes du christianisme ou de
la chevalerie, et des longtemps elabores par une elite polie et galante.
Mais la aussi se retrouvent la verite, l'elevation, un genre de beaute;
seulement il s'agit presque d'un art different. Ce n'est plus au groupe
de la statuaire antique et a cette premiere grandeur qu'on a affaire; ce
sont plutot des tableaux finis qu'il s'agit, meme a distance, de voir
dans leur cadre et dans leur jour. Un homme qui sent l'antiquite non
moins que M. de Schlegel, et par les parties egalement augustes, M.
Quatremere de Quincy, a fait comprendre a merveille que les statues, les
objets d'art de la Grece, ranges et classes dans nos musees, n'avaient
ni tout leur prix ni leur vrai sens; que, voues avant tout a une
destination publique et le plus souvent sacree, c'etait dans cet
encadrement primitif qu'il fallait les replacer en idee et les
concevoir. Pourquoi l'intelligence critique ne consentirait-elle pas au
meme effort equitable pour apprecier convenablement des oeuvres moins
hautes sans doute, plus delicates souvent, sociales au plus haut degre,
et qu'il suffit de reculer legerement dans un passe encore peu lointain,
pour y ressaisir toutes les justesses et toutes les graces? Si jamais
piece reclama a bon droit chez le spectateur ce jeu quelque peu
complaisant de l'imagination et du souvenir, c'est a coup sur
_Berenice_; mais cette complaisance n'exige pas un effort bien penible,
et l'on n'a pas trop a se plaindre, apres tout, d'etre simplement
oblige, pour subir le charme, de se ressouvenir de Madame, de ces belles
annees d'un grand regne, des _nuits enflammees_ et des _festons_ ou
les chiffres mysterieux s'entrelacaient. Quel moment en effet dans une
societe que celui ou des sentiments si nobles, si delicats, disons
meme si subtils, et qui courraient presque risque de nous echapper
aujourd'hui, etaient saisis unanimement par un cercle avide qu'ils
occupaient aussitot et passionnaient! _Berenice_ est de ces oeuvres qui
honorent bien moins un poete qu'une epoque.

Mme de La Fayette, qui etait de ce cercle, et au premier rang, a ecrit
d'_Esther_, cette autre tragedie commandee bien plus tard, cette autre
Juive aimable et qui correspond dans l'ordre religieux a sa premiere
soeur, que c'etait une _comedie de couvent_. J'accepte le mot sans
defaveur, et je dirai a mon tour de _Berenice_ que c'est moins une
tragedie qu'une comedie de coeur, une comedie-roman, contemporaine de
_Zayde_, et qui allait donner le ton a _la Princesse de Cleves_:

Dans l'exquise preface qu'il a mise a sa piece, Racine rapproche son
heroine de Didon et voit de la ressemblance entre elles, sauf le
poignard et le bucher. Mais Berenice ne me fait pas tout a fait
l'impression de Didon; la nuance est plus douce, on sent des l'abord, et
malgre toutes les menaces, qu'elle ne se tuera pas; elle languira, elle
palira dans l'absence, elle s'en ira lentement mourir de son ennui.
L'Ariane de Thomas Corneille me rend bien plus le desespoir de Didon.
Berenice, qui est si peu Juive, est deja chretienne, c'est-a-dire
resignee: elle retournera en sa Palestine, et y rencontrera peut-etre
quelque disciple des apotres qui lui indiquera le chemin de la Croix.

Berenice entre en scene comme aurait fait La Valliere, si elle eut ose;
elle entre le coeur tout plein de son amour, empressee de se derober a
la foule des courtisans, ne pensant qu'a l'objet aime, n'aimant en lui
que lui-meme. Elle a besoin d'en parler a quelqu'un, d'epancher sa
reconnaissance, de repeter en cent facons dans ses discours ce nom adore
de Titus en y mariant le sien. Pourtant, des qu'Antiochus s'est enhardi
a parler pour son propre compte, elle sait l'arreter d'une parole
vibrante et fiere: on sort du ton de l'elegie; la note tragique se fait
sentir.

Je ne sais a quel ton au juste appartiennent, dans l'ordre des genres,
tant de vers faciles, tendres, naturels et amoureux, mais qui sont le
soupir et la plainte de tous les coeurs bien touches:

  Voyez-moi plus souvent, et ne me donnez rien!

Antiochus est parfait, il l'est trop avec sa faculte de soumission et de
silence; on serait tente de sourire a l'entendre tout d'abord s'exhaler:

  ...Je me suis tu cinq ans,
  Madame, et vais encor me taire plus longtemps.

Pourtant il echappe aux inconvenients de sa position par sa noblesse et
sa delicatesse constante; tout _roi de Comagene_ qu'il est, il ne tombe
jamais dans le ridicule de ce _roi de Naxe_, le pis-aller d'Ariane.
J'entends remarquer qu'il remplit exactement le meme role que Ralph dans
_Indiana_. Apres tout, en cette piece qu'on a appelee une elegie a trois
personnages, Antiochus tient son rang. Un seul vers, infini de reverie
et de tristesse, suffirait a sa gloire:

  Dans l'Orient desert quel devint mon ennui!

Mais les allusions perpetuelles, au temps de la representation premiere,
et tous les genres d'interet venaient aboutir a ce personnage imperial
de Titus et converger a son front comme les rayons du diademe. C'est par
lui et par sa lutte serieuse que le poete remettait son oeuvre sur
le pied tragique, et pretendait corriger ce que le reste de la piece
pouvait avoir de trop amollissant: "Ce n'est point une necessite,
disait-il en repondant aux chicanes des critiques d'alors, qu'il y ait
du sang et des morts dans une tragedie: il suffit que l'action en soit
grande, que les acteurs en soient heroiques, que les passions y soient
excitees, et que tout s'y ressente de cette tristesse majestueuse qui
fait tout le plaisir de la tragedie." Geoffroy, qui cite ce passage dans
son feuilleton sur _Berenice_, s'en fait une arme contre ceux qu'il
appelle les _voltairiens_ en tragedie, et qu'il represente comme alteres
de sang et et de carnage dramatique. Helas! ce sont les voltairiens
aujourd'hui (s'il en etait encore dans ce sens-la) qui se rangeraient du
cote de Geoffroy et que nous aurions peine a en distinguer. Titus donc
exprime en lui le caractere tragique, en ce sens qu'il soutient une
lutte genereuse, qu'il sort du penchant tout naturel et vulgaire; qu'il
a le haut sentiment de la dignite souveraine et de ce qu'on doit a ce
rang de maitre des humains. Au fond il n'a jamais hesite, pas plus qu'un
heros n'hesite en toute question de delicatesse supreme et d'honneur. On
est dechire, on se detourne, on pleure, mais on marche toujours. Il
est vrai qu'on peut, au premier abord, opposer que ce Titus, non plus
qu'Enee de qui il tient, n'est assez passionnement amoureux; que, s'il
l'etait davantage, il cederait peut-etre. Mais non: Racine, revenant
ici, dans le dernier acte, a l'inspiration superieure et majestueuse de
la tragedie, a rendu energiquement cette stabilite heroique de l'ame a
travers tous les orages, et n'a voulu laisser aucun doute sur ce qui
demeure impossible:

  En quelque extremite que vous m'ayez reduit,
  Ma gloire inexorable a toute heure me suit;
  Sans cesse elle presente a mon ame etonnee
  L'empire incompatible avec notre hymenee,
  Me dit qu'apres l'eclat et les pas que j'ai faits,
  Je dois vous epouser encor moins que jamais.
  Oui, madame, et je dois moins encore vous dire
  Que je suis pret pour vous d'abandonner l'empire,
  De vous suivre et d'aller, trop content de mes fers,
  Soupirer avec vous au bout de l'univers.
  Vous-meme rougiriez de ma lache conduite...

Voila le langage d'une grande ame a celle qui peut l'entendre. Ainsi
c'est l'amour meme, dans sa religieuse delicatesse, qui s'oppose au
bonheur de l'amour. Jean-Jacques n'a pas craint de soutenir que Titus
serait plus interessant s'il sacrifiait l'empire a l'amour, et s'il
allait vivre avec Berenice dans quelque coin du monde, apres avoir pris
conge des Romains: _une chaumiere et son coeur!_ Geoffroy remarque avec
raison que Titus serait siffle, s'il agissait ainsi au theatre, "et
Rousseau, ajoute-t-il, merite de l'etre pour avoir consigne cette
opinion dans un livre de philosophie." Tout se tient en morale: c'est
pour n'avoir pas senti cette delicatesse particuliere, cette religion
de dignite et d'honneur qui enchaine Titus, que Jean-Jacques a gate
certaines de ses plus belles pages par je ne sais quoi de choquant et
de vulgaire qui se retrouve dans sa vie, et que l'amant de madame
de Warens, le mari de Therese, n'a pas resiste a nous retracer
complaisamment des situations dignes d'oubli.

Il faut qu'il y ait beaucoup de science dans la contexture de _Berenice_
pour qu'une action aussi simple puisse suffire a cinq actes, et qu'on ne
s'apercoive du peu d'incidents qu'a la reflexion. Chaque acte est, a peu
de chose pres, le meme qui recommence; un des amoureux, des qu'il est
trop en peine, fait chercher l'autre:

  A-t-on vu de ma part le roi de Comagene?

Quand un plus long discours haterait trop l'action, on s'arrete, on sort
sans s'expliquer, dans un trouble involontaire:

  Quoi? me quitter sitot! et ne me dire rien!
  . . . . . . . . . . . .
  Qu'ai-je fait? que veut-il? et que dit ce silence?

Ce qui est d'un art infini, c'est que ces petits ressorts qui font aller
la piece et en etablissent l'economie concordent parfaitement et se
confondent avec les plus secrets ressorts de l'ame dans de pareilles
situations. L'utilite ne se distingue pas de la verite meme. De loin il
est difficile d'apercevoir dans _Berenice_ cette sorte d'architecture
tragique qui fait que telle scene se dessine hautement et se detache au
regard. La grande scene voulue au troisieme acte ne produit point ici de
peripetie proprement dite, car nous savons tout des le second acte, et
il n'eut tenu qu'a Berenice de le comprendre comme nous. J'ai vu deux
fois la piece, et, a ne consulter que mon souvenir, sans recourir au
volume, il m'est presque impossible de distinguer nettement un acte de
l'autre par quelque scene bien tranchee. S'il fallait exprimer l'ordre
de structure employe ici, je dirais que c'est simplement une longue
galerie en cinq appartements ou compartiments, et le tout revetu de
peintures et de tapisseries si attrayantes au regard, qu'on passe
insensiblement de l'une a l'autre sans trop se rendre compte du chemin.
Cette nature d'interet, ce me semble, doit suffire; on ne sent jamais
d'intervalle ni de pause. Racine a eu droit de rappeler en sa preface
que la veritable invention consiste a faire quelque chose de rien; ici
ce _rien_, c'est tout simplement le coeur humain, dont il a traduit les
moindres mouvements et developpe les alternatives inepuisables. La lutte
du coeur plutot que celle des faits, tel est en general le champ de
la tragedie francaise en son beau moment, et voila pourquoi elle fait
surtout l'eloge, a mon sens, du gout de la societe qui savait s'y
plaire.

L'idee de reprendre _Berenice_ devait venir du moment que mademoiselle
Rachel etait la; et qu'a defaut de roles modernes, elle continuait
a nous rendre tant de ces douces emotions d'une scene qui eleve et
ennoblit. Si redonner de la nouveaute a Racine etait une conquete, il
ne fallait pas craindre d'aller jusqu'au bout, et, apres avoir fait son
entree dans ces grands roles qui sont comme les capitales de l'empire,
il y avait a se loger encore plus au coeur: _Berenice_, quand il s'agit
de Racine, c'est comme la maison de plaisance favorite du maitre.
Mademoiselle Rachel a completement reussi. Les difficultes du role
etaient reelles: Berenice est un personnage tendre; le plus racinien
possible, le plus oppose aux heroines et aux _adorables furies_ de
Corneille; c'est une elegie; Mademoiselle Gaussin y avait surtout
triomphe a l'aide d'une melodie perpetuelle et de cette musique; de ces
_larmes dans la voix_, dont l'expression a d'abord ete trouvee pour elle
par La Harpe lui-meme. Apres _Ariane_, apres _Phedre_, mademoiselle
Rachel nous avait accoutumes a tout attendre, et a ne pas elever
d'avance les objections. Ce qui me frappe en elle, si j'osais me
permettre de la juger d'un mot, ce n'est pas seulement qu'elle soit une
grande actrice, c'est combien elle est une personne distinguee. Le monde
tout d'abord ne s'y est pas mepris, et il l'a surtout adoptee a ce
titre de distinction d'esprit et d'intelligence. Elle est nee telle. Ce
caractere se retrouve a chaque instant dans ses roles; elle les choisit,
elle les compose, elle les proportionne a son usage, a ses moyens
physiques. Avec tous les dons qu'elle a recus, si sur quelque point il
pouvait y avoir defaut, l'intelligence superieure intervient a temps et
acheve. Ainsi a-t-elle fait pour Berenice. Un organe pur, encore vibrant
et a la fois attendri, un naturel, une beaute continue de diction, une
decence tout antique de pose, de gestes, de draperies, ce gout supreme
et discret qui ne cesse d'accompagner certains fronts vraiment nes pour
le diademe, ce sont la les traits charmants sous lesquels Berenice nous
est apparue; et lorsqu'au dernier acte, pendant le grand discours de
Titus, elle reste appuyee sur le bras du fauteuil, la tete comme abimee
de douleur, puis lorsqu'a la fin elle se releve lentement, au debat des
deux princes, et prend, elle aussi, sa resolution magnanime, la majeste
tragique se retrouve alors, se declare autant qu'il sied et comme l'a
entendu le poete; l'ideal de la situation est devant nous.--Beauvallet,
on lui doit cette justice, a fort bien rendu le role de Titus; de son
organe accentue, trop accentue, on le sait, il a du moins marque le coin
essentiel du role, et maintenu le cote toujours present de la dignite
imperiale. Quant a l'Antiochus, il est suffisant.--Ainsi, pour conclure,
nous devons a mademoiselle Rachel non-seulement le plaisir, mais aussi
l'honneur d'avoir goute _Berenice_, et il ne tient qu'a nous, grace a
elle, de nous donner pour plus amateurs de la belle et classique poesie
en 1844 qu'on ne l'etait en 1807. Nous en demandons bien pardon aux
voltairiens de ce temps-la.

15 janvier 1844.

Pour completer ces jugements sur Racine, on peut chercher ce que j'en ai
dit plus tard dans une etude reprise a fond et developpee, au tome V de
_Port-Royal_ (liv. VI, chap. X et XI). Il y a moins de desaccord qu'on
ne le supposerait, entre les vues de la jeunesse et celles de la
maturite.



JEAN-BAPTISTE ROUSSEAU

Louis XIV vieillissait au milieu de toutes sortes de disgraces et
survivait a ce qu'on a bien voulu appeler _son siecle_. Les grands
ecrivains comme les grands generaux avaient presque tous disparu. On
perdait des batailles en Flandre; on donnait droit de preseance aux
batards legitimes sur les ducs; on applaudissait Campistron. C'est
precisement alors, si l'on en croit un bruit assez generalement repandu
depuis une centaine d'annees, que commenca de briller un poete illustre,
_notre grand lyrique_, comme disent encore quelques-uns. Ne en 1669 ou
70 a Paris, d'un pere cordonnier, qu'il renia plus tard, ou qu'au
moins il aurait certainement troque tres-volontiers contre un autre,
Jean-Baptiste Rousseau se sentit de bonne heure l'envie de sortir d'une
si basse condition. On ne sait trop comment se passerent ses premieres
annees; il s'est bien garde d'en parler jamais, et il parait s'etre
expressement interdit, comme une honte, tout souvenir d'enfance; c'etait
mal imiter Horace pour le debut. Rousseau se destinait pourtant a la
poesie lyrique. Il connut Boileau, alors vieux et chagrin, et recut
de lui des conseils et des traditions. Il s'insinua aupres de grands
seigneurs qui le protegerent, le baron de Breteuil, Bonrepeaux,
Chamillart, Tallard, et fut meme attache a ce dernier dans l'ambassade
d'Angleterre. Il avait vu a Londres Saint-Evremond; a Paris, il etait
des familiers du _Temple_, des habitues du cafe _Laurens_; il s'essayait
au theatre par de froides comedies; il paraphrasait les psaumes que le
marechal de Noailles lui commandait pour la cour, et composait pour la
ville d'obscenes epigrammes, qu'il appelait les _Gloria Patri_ de ses
psaumes. Son existence litteraire, comme on voit, ne laissait pas de
devenir considerable: il etait membre de l'Academie des Inscriptions;
l'opinion le designait pour l'Academie francaise, comme heritier
presomptif de Boileau. En un mot, tout annoncait a J.-B. Rousseau qu'il
allait, durant quelques annees, tenir un des premiers rangs, le premier
rang peut-etre!... dans les cercles litteraires, entre La Motte,
Crebillon, La Fosse, Duche, La Grange-Chancel, Saurin, de l'Academie des
Sciences, et autres. Tout cela se passait vers 1710.

Mais, comme nous l'avons deja indique, et comme il le dit lui-meme avec
une elegance parfaite, il s'etait _accoquine a la hantise_ du cafe
Laurens; c'etait rue Dauphine, non loin du Theatre-Francais, qui de la
rue Guenegaud avait passe dans celle des Fosses-Saint-Germain-des-Pres.
Les etablissements de l'espece des _cafes_ ne dataient guere que de ces
annees-la, et remplacaient avantageusement pour les auteurs et gens de
lettres le cabaret, ou s'etaient encore enivres sans vergogne Chapelle
et Boileau. Le cafe n'avait pas passe de mode, malgre la prediction de
madame de Sevigne; bien au contraire, il devait exercer une assez grande
influence sur le XVIIIe siecle, sur cette epoque si vive et si hardie,
nerveuse, irritable, toute de saillies, de conversations, de verve
artificielle, d'enthousiasme apres quatre heures du soir; j'en prends
a temoin Voltaire et son amour du Moka. Ce cafe de la veuve _Laurens_
etait donc une espece de cafe _Procope_ du temps; on y politiquait; on
y jugeait la piece nouvelle; on s'y recitait a l'oreille l'epigramme de
Gacon sur _l'Athenais_ de La Grange-Chancel, le huitain de La Grange en
reponse aux critiques de M. Le Noble; on y comparait la musique de Lulli
et celle de Campra. Or, Rousseau, apres quelques essais lyriques
peu goutes, avait donne en 1696, au Theatre-Francais, la comedie
du _Flatteur_, qui n'avait eu qu'un demi-succes, et en 1700, _le
Capricieux_, qui reussit encore moins. Il s'en prit de sa disgrace aux
habitues du cafe et les chansonna dans de grossiers couplets a rimes
riches, ce qui le fit aussitot reconnaitre. On peut juger du scandale.
Rousseau se _desaccoquina_ du cafe et desavoua les couplets dans le
monde; mais on en parlait toujours; de temps a autre de nouveaux
couplets clandestins se retrouvaient sur les tables, sous les portes;
cette petite guerre dura dix ans et ouvrit le siecle. Enfin, en 1710,
quelques derniers couplets, si infames qu'on doit les croire fabriques a
dessein par les ennemis de Rousseau, mirent le comble a l'indignation.
Rousseau, non content de s'en laver, les imputa a Saurin; de la
proces en diffamation et en calomnie, arret du Parlement en 1712, et
bannissement de Rousseau a perpetuite hors du royaume.

Jean-Baptiste avait quarante-deux ans; quelque long que fut alors le
noviciat des poetes, son education lyrique devait etre achevee. Il
avait deja compose quelques odes, et sa haine contre La Motte, qui en
composait aussi, n'avait pas peu contribue, sans doute, a determiner sa
vocation laborieuse et tardive. Qu'est-ce donc qu'un poete lyrique? Avec
sa nature d'esprit et ses habitudes, Rousseau pouvait-il pretendre a
l'etre? pouvait-il s'en rencontrer un, vers 1710?

Un poete lyrique, c'est une ame a nu qui passe et chante au milieu du
monde; et selon les temps, et les souffles divers, et les divers tons ou
elle est montee, cette ame peut rendre bien des especes de sons. Tantot,
flottant entre un passe gigantesque et un eblouissant avenir, egaree
comme une harpe sous la main de Dieu, l'ame du prophete exhalera les
gemissements d'une epoque qui finit, d'une loi qui s'eteint, et saluera
avec amour la venue triomphale d'une loi meilleure et le char vivant
d'Emmanuel; tantot, a des epoques moins hautes, mais belles encore et
plus purement humaines, quand les rois sont heros ou fils de heros,
quand les demi-dieux ne sont morts que d'hier, quand la force et la
vertu ne sont toujours qu'une meme chose, et que le plus adroit a la
lutte, le plus rapide a la course, est aussi le plus pieux, le plus
sage et le plus vaillant, le chantre lyrique, veritable pretre comme le
statuaire, decernera au milieu d'une solennelle harmonie les louanges
des vainqueurs; il dira les noms des coursiers et s'ils sont de race
genereuse; il parlera des aieux et des fondateurs de villes, et
reclamera les couronnes, les coupes ciselees et les trepieds d'or. Il
sera lyrique aussi, bien qu'avec moins de grandeur et de gloire, celui
qui, vivant dans les loisirs de l'abondance et a la cour des tyrans,
chantera les delices gracieuses de la vie et les pensees tristes qui
viendront parfois l'effleurer dans les plaisirs. Et a toutes les
epoques de trouble et de renouvellement, quiconque, temoin des orages
politiques, en saisira par quelque cote le sens profond, la loi sublime,
et repondra a chaque accident aveugle par un echo intelligent et
sonore; ou quiconque, en ces jours de revolution et d'ebranlement, se
recueillera en lui-meme et s'y fera un monde a part, un monde poetique
de sentiments et d'idees, d'ailleurs anarchique ou harmonieux, funeste
ou serein, de consolation ou de desespoir, ciel, chaos ou enfer; ceux-la
encore seront lyriques, et prendront place entre le petit nombre dont se
souvient l'humanite et dont elle adore les noms. Nous voila bien loin de
Jean-Baptiste; il n'a rien ete de tout cela. Fils honteux de son pere,
sans enfance, vain, malicieux, clandestin, obscene en propos, de vie
equivoque, ballotte des cafes aux antichambres, il eut ete bon peut-etre
a donner quelques jolies chansons au _Temple_, s'il avait eu plus de
sensibilite, de naturel et de mollesse. On lui a fait honneur, et
Chaulieu l'a felicite agreablement, d'avoir refuse une place dans les
Fermes, que lui offrait le ministre Chamillart; mais ce refus nous
semble moins tenir a des principes d'honorable independance, qu'au gout
qu'avait Rousseau pour la vie de Paris et les tripots litteraires. Sans
dire positivement qu'il fut un malhonnete homme, sans trancher ici la
question restee indecise des derniers couplets, on peut affirmer que
ce fut un coeur bas, un caractere louche, tracassier, ne pour la
domesticite des grands seigneurs; avec cela, nul genie, peu d'esprit,
tout en metier. Quand il eut quitte la France en 1712, et durant les
trente annees _dignes de pitie_ qui succederent aux trente annees
_dignes d'envie_, Rousseau, successivement protege du comte du Luc,
du prince Eugene, du duc d'Aremberg, dut travailler sur lui-meme pour
meriter ces faveurs dont il vivait et retablir sa reputation compromise.
Dans l'insignifiante correspondance qu'il entretenait avec d'Olivet,
Brossette, Des Fontaines et M. Boutet, on remarque un grand etalage
de principes religieux, moraux, et un caractere anti-philosophique
tres-prononce. En supposant cette conversion sincere, on s'etonne que
Rousseau n'ait pas plus tire parti pour sa poesie de cette nature de
sentiments; c'etait peut-etre en effet la seule corde lyrique qui fut
capable de vibrer en ces temps-la. Les evenements exterieurs degoutaient
par leur petitesse et leur pauvrete; la guerre se faisait miserablement
et meme sans l'eclat des desastres; les querelles religieuses etaient
sottes, criardes, sans eloquence, quoique persecutrices; les moeurs,
infames et platement hideuses: c'etait une societe et un trone
sourdement en proie aux vers et a la pourriture. Ce qu'il y avait de
plus clair, c'est que l'ordre ancien deperissait, que la religion etait
en peril, et qu'on se precipitait dans un avenir mauvais et fatal. Voila
ce que sentaient et disaient du moins les partisans et les debris du
dernier regne, M. Daguesseau et Racine fils par exemple. Or, sans faire
d'hypothese gratuite, sans demander aux hommes plus que leur siecle ne
comporte, on concoit, ce me semble, dans cette atmosphere de souvenirs
et d'affections, une ame tendre, chaste, austere, effrayee de la
contagion croissante et du debordement philosophique, fidele au culte de
la monarchie de Louis XIV, assez eclairee pour degager la religion du
jansenisme, et cette ame, alarmee, avant l'orage, de pressentiments
douloureux, et gemissant avec une douceur triste; quelque chose en un
mot comme Louis Racine, d'aussi honnete, et de plus fort en talent et en
lumieres. Rousseau manqua a cette mission, dont il n'etait pas digne. Il
avait recu comme une lettre morte les traditions du regne qui finissait;
il s'y attacha obstinement; ses antipathies litteraires et sa jalousie
contre les talents rivaux l'y repousserent chaque jour de plus en plus;
il tint pour le dernier siecle, parce que le _petit Arouet_ etait du
nouveau. Dans les poesies a la mode, il etait bien plus choque des
mauvaises rimes que du mauvais gout et des mauvais principes. De la
sorte, chez lui, nul sentiment vrai du passe non plus que du present;
son esprit etait le plus terne des miroirs; rien ne s'y peignait, il
ne reflechit rien; sans originalite, sans vue intime ou meme finement
superficielle, sans vivacite de souvenirs, aussi loin des choeurs
d'_Esther_ que des vers dates de Philisbourg, tenant tout juste au
siecle de Louis XIV par l'_Ode sur Namur_, ce fut le moins lyrique de
tous les hommes a la moins lyrique de toutes les epoques.

Avec un auteur aussi peu naif que Jean-Baptiste, chez qui tout vient de
labeur et rien d'inspiration, il n'est pas inutile de rechercher, avant
l'examen des oeuvres, quelles furent les idees d'apres lesquelles il
se dirigea, et de constater sa critique et sa poetique. Deux mots
suffiront. Le bon Brossette, ce personnage excellent mais banal, un des
devots empresses de feu Despreaux, espece de courtier litteraire, qui
caressait les illustres pour recevoir des exemplaires de leur part et
faire collection de leurs lettres, s'etait lourdement avise, en ecrivant
a Rousseau, de lui signaler, comme une decouverte, dans l'_Ode a la
Fortune_, un passage qui semblait imite de Lucrece. La-dessus Rousseau
lui repondit: "Il est vrai, monsieur, et vous l'avez bien remarque, que
j'ai eu en vue le passage de Lucrece, _quo magis in dubiis_, etc., dans
la strophe que vous me citez de mon _Ode a la Fortune_; et je vous
avoue, puisque vous approuvez la maniere dont je me suis approprie la
pensee de cet ancien, que je m'en sais meilleur gre que si j'en etois
l'auteur, par la raison que c'est l'expression seule qui fait le poete,
et non la pensee, qui appartient au philosophe et a l'orateur, comme a
lui." L'aveu est formel; on concoit maintenant que Saurin ait dit qu'il
ne regardait Rousseau que comme _le premier entre les plagiaires_. Les
jugements et les lectures de Rousseau repondaient a une aussi forte
poetique; c'est de finesse surtout qu'il manque. Il aime et admire
Regnier, mais il le range apres Malherbe, et trouve qu'_il ne lui a
manque que le bonheur de naitre sous le regne de Louis le Grand_. Il
appelle Gresset un _genie superieur_, et ne le chicane que sur ses
rimes: Des Fontaines se croit oblige de l'avertir que c'est aller un peu
trop loin. Il ne voit rien _de plus eleve ni de plus rempli de fureur et
de sublime_ que les vers de Duche, ce qui ne l'empeche pas d'ecrire a
propos de M. de Monchesnay: "Je ne connois que lui (_M. de Monchesnay!_)
presentement (1716), qui sache faire des vers marques au bon coin." Au
meme moment, il traite l'auteur du _Diable boiteux_ comme un faquin
du plus bas etage: "L'auteur, ecrit-il, ne pouvoit mieux faire que
s'associer avec des danseurs de corde: son genie est dans sa veritable
sphere." Refugie a Bruxelles en 1724, il prie son ami l'abbe d'Olivet de
lui envoyer un paquet de tragedies; en voici la liste: elle serait plus
complete et plus piquante, si Rotrou ne s'y trouvait pas:

  _Venceslas_, de Rotrou;
  _Cleopatre_, de La Chapelle;
  _Geta_, de Pechantre;
  _Andronic_, _Tiridate_, de Campistron;
  _Polyxene_, _Manlius_, _Thesee_, de La Fosse;
  _Absalon_, de Duche.

Je me suis trompe en disant que Rousseau ne s'inquietait jamais de
l'idee; il a fait une ode _sur les Divinites poetiques_, dans laquelle
est expose en style barbare un systeme d'allegorisation qui ne va a rien
moins qu'a mettre Bellone pour la guerre, Tisiphone pour la peur. Le
plus plaisant, c'est que pour cette demonstration _esthetique_, comme on
dirait aujourd'hui, il s'est imagine de recourir a l'ombre d'Alcee:

  Je la vois; c'est l'Ombre d'Alcee
  Qui me la decouvre a l'instant,
  Et qui deja, d'un oeil content,
  Devoile a ma vue empressee
  Ces deites d'adoption,
  Synonymes de la pensee,
  Symboles de l'abstraction.

Alcee se met donc a chanter en ces termes:

  Des societes temporelles
  Le premier lien est la voix,
  Qu'en divers sons l'homme, a son choix,
  Modifie et flechit pour elles;
  Signes communs et naturels,
  Ou les ames incorporelles
  Se tracent aux sens corporels.

Rousseau avait probablement attrape ces lambeaux de metaphysique, sinon
dans le commerce d'Alcee, du moins dans les livres ou les conversations
de son ami M. de Crousaz. Il y tenait au reste beaucoup plus qu'on
ne croirait. Ses odes en sont chamarrees; et ses _allegories_, qu'il
estimait autant et plus que ses odes, nous offrent comme la mise en
oeuvre et le resultat direct du systeme.

Attaquons-nous maintenant, sans plus tarder, aux oeuvres de
Jean-Baptiste: nous laisserons de cote son theatre, et puisque nous
avons nomme ses _allegories_, nous les frapperons tout d'abord. Le
fantastique au XVIIIe siecle, en France, avait degenere dans tous les
arts. De brillant, de gracieux, de grotesque ou de terrible qu'il etait
au Moyen-Age et a la Renaissance, il etait devenu froid, lourd et
superficiel; on le tourmentait comme une enigme, parce qu'on ne
l'entendait plus a demi-mot. Le fantastique en effet n'est autre
chose qu'une folle reminiscence, une charmante etourderie, un caprice
etincelant, quelquefois un effroyable eclair sur un front serein; c'est
un jeu a la surface dont l'invisible ressort git au plus profond de
l'ame de la Muse. Que les faciles et soudains mouvements de cette ame se
ralentissent et se perdent; que ce jeu de physionomie devienne calcule
et de pure convenance; qu'on sourie, qu'on eclate, qu'on grimace, qu'on
fasse la folle a tout propos, et voila la Muse devenue une femme a la
mode, sotte, minaudiere, insupportable; c'est a peu pres ce qui arriva
de l'art au XVIIIe siecle. Le fantastique surtout, cette portion la plus
delicate et la plus insaisissable, y fut meconnu et defigure. On eut
les Amours de Boucher; on eut des _oves_ et des _volutes_, au lieu
d'acanthes et d'arabesques de toutes formes: on eut _les Bijoux
indiscrets_, les metamorphoses de _la Pucelle_, _l'Ecumoir_, _le Sopha_,
et ces contes de Voisenon ou des hommes et des femmes sont changes en
anneaux ou en baignoires. Cazotte seul, par son esprit, rappela un peu
la grace frivole d'Hamilton; mais on n'etait pas moins eloigne alors de
l'Arioste, de Rabelais et de Jean Goujon, que de Michel-Ange. On peut
rendre encore cette justice a J.-B. Rousseau, qu'a la moins fantastique
de toutes les epoques, il a ete le moins fantastique de tous les hommes.
Ses allegories sont jugees tout d'une voix: baroques, metaphysiques,
sophistiquees, seches, inextricables, nul defaut n'y manque. Nous
renvoyons a _Torticolis_, a _la Grotte de Merlin_, au _Masque de
Laverne_, a _Morosophie_; lise et comprenne qui pourra! Le style est
d'un langage marotique herisse de grec, et qu'on croirait forge a
l'enclume de Chapelain; on ne sait pas ou les prendre, et j'en dirais
volontiers, comme Saint-Simon de M. Pussort, que c'est un _fagot
d'epines_.

Mais les odes, mais les cantates, voila les vrais titres, les titres
immortels de Rousseau a la gloire! Patience, nous y arrivons.--Les odes
sont, ou sacrees, ou politiques, ou personnelles. Quand on a lu la
Bible, quand on a compare au texte des prophetes les paraphrases de
Jean-Baptiste, on s'etonne peu qu'en taillant dans ce sublime eternel,
il en ait quelquefois detache en lambeaux du grave et du noble; et l'on
admire bien plutot qu'il ait si souvent affaibli, meconnu, remplace les
beautes supremes qu'il avait sous la main. A prendre en effet la plus
renommee de ses imitations, celle du Cantique d'Ezechias, qu'y voit-on?
Ici, la critique de detail est indispensable, et j'en demande pardon au
lecteur. Rousseau dit:

  J'ai vu mes tristes journees
  Decliner vers leur penchant;
  Au midi de mes annees
  Je touchois a mon couchant.
  La Mort deployant ses ailes
  Couvroit d'ombres eternelles
  La clarte dont je jouis,
  Et dans cette nuit funeste
  Je cherchois en vain le reste
  De mes jours evanouis.

  Grand Dieu, votre main reclame
  Les dons que j'en ai recus;
  Elle vient couper la trame
  Des jours qu'elle m'a tissus:
  Mon dernier soleil se leve,
  Et votre souffle m'enleve
  De la terre des vivants,
  Comme la feuille sechee,
  Qui, de sa tige arrachee,
  Devient le jouet des vents.

Les quatre premiers vers de la premiere strophe sont bien, et les six
derniers passables grace a l'harmonie, quoiqu'un peu vides et charges
de mots; mais il fallait tenir compte du verset si touchant d'Isaie:
"Helas! ai-je dit, je ne verrai donc plus le Seigneur, le Seigneur dans
le sejour des vivants! Je ne verrai plus les mortels qui habitent avec
moi la terre!" Ne plus voir les autres hommes, ses freres en douleurs,
voila ce qui afflige surtout le mourant. La seconde strophe est faible
et commune, excepte les trois vers du milieu; a la place de cette
_trame_ usee qu'on voit partout, il y a dans le texte: "Le tissu de
ma vie a ete tranche comme la trame du tisserand." Qu'est devenu ce
tisserand auquel est compare le Seigneur? Au lieu de la _feuille
sechee_, le texte donne: "Mon pelerinage est fini; il a ete emporte
comme la tente du pasteur." Qu'est devenue cette tente du desert,
disparue du soir au matin, et si pareille a la vie? Et plus loin:

  Comme un lion plein de rage
  Le mal a brise mes os;
  Le tombeau m'ouvre un passage
  Dans ses lugubres cachots.
  Victime foible et tremblante,
  A cette image sanglante
  Je soupire nuit et jour,
  Et, dans ma crainte mortelle,
  Je suis comme l'hirondelle
  Sous la griffe du vautour.

Les deux derniers vers ne seraient pas mauvais, si on ne lisait dans
le texte: "Je criais vers vous comme les petits de l'hirondelle, et je
gemissais comme la colombe." On voit que Rousseau a precisement laisse
de cote ce qu'il y a de plus neuf et de plus marque dans l'original. Et
pourtant il aurait du, ce semble, comprendre la force de ce cantique
si rempli d'une pieuse tristesse, l'homme malheureux, et peut-etre
coupable, que Dieu avait frappe a son midi, et qui avait besoin de
retrouver le reste de ses jours pour se repentir et pleurer. De notre
temps, aupres de nous, un grand poete s'est inspire aussi du Cantique
d'Ezechias; lui aussi il a demande grace sous la verge de Dieu, et s'est
ecrie en gemissant:

  Tous les jours sont a toi: que t'importe leur nombre?
  Tu dis: le temps se hate, ou revient sur ses pas.
  Eh! n'es-tu pas Celui qui fis reculer l'ombre
  Sur le cadran rempli d'un roi que tu sauvas?

Voila comment on egale les prophetes sans les paraphraser; qu'on relise
la quatorzieme des _secondes Meditations_; qu'on relise en meme temps
dans les _premieres_ le dithyrambe intitule _Poesie sacree_, et qu'on le
compare avec l'_Epode_ du premier livre de Jean-Baptiste.

L'ode politique n'a aucun caractere dans Rousseau: il en partage la
faute avec les evenements et les hommes qu'il celebre. La naissance
du duc de Bretagne, la mort du prince de Conti, la guerre civile des
Suisses en 1712, l'armement des Turcs contre Venise en 1715[33], la
bataille meme de Peterwaradin, tout cela eut dans le temps plus ou moins
d'importance, mais n'en a presque aucune aux yeux de la posterite. Le
poete a beau se demener, se commander l'enthousiasme, se provoquer au
delire, il en est pour ses frais, et l'on rit de l'entendre, a la mort
du prince de Conti, s'ecrier dans le pindarisme de ses regrets:

  Peuples, dont la douleur aux larmes obstinee,
  De ce prince cheri deplore le trepas,
  Approchez, et voyez quelle est la destinee
  Des grandeurs d'ici-bas.

[Note 33: Il est juste pourtant de noter, dans l'ode aux princes
chretiens au sujet de cet armement, un echo retentissant et harmonieux
des Croisades:

  .....................................
  Et des vents du midi la devorante haleine
  N'a consume qu'a peine
  Leurs ossements blanchis dans les champs d'Ascalon.

]


De nos jours, si feconds en grands evenements et en grands hommes, il en
est advenu tout autrement. De simples naissances, de simples morts
de princes et de rois ont ete d'eclatantes lecons, de merveilleux
complements de fortune, des chutes ou des resurrections d'antiques
dynasties, de magnifiques symboles des destinees sociales. De telles
choses ont suscite le poete qui les devait celebrer; l'ode politique a
ete veritablement fondee en France; _les Funerailles de Louis XVIII_ en
sont le chef-d'oeuvre.

Rousseau ne s'est pas contente de mettre du pindarisme exterieur et
de l'enthousiasme a froid dans ses odes politiques, pour tacher d'en
rechauffer les sujets: il a porte ces habitudes d'ecolier jusque
dans les pieces les plus personnelles et, pour ainsi dire, les plus
domestiques. Le comte du Luc, son patron, tombe malade; Rousseau en est
touche; il veut le lui dire et lui souhaiter une prompte convalescence,
rien de mieux; c'etait matiere a des vers sentis et touchants; mais
Rousseau aime bien mieux deterrer dans Pindare une ode a Hieron, roi de
Syracuse, qui, vainqueur aux jeux Pythiques par son coursier Pherenicus,
n'a pu recevoir le prix en personne pour cause de maladie. La les
digressions mythologiques sur Chiron, Esculape, sont longues, naturelles
et a leur place. Rousseau calque le dessein de la piece et tache d'en
reproduire le mouvement. Des le debut, il voudrait nous faire croire
qu'il est en lutte avec le genie comme avec Protee; mais tout cet
attirail convenu de _regard furieux_, de _ministre terrible_, de
_souffle invincible_, de _tete echevelee_, de _sainte manie_, d'_assaut
victorieux_, de _joug imperieux_, ne trompe pas le lecteur, et le
soi-disant inspire ressemble trop a ces faux braves qui, apres s'etre
frotte le visage et ebouriffe la perruque, se pretendent echappes avec
honneur d'une rencontre perilleuse. Puis vient la comparaison avec
Orphee et la priere aux trois soeurs filandieres pour le comte du
Luc; on y trouve quelques strophes assez touchantes, que La Harpe,
d'ordinaire peu favorable a Jean-Baptiste, mais attendri cette fois
comme Pluton, a jugees tout a fait _dignes d'Orphee_. Par malheur, ce
qui glace aussitot, c'est que le moderne Orphee nous raconte que

  ... jamais sous les yeux de l'auguste Cybele
  La terre ne fit naitre un plus parfait modele
  Entre les dieux mortels

que le comte du Luc. Une jolie comparaison du poete avec l'abeille,
vers la fin de la piece, est empruntee et affaiblie d'Horace. Quant a
l'harmonie tant vantee de ce simulacre d'ode, elle n'est que celle du
metre que Rousseau emploie, qu'il n'a pas invente, et dont il ne tire
jamais tout le parti possible. Rousseau n'invente rien: il s'en tient
aux strophes de Malherbe; il n'a pas le genie de construction rythmique.
S'il rime avec soin, c'est presque toujours aux depens du sens et de
la precision; la rime ne lui donne jamais l'image, comme il arrive
aux vrais poetes; mais elle l'induit en depense d'epithetes et de
periphrases. Felicitons-le pourtant d'avoir, avec Piron, La Faye, et
quelques autres, proteste contre les deplorables violations de forme
prechees par La Motte et autorisees par Voltaire[34].

[Note 34: La plus belle ode que l'on doive a J.-B. Rousseau est
peut-etre encore celle de Le Franc sur sa mort; la meilleure piece
lyrique du genre en est l'epitaphe. Nul mieux que lui ne semble propre a
verifier ce propos du malin: _Faute d'idee, il allait faire une ode!_]

Les cantates de Rousseau jouissent encore d'une certaine reputation;
celle de _Circe_, en particulier, passe pour un beau morceau de
poesie musicale. Elle nous parait, a nous, exactement comparable pour
l'harmonie a un choeur mediocre de _libretto_. Nul rhythme, nulle
science meme dans ces petits vers si celebres, et ou fourmillent les
banalites de _redoutable_, _formidable_, _effroyable_, de _terreur_,
_fureur_ et _horreur_. Le caractere de la magicienne est aussi celui
d'une _Circe_ ou d'une _Medee_ d'opera; elle ne ressemble pas meme a
Calypso, et ne sort pas des fadaises et des frenesies dont Quinault a
donne recette. Jean-Baptiste avait probablement oublie de relire le
dixieme livre de l'_Odyssee_, ou meme, s'il l'avait relu, il y aurait
saisi peu de chose; car il manquait du sentiment des epoques et des
poesies, et s'il melait sans scrupule Orphee et Protee avec le comte de
Luc, Flore et Ceres avec le comte de Zinzindorf, il n'hesitait pas non
plus a madrigaliser l'antiquite, et a marier Danchet et Homere. Depuis
qu'on a _le Mendiant_ et _l'Aveugle_ d'Andre Chenier, on comprend ce que
pourrait etre une _Circe_, et il n'est plus permis de citer celle de
Jean-Baptiste que comme un essai sans valeur.

Pour ecrire avec genie, il faut penser avec genie; pour bien ecrire, il
suffit d'une certaine dose de sens, d'imagination et de gout. Boileau
en est la preuve: il imite, il traduit, il arrange a chaque instant les
idees et les expressions des anciens; mais tous ces larcins divers sont
artistement recus et disposes sur un fond commun qui lui est propre: son
style a une couleur, une texture; Boileau est bon ecrivain en vers. Le
style de Rousseau, au contraire, ne se tient nullement et ne forme pas
une seule et meme trame. Cette strophe commence avec eclat, puis finit
en detonnant; cette metaphore qui promettait avorte; cette image est
brillante, mais jure au milieu de son entourage terne, comme de l'argent
plaque sur de l'etain. C'est que ce brillant et ce beau appartiennent
tantot a Platon, tantot a Pindare, tantot meme a Boileau et a Racine:
Rousseau s'en est empare comme un rhetoricien fait d'une bonne
expression qu'il place a toute force dans le prochain discours. Ce qui
est bien de lui, c'est le prosaique, le commun, la declamation a vide,
ou encore le mauvais gout, comme les _livrees de Vertumne_ et les
_haleines qui fondent l'ecorce des eaux_. A vrai dire, le style de
Rousseau n'existe pas.

Notre opinion sur Jean-Baptiste est dure, mais sincere; nous la
preciserons davantage encore. Si, en juin 1829, un jeune homme de vingt
ans, inconnu, nous arrivait un matin d'Auxerre ou de Rouen avec un
manuscrit contenant le _Cantique d'Ezechias_, l'_Ode au comte du Luc_ et
la _Cantate de Circe_, ou l'equivalent, apres avoir jete un coup d'oeil
sur les trois chefs-d'oeuvre, on lui dirait, ce me semble, ou du moins
on penserait a part soi: "Ce jeune homme n'est pas denue d'habitude pour
les vers; il a deja du en bruler beaucoup; il sent assez bien l'harmonie
de detail, mais sa strophe est pesante et son vers symetrique. Son
style a de la gravite, quelque noblesse, mais peu d'images, peu de
consistance, nulle originalite; il y a de beaux traits, mais ils sont
pris. Le pire, c'est que l'auteur manque d'idees et qu'il se traine pour
en ramasser de toutes parts. Il a besoin de travailler beaucoup, car,
le genie n'y etant pas, il ne fera passablement qu'a force d'etude."
Et la-dessus, tout haut on l'encouragerait fort, et tout bas on n'en
espererait rien.

Que restera-t-il donc de J.-B. Rousseau? Il a aiguise une trentaine
d'epigrammes en style marotique, assez obscenes et laborieusement
naives; c'est a peu pres ce qui reste aussi de Mellin de
Saint-Gelais[35].

[Note 35: "... Mellin de Saint-Gelais dont les poesies sont
fastidieuses a la mort, a dix ou douze epigrammes pres, qui sont
veritablement excellentes." (Lettre de Rousseau a Brossette, du 25
janvier 1718). Mais Rousseau fait le bon apotre quand il dit (29 janvier
1716): "Il y a des choses dont les libertins meme un peu raisonnables
ne sauroient rire, et la liberte de l'epigramme doit avoir des bornes.
Marot et Saint-Gelais ne les ont point passees... S'ils ont badine aux
depens des religieux, ils n'ont point ri aux depens de la religion."
(Voir, si l'on veut s'edifier la-dessus, mon _Tableau de la Poesie
francaise au XVIe siecle_, 1843, page 37.)]

Mele toute sa vie aux querelles litteraires, salue, comme Crebillon,
du nom de _grand_ par Des Fontaines, Le Franc et la faction
anti-voltairienne, Rousseau avait perdu sa reputation a mesure que la
gloire de son rival s'etait affermie et que les principes philosophiques
avaient triomphe; il avait ete meme assez severement apprecie par la
Harpe et Le Brun. Mais, depuis qu'au commencement de ce siecle d'ardents
et genereux athletes ont rouvert l'arene lyrique et l'ont remplie de
luttes encore inouies, cet instinct bas et envieux, qui est de toutes
les epoques, a ramene Rousseau en avant sur la scene litteraire, comme
adversaire de nos jeunes contemporains: on a redore sa vieille gloire et
recousu son drapeau. Gacon, de nos jours, se fut reconcilie avec lui,
et l'eut appele _notre grand lyrique_. C'est cette tactique peu digne,
quoique eternelle, qui a provoque dans cet article notre severite
franche et sans reserve. Si nous avions trouve le nom de Jean-Baptiste
sommeillant dans un demi-jour paisible, nous nous serions garde d'y
porter si rudement la main; ses malheurs seuls nous eussent desarme tout
d'abord, et nous l'eussions laisse sans trouble a son rang, non loin de
Piron, de Gresset et de tant d'autres, qui certes le valaient bien.

Juin 1829.



Cet article, dont le ton n'est pas celui des precedents ni des suivants,
et dont l'auteur aujourd'hui desavoue entierement l'amertume blessante,
a ete reproduit ici comme pamphlet propre a donner idee du paroxysme
litteraire de 1829. Ajoutons seulement que, sans trop modifier le fond
de notre jugement sur les odes, qui n'est guere apres tout que celui
qu'a porte Vauvenargues (_Je ne sais si Rousseau a surpasse Horace et
Pindare dans ses odes: s'il les a surpasses, j'en conclus que l'ode est
un mauvais genre, etc., etc._), il nous semble injuste et dur, en y
reflechissant, de ne pas prendre en consideration ces trente dernieres
annees de sa vie, ou Rousseau montra jusqu'au bout de la constance et
une honorable fermete a ne pas vouloir rentrer dans sa patrie par grace,
sans jugement et rehabilitation. Quels qu'aient ete sa conduite secrete,
ses nouveaux tracas a l'etranger, sa brouille avec le prince Eugene,
etc., etc., il demeura digne a l'article du bannissement. Sa
correspondance durant ce temps d'exil avec Rollin, Racine fils,
Brossette, M. de Chauvelin et le baron de Breteuil, a des parties
qui recommandent son gout et qui tendent a relever son caractere.
Quelques-uns de ses vers religieux (en les supposant ecrits depuis cette
date fatale) semblent meme s'inspirer du sentiment energique qu'il a de
sa propre innocence: "_Mais de ces langues diffamantes Dieu saura venger
l'innocent_, etc.," et plusieurs semblables endroits. Il est facheux
que, non content de protester pour lui, il ait persiste a incriminer les
autres, comme Rollin le lui fit sentir un jour (voir l'_Eloge de Rollin_
par de Boze). A le juger impartialement, on concoit que l'abbe d'Olivet
et d'autres contemporains de merite, sous l'influence et l'illusion de
l'amitie, aient pu dire, en parlant de lui, _l'illustre malheureux_. On
doit desirer (sans toutefois en etre bien certain) qu'ils aient
plus raison que Lenglet-Dufresnoy dans ses _Pieces curieuses sur
Rousseau_.--Contradiction des jugements humains, meme chez les plus
competents! la premiere fois que j'eus l'honneur d'etre presente a M. de
Chateaubriand, il me reprit tout d'abord sur cet article; la premiere
fois que j'eus l'honneur de voir M. Royer-Collard, tout d'abord il m'en
felicita.



LE BRUN

Vers l'epoque ou J.-B. Rousseau banni adressait a ses protecteurs
des odes composees au jour le jour, sans unite d'inspiration, et que
n'animait ni l'esprit du siecle nouveau ni celui du siecle passe, en
1729, a l'hotel de Conti, naissait d'un des serviteurs du prince un
poete qui devait bientot consacrer aux idees d'avenir, a la philosophie,
a la liberte, a la nature, une lyre incomplete, mais neuve et sonore, et
que le temps ne brisera pas. C'est une remarque a faire qu'aux approches
des grandes crises politiques et au milieu des societes en dissolution,
sont souvent jetees d'avance, et comme par une ebauche anticipee,
quelques ames douees vivement des trois ou quatre idees qui ne tarderont
pas a se degager et qui prevaudront dans l'ordre nouveau. Mais en meme
temps, chez ces individus de nature fortement originale, ces idees
precoces restent fixes, abstraites, isolees, declamatoires. Si c'est
dans l'art qu'elles se produisent et s'expriment, la forme en sera nue,
seche et aride, comme tout ce qui vient avant la saison. Ces hommes
auront grand mepris de leur siecle, de sa mesquinerie, de sa corruption,
de son mauvais gout. Ils aspireront a quelque chose de mieux, au simple,
au grand, au vrai, et se dessecheront et s'aigriront a l'attendre; ils
voudront le tirer d'eux-memes; ils le demanderont a l'avenir, au passe,
et se feront antiques pour se rajeunir; puis les choses iront toujours,
les temps s'accompliront, la societe murira, et lorsque eclatera la
crise, elle les trouvera deja vieux, uses, presque en cendres; elle
en tirera des etincelles, et achevera de les devorer. Ils auront ete
malheureux, acres, moroses, peut-etre violents et coupables. Il faudra
les plaindre, et tenir compte, en les jugeant, de la nature des temps et
de la leur. Ce sont des especes de victimes publiques, des Promethees
dont le foie est ronge par une fatalite intestine; tout l'enfantement de
la societe retentit en eux, et les dechire; ils souffrent et meurent
du mal dont l'humanite, qui ne meurt pas, guerit, et dont elle sort
regeneree. Tels furent, ce me semble, au dernier siecle, Alfieri en
Italie, et Le Brun en France.

Ne dans un rang inferieur, sans fortune et a la charge d'un grand
seigneur, Le Brun dut se plier jeune aux necessites de sa condition. Il
merita vite la faveur du prince de Conti par des eloges entremeles
de conseils et de maximes philosophiques. A la fois secretaire des
commandements et poete lyrique, il releva le mieux qu'il put la
dependance de sa vie par l'audace de sa pensee, et il s'habitua de bonne
heure a garder pour l'ode, ou meme pour l'epigramme, cette verdeur
franche et souvent acerbe qui ne pouvait se faire jour ailleurs. Aussi,
plus tard, bien qu'il conservat au fond l'independance interieure qu'il
avait annoncee des ses premieres annees, on le voit toujours au service
de quelqu'un. Ses habitudes de domesticite trouvent moyen de se
concilier avec sa nature energique. Au prince de Conti succedent le
comte de Vaudreuil et M. de Calonne, puis Robespierre, puis Bonaparte;
et pourtant, au milieu de ces servitudes diverses, Le Brun demeure ce
qu'il a ete tout d'abord, meprisant les bassesses du temps, vivant
d'avenir, _effrene de gloire_, plein de sa mission de poete, croyant en
son genie, rachetant une action plate par une belle ode, ou se vengeant
d'une ode contre son coeur par une epigramme sanglante. Sa vie
litteraire presente aussi la meme continuite de principes, avec beaucoup
de taches et de mauvais endroits. Eleve de Louis Racine, qui lui avait
legue le culte du grand siecle et celui de l'antiquite, nourri dans
l'admiration de Pindare et, pour ainsi dire, dans la religion lyrique,
il etait simple que Le Brun s'accommodat peu des moeurs et des gouts
frivoles qui l'environnaient; qu'il se separat de la cohue moqueuse et
raisonneuse des beaux-esprits a la mode; qu'il enveloppat dans une egale
aversion Saint-Lambert et d'Alembert, Linguet et La Harpe, Rulhiere et
Dorat, Lemierre et Colardeau, et que, force de vivre des bienfaits d'un
prince, il se passat du moins d'un patron litteraire. Certes il y avait,
pour un poete comme Le Brun, un beau role a remplir au XVIIIe siecle.
Lui-meme en a compris toute la noblesse; il y a constamment vise, et en
a plus d'une fois dessine les principaux traits. C'eut ete d'abord de
vivre a part, loin des coteries et des salons patentes, dans le silence
du cabinet ou des champs; de travailler la, peu soucieux des succes
du jour, pour soi, pour quelques amis de coeur et pour une posterite
indefinie; c'eut ete d'ignorer les tracasseries et les petites guerres
jalouses qui fourmillaient aux pieds de trois ou quatre grands hommes,
d'admirer sincerement, et a leur prix, Montesquieu, Buffon, Jean-Jacques
et Voltaire, sans epouser leurs arriere-pensees ni les antipathies de
leurs sectateurs; et puis, d'accepter le bien, de quelque part qu'il
vint, de garder ses amis, dans quelques rangs qu'ils fussent, et
s'appelassent-ils Clement, Marmontel ou Palissot. Voila ce que concevait
Le Brun, et ce qu'il se proposait en certains moments; mais il fut loin
d'y atteindre. Caustique et irascible, il se montra souvent injuste par
vengeance ou mauvaise humeur. Au lieu de negliger simplement les salons
litteraires et philosophiques, pour vaquer avec plus de liberte a son
genie et a sa gloire, il les attaqua en toute occasion, sans mesure et
en masse. Il se delectait a la satire, et decochait ses traits a Gilbert
ou a Beaumarchais aussi volontiers qu'a La Harpe lui-meme. Une fois,
par sa _Wasprie_, il compromit etrangement sa chastete lyrique, en se
prenant au collet avec Freron. Reconnaissons pourtant que sa conduite
ne fut souvent ni sans dignite ni sans courage. La noble facon dont il
adressa mademoiselle Corneille a Voltaire, la respectueuse independance
qu'il maintint en face de ce monarque du siecle, le soin qu'il mit
toujours a se distinguer de ses plats courtisans, l'amitie pour Buffon,
qu'il professait devant lui, ce sont la des traits qui honorent une vie
d'homme de lettres. Le Brun aimait les grandes existences a part:
celle de Buffon dut le seduire, et c'etait encore un ideal qu'il eut
probablement aime a realiser pour lui-meme. Peut-etre, si la fortune lui
eut permis d'y arriver, s'il eut pu se fonder ainsi, loin d'un monde ou
il se sentait deplace, une vie grande, simple, auguste; s'il avait eu sa
tour solitaire au milieu de son parc, ses vastes et majestueuses allees,
pour y declamer en paix et y raturer a loisir son poeme de _la Nature_;
si rien autour de lui n'avait froisse son ame hautaine et irritable,
peut-etre toutes ces boutades de conduite, toutes ces sorties coleriques
d'amour-propre eussent-elles completement disparu: l'on n'eut pu lui
reprocher, comme a Buffon, que beaucoup de morgue et une excessive
plenitude de lui-meme. Mais Le Brun fut longtemps aux prises avec la
gene et les chagrins domestiques. Son proces avec sa femme que le prince
de Conti lui avait seduite[36], la banqueroute du prince de Guemene, puis
la Revolution, tout s'opposa a ce qu'il consolidat jamais son existence.
Je me trompe: vieux, presque aveugle, au-dessus du besoin grace aux
bienfaits du Gouvernement[37], il s'etait loge dans les combles du
Palais-Royal, pour y trouver le calme necessaire a la correction de ses
odes; c'etait la sa tour de Montbar. Une servante megere, qu'il avait
epousee, lui en faisait souvent une prison. A une telle ame, dans une
pareille vie, on doit pardonner un peu d'injustice et d'aigreur.

[Note 36: On alla jusqu'a dire qu'il l'avait vendue au prince,
et, chose facheuse pour le caractere de Le Brun, plusieurs ont pu le
croire.--Voir son elegie infamante a _Nemesis_, ou il trouve moyen de
fletrir d'un seul coup sa _mere_, sa _soeur_ et sa _femme_! Une telle
elegie est unique dans son genre.]

[Foonote 37: Le Brun dut ses bienfaits a son talent sans doute, a sa
renommee lyrique, mais par malheur aussi a sa mechancete satirique
que le pouvoir achetait de sa servilite. On cite une epigramme contre
Carnot, lors du vote de Carnot contre l'Empire; elle fut commandee a Le
Brun et payee d'une pension.]

Le talent lyrique de Le Brun est grand, quelquefois immense, presque
partout incomplet. Quelques hautes pensees, qui n'ont jamais quitte le
poete depuis son enfance jusqu'a sa mort, dominent toutes ses belles
odes, s'y reproduisent sans cesse, et, a travers la diversite des
circonstances ou il les composa, leur impriment un caractere marquant
d'unite. Patriotisme, adoration de la nature, liberte republicaine,
royaute du genie, telles sont les sources fecondes et retentissantes
auxquelles Le Brun d'ordinaire s'abreuve. De bonne heure, et comme par
un instinct de sa mission future, il s'est penetre du role de Tyrtee, et
il gourmande deja nos defaites sous Contades, Soubise et Clermont, comme
plus tard il celebrera le _naufrage victorieux_ du _Vengeur_ et Marengo.
Au sortir des boudoirs, des toilettes et de tous ces bosquets de Cythere
et d'Amathonte, dont il s'est tant moque, mais dont il aurait du se
garder davantage, il se refugie au sein de la nature, comme en un temple
majestueux ou il respire et se deploie plus a l'aise; il la voit peu et
sait peu la retracer sous les couleurs aimables et fraiches dont elle
se peint autour de lui; il prefere la contempler face a face dans ses
soleils, ses volcans, ses tremblements de terre, ses cometes echevelees,
et plonge avec Buffon a travers les deserts des temps. Quant a la
liberte, elle eut toujours ses voeux, soit que dans les salons de
l'hotel de Conti, sous Louis XV, il s'ecrie avec une douleur de citoyen:

  Les Antenors vendent l'empire,
  Thais l'achete d'un sourire;
  L'or paie, absout les attentats.
  Partout, a la cour, a l'armee,
  Regne un dedain de renommee
  Qui fait la chute des Etats;

soit qu'il prelude a ses hymnes republicains dans les soirees du
ministere Calonne; soit meme qu'en des temps horribles, auxquels ses
chants furent trop meles[38], et dont il n'eut pas le courage de se
separer hautement, il exhale dans le silence cette ode touchante, dont
le debut, imite d'un psaume, ressemble a quelque chanson de Beranger:

  Prends les ailes de la colombe,
  Prends, disais-je a mon ame, et fuis dans les deserts[39].

[Foonote 38: Il y a de vilains vers de lui sur Marie-Antoinette; on ne
les a pas compris dans ses oeuvres. Ils parurent en brochure vers l'an
III; on y lit:

  Oh! que Vienne aux Francais fit un present funeste!
  Toi qui de la Discorde allumas le flambeau,
  Reine que nous donna la colere celeste,
  Que la foudre n'a-t-elle embrase ton berceau!

Les suivants, pires encore, sont trop atroces pour que je les
transcrive. Le jour ou le roi lui avait accorde une pension, il avait
pourtant fait un quatrain de remerciment qui finissait ainsi:

  Larmes, que n'avait pu m'arracher le malheur,
  Coulez pour la reconnaissance!

Une strophe de lui preluda a la violation des tombes de Saint-Denis et
sembla directement la provoquer.

  Purgeons le sol des patriotes,
  Par les rois encore infecte:
  La terre de la liberte
  Rejette les os des despotes.
  De ces monstres divinises
  _Que tous les cercueils soient brises!_
  Que leur memoire soit fletrie!
  Et qu'avec leurs manes errants
  Sortent du sein de la patrie
  _Les cadavres de ces tyrans!_

Tandis que Le Brun ecrivait ces horreurs en 93, David ne craignait pas
de peindre Marat. Ces _Rois de la lyre et du savant pinceau_, qu'avait
chantes Andre Chenier, etaient tous deux apostats de cette amitie
sainte.]

[Note 39: De religion a proprement parler, et de rien qui y
ressemble, Le Brun en avait meme moins qu'il ne convenait a son temps.
Il etait la-dessus aussi sec et net que Volney. On lit en marge d'une
edition de La Fontaine annotee par lui, a propos du poeme de la
_Captivite de saint Malc_: "Ce petit poeme, _quoique le sujet en soit
pieux_, est rempli d'interet, de vers heureux et de beautes neuves."]

Enfin, toutes les fois qu'il veut decrire l'enthousiasme lyrique et
marquer les traits du vrai genie, Le Brun abonde en images eblouissantes
et sublimes. Si Corneille en personne se fut adresse a Voltaire, il
n'eut pas, certes, plus dignement parle que Le Brun ne l'a fait en son
nom. Il faut voir encore comme en toute occasion le poete a conscience
de lui-meme, comme il a foi en sa gloire, et avec quelle securite
sincere, du milieu de la tourbe qui l'importune, il se fonde sur la
justice des ages:

  Ceux dont le present est l'idole
  Ne laissent point de souvenir;
  Dans un succes vain et frivole
  Ils ont use leur avenir.
  Amants des roses passageres,
  Ils ont les graces mensongeres
  Et le sort des rapides fleurs.
  Leur plus long regne est d'une aurore;
  Mais le temps rajeunit encore
  L'antique laurier des neuf Soeurs.

Apres cet hommage rendu au talent de Le Brun, il nous sera permis
d'insister sur ses defauts. Le principal, le plus grave selon nous,
celui qui gate jusqu'a ses plus belles pages, est un defaut tout
systematique et calcule. Il avait beaucoup medite sur la langue
poetique, et pensait qu'elle devait etre radicalement distincte de
la prose. En cela, il avait fort raison, et le procede si vante de
Voltaire, d'ecrire les vers sous forme de prose pour juger s'ils sont
bons, ne mene qu'a faire des vers prosaiques, comme le sont, au reste,
trop souvent ceux de Voltaire. Mais, a force de mediter sur les
prerogatives de la poesie, Le Brun en etait venu a envisager les
_hardiesses_ comme une qualite a part, independante du mouvement des
idees et de la marche du style, une sorte de beaute mystique touchant
a l'essence meme de l'ode; de la, chez lui, un souci perpetuel des
_hardiesses_, un accouplement force des termes les plus disparates, un
placage exterieur de metaphores; de la, surtout vers la fin, un abus
intolerable de la Majuscule, une minutieuse personnification de tous
les substantifs, qui reporte involontairement le lecteur au culte de la
deesse Raison et a ces temps d'apotheose pour toutes les vertus et
pour tous les vices. C'est ce qui a fait dire a un poete de nos jours
singulierement spirituel, que Le Brun etait

  Fougueux comme Pindare... et plus mythologique[40].

[Note 40: En fait de mythologie, rien n'egale chez Le Brun la strophe
suivante, tiree de l'ode sur _le triomphe de nos Paysages_, et que
Charles Nodier aime a citer avec sourire:

  La colline qui vers le pole
  Borne nos fertiles marais,
  Occupe les enfants d'Eole
  A broyer les dons de Ceres.
  Vanvres que cherit Galatee
  Sait du lait d'Io, d'Amalthee
  Epaissir les flots ecumeux;
  Et Sevres, d'une pure argile,
  Compose l'albatre fragile
  Ou Moka nous verse ses feux.

Tout cela pour dire: Au nord de Paris, Montmartre et ses _moulins a
vent_; de l'autre cote, Vanvres, son _beurre_ et _ses fromages_; et la
_porcelaine_ de Sevres! "Je ne crois pas, ecrivait Ginguene au redacteur
du journal _le Moderateur_ (22 janvier 1790), que nous ayons beaucoup de
vers a mettre au-dessus de cette strophe." Et Andrieux, l'Aristarque,
n'en disconvenait pas; il avouait que si tout avait ete aussi beau, il
aurait fallu rendre les armes. Aujourd'hui il n'est pas un ecolier qui
n'en rie. On rencontre dans le gout, aux diverses epoques, de ces veines
bizarres.]

A part ce defaut, qui chez Le Brun avait degenere en une espece de tic,
son style, son procede et sa maniere le rapprochent beaucoup d'Alfieri
et du peintre David, auxquels il ne nous parait nullement inferieur.
C'est egalement quelque chose de fort, de noble, de nu, de roide, de sec
et de decharne, de grec et d'academique, un retour laborieux vers le
simple et le vrai. D'un cote comme de l'autre, c'est avant tout une
protestation contre le mauvais gout regnant, une gageure d'echapper aux
fades pastorales et aux operas langoureux, aux Amours de Boucher et aux
abbes de Watteau, aux descriptions de Saint-Lambert et aux vers musques
de Bernis. L'accent declamatoire perce a tout moment dans le talent de
Le Brun, lors meme que ce talent s'abandonne le plus a sa pente. Ses
odes republicaines, excepte celle du _Vengeur_, semblent a bon droit
communes, seches et glapissantes; elles ne lui furent peut-etre pas pour
cela moins energiquement inspirees par les circonstances. C'est qu'avec
beaucoup d'imagination il est naturellement peu coloriste, et qu'il a
besoin, pour arriver a une expression vivante, d'evoquer, comme par un
soubresaut galvanique, les etres de l'ancienne mythologie. Son pinceau
maigre, quoique etincelant, joue d'ordinaire sur un fond abstrait; il ne
prend guere de splendeur large que lorsque le poete songe a Buffon et
retrace d'apres lui la nature. Mais un mauvais exemple que Buffon donna
a Le Brun, ce fut cette habitude de retoucher et de corriger a satiete,
que l'illustre auteur des _Epoques_ possedait a un haut degre, en vertu
de cette patience qu'il appelait genie. On rapporte qu'il recopia ses
_Epoques_ jusqu'a dix-huit fois. Le Brun faisait ainsi de ses odes. Il
passa une moitie de sa vie a les remanier la plume en main, a en trier
les brouillons, a les remettre au net et a en preparer une edition qui
ne vint pas. Une note, placee en tete de la premiere publication du
_Vengeur_, nous avertit, comme motif d'excuse ou cas singulier, que le
poete a compose cette ode, de soixante-dix vers environ, en tres-peu de
jours et _presque d'un seul jet_. Si Le Brun avait eu plus de temps, il
aurait peut-etre trouve moyen de la gater.

En se declarant contre le mauvais gout du temps par ses epigrammes et
par ses oeuvres, Le Brun ne sut pas assez en rester pur lui-meme. Sans
aucune sensibilite, sans aucune disposition reveuse et tendre, il aimait
ardemment les femmes, probablement a la maniere de Buffon, quoiqu'en
seigneur moins suzerain et avec plus de galanterie. De la mille billets
en vers a propos de rien, et, pele-mele avec ses odes, une prodigieuse
quantite d'_Egles_, de _Zirphes_, de _Delphires_, de _Cephises_, de
_Zelis_, et de _Zelmis_. Tantot c'est un _persiflage doux et honnete a
une jeune coquette tres-aimable et tres-vaine qui m'appelait son berger
dans ses lettres, et qui pretendait a tous les talents et a tous les
coeurs_; tantot ce sont des vers fugitifs _sur ce que M. de Voltaire,
bienfaiteur de mesdemoiselles Corneille et de Varicour, les a mariees
toutes deux, apres les avoir celebrees dans ses vers_. Enfin, vers le
temps d'Arcole et de Rivoli, il soutint, comme personne ne l'ignore, sa
fameuse querelle avec Legouve, sur la question de savoir _si l'encre
sied ou ne sied pas aux doigts de rose_.

Nous dirons un mot des elegies de Le Brun, parce que c'est pour nous
une occasion de parler d'Andre Chenier, dont le nom est sur nos levres
depuis le commencement de cet article, et auquel nous aspirons, comme a
une source vive et fraiche dans la brulante aridite du desert. En 1763,
Le Brun, age de trente-quatre ans, adressait a l'Academie de La Rochelle
un discours sur Tibulle, ou on lit ce passage: "Peut-etre qu'au moment
ou j'ecris, tel auteur, vraiment anime du desir de la gloire et
dedaignant de se preter a des succes frivoles, compose dans le silence
de son cabinet un de ces ouvrages qui deviennent immortels, parce qu'ils
ne sont pas assez ridiculement jolis pour faire le charme des toilettes
et des alcoves, et dont tout l'avenir parlera, parce que les grands du
jour n'en diront rien a leurs petits soupers." Andre Chenier fut cet
homme; il etait ne en 1762, un an precisement avant la prediction de Le
Brun. Vingt ans plus tard, on trouve les deux poetes unis entre eux
par l'amitie et meme par les gouts, malgre la difference des ages. Les
details de cette societe charmante, ou vivaient ensemble, vers 1782,
Lebrun, Chenier, le marquis de Brazais, le chevalier de Pange, MM.
de Trudaine, cette vie de campagne, aux environs de Paris, avec des
excursions frequentes d'ou l'on rapportait matiere aux elegies du matin
et aux confidences du soir, tout cela est reste couvert d'un voile
mysterieux, grace a l'insouciance et a la discretion des editeurs. On
devine pourtant et l'on reve a plaisir ce petit monde heureux, d'apres
quelques epitres reciproques et quelques vers epars:

  Abel, mon jeune Abel, et Trudaine et son frere,
  Ces vieilles amities de l'enfance premiere,
  Quand tous quatre muets, sous un maitre inhumain,
  Jadis au chatiment nous presentions la main;
  Et mon frere, et Le Brun, les Muses elles-memes;
  De Pange fugitif de ces neuf Soeurs qu'il aime:
  Voila le cercle entier qui, le soir quelquefois,
  A des vers, non sans peine obtenus de ma voix,
  Prete une oreille amie et cependant severe.

Le Brun dut aimer des l'abord, chez le jeune Andre, un sentiment exquis
et profond de l'antique, une ame modeste, candide, independante, faite
pour l'etude et la retraite; il n'avait vu en Gilbert que le _corbeau du
Pinde_, il en vit dans Chenier le cygne. Un gout vif des plaisirs les
unissait encore. Les amours de Le Brun avec la femme qu'il a celebree
sous le nom d'Adelaide se rapportent precisement au temps dont nous
parlons. Chenier, dans une delicieuse epitre, dit a sa Muse qu'il envoie
au logis de son ami:

  ... La, ta course fidele
  Le trouvera peut-etre aux genoux d'une belle;
  S'il est ainsi, respecte un moment precieux;
  Sinon, tu peux entrer...

Et il ajoute sur lui-meme:

  Les ruisseaux et les bois, et Venus, et l'etude,
  Adoucissent un peu ma triste solitude.

Tous deux ont chante leurs plaisirs et leurs peines d'amour en des
elegies qui sont, a coup sur, les plus remarquables du temps[41]. Mais la
victoire reste tout entiere du cote d'Andre Chenier. L'elegie de Le Brun
est seche, nerveuse, vengeresse, deja sur le retour, savante dans le
gout de Properce et de Callimaque; l'imitation de l'antique n'en exclut
pas toujours le fade et le commun moderne. L'elegie d'Andre Chenier est
molle, fraiche, blonde, gracieusement eploree, voluptueuse avec une
teinte de tristesse, et chaste meme dans sa sensualite. La nature de
France, les bords de la Seine, les iles de la Marne, tout ce paysage
riant et varie d'alentour se mire en sa poesie comme en un beau fleuve;
on sent qu'il vient de Grece, qu'il y est ne, qu'il en est plein: mais
ses souvenirs d'un autre ciel se lient harmonieusement avec son emotion
presente, et ne font que l'eclairer, pour ainsi dire, d'un plus doux
rayon. Cette charmante mythologie que le XVIIe siecle avait defiguree en
l'adoptant, et dont le jargon courait les ruelles, il la recompose, il
la rajeunit avec un art admirable; il la fond merveilleusement dans la
couleur de ses tableaux, dans ses analyses de coeur, et autant qu'il le
faut seulement pour elever les moeurs d'alors a la poesie et a l'ideal.
Mais, par malheur, cette vie de loisir et de jeunesse dura peu. La
Revolution, qui brisa tant de liens, dispersa tout d'abord la petite
societe choisie que nous aurions voulu peindre, et Le Brun, qui
partageait les opinions ardentes de Marie-Joseph, se trouva emporte bien
loin du sage Andre. On souffre a penser quel refroidissement, sans doute
meme quelle aigreur, dut succeder a l'amitie fraternelle des premiers
temps. Ici tout renseignement nous manque. Mais Le Brun, qui survecut
treize annees a son jeune ami, n'en a parle depuis en aucun endroit; il
n'a pas daigne consacrer un seul vers a sa memoire, tandis que chaque
jour, a chaque heure, il aurait du s'ecrier avec larmes: "J'ai connu un
poete, et il est mort, et vous l'avez laisse tuer, et vous l'oubliez!"
Il est a craindre pour Le Brun que les dissentiments politiques n'aient
aigri son coeur, et que l'echafaud d'Andre ne soit venu ayant la
reconciliation. Pour moi, j'ai peine a croire qu'il ne fut pas au nombre
de ceux dont l'infortune poete a dit avec un reproche mele de tendresse:

  Que pouvaient mes amis? Oui, de leur voix cherie
  Un mot a travers ces barreaux
  Eut verse quelque baume en mon ame fletrie;
  De l'or peut-etre a mes bourreaux...
  Mais tout est precipice. Ils ont eu droit de vivre.
  Vivez, amis; vivez contents.
  En depit de Bavus soyez lents a me suivre.
  Peut-etre en de plus heureux temps
  J'ai moi-meme, a l'aspect des pleurs de l'infortune,
  Detourne mes regards distraits;
  A mon tour aujourd'hui mon malheur importune:
  Vivez, amis, vivez en paix[42].

[Note 41: Au livre second des odes de Le Brun, la quinzieme _A un
jeune Ami_ s'adresse evidemment a Andre:

  Souviens-toi des moeurs de Byzance;
  Digne de ton berceau, maitrise la beaute!...

Et les derniers vers de l'ode indiquent qu'elle fut composee au moment
d'une rupture ou menace de rupture entre les Turcs et les Russes (1787
probablement).]

[Note 42: Il serait dur, mais pas trop invraisemblable, de
conjecturer qu'en ecrivant les vers suivants (voir l'edition d'Eugene
Renduel), Chenier a pu songer au jour ou il se sentit decu et blesse
dans son admiration premiere pour Le Brun:

  Ah! j'atteste les Cieux que j'ai voulu le croire,
  J'ai voulu dementir et mes yeux et l'histoire;
  Mais non: il n'est pas vrai que les coeurs excellents
  Soient les seuls en effet ou germent les talents.
  Un mortel peut toucher une lyre sublime,
  Et n'avoir qu'un coeur faible, etroit, pusillanime,
  Inhabile aux vertus qu'il sait si bien chanter,
  Ne les imiter point et les faire imiter, etc., etc.

Quoi qu'il en soit, la gloire de Le Brun, dans l'avenir, ne sera
pas separee de celle d'Andre Chenier. On se souviendra qu'il l'aima
longtemps, qu'il le predit, qu'il le gouta en un siecle de peu de
poesie, et qu'il sentit du premier coup que ce jeune homme faisait ce
que lui-meme aurait voulu faire. On lui tiendra compte de ses efforts,
de ses veilles, de sa poursuite infatigable de la gloire, de la
tradition lyrique qu'il soutint avec eclat, de cette flamme interieure
enfin, qui ne lui echappait que par acces, et qui minait sa vie. On
verra en lui un de ces hommes d'essai que la nature lance un peu au
hasard, un des precurseurs aventureux du siecle dont a deja resplendi
l'aurore.

Juillet 1829.

(Voir encore sur Le Brun un article essentiel dans le tome V des
_Causeries du Lundi_)




MATHURIN REGNIER ET ANDRE CHENIER

Hatons-nous de le dire, ce n'est pas ici un rapprochement a antitheses,
un parallele academique que nous pretendons faire. En accouplant deux
hommes si eloignes par le temps ou ils ont vecu, si differents par le
genre et la nature de leurs oeuvres, nous ne nous soucions pas de
tirer quelques etincelles plus ou moins vives, de faire jouer a l'oeil
quelques reflets de surface plus ou moins capricieux. C'est une vue
essentiellement logique qui nous mene a joindre ces noms, et parce que,
des deux idees poetiques dont ils sont les types admirables, l'une,
sitot qu'on l'approfondit, appelle l'autre et en est le complement. Une
voix pure, melodieuse et savante, un front noble et triste, le genie
rayonnant de jeunesse, et, parfois, l'oeil voile de pleurs; la volupte
dans toute sa fraicheur et sa decence; la nature dans ses fontaines et
ses ombrages; une flute de buis, un archet d'or, une lyre d'ivoire; le
beau pur, en un mot, voila Andre Chenier. Une conversation brusque,
franche et a saillies; nulle preoccupation d'art, nul _quant-a-soi_; une
bouche de satyre aimant encore mieux rire que mordre; de la rondeur,
du bon sens; une malice exquise, par instants une amere eloquence; des
recits enfumes de cuisine, de taverne et de mauvais lieux; aux mains, en
guise de lyre, quelque instrument bouffon, mais non criard; en un mot,
du laid et du grotesque a foison, c'est ainsi qu'on peut se figurer en
gros Mathurin Regnier. Place a l'entree de nos deux principaux siecles
litteraires, il leur tourne le dos et regarde le seizieme; il y tend
la main aux aieux gaulois, a Montaigne, a Ronsard, a Rabelais, de meme
qu'Andre Chenier, jete a l'issue de ces deux memes siecles classiques,
tend deja les bras au notre, et semble le frere aine des poetes
nouveaux. Depuis 1613, annee ou Regnier mourut, jusqu'en 1782, annee
ou commencerent les premiers chants d'Andre Chenier, je ne vois, en
exceptant les dramatiques, de poete parent de ces deux grands hommes que
La Fontaine, qui en est comme un melange agreablement tempere. Rien donc
de plus piquant et de plus instructif que d'etudier dans leurs rapports
ces deux figures originales, a physionomie presque contraire, qui
se tiennent debout en sens inverse, chacune a un isthme de notre
litterature centrale, et, comblant l'espace et la duree qui les
separent, de les adosser l'une a l'autre, de les joindre ensemble par
la pensee, comme le Janus de notre poesie. Ce n'est pas d'ailleurs en
differences et en contrastes que se passera toute cette comparaison:
Regnier et Chenier ont cela de commun qu'ils sont un peu en dehors de
leurs epoques chronologiques, le premier plus en arriere, le second plus
en avant, et qu'ils echappent par independance aux regles artificielles
qu'on subit autour d'eux. Le caractere de leur style et l'allure de
leurs vers sont les memes, et abondent en qualites pareilles; Chenier a
retrouve par instinct et etude ce que Regnier faisait de tradition
et sans dessein; ils sont uniques en ce merite, et notre jeune ecole
chercherait vainement deux maitres plus consommes dans l'art d'ecrire en
vers.

Mathurin etait ne a Chartres, en Beauce, Andre, a Byzance, en Grece;
tous deux se montrerent poetes des l'enfance. Tonsure de bonne heure,
eleve dans le jeu de paume et le tripot de son pere qui aimait la table
et le plaisir, Regnier dut au celebre abbe de Tiron, son oncle, les
premiers preceptes de versification, et, des qu'il fut en age, quelques
benefices qui ne l'enrichirent pas. Puis il fut attache en qualite de
chapelain a l'ambassade de Rome, ne s'y amusa que mediocrement; mais,
comme Rabelais avait fait, il y attaqua de preference les choses par
le cote de la raillerie. A son retour, il reprit, plus que jamais, son
train de vie qu'il n'avait guere interrompu en terre papale, et mourut
de debauche avant quarante ans. Ne d'un savant ingenieux et d'une
Grecque brillante, Andre quitta tres-jeune Byzance, sa patrie; mais il y
reva souvent dans les delicieuses vallees du Languedoc, ou il fut eleve;
et lorsque plus tard, entre au college de Navarre, il apprit la plus
belle des langues, il semblait, comme a dit M. Villemain, se souvenir
des jeux de son enfance et des chants de sa mere. Sous-lieutenant dans
Angoumois, puis attache a l'ambassade de Londres, il regretta amerement
sa chere independance, et n'eut pas de repos qu'il ne l'eut reconquise.
Apres plusieurs voyages, retire aux environs de Paris, il commencait une
vie heureuse dans laquelle l'etude et l'amitie empietaient de plus en
plus sur les plaisirs, quand la Revolution eclata. Il s'y lanca avec
candeur, s'y arreta a propos, y fit la part equitable au peuple et au
prince, et mourut sur l'echafaud en citoyen, se frappant le front en
poete. L'excellent Regnier, ne et grandi pendant les guerres civiles,
s'etait endormi en bon bourgeois et en joyeux compagnon au sein de
l'ordre retabli par Henri IV.

Prenant successivement les quatre ou cinq grandes idees auxquelles
d'ordinaire puisent les poetes, Dieu, la nature, le genie, l'art,
l'amour, la vie proprement dite, nous verrons comme elles se sont
revelees aux deux hommes que nous etudions en ce moment, et sous quelle
face ils ont tente de les reproduire. Et d'abord, a commencer par
Dieu, _ab Jove principium_, nous trouvons, et avec regret, que cette
magnifique et feconde idee est trop absente de leur poesie, et qu'elle
la laisse deserte du cote du ciel. Chez eux, elle n'apparait meme pas
pour etre contestee; ils n'y pensent jamais, et s'en passent, voila
tout. Ils n'ont assez longtemps vecu, ni l'un ni l'autre, pour arriver,
au sortir des plaisirs, a cette philosophie superieure qui releve et
console. La corde de Lamartine ne vibrait pas en eux. Epicuriens et
sensuels, ils me font l'effet, Regnier, d'un abbe romain, Chenier, d'un
Grec d'autrefois. Chenier etait un paien aimable, croyant a Pales, a
Venus, aux Muses[43]; un Alcibiade candide et modeste, nourri de poesie,
d'amitie et d'amour. Sa sensibilite est vive et tendre; mais, tout en
s'attristant a l'aspect de la mort, il ne s'eleve pas au-dessus des
croyances de Tibulle et d'Horace:

  Aujourd'hui qu'au tombeau je suis pret a descendre,
  Mes amis, dans vos mains je depose ma cendre.
  Je ne veux point, couvert d'un funebre _linceuil_,
  Que les pontifes saints autour de mon cercueil,
  Appeles aux accents de l'airain lent et sombre,
  De leur chant lamentable accompagnent mon ombre,
  Et sous des murs sacres aillent ensevelir
  Ma vie et ma depouille, et tout mon souvenir.

[Note 43: Je lis dans les notes d'un voyage d'Italie: "Vers le meme
temps ou se retrouvaient a Pompei toute une ville antique et tout l'art
grec et romain qui en sortait graduellement, piquante coincidence! Andre
Chenier, un poete grec vivant, se retrouvait aussi. En parcourant cet
admirable musee de statuaire antique a Naples, je songeais a lui; la
place de sa poesie est entre toutes ces Venus, ces Ganymedes et
ces Bacchus; c'est la son monde. Sa jeune _Tarentine_ y appartient
exactement, et je ne cessais de l'y voir en figure.--La poesie d'Andre
Chenier est l'accompagnement sur la flute et sur la lyre de tout cet art
de marbre retrouve."]

Il aime la nature, il l'adore, et non-seulement dans ses varietes
riantes, dans ses sentiers et ses buissons, mais dans sa majeste
eternelle et sublime, aux Alpes, au Rhone, aux greves de l'Ocean.
Pourtant l'emotion religieuse que ces grands spectacles excitent en son
ame ne la fait jamais se fondre en priere _sous le poids de l'infini_.
C'est une emotion religieuse et philosophique a la fois, comme Lucrece
et Buffon pouvaient en avoir, comme son ami Le Brun etait capable
d'en ressentir. Ce qu'il admire le plus au ciel, c'est tout ce qu'une
physique savante lui en a devoile; ce sont _les mondes roulant dans
les fleuves d'ether, les astres et leurs poids, leurs formes, leurs
distances_:

  Je voyage avec eux dans leurs cercles immenses;
  Comme eux, astre, soudain je m'entoure de feux.
  Dans l'eternel concert je me place avec eux;
  En moi leurs doubles lois agissent et respirent;
  Je sens tendre vers eux mon globe qu'ils attirent:
  Sur moi qui les attire ils pesent a leur tour.

On dirait, chose singuliere! que l'esprit du poete se condense et se
materialise a mesure qu'il s'agrandit et s'eleve. Il ne lui arrive
jamais, aux heures de reverie, de voir, dans les etoiles, des _fleurs
divines qui jonchent les parvis du saint lieu_, des ames heureuses
qui respirent un air plus pur, et qui parlent, durant les nuits, un
mysterieux langage aux ames humaines. Je lis, a ce propos, dans un
ouvrage inedit, le passage suivant, qui revient a ma pensee et la
complete:

"Lamartine, assure-t-on, aime peu et n'estime guere Andre Chenier: cela
se concoit. Andre Chenier, s'il vivait, devrait comprendre bien mieux
Lamartine qu'il n'est compris de lui. La poesie d'Andre Chenier n'a
point de religion ni de mysticisme; c'est, en quelque sorte, le paysage
dont Lamartine a fait le ciel, paysage d'une infinie variete et d'une
immortelle jeunesse, avec ses forets verdoyantes, ses bles, ses vignes,
ses monts, ses prairies et ses fleuves; mais le ciel est au-dessus, avec
son azur qui change a chaque heure du jour, avec ses horizons indecis,
ses _ondoyantes lueurs du matin et du soir_, et la nuit, avec ses fleurs
d'or, _dont le lis est jaloux_. Il est vrai que du milieu du paysage,
tout en s'y promenant ou couche a la renverse sur le gazon, on jouit du
ciel et de ses merveilleuses beautes, tandis que l'oeil humain, du haut
des nuages, l'oeil d'Elie sur son char, ne verrait en bas la terre
que comme une masse un peu confuse. Il est vrai encore que le paysage
reflechit le ciel dans ses eaux, dans la goutte de rosee, aussi bien que
dans le lac immense, tandis que le dome du ciel ne reflechit pas les
images projetees de la terre. Mais, apres tout, le ciel est toujours le
ciel, et rien n'en peut abaisser la hauteur." Ajoutez, pour etre juste,
que le ciel qu'on voit du milieu du paysage d'Andre Chenier, ou qui s'y
reflechit, est un ciel pur, serein, etoile, mais physique, et que la
terre apercue par le poete sacre, de dessus son char de feu, toute
confuse qu'elle parait, est deja une terre plus que terrestre pour ainsi
dire, harmonieuse, ondoyante, baignee de vapeurs, et idealisee par la
distance.

Au premier abord, Regnier semble encore moins religieux que Chenier. Sa
profession ecclesiastique donne aux ecarts de sa conduite un caractere
plus serieux, et en apparence plus significatif. On peut se demander si
son libertinage ne s'appuyait pas d'une impiete systematique, et s'il
n'avait pas appris de quelque abbe romain l'atheisme, assez en vogue en
Italie vers ce temps-la. De plus, Regnier, qui avait vu dans ses voyages
de grands spectacles naturels, ne parait guere s'en etre emu. La
campagne, le silence, la solitude et tout ce qui ramene plus aisement
l'ame a elle-meme et a Dieu, font place, en ses vers, au fracas des rues
de Paris, a l'odeur des tavernes et des cuisines, aux allees infectes
des plus miserables taudis. Pourtant Regnier, tout epicurien et debauche
qu'on le connait, est revenu, vers la fin et par acces, a des sentiments
pieux et a des repentirs pleins de larmes. Quelques sonnets, un fragment
de poeme sacre et des stances en font temoignage. Il est vrai que c'est
par ses douleurs physiques et par les aiguillons de ses maux qu'il
semble surtout amene a la contrition morale. Regnier, dans le cours de
sa vie, n'eut qu'une grande et seule affaire: ce fut d'aimer les femmes,
toutes et sans choix. Ses aveux la-dessus ne laissent rien a desirer:

  Or moy qui suis tout flame et de nuict et de jour,
  Qui n'haleine que feu, ne respire qu'amour,
  Je me laisse emporter a mes flames communes,
  Et cours souz divers vents de diverses fortunes.
  Ravy de tous objects, j'ayme si vivement
  Que je n'ay pour l'amour ny choix ny jugement.
  De toute eslection mon ame est despourveue,
  Et nul object certain ne limite ma veue.
  Toute femme m'agree...

Ennemi declare de ce qu'il appelle _l'honneur_, c'est-a-dire de la
delicatesse, preferant comme d'Aubigne l'_estre_ au _parestre_, il se
contente _d'un amour facile et de peu de defense_:

  Aymer en trop haut lieu une dame hautaine,
  C'est aymer en souci le travail et la peine,
  C'est nourrir son amour de respect et de soin.

La Fontaine etait du meme avis quand il preferait ingenument les
_Jeannetons_ aux _Climenes_. Regnier pense que le meme feu qui anime le
grand poete echauffe aussi l'ardeur amoureuse, et il ne serait nullement
fache que, chez lui, la poesie laissat tout a l'amour. On dirait qu'il
ne fait des vers qu'a son corps defendant; sa verve l'importune, et il
ne cede au genie qu'a la derniere extremite. Si c'etait en hiver du
moins, en decembre, au coin du feu, que ce maudit genie vint le lutiner!
on n'a rien de mieux a faire alors que de lui donner audience:

  Mais aux jours les plus beaux de la saison nouvelle,
  Que Zephire en ses rets surprend Flore la belle,
  Que dans l'air les oiseaux, les poissons en la mer,
  Se plaignent doucement du mal qui vient d'aymer,
  Ou bien lorsque Ceres de fourment se couronne,
  Ou que Bacchus soupire amoureux de Pomone,
  Ou lorsque le safran, la derniere des fleurs,
  Dore le Scorpion de ses belles couleurs;
  C'est alors que la verve insolemment m'outrage,
  Que la raison forcee obeit a la rage.
  Et que, sans nul respect des hommes ou du lieu,
  Il faut que j'obeisse aux fureurs de ce dieu.

Oh! qu'il aimerait bien mieux, en honnete compagnon qu'il est,

  S'egayer au repos que la campagne donne,
  Et, sans parler cure, doyen, chantre ou Sorbonne,
  D'un bon mot fait rire, en si belle saison,
  Vous, vos chiens et vos chats, et toute la maison!

On le voit, l'art, a le prendre isolement, tenait peu de place dans les
idees de Regnier; il le pratiquait pourtant, et si quelque grammairien
chicaneur le poussait sur ce terrain, il savait s'y defendre en maitre,
temoin sa belle satire neuvieme contre Malherbe et les puristes. Il y
fletrit avec une colere etincelante de poesie ces reformateurs mesquins,
ces _regratteurs de mots_, qui prisent un style plutot pour ce qui lui
manque que pour ce qu'il a, et, leur opposant le portrait d'un genie
veritable qui ne doit ses graces qu'a la nature, il se peint tout entier
dans ce vers d'inspiration:

  Les nonchalances sont ses plus grands artifices.

Deja il avait dit:

  La verve quelquefois s'egaye en la licence.

Mais la ou Regnier surtout excelle, c'est dans la connaissance de la
vie, dans l'expression des moeurs et des personnages, dans la peinture
des interieurs; ses satires sont une galerie d'admirables portraits
flamands. Son poete, son pedant, son fat, son docteur, ont trop de
saillie pour s'oublier jamais, une fois connus. Sa fameuse _Macette_,
qui est la petite-fille de _Patelin_ et l'aieule de _Tartufe_, montre
jusqu'ou le genie de Regnier eut pu atteindre sans sa fin prematuree.
Dans ce chef-d'oeuvre, une ironie amere, une vertueuse indignation,
les plus hautes qualites de poesie, ressortent du cadre etroit et des
circonstances les plus minutieusement decrites de la vie reelle. Et
comme si l'aspect de l'hypocrisie libertine avait rendu Regnier a de
plus chastes delicatesses d'amour, il nous y parle, en vers dignes de
Chenier, de

  ... la belle en qui j'ai la pensee
  D'un doux imaginer si doucement blessee,
  Qu'aymants et bien aymes, en nos doux passe-temps,
  Nous rendons en amour jaloux les plus contents.

Regnier avait le coeur honnete et bien place; a part ce que Chenier
appelle _les douces faiblesses_, il ne composait pas avec les vices.
Independant de caractere et de parler franc, il vecut a la cour et avec
les grands seigneurs, sans ramper ni flatter.

Andre de Chenier aima les femmes non moins vivement que Regnier, et d'un
amour non moins sensuel, mais avec des differences qui tiennent a son
siecle et a sa nature. Ce sont des Phrynes sans doute, du moins pour la
plupart, mais galantes et de haut ton; non plus des _Alizons_ ou des
_Jeannes_ vulgaires en de fetides reduits. Il nous introduit au boudoir
de Glycere; et la belle Amelie, et Rose a la danse nonchalante, et Julie
au rire etincelant, arrivent a la fete; l'orgie est complete et durera
jusqu'au matin. O Dieu! si Camille le savait! Qu'est-ce donc que cette
Camille si severe? Mais, dans l'une des nuits precedentes, son amant ne
l'a-t-il pas surprise elle-meme aux bras d'un rival? Telles sont les
femmes d'Andre Chenier, des Ioniennes de Milet, de belles courtisanes
grecques, et rien de plus. Il le sentait bien, et ne se livrait a elles
que par instants, pour revenir ensuite avec plus d'ardeur a l'etude,
a la poesie, a l'amitie. "Choque, dit-il quelque part dans une prose
energique trop peu connue[44], choque de voir les lettres si prosternees
et le genre humain ne pas songer a relever sa tete, je me livrai souvent
aux distractions et aux egarements d'une jeunesse forte et fougueuse:
mais, toujours domine par l'amour de la poesie, des lettres et de
l'etude, souvent chagrin et decourage par la fortune ou par moi-meme,
toujours soutenu par mes amis, je sentis que mes vers et ma prose,
goutes ou non, seraient mis au rang du petit nombre d'ouvrages qu'aucune
bassesse n'a fletris. Ainsi, meme dans les chaleurs de l'age et des
passions, et meme dans les instants ou la dure necessite a interrompu
mon independance, toujours occupe de ces idees favorites, et chez moi,
en voyage, le long des rues dans les promenades, meditant toujours sur
l'espoir, peut-etre insense, de voir renaitre les bonnes disciplines, et
cherchant a la fois dans les histoires et dans la nature des choses _les
causes et les effets de la perfection et de la decadence des lettres_,
j'ai cru qu'il serait bien de resserrer en un livre simple et persuasif
ce que nombre d'annees m'ont fait murir de reflexions sur ces matieres."
Andre Chenier nous a dit le secret de son ame: sa vie ne fut pas une vie
de plaisir, mais d'art, et tendait a se purifier de plus en plus. Il
avait bien pu, dans un moment d'amoureuse ivresse et de decouragement
moral, ecrire a de Pange:

  Sans les dons de Venus quelle serait la vie?
  Des l'instant ou Venus me doit etre ravie,
  Que je meure! Sans elle ici-bas rien n'est doux[45].

[Note 44: Premier chapitre d'un ouvrage sur les causes et les
effets de la perfection et de la decadence des lettres. (_Edit._ de M.
Robert.)]

[Note 45: Ces vers et toute la fin de l'elegie XXXIII sont une
imitation et une traduction des fragments divers qui nous restent de
l'elegiaque Mimnerme: Chenier les a enchasses dans une sorte de trame.]

Mais bientot il pensait serieusement au temps prochain ou fuiraient loin
de lui _les jours couronnes de rose_; il revait, aux bords de la Marne,
quelque retraite independante et pure, quelque _saint loisir_, ou les
beaux-arts, la poesie, la peinture (car il peignait volontiers), le
consoleraient des voluptes perdues, et ou l'entoureraient un petit
nombre d'amis de son choix. Andre Chenier avait beaucoup reflechi sur
l'amitie et y portait des idees sages, des principes surs, applicables
en tous les temps de dissidences litteraires: "J'ai evite, dit-il, de me
lier avec quantite de gens de bien et de merite, dont il est honorable
d'etre l'ami et utile d'etre l'auditeur, mais que d'autres circonstances
ou d'autres idees ont fait agir et penser autrement que moi. L'amitie et
la conversation familiere exigent au moins une conformite de principes:
sans cela, les disputes interminables degenerent en querelles, et
produisent l'aigreur et l'antipathie. De plus, prevoir que mes amis
auraient lu avec deplaisir ce que j'ai toujours eu dessein d'ecrire
m'eut ete amer..."

Suivant Andre Chenier, _l'art ne fait que des vers, le coeur seul est
poete_; mais cette pensee si vraie ne le detournait pas, aux heures de
calme et de paresse, d'amasser par des etudes exquises _l'or et la soie_
qui devaient _passer en ses vers_. Lui-meme nous a devoile tous les
ingenieux secrets de sa maniere dans son poeme de _l'Invention_, et dans
la seconde de ses epitres, qui est, a la bien prendre, une admirable
satire. L'analyse la plus fine, les preceptes de composition les plus
intimes, s'y transforment sous ses doigts, s'y couronnent de grace,
y reluisent d'images, et s'y modulent comme un chant. Sur ce terrain
critique et didactique, il laisse bien loin derriere lui Boileau et le
prosaisme ordinaire de ses axiomes. Nous n'insisterons ici que sur un
point. Chenier se rattache de preference aux Grecs, de meme que Regnier
aux Latins et aux satiriques italiens modernes. Or chez les Grecs, on
le sait, la division des genres existait, bien qu'avec moins de rigueur
qu'on ne l'a voulu etablir depuis:

  La nature dicta vingt genres opposes,
  D'un fil leger entre eux, chez les Grecs, divises.
  Nul genre, s'echappant de ses bornes prescrites,
  N'aurait ose d'un autre envahir les limites;
  Et Pindare a sa lyre, en un couplet bouffon,
  N'aurait point de Marot associe le ton.

Chenier tenait donc pour la division des genres et pour l'integrite de
leurs limites; il trouvait dans Shakspeare de belles scenes, non pas une
belle piece. Il ne croyait point, par exemple, qu'on put, dans une meme
elegie, debuter dans le ton de Regnier, monter par degres, passer par
nuances a l'accent de la douleur plaintive ou de la meditation amere,
pour se reprendre ensuite a la vie reelle et aux choses d'alentour. Son
talent, il est vrai, ne reclamait pas d'ordinaire, dans la duree d'une
meme reverie, plus d'une corde et plus d'un ton. Ses emotions rapides,
qui toutes sont diverses, et toutes furent vraies un moment, rident tour
a tour la surface de son ame, mais sans la bouleverser, sans lancer les
vagues au ciel et montrer a nu le sable du fond. Il compare sa muse
jeune et legere a l'harmonieuse cigale, _amante des buissons, qui,_

  De rameaux en rameaux tour a tour reposee,
  D'un peu de fleur nourrie et d'un peu de rosee,
  S'egaie...

et s'il est triste, _si sa main imprudente a tari son tresor_, si sa
maitresse lui a ferme, ce soir-la, le _seuil inexorable_, une visite
d'ami, un sourire de _blanche voisine_, un livre entr'ouvert, un rien le
distrait, l'arrache a sa peine, et, comme il l'a dit avec une legerete
negligente:

  On pleure; mais bientot la tristesse s'envole.

Oh! quand viendront les jours de massacre, d'ingratitude et de
delaissement, qu'il n'en sera plus ainsi! Comme la douleur alors percera
avant dans son ame et en armera toutes les puissances! Comme son iambe
vengeur nous montrera d'un vers a l'autre _les enfants, les vierges
aux belles couleurs_ qui venaient de parer et de baiser l'agneau, _le
mangeant s'il est tendre_, et passera des fleurs et des rubans de la
fete aux _crocs sanglants du charnier populaire!_ Comme alors surtout
il aurait besoin de lie et de fange pour y _petrir_ tous ces _bourreaux
barbouilleurs de lois!_ Mais, avant cette formidable epoque[46], Chenier
ne sentit guere tout le parti qu'on peut tirer du laid dans l'art, ou du
moins il repugnait a s'en salir. Nous citerons un remarquable exemple ou
evidemment ce scrupule nuisit a son genie, et ou la touche de Regnier
lui fit faute. Notre poete, cedant a des considerations de fortune et de
famille, s'etait laisse attacher a l'ambassade de Londres, et il passa
dans cette ville l'hiver de 1782. Mille ennuis, mille degouts l'y
assaillirent; seul, a vingt ans, sans amis, perdu au milieu d'une
societe aristocratique, il regrettait la France et les coeurs qu'il y
avait laisses, et sa pauvrete honnete et independante[47]. C'est alors
qu'un soir, apres avoir assez mal dine a _Covent-Garden_, dans _Hood's
tavern_, comme il etait de trop bonne heure pour se presenter en aucune
societe, il se mit, au milieu du fracas, a ecrire, dans une prose forte
et simple, tout ce qui se passait en son ame: qu'il s'ennuyait, qu'il
souffrait, et d'une souffrance pleine d'amertume et d'humiliation; que
la solitude, si chere aux malheureux, est pour eux un grand mal encore
plus qu'un grand plaisir; car ils s'y exasperent, _ils y ruminent leur
fiel_, ou, s'ils finissent par se resigner, c'est decouragement et
faiblesse, c'est impuissance d'en appeler _des injustes institutions
humaines a la sainte nature primitive_; c'est, en un mot, a la facon
_des morts qui s'accoutument a porter la pierre de leur tombe, parce
qu'ils ne peuvent la soulever_;--que cette fatale resignation rend dur,
farouche, sourd aux consolations des amis, et qu'il prie le Ciel de l'en
preserver. Puis il en vient aux ridicules et aux _politesses hautaines_
de la noble societe qui daigne l'admettre, a la durete de ces grands
pour leurs inferieurs, a leur excessif attendrissement pour leurs
pareils; il raille en eux cette _sensibilite distinctive_ que Gilbert
avait deja fletrie, et il termine en ces mots cette confidence de
lui-meme a lui-meme: "Allons, voila une heure et demie de tuee; je m'en
vais. Je ne sais plus ce que j'ai ecrit, mais je ne l'ai ecrit que pour
moi. Il n'y a ni appret ni elegance. Cela ne sera vu que de moi, et je
suis sur que j'aurai un jour quelque plaisir a relire ce morceau de ma
triste et pensive jeunesse." Oui, certes, Chenier relut plus d'une fois
ces pages touchantes, et lui _qui refeuilletait sans cesse et son ame et
sa vie_, il dut, a des heures plus heureuses, se reporter avec larmes
aux ennuis passes de son exil. Or j'ai soigneusement recherche dans ses
oeuvres les traces de ces premieres et profondes souffrances; je n'y ai
trouve d'abord que dix vers dates egalement de Londres, et du meme temps
que le morceau de prose; puis, en regardant de plus pres, l'idylle
intitulee _Liberte_ m'est revenue a la pensee, et j'ai compris que ce
berger aux noirs cheveux epars, a l'oeil farouche sous d'epais sourcils,
qui traine apres lui, dans les apres sentiers et aux bords des torrents
pierreux, ses brebis maigres et affamees; qui brise sa flute, abhorre
les chants, les danses et les sacrifices; qui repousse la plainte du
blond chevrier et maudit toute consolation, parce qu'il est esclave;
j'ai compris que ce berger-la n'etait autre que la poetique et ideale
personnification du souvenir de Londres, et de l'espece de servitude
qu'y avait subie Andre; et je me suis demande alors, tout en admirant du
profond de mon coeur cette idylle energique et sublime, s'il n'eut pas
encore mieux valu que le poete se fut mis franchement en scene; qu'il
eut ose en vers ce qui ne l'avait pas effraye dans sa prose naive; qu'il
se fut montre a nous dans cette taverne enfumee, entoure de mangeurs et
d'indifferents, accoude sur sa table, et revant,--revant a la patrie
absente, aux parents, aux amis, aux amantes, a ce qu'il y a de plus
jeune et de plus frais dans les sentiments humains; revant aux maux de
la solitude, a l'aigreur qu'elle engendre, a l'abattement ou elle nous
prosterne, a toute cette haute metaphysique de la souffrance;--pourquoi
non?--puis, revenu a terre et rentre dans la vie reelle, qu'il eut
burine en traits d'une empreinte ineffacable ces grands qui l'ecrasaient
et croyaient l'honorer de leurs insolentes faveurs; et, cela fait,
l'heure de sortir arrivee, qu'il eut fini par son coup d'oeil d'espoir
vers l'avenir, et son _forsan et hoec olim_? Ou, s'il lui deplaisait de
remanier en vers ce qui etait jete en prose, il avait en son souvenir
dix autres journees plus ou moins pareilles a celle-la, dix autres
scenes du meme genre qu'il pouvait choisir et retracer[48].

[Note 46: Pour juger Andre Chenier comme homme politique, il faut
parcourir le _Journal de Paris_ de 90 et 91; sa signature s'y retrouve
frequemment, et d'ailleurs sa marque est assez sensible.--Relire aussi
comme temoignage de ses pensees intimes et combattues, vers le meme
temps, l'admirable ode: _O Versailles, o bois, o portiques!_ etc., etc.]

[Note 47: La fierte delicate d'Andre Chenier etait telle que, durant
ce sejour a Londres, comme les fonctions d'_attache_ n'avaient rien
de bien actif et que le premier secretaire faisait tout, il s'abstint
d'abord de toucher ses appointements, et qu'il fallut qu'un jour M. de
La Luzerne trouvat cela mauvais et le dit un peu haut pour l'y decider.]

[Note 48: Dans tout ce qui precede, j'avais suppose, d'apres la
Notice et l'Edition de M. de Latouche, qu'Andre Chenier devait etre
a Londres en decembre 1782, et que les vers et la prose ou il en
maudissait le sejour etaient du meme temps et de sa premiere jeunesse.
J'avais suppose aussi (page 161) qu'il n'etait plus attache a
l'ambassade d'Angleterre aux approches de la Revolution et des 1788.
Mais les indications donnees par M. de Latouche, a cet egard, paraissent
peu exactes: une Biographie d'Andre Chenier reste a faire (1852).]

Les styles d'Andre Chenier et de Regnier, avons-nous deja dit, sont un
parfait modele de ce que notre langue permet au genie s'exprimant en
vers, et ici nous n'avons plus besoin de separer nos eloges. Chez l'un
comme chez l'autre, meme procede chaud, vigoureux et libre; meme luxe
et meme aisance de pensee, qui pousse en tous sens et se developpe
en pleine vegetation, avec tous ses embranchements de relatifs et
d'incidences entre-croisees ou pendantes; meme profusion d'irregularites
heureuses et familieres, d'idiotismes qui sentent leur fruit, graces et
ornements inexplicables qu'ont sottement emondes les grammairiens, les
rheteurs et les analystes; meme promptitude et sagacite de coup d'oeil a
suivre l'idee courante sous la transparence des images, et a ne pas la
laisser fuir, dans son court trajet de telle figure a telle autre; meme
art prodigieux enfin a mener a extremite une metaphore, a la pousser de
tranchee en tranchee, et a la forcer de rendre, sans capitulation, tout
ce qu'elle contient; a la prendre a l'etat de filet d'eau, a l'epandre,
a la chasser devant soi, a la grossir de toutes les affluences
d'alentour, jusqu'a ce qu'elle s'enfle et roule comme un grand fleuve.
Quant a la forme, a l'allure du vers dans Regnier et dans Chenier, elle
nous semble, a peu de chose pres, la meilleure possible, a savoir,
curieuse sans recherche et facile sans relachement, tour a tour
oublieuse et attentive, et temperant les agrements severes par les
graces negligeantes. Sur ce point, ils sont l'un et l'autre bien
superieurs a La Fontaine, chez qui la forme rythmique manque presque
entierement et qui n'a pour charme, de ce cote-la, que sa negligence.

Que si l'on nous demande maintenant ce que nous pretendons conclure de
ce long parallele que nous aurions pu prolonger encore; lequel d'Andre
Chenier ou de Regnier nous preferons, lequel merite la palme, a notre
gre; nous laisserons au lecteur le soin de decider ces questions et
autres pareilles, si bon lui semble. Voici seulement une reflexion
pratique qui decoule naturellement de ce qui precede, et que nous lui
soumettons: Regnier clot une epoque; Chenier en ouvre une autre. Regnier
resume en lui bon nombre de nos trouveres, Villon, Marot, Rabelais; il
y a dans son genie toute une partie d'epaisse gaiete et de bouffonnerie
joviale, qui tient aux moeurs de ces temps, et qui ne saurait etre
reproduite de nos jours. Chenier est le revelateur d'une poesie
d'avenir, et il apporte au monde une lyre nouvelle; mais il y a chez lui
des cordes qui manquent encore, et que ses successeurs ont ajoutees
ou ajouteront. Tous deux, complets en eux-memes et en leur lieu, nous
laissent aujourd'hui quelque chose a desirer. Or il arrive que chacun
d'eux possede precisement une des principales qualites qu'on regrette
chez l'autre: celui-ci, la tournure d'esprit reveuse et les _extases
choisies_; celui-la, le sentiment profond et l'expression vivante de la
realite: compares avec intelligence, rapproches avec art, ils tendent
ainsi a se completer reciproquement. Sans doute, s'il fallait se decider
entre leurs deux points de vue pris a part, et opter pour l'un a
l'exclusion de l'autre, le type d'Andre Chenier pur se concevrait encore
mieux maintenant que le type pur de Regnier; il est meme tel esprit
noble et delicat auquel tout accommodement, fut-il le mieux menage,
entre les deux genres, repugnerait comme une mesalliance, et qui aurait
difficilement bonne grace a le tenter. Pourtant, et sans vouloir eriger
notre opinion en precepte, il nous semble que comme en ce bas monde,
meme pour les reveries les plus ideales, les plus fraiches et les plus
dorees, toujours le point de depart est sur terre, comme, quoi qu'on
fasse et ou qu'on aille, la vie reelle est toujours la, avec ses
entraves et ses miseres, qui nous enveloppe, nous importune, nous excite
a mieux, nous ramene a elle, ou nous refoule ailleurs, il est bon de ne
pas l'omettre tout a fait, et de lui donner quelque trace en nos oeuvres
comme elle a trace en nos ames. Il nous semble, en un mot, et pour
revenir a l'objet de cet article, que la touche de Regnier, par exemple,
ne serait point, en beaucoup de cas, inutile pour accompagner, encadrer
et faire saillir certaines analyses de coeurs ou certains poemes de
sentiment, a la maniere d'Andre Chenier.

Aout 1829.

Dans le morceau suivant et en mainte autre occasion j'ai ete ramene a
m'occuper de Chenier: j'avais deja parle de Regnier dans le _Tableau
de la Poesie francaise au XVIe siecle_; j'en ai reparle, non sans
complaisance et apres une nouvelle lecture, dans l'_Introduction_ au
recueil des _Poetes francais_ (Gide, 1861), tome 1, page XXXI.



QUELQUES DOCUMENTS INEDITS SUR ANDRE CHENIER[49]

[Note 49: Cet article, posterieur de dix annees au precedent, acheve
et complete notre vue sur le poete; l'etude approfondie n'a fait que
verifier notre premier ideal.]

Voila tout a l'heure vingt ans que la premiere edition d'Andre Chenier
a paru; depuis ce temps, il semble que tout a ete dit sur lui; sa
reputation est faite; ses oeuvres, lues et relues, n'ont pas seulement
charme, elles ont servi de base a des theories plus ou moins ingenieuses
ou subtiles, qui elles-memes ont deja subi leur epreuve, qui
ont triomphe par un cote vrai et ont ete rabattues aux endroits
contestables. En fait de raisonnement et d'_esthetique_, nous ne
recommencerions donc pas a parler de lui, a ajouter a ce que nous avons
dit ailleurs, a ce que d'autres ont dit mieux que nous. Mais il se
trouve qu'une circonstance favorable nous met a meme d'introduire sur
son compte la seule nouveaute possible, c'est-a-dire quelque chose de
positif.

L'obligeante complaisance et la confiance de son neveu, M. Gabriel de
Chenier, nous ont permis de rechercher et de transcrire ce qui nous a
paru convenable dans le precieux residu de manuscrits qu'il possede;
c'est a lui donc que nous devons d'avoir penetre a fond dans le cabinet
de travail d'Andre, d'etre entre dans cet _atelier du fondeur_ dont il
nous parle, d'avoir explore les ebauches du peintre, et d'en pouvoir
sauver quelques pages de plus, moins inachevees qu'il n'avait semble
jusqu'ici; heureux d'apporter a notre tour aujourd'hui un nouveau petit
affluent a cette pure gloire!

Et d'abord rendons, reservons au premier editeur l'honneur et la
reconnaissance qui lui sont dus. M. de Latouche, dans son edition de
1819, a fait des manuscrits tout l'usage qui etait possible et desirable
alors; en choisissant, en elaguant avec gout, en etant sobre surtout de
fragments et d'ebauches, il a agi dans l'interet du poete et comme dans
son intention, il a servi sa gloire. Depuis lors, dans l'edition de
1833, il a ete juge possible d'introduire de nouvelles petites pieces,
de simples restes qui avaient ete negliges d'abord: c'est ce genre de
travail que nous venons poursuivre, sans croire encore l'epuiser. Il en
est un peu avec les manuscrits d'Andre Chenier comme avec le panier de
cerises de madame de Sevigne: on prend d'abord les plus belles, puis les
meilleures restantes, puis les meilleures encore, puis toutes.

La partie la plus riche et la plus originale des manuscrits porte sur
les poemes inacheves: _Suzanne_, _Hermes_, _l'Amerique_. On a publie
dans l'edition de 1833 les morceaux en vers et les canevas en prose
du poeme de _Suzanne_. Je m'attacherai ici particulierement au poeme
d'_Hermes_, le plus philosophique de ceux que meditait Andre, et celui
par lequel il se rattache le plus directement a l'idee de son siecle.

Andre, par l'ensemble de ses poesies connues, nous apparait, avant 89,
comme le poete surtout de l'art pur et des plaisirs, comme l'homme de
la Grece antique et de l'elegie. Il semblerait qu'avant ce moment
d'explosion publique et de danger ou il se jeta si genereusement a la
lutte, il vecut un peu en dehors des idees, des predications favorites
de son temps, et que, tout en les partageant peut-etre pour les
resultats et les habitudes, il ne s'en occupat point avec ardeur et
premeditation. Ce serait pourtant se tromper beaucoup que de le juger un
artiste si desinteresse; et l'_Hermes_ nous le montre aussi pleinement
et aussi chaudement de son siecle, a sa maniere, que pouvaient l'etre
Haynal ou Diderot.

La doctrine du XVIIIe siecle etait, au fond, le materialisme, ou le
pantheisme, ou encore le naturalisme, comme on voudra l'appeler; elle a
eu ses philosophes, et meme ses poetes en prose, Boulanger, Buffon; elle
devait provoquer son Lucrece. Cela est si vrai, et c'etait tellement le
mouvement et la pente d'alors de solliciter un tel poete, que, vers 1780
et dans les annees qui suivent, nous trouvons trois talents occupes du
meme sujet et visant chacun a la gloire difficile d'un poeme sur la
nature des choses. Le Brun tentait l'oeuvre d'apres Buffon; Fontanes,
dans sa premiere jeunesse, s'y essayait serieusement, comme l'attestent
deux fragments, dont l'un surtout (tome I de ses Oeuvres, p. 381) est
d'une reelle beaute. Andre Chenier s'y poussa plus avant qu'aucun, et,
par la vigueur des idees comme par celle du pinceau, il etait bien digne
de produire un vrai poeme didactique dans le grand sens.

Mais la Revolution vint; dix annees, fin de l'epoque, s'ecoulerent
brusquement avec ce qu'elles promettaient, et abimerent les projets ou
les hommes; les trois _Hermes_ manquerent: la poesie du XVIIIe siecle
n'eut pas son Buffon. Delille ne fit que rimer gentiment les _trois
Regnes_.

Toutes les notes et tous les papiers d'Andre Chenier, relatifs a son
_Hermes_, sont marques en marge d'un delta; un chiffre, ou l'une des
trois premieres lettres de l'alphabet grec, indique celui des trois
chants auquel se rapporte la note ou le fragment. Le poeme devait avoir
trois chants, a ce qu'il semble: le premier sur l'origine de la
terre, la formation des animaux, de l'homme; le second sur l'homme
en particulier, le mecanisme de ses sens et de son intelligence, ses
erreurs depuis l'etat sauvage jusqu'a la naissance des societes,
l'origine des religions; le troisieme sur la societe politique, la
constitution de la morale et l'invention des sciences. Le tout devait
se clore par un expose du systeme du monde selon la science la plus
avancee.

Voici quelques notes qui se rapportent au projet du premier chant et le
caracterisent:

"Il faut magnifiquement representer la terre sous l'embleme metaphorique
d'un grand animal qui vit, se meut et est sujet a des changements, des
revolutions, des fievres, des derangements dans la circulation de son
sang."

"Il faut finir le chant Ier par une magnifique description de toutes
les especes animales et vegetales naissant; et, au printemps, la terre
_proegnans_; et, dans les chaleurs de l'ete, toutes les especes animales
et vegetales se livrant aux feux de l'amour et transmettant a leur
posterite les semences de vie confiees a leurs entrailles."

Ce magnifique et fecond printemps, alors, dit-il,

  Que la terre est nubile et brule d'etre mere,

devait etre imite de celui de Virgile au livre II des _Georgiques_: _Tum
Pater omnipotens_, etc., etc., quand Jupiter

  De sa puissante epouse emplit les vastes flancs.

Ces notes d'Andre sont toutes semees ainsi de beaux vers tout faits, qui
attendent leur place.

C'est la, sans doute, qu'il se proposait de peindre "toutes les especes
a qui la nature ou les plaisirs (_per Veneris res_) ont ouvert les
portes de la vie."

"Traduire quelque part, se dit-il, le _magnum crescendi immissis
certamen habenis_."

Il revient, en plus d'un endroit, sur ce systeme naturel des atomes, ou,
comme il les appelle, des _organes secrets vivants_, dont l'infinite
constitue

  L'Ocean eternel ou bouillonne la vie.

"Ces atomes de vie, ces semences premieres, sont toujours en egale
quantite sur la terre et toujours en mouvement. Ils passent de corps
en corps, s'alambiquent, s'elaborent, se travaillent, fermentent, se
subtilisent dans leur rapport avec le vase ou ils sont actuellement
contenus. Ils entrent dans un vegetal: ils en sont la seve, la force,
les sucs nourriciers. Ce vegetal est mange par quelque animal; alors
ils se transforment en sang et en cette substance qui produira un autre
animal et qui fait vivre les especes... Ou, dans un chene, ce qu'il y a
de plus subtil se rassemble dans le gland.

"Quand la terre forma les especes animales, plusieurs perirent par
plusieurs causes a developper. Alors d'autres corps organises (car les
_organes vivants secrets_ meuvent les vegetaux, _mineraux_[50] et tout)
heriterent de la quantite d'atomes de vie qui etaient entres dans la
composition de celles qui s'etaient detruites, et se formerent de leurs
debris."

Qu'une elegie a Camille ou l'ode _a la Jeune Captive_ soient plus
flatteuses que ces plans de poesie physique, je le crois bien; mais
il ne faut pas moins en reconnaitre et en constater la profondeur, la
portee poetique aussi. En retournant a Empedocle, Andre est de plus ici
le contemporain et comme le disciple de Lamarck et de Cabanis[51].

[Note 50: C'est peut-etre _animaux_ qu'il a voulu dire; mais je
copie.]

[Note 51: Qu'on ne s'etonne pas trop de voir le nom d'Andre ainsi
mele a des idees physiologiques. Parmi les physiologistes, il en est
un qui, par le brillant de son genie et la rapidite de son destin,
fut comme l'Andre Chenier de la science; et, dans la liste des
jeunes illustres diversement ravis avant l'age, je dis volontiers:
Vauvenargues, Barnave, Andre, Hoche et Bichat.]

Il ne l'est pas moins de Boulanger et de tout son siecle par
l'explication qu'il tente de l'origine des religions, au second chant.
Il n'en distingue pas meme le nom de celui de la superstition pure,
et ce qui se rapporte a cette partie du poeme, dans ses papiers, est
volontiers marque en marge du mot fletrissant ([Greek: deisidaimonia]).
Ici l'on a peu a regretter qu'Andre n'ait pas mene plus loin ses
projets; il n'aurait en rien echappe, malgre toute sa nouveaute de
style, au lieu commun d'alentour, et il aurait reproduit, sans trop de
variante, le fond de d'Holbach ou de l'_Essai sur les Prejuges_:

"Tout accident naturel dont la cause etait inconnue, un ouragan, une
inondation, une eruption de volcan, etaient regardes comme une vengeance
celeste...

"L'homme egare de la voie, effraye de quelques phenomenes terribles,
se jeta dans toutes les superstitions, le feu, les demons... Ainsi le
voyageur, dans les terreurs de la nuit, regarde et voit dans les
nuages des centaures, des lions, des dragons, et mille autres formes
fantastiques. Les superstitions prirent la teinture de l'esprit des
peuples, c'est-a-dire des climats. Rapide multitude d'exemples. Mais
l'imitation et l'autorite changent le caractere. De la souvent un peuple
qui aime a rire ne voit que diable et qu'enfer."

Il se reservait pourtant de grands et sombres tableaux a retracer:
"Lorsqu'il sera question des sacrifices humains, ne pas oublier ce
que partout on a appele les jugements de Dieu, les fers rouges, l'eau
bouillante, les combats particuliers. Que d'hommes dans tous les pays
ont ete immoles pour un eclat de tonnerre ou telle autre cause!...

  Partout sur des autels j'entends mugir Apis,
  Beler le dieu d'Ammon, aboyer Anubis."

Mais voici le genie d'expression qui se retrouve: "Des opinions
puissantes, un vaste echafaudage politique ou religieux, ont souvent ete
produits par une idee sans fondement, une reverie, un vain fantome,

  Comme on feint qu'au printemps, d'amoureux aiguillons
  La cavale agitee erre dans les vallons,
  Et, n'ayant d'autre epoux que l'air qu'elle respire,
  Devient epouse et mere au souffle du Zephire."

J'abrege les indications sur cette portion de son sujet qu'il aurait
aime a etendre plus qu'il ne convient a nos directions d'idees et a nos
desirs d'aujourd'hui; on a peine pourtant, du moment qu'on le peut, a ne
pas vouloir penetrer familierement dans sa secrete pensee:

"La plupart des fables furent sans doute des emblemes et des apologues
des sages (expliquer cela comme Lucrece au livre III). C'est ainsi
que l'on fit tels et tels dogmes, tels et tels dieux... mysteres...
initiations. Le peuple prit au propre ce qui etait dit au figure. C'est
ici qu'il faut traduire une belle comparaison du poete Lucile, conservee
par Lactance (Inst. div., liv. I, ch. xxii):

  Ut pueri infantes credunt signa omnia ahena
  Vivere et esse homines, sic istic (_pour_ isti) omnia ficta
  Vera putant[52]...

Sur quoi le bon Lactance, qui ne pensait pas se faire son proces a
lui-meme, ajoute avec beaucoup de sens, que les enfants sont plus
excusables que les hommes faits: _Illi enim simulacra homines putant
esse, hi Deos_[53]."

[Note 52: Comme les enfants prennent les statues d'airain au serieux
et croient que ce sont des hommes vivants, ainsi les superstitieux
prennent pour verites toutes les chimeres.]

[Note 53: "Car ils ne prennent ces images que pour des hommes, et les
autres les prennent pour des Dieux."--L'opposition entre ces pensees
d'Andre et celles que nous ont laissees Vauvenargues ou Pascal, s'offre
naturellement a l'esprit; lui-meme il n'est pas sans y avoir songe, et
sans s'etre pose l'objection. Je trouve cette note encore: "Mais quoi?
tant de grands hommes ont cru tout cela... Avez-vous plus d'esprit, de
sens, de savoir?... Non; mais voici une source d'erreur bien ordinaire:
beaucoup d'hommes, invinciblement attaches aux prejuges de leur enfance,
mettent leur gloire, leur piete, a prouver aux autres un systeme avant
de se le prouver a eux-memes. Ils disent: Ce systeme, je ne veux point
l'examiner pour moi. Il est vrai, il est incontestable, et, de maniere
ou d'autre, il faut que je le demontre.--Alors, plus ils ont d'esprit,
de penetration, de savoir, plus ils sont habiles a se faire illusion, a
inventer, a unir, a colorer les sophismes, a tordre et defigurer tous
les faits pour en etayer leur echafaudage... Et pour ne citer qu'un
exemple et un grand exemple, il est bien clair que, dans tout ce qui
regarde la metaphysique et la religion, Pascal n'a jamais suivi une
autre methode." Cela est beaucoup moins clair pour nous aujourd'hui que
pour Andre, qui ne voyait Pascal que dans l'atmosphere d'alors, et,
pour ainsi dire, a travers Condorcet.--Dans les fragments de memoires
manuscrits de Chenedolle, qui avait beaucoup vecu avec des amis de notre
poete, je trouve cette note isolee et sans autre explication: "Andre
Chenier etait athee avec delices."]

Ce second chant devait renfermer, du ton lugubre d'un Pline l'Ancien,
le tableau des premieres miseres, des egarements et des anarchies de
l'humanite commencante. Les deluges, qu'il s'etait d'abord propose de
mettre dans le premier chant, auraient sans doute mieux trouve leur
cadre dans celui-ci:

"Peindre les differents deluges qui detruisirent tout... La
mer Caspienne, lac Aral et mer Noire reunis... l'eruption par
l'Hellespont... Les hommes se sauverent au sommet des montagnes:

  Et velus inventa est in montibus anchora summis.
  (_Ovide_, Met., liv. XV.)

La ville d'_Ancyre_ fut fondee sur une montagne ou l'on trouva une
ancre." Il voulait peindre les autels de pierre, alors poses au bord
de la mer, et qui se trouvent aujourd'hui au-dessus de son niveau, les
membres des grands animaux primitifs errant au gre des ondes, et leurs
os, deposes en amas immenses sur les cotes des continents. Il ne voyait
dans les pagodes souterraines, d'apres le voyageur Sonnerat, que les
habitacles des Septentrionaux qui arrivaient dans le midi et fuyaient,
sous terre, les fureurs du soleil. Il eut explique, par quelque chose
d'analogue peut-etre, la base impie de la religion des Ethiopiens et le
voeu presume de son fondateur:

  Il croit (aveugle erreur!) que de l'ingratitude
  Un peuple tout entier peut se faire une etude,
  L'etablir pour son culte, et de Dieux bienfaisants
  Blasphemer de concert les augustes presents.

A ces epoques de tatonnements et de delires, avant la vraie civilisation
trouvee, que de vies humaines en pure perte depensees! "Que de
generations, l'une sur l'autre entassees, dont l'amas

  Sur les temps ecoules invisible et flottant
  A trace dans celle onde un sillon d'un instant!"

Mais le poete veut sortir de ces tenebres, il en veut tirer l'humanite.
Et ici se serait placee probablement son etude de l'homme, l'analyse des
sens et des passions, la connaissance approfondie de notre etre, tout le
parti enfin qu'en pourront tirer bientot les habiles et les sages. Dans
l'explication du mecanisme de l'esprit humain, git l'esprit des lois.

Andre, pour l'analyse des sens, rivalisant avec le livre IV de Lucrece,
eut ete le disciple exact de Locke, de Condillac et de Bonnet: ses
notes, a cet egard, ne laissent aucun doute. Il eut insiste sur les
langues, sur les mots: "rapides Protees, dit-il, ils revetent la
teinture de tous nos sentiments. Ils dissequent et etalent toutes les
moindres de nos pensees, comme un prisme fait les couleurs."

Mais les beautes d'idees ici se multiplient; le moraliste profond se
declare et se termine souvent en poete:

"Les memes passions generales forment la constitution generale des
hommes. Mais les passions, modifiees par la constitution particuliere
des individus, et prenant le cours que leur indique une education
vicieuse ou autre, produisent le crime ou la vertu, la lumiere ou la
nuit. Ce sont memes plantes qui nourrissent l'abeille ou la vipere;
dans l'une elles font du miel, dans l'autre du poison. Un vase corrompu
aigrit la plus douce liqueur."

"L'etude du coeur de l'homme est notre plus digne etude:

  Assis au centre obscur de cette foret sombre
  Qui fuit et se partage en des routes sans nombre,
  Chacune autour de nous s'ouvre: et de toute part
  Nous y pouvons au loin plonger un long regard."

Belle image que celle du philosophe ainsi dans l'ombre, au carrefour du
labyrinthe, comprenant tout, immobile! Mais le poete n'est pas immobile
longtemps:

"En poursuivant dans toutes les actions humaines les causes que j'y ai
assignees, souvent je perds le fil, mais je le retrouve:

  Ainsi dans les sentiers d'une foret naissante,
  A grands cris elancee, une meute pressante,
  Aux vestiges connus dans les zephyrs errants,
  D'un agile chevreuil suit les pas odorants.
  L'animal, pour tromper leur course suspendue,
  Bondit, s'ecarte, fuit, et la trace est perdue.
  Furieux, de ses pas caches dans ces deserts
  Leur narine inquiete interroge les airs,
  Par qui bientot frappes de sa trace nouvelle,
  Ils volent a grands cris sur sa route fidele."

La pensee suivante, pour le ton, fait songer a Pascal; la brusquerie du
debut nous represente assez bien Andre en personne, causant:

"L'homme juge toujours les choses par les rapports qu'elles ont avec
lui. C'est bete. Le jeune homme se perd dans un tas de projets comme
s'il devait vivre mille ans. Le vieillard qui a use la vie est inquiet
et triste. Son importune envie ne voudrait pas que la jeunesse l'usat a
son tour. Il crie: Tout est vanite!--Oui, tout est vain sans doute, et
cette manie, cette inquietude, cette fausse philosophie, venue malgre
toi lorsque tu ne peux plus remuer, est plus vaine encore que tout le
reste."

"La terre est eternellement en mouvement. Chaque chose nait, meurt et
se dissout. Cette particule de terre a ete du fumier, elle devient un
trone, et, qui plus est, un roi. Le monde est une branloire perpetuelle,
dit Montaigne (a cette occasion, les conquerants, les bouleversements
successifs des invasions, des conquetes, d'ici, de la...). Les hommes ne
font attention a ce roulis perpetuel que quand ils en sont les victimes:
il est pourtant toujours. L'homme ne juge les choses que dans le rapport
qu'elles ont avec lui. Affecte d'une telle maniere, il appelle un
accident un bien; affecte de telle autre maniere, il l'appellera un mal.
La chose est pourtant la meme, et rien n'a change que lui.

  Et si le bien existe, il doit seul exister!"

Je livre ces pensees hardies a la meditation et a la sentence de chacun,
sans commentaire. Andre Chenier rentrerait ici dans le systeme de
l'optimisme de Pope, s'il faisait intervenir Dieu; mais comme il s'en
abstient absolument, il faut convenir que cette morale va plutot a
l'ethique de Spinosa, de meme que sa physiologie corpusculaire allait a
la philosophie zoologique de Lamarck.

Le poete se proposait de clore le morceau des sens par le developpement
de cette idee: "Si quelques individus, quelques generations, quelques
peuples, donnent dans un vice ou dans une erreur, cela n'empeche que
l'ame et le jugement du genre humain tout entier ne soient portes a la
vertu et a la verite, comme le bois d'un arc, quoique courbe et plie un
moment, n'en a pas moins un desir invincible d'etre droit et ne s'en
redresse pas moins des qu'il le peut. Pourtant, quand une longue
habitude l'a tenu courbe, il ne se redresse plus; cela fournit un autre
embleme:

  . . . . Trahitur pars longa catenae (_Perse_)[54].
  . . . . . . . .Et traine
  Encore apres ses pas la moitie de sa chaine."

[Note 54: Satire V: l'image, dans Perse, est celle du chien qui,
apres de violents efforts, arrache sa chaine, mais en tire un long bout
apres lui.]

Le troisieme chant devait embrasser la politique et la religion utile
qui en depend, la constitution des societes, la civilisation enfin, sous
l'influence des illustres sages, des Orphee, des Numa, auxquels le
poete assimilait Moise. Les fragments, deja imprimes, de l'_Hermes_, se
rapportent plus particulierement a ce chant final: aussi je n'ai que peu
a en dire.

"Chaque individu dans l'etat sauvage, ecrit Chenier, est un tout
independant; dans l'etat de societe, il est partie du tout; il vit de
la vie commune. Ainsi, dans le chaos des poetes chaque germe, chaque
element est seul et n'obeit qu'a son poids; mais quand tout cela est
arrange, chacun est un tout a part, et en meme temps une partie du grand
tout. Chaque monde roule sur lui-meme et roule aussi autour du centre.
Tous ont leurs lois a part, et toutes ces lois diverses tendent a une
loi commune et forment l'univers...

  Mais ces soleils assis dans leur centre brulant,
  Et chacun roi d'un monde autour de lui roulant,
  Ne gardent point eux-meme une immobile place:
  Chacun avec son monde emporte dans l'espace,
  Ils cheminent eux-meme: un invincible poids
  Les courbe sous le joug d'infatigables lois,
  Dont le pouvoir sacre, necessaire, inflexible,
  Leur fait poursuivre a tous un centre irresistible."

C'etait une bien grande idee a Andre que de consacrer ainsi ce troisieme
chant a la description de l'ordre dans la societe d'abord, puis a
l'expose de l'ordre dans le systeme du monde, qui devenait l'ideal
reflechissant et supreme.

Il etablit volontiers ses comparaisons d'un ordre a l'autre: "On peut
comparer, se dit-il, les ages instruits et savants, qui eclairent ceux
qui viennent apres, a la queue etincelante des cometes."

Il se promettait encore de "comparer les premiers hommes civilises, qui
vont civiliser leurs freres sauvages, aux elephants prives qu'on envoie
apprivoiser les farouches; et par quels moyens ces derniers."--Hasard
charmant! l'auteur du _Genie du Christianisme_, celui meme a qui l'on
a du de connaitre d'abord l'etoile poetique d'Andre et _la Jeune
Captive_[55], a rempli comme a plaisir la comparaison desiree, lorsqu'il
nous a montre les missionnaires du Paraguay remontant les fleuves en
pirogues, avec les nouveaux catechumenes qui chantaient de saints
cantiques: "Les neophytes repetaient les airs, dit-il, comme des oiseaux
prives chantent pour attirer dans les rets de l'oiseleur les oiseaux
sauvages."

[Note 55: M. de Chateaubriand tenait cette piece de madame de
Beaumont, soeur de M. de La Luzerne, sous qui Andre avait ete attache
a l'ambassade d'Angleterre: elle-meme avait directement connu le
poete.--La piece de _la Jeune Captive_ avait ete deja publiee dans _la
Decade_ le 20 nivose an III, moins de six mois apres la mort du poete;
mais elle y etait restee comme enfouie.]

Le poete, pour completer ses tableaux, aurait parle prophetiquement de
la decouverte du Nouveau-Monde: "O Destins, hatez-vous d'amener ce grand
jour qui... qui...; mais non, Destins, eloignez ce jour funeste, et,
s'il se peut, qu'il n'arrive jamais!" Et il aurait fletri les horreurs
qui suivirent la conquete. Il n'aurait pas moins presage Gama et
triomphe avec lui des perils amonceles que lui opposa en vain

  Des derniers Africains le Cap noir des Tempetes!

On a l'epilogue de l'_Hermes_ presque acheve: toute la pensee
philosophique d'Andre s'y resume et s'y exhale avec ferveur:

  O mon fils, mon _Hermes_, ma plus belle esperance;
  O fruit des longs travaux de ma perseverance,
  Toi, l'objet le plus cher des veilles de dix ans,
  Qui m'as coute des soins et si doux et si lents;
  Confident de ma joie et remede a mes peines;
  Sur les lointaines mers, sur les terres lointaines,
  Compagnon bien-aime de mes pas incertains,
  O mon fils, aujourd'hui quels seront tes destins?
  Une mere longtemps se cache ses alarmes;
  Elle-meme a son fils veut attacher ses armes:
  Mais quand il faut partir, ses bras, ses faibles bras
  Ne peuvent sans terreur l'envoyer aux combats.
  Dans la France, pour toi, que faut-il que j'espere?
  Jadis, enfant cheri, dans la maison d'un pere
  Qui te regardait naitre et grandir sous ses yeux,
  Tu pouvais sans peril, disciple curieux,
  Sur tout ce qui frappait ton enfance attentive
  Donner un libre essor a ta langue naive.
  Plus de pere aujourd'hui! Le mensonge est puissant,
  Il regne: dans ses mains luit un fer menacant.
  De la verite sainte il deteste l'approche;
  Il craint que son regard ne lui fasse un reproche,
  Que ses traits, sa candeur, sa voix, son souvenir,
  Tout mensonge qu'il est, ne le fasse palir.
  Mais la verite seule est une, est eternelle;
  Le mensonge varie, et l'homme trop fidele
  Change avec lui: pour lui les humains sont constants,
  Et roulent de mensonge en mensonge flottants...

Ici, il y a lacune; le canevas en prose y supplee: "Mais quand le temps
aura precipite dans l'abime ce qui est aujourd'hui sur le faite, et que
plusieurs siecles se seront ecoules l'un sur l'autre dans l'oubli, avec
tout l'attirail des prejuges qui appartiennent a chacun d'eux, pour
faire place a des siecles nouveaux et a des erreurs nouvelles...

  Le francais ne sera dans ce monde nouveau
  Qu'une ecriture antique et non plus un langage;
  Oh! si tu vis encore, alors peut-etre un sage,
  Pres d'une lampe assis, dans l'etude plonge,
  Te retrouvant poudreux, obscur, demi ronge,
  Voudra creuser le sens de tes lignes pensantes:
  Il verra si du moins tes feuilles innocentes
  Meritaient ces rumeurs, ces tempetes, ces cris
  Qui vont sur toi, sans doute, eclater dans Paris;...

alors, peut-etre... on verra si... et si, en ecrivant, j'ai connu
d'autre passion

  Que l'amour des humains et de la verite!"

Ce vers final, qui est toute la devise, un peu fastueuse, de la
philosophie du XVIIIe siecle, exprime aussi l'entiere inspiration de
l'_Hermes_. En somme, on y decouvre Andre sous un jour assez nouveau,
ce me semble, et a un degre de passion philosophique et de proselytisme
serieux auquel rien n'avait du faire croire, de sa part, jusqu'ici. Mais
j'ai hate d'en revenir a de plus riantes ebauches, et de m'ebattre avec
lui, avec le lecteur, comme par le passe, dans sa renommee gracieuse.

Les petits dossiers restants, qui comprennent des plans et des esquisses
d'idylles ou d'elegies, pourraient fournir matiere a un triage complet;
j'y ai glane rapidement, mais non sans fruit. Ce qu'on y gagne surtout,
c'est de ne conserver aucun doute sur la maniere de travailler d'Andre;
c'est d'assister a la suite de ses projets, de ses lectures, et de
saisir les moindres fils de la riche trame qu'en tous sens il preparait.
Il voulait introduire le genie antique, le genie grec, dans la poesie
francaise, sur des idees ou des sentiments modernes: tel fut son voeu
constant, son but reflechi; tout l'atteste. _Je veux qu'on imite les
anciens_, a-t-il ecrit en tete d'un petit fragment du poeme d'Oppien sur
_la Chasse_[56]; il ne fait pas autre chose; il se reprend aux anciens de
plus haut qu'on n'avait fait sous Racine et Boileau; il y revient comme
un jet d'eau a sa source, et par dela le Louis XIV: sans trop s'en
douter, et avec plus de gout, il tente de nouveau l'oeuvre de
Ronsard[57]. Les _Analecta_ de Brunck, qui avaient paru en 1776, et qui
contiennent toute la fleur grecque en ce qu'elle a d'exquis, de simple,
meme de mignard ou de sauvage, devinrent la lecture la plus habituelle
d'Andre; c'etait son livre de chevet et son breviaire. C'est de la qu'il
a tire sa jolie epigramme traduite d'Evenus de Paros:

  Fille de Pandion, o jeune Athenienne, etc.[58];

et cette autre epigramme d'Anyte:

  O Sauterelle, a toi, rossignol des fougeres, etc.[59],

qu'il imite en meme temps d'Argentarius. La petite epitaphe qui commence
par ce vers:

  Bergers, vous dont ici la chevre vagabonde, etc.[60],

est traduite (ce qu'on n'a pas dit) de Leonidas de Tarente. En comparant
et en suivant de pres ce qu'il rend avec fidelite, ce qu'il elude, ce
qu'il rachete, on voit combien il etait penetre de ces graces. Ses
papiers sont couverts de projets d'imitations semblables. En lisant une
epigramme de Platon sur Pan qui joue de la flute, il en remarque
le dernier vers ou il est question des _Nymphes hydriades_; je ne
connaissais pas encore ces nymphes, se dit-il; et on sent qu'il se
propose de ne pas s'en tenir la avec elles. Il copie de sa main une
epigramme de Myro la Byzantine qu'il trouve charmante, adressee aux
_Nymphes hamadryades_ par un certain Cleonyme qui leur dedie des statues
dans un lieu plante de pins. Ainsi il va quetant partout son butin
choisi. Tantot, ce sont deux vers d'une petite idylle de Meleagre sur le
printemps:

  L'alcyon sur les mers, pres des toits l'hirondelle,
  Le cygne au bord du lac, sous le bois Philomele;

tantot, c'est un seul vers de Bion (Epithalame d'Achille et de
Deidamie):

  Et les baisers secrets et les lits clandestins;

il les traduit exactement et se promet bien de les enchasser quelque
part un jour[61]. Il guettait de l'oeil, comme une tendre proie, les
excellents vers de Denys le geographe, ou celui-ci peint les femmes de
Lydie dans leurs danses en l'honneur de Bacchus, et les jeunes filles
qui sautent et bondissent _comme des faons nouvellement allaites_,

  ... Lacte mero mentes perculsa novellas;

_et les vents, fremissant autour d'elles, agitent sur leurs poitrines
leurs tuniques elegantes_. Il voulait imiter l'idylle de Theocrite dans
laquelle la courtisane Eunica se raille des hommages d'un patre; chez
Andre, c'eut ete une contre-partie probablement; on aurait vu une fille
des champs raillant un _beau_ de la ville, et lui disant: Allez, vous
preferez

  Aux belles de nos champs vos belles citadines.

La troisieme elegie du livre IV de Tibulle, dans laquelle le poete
suppose Sulpice eploree, s'adressant a son amant Cerinthe et le
rappelant de la chasse, tentait aussi Andre et il en devait mettre une
imitation dans la bouche d'une femme. Mais voici quelques projets plus
esquisses sur lesquels nous l'entendrons lui-meme:

"Il ne sera pas impossible de parler quelque part de ces mendiants
charlatans qui demandaient pour la Mere des Dieux, et aussi de ceux qui,
a Rhodes, mendiaient pour la corneille et pour l'hirondelle; et traduire
les deux jolies chansons qu'ils disaient en demandant cette aumone et
qu'Athenee a conservees."

[Note 56: Edition de 1833, tome II, page 319.]

[Note 57: M. Patin, dans sa lecon d'ouverture publiee le 16 decembre
1838 (_Revue de Paris_), a rapproche exactement la tentative de Chenier
de l'oeuvre d'Horace chez les Latins.]

[Note 58: Edition de 1833, tome II, page 344.]

[Note 59: _Ibid._, page 344.]

[Note 60: _Ibid._, page 327.]

[Note 61: A mesure qu'il en augmente son tresor, il n'est pas
toujours sur de ne pas les avoir employes deja: "Je crois, dit-il en
un endroit, avoir deja mis ce vers quelque part, mais je ne puis me
souvenir ou."]

Il etait si en quete de ces gracieuses chansons, de ces _noels_ de
l'antiquite, qu'il en allait chercher d'analogues jusque dans la poesie
chinoise, a peine connue de son temps; il regrette qu'un missionnaire
habile n'ait pas traduit en entier le _Chi-King_, le livre des vers, ou
du moins ce qui en reste. Deux pieces, citees dans le treizieme volume
de la grande Histoire de la Chine qui venait de paraitre, l'avaient
surtout charme. Dans une ode sur l'amitie fraternelle, il releve
les paroles suivantes: "Un frere pleure son frere avec des larmes
veritables. Son cadavre fut-il suspendu sur un abime a la pointe d'un
rocher ou enfonce dans l'eau infecte d'un gouffre, il lui procurera un
tombeau."

"Voici, ajoute-t-il, une chanson ecrite sous le regne d'Yao, 2,350 ans
avant Jesus-Christ. C'est une de ces petites chansons que les Grecs
appellent _scholies_: Quand le soleil commence sa course, je me mets au
travail; et quand il descend sous l'horizon, je me laisse tomber dans
les bras du sommeil. Je bois l'eau de mon puits, je me nourris des
fruits de mon champ. Qu'ai-je a gagner ou a perdre a la puissance de
l'Empereur?"

Et il se promet bien de la traduire dans ses _Bucoliques_. Ainsi tout
lui servait a ses fins ingenieuses; il extrayait de partout la Grece.

Est-ce un emprunt, est-ce une idee originale que ces lignes riantes que
je trouve parmi les autres et sans plus d'indication? "O ver luisant
lumineux,... petite etoile terrestre,... ne te retire point encore....
prete-moi la clarte de ta lampe pour aller trouver ma mie qui m'attend
dans le bois!"

Pindare, cite par Plutarque au _Traite de l'Adresse et de l'Instinct des
Animaux_, s'est compare aux dauphins qui sont sensibles a la musique;
Andre voulait encadrer l'image ainsi: "On peut faire un petit _quadro_
d'un jeune enfant assis sur le bord de la mer, sous un joli paysage. Il
jouera sur deux flutes:

  Deux flutes sur sa bouche, aux antres, aux Naiades,
  Aux Faunes, aux Sylvains, aux belles Oreades,
  Repetent des amours. . . . . . . . . . . . .

Et les dauphins accourent vers lui." En attendant, il avait traduit, ou
plutot developpe, les vers de Pindare:

  Comme, aux jours de l'ete, quand d'un ciel calme et pur
  Sur la vague aplanie etincelle l'azur,
  Le dauphin sur les flots sort et bondit et nage,
  S'empressant d'accourir vers l'aimable rivage
  Ou, sous des doigts legers, une flute aux doux sons
  Vient egayer les mers de ses vives chansons;
  Ainsi. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Andre, dans ses notes, emploie, a diverses reprises, cette expression:
_j'en pourrai faire un_ QUADRO; cela parait vouloir dire un petit
tableau peint; car il etait peintre aussi, comme il nous l'a appris dans
une elegie:

  Tantot de mon pinceau les timides essais
  Avec d'autres couleurs cherchent d'autres succes.

Et quel plus charmant motif de tableau que cet enfant nu, sous
l'ombrage, au bord d'une mer etincelante, et les dauphins arrivant aux
sons de sa double flute divine! En l'indiquant, j'y vois comme un defi
que quelqu'un de nos jeunes peintres relevera[62].

[Note 62: Peut-etre aussi le poete n'emploie-t-il, en certains cas,
cette expression de _Quadro_ que metaphoriquement et par allusion a son
petit cadre poetique.]

Ailleurs, ce n'est plus le gracieux enfant, c'est Andromede exposee au
bord des flots, qui appelle la muse d'Andre: il cite et transcrit les
admirables vers de Manilius a ce sujet, au Ve livre des _Astronomiques_;
ce supplice d'ou la grace et la pudeur n'ont pas disparu, ce charmant
visage confus, allant chercher une blanche epaule qui le derobe:

  Supplicia ipsa decent; nivea cervice reclinis
  Molliter ipsa suae custos est sola figurae.
  Defluxere sinus humeris, fugitque lacertos
  Vestis, et effusi scopulis lusere capilli.
  Te circum alcyones pennis planxere volantes, etc.

Andre remarque que c'est en racontant l'histoire d'Andromede a la
troisieme personne que le poete lui adresse brusquement ces vers:
_Te circum_, etc., sans la nommer en aucune facon. "C'est tout cela,
ajoute-t-il, qu'il faut imiter. Le traducteur met les alcyons volants
autour de _vous, infortunee Princesse_. Cela ote de la grace." Je ne
crois pas abuser du lecteur en l'initiant ainsi a la rhetorique secrete
d'Andre[63].

[Note 63: Il disait encore dans ce meme exquis sentiment de la
diction poetique: "La huitieme epigramme de Theocrite est belle
(Epitaphe de Cleonice); elle finit ainsi: Malheureux Cleonice, sous le
propre coucher des Pleiades, _cum Pleiadibus, occidisti_. Il faut la
traduire et rendre l'opposition de paroles... la mer t'a recu avec elles
(les Pleiades)."]

_Nina, ou la Folle par amour_, ce touchant drame de Marsollier, fut
representee, pour la premiere fois, en 1786; Andre Chenier put y
assister; il dut etre emu aux tendres sons de la romance de Dalayrac:

  Quand le bien-aime reviendra
  Pres de sa languissante amie, etc.

Ceci n'est qu'une conjecture, mais que semble confirmer et justifier
le canevas suivant qui n'est autre que le sujet de Nina, transporte en
Grece, et ou se retrouve jusqu'a l'echo des rimes de la romance:

"La jeune fille qu'on appelait _la Belle de Scio_... Son amant mourut...
elle devint folle... Elle courait les montagnes (la peindre d'une
maniere antique).--(J'en pourrai, un jour, faire un tableau, un
_quadro_)... et, longtemps apres elle, on chantait cette chanson faite
par elle dans sa folie:

  Ne reviendra-t-il pas? Il reviendra sans doute.
  Non, il est sous la tombe: il attend, il ecoute.
  Va, Belle de Scio, meurs! il te tend les bras;
  Va trouver ton amant: il ne reviendra pas!"

Et, comme _post-scriptum_, il indique en anglais la chanson du quatrieme
acte d'_Hamlet_ que chante Ophelia dans sa folie: avide et pure abeille,
il se reserve de petrir tout cela ensemble[64]!

[Note 64: Andre etait comme La Fontaine, qui disait:

  J'en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi.

Il lisait tout. M. Piscatori pere, qui l'a connu avant la Revolution,
m'a raconte qu'un jour, particulierement, il l'avait entendu causer avec
feu et se developper sur Rabelais. Ce qu'il en disait a laisse dans
l'esprit de M. Piscatori une impression singuliere de nouveaute et
d'eloquence. Cette etude qu'il avait faite de Rabelais me justifierait,
s'il en etait besoin, de l'avoir autrefois rapproche longuement de
Regnier.]

Fidele a l'antique, il ne l'etait pas moins a la nature; si, en imitant
les anciens, il a l'air souvent d'avoir senti avant eux, souvent,
lorsqu'il n'a l'air que de les imiter, il a reellement observe lui-meme.
On sait le joli fragment:

  Fille du vieux pasteur, qui, d'une main agile,
  Le soir remplis de lait trente vases d'argile.
  Crains la genisse pourpre, au farouche regard...

Eh bien! au bas de ces huit vers bucoliques, on lit sur le manuscrit:
vu _et fait a Catillon pres Forges le 4 aout 1792 et ecrit a Gournay le
lendemain_. Ainsi le poete se rafraichissait aux images de la nature, a
la veille du 10 aout[65].

[Note 65: On se plait a ces moindres details sur les grands poetes
aimes. A la fin de l'idylle intitulee _la Liberte_, entre le chevrier et
le berger, on lit sur le manuscrit: _Commencee le vendredi au soir 10,
et finie le dimanche au soir 12 mars 1787_. La piece a un peu plus de
cent cinquante vers. On a la une juste mesure de la verve d'execution
d'Andre: elle tient le milieu, pour la rapidite, entre la lenteur un peu
avare des poetes sous Louis XIV et le train de Mazeppa d'aujourd'hui.]

Deux fragments d'idylles, publies dans l'edition de 1833, se peuvent
completer heureusement, a l'aide de quelques lignes de prose qu'on avait
negligees; je les retablis ici dans leur ensemble.



LES COLOMBES.

Deux belles s'etaient baisees.... Le poete berger, temoin jaloux de
leurs caresses, chante ainsi:

  "Que les deux beaux oiseaux, les colombes fideles,
  Se baisent. Pour s'aimer les Dieux les firent belles.
  Sous leur tete mobile, un cou blanc, delicat,
  Se plie, et de la neige effacerait l'eclat.
  Leur voix est pure et tendre, et leur ame innocente,
  Leurs yeux doux et sereins, leur bouche caressante.
  L'une a dit a sa soeur:--Ma soeur...

(Ma soeur, en un tel lieu croissent l'orge et le millet...)

  L'autour et l'oiseleur, ennemis de nos jours,
  De ce reduit peut-etre ignorent les detours;
  Viens...

(Je te choisirai moi-meme les graines que tu aimes, et mon bec
s'entrelacera dans le tien.)

  ...
  L'autre a dit a sa soeur: Ma soeur, une fontaine
  Coule dans ce bosquet...

(L'oie ni le canard n'en ont jamais souille les eaux, ni leurs cris...
Viens, nous y trouverons une boisson pure, et nous y baignerons notre
tete et nos ailes, et mon bec ira polir ton plumage.--Elles vont, elles
se promenent en roucoulant au bord de l'eau; elles boivent, se baignent,
mangent; puis, sur un rameau, leurs becs s'entrelacent: elles se
polissent leur plumage l'une a l'autre).

  Le voyageur, passant en ces fraiches campagnes,
  Dit[66]: O les beaux oiseaux! o les belles compagnes!
  Il s'arreta longtemps a contempler leurs jeux;
  Puis, reprenant sa route et les suivant des yeux,
  Dit: Baisez, baisez-vous, colombes innocentes,
  Vos coeurs sont doux et purs, et vos voix caressantes;
  Sous votre aimable tete, un cou blanc, delicat,
  Se plie, et de la neige effacerait l'eclat."

[Note 66: Ce voyageur est-il le meme que le berger du commencement?
ou entre-t-il comme personnage dans la chanson du berger? Je le croirais
plutot, mais ce n'est pas bien clair.]

L'edition de 1833 (tome II, page 339) donne egalement cette epitaphe
d'un amant ou d'un epoux, que je reproduis, en y ajoutant les lignes de
prose qui eclairent le dessein du poete:

  Mes manes a Clytie.--Adieu, Clytie, adieu.
  Est-ce toi dont les pas ont visite ce lieu?
  Parle, est-ce toi, Clytie, ou dois-je attendre encore?
  Ah! si tu ne viens pas seule ici, chaque aurore,
  Rever au peu de jours ou j'ai vecu pour toi,
  Voir cette ombre qui t'aime et parler avec moi,
  D'Elysee a mon coeur la paix devient amere,
  Et la terre a mes os ne sera plus legere.
  Chaque fois qu'en ces lieux un air frais du matin
  Vient caresser ta bouche et voler sur ton sein,
  Pleure, pleure, c'est moi; pleure, fille adoree;
  C'est mon ame qui fuit sa demeure sacree,
  Et sur ta bouche encore aime a se reposer.
  Pleure, ouvre-lui tes bras et rends-lui son baiser.

Entre autres manieres dont cela peut etre place, ecrit Chenier, en voici
une: Un voyageur, en passant sur un chemin, entend des pleurs et des
gemissements. Il s'avance, il voit au bord d'un ruisseau une jeune femme
echevelee, tout en pleurs, assise sur un tombeau, une main appuyee sur
la pierre, l'autre sur ses yeux. Elle s'enfuit a l'approche du voyageur
qui lit sur la tombe cette epitaphe. Alors il prend des fleurs et
de jeunes rameaux, et les repand sur cette tombe en disant: O jeune
infortunee... (quelque chose de tendre et d'antique); puis il remonte a
cheval, et s'en va la tete penchee et melancoliquement, il s'en va

  Pensant a son epouse et craignant de mourir.

Ce pourrait etre le voyageur qui conte lui-meme a sa famille ce qu'il a
vu le matin.)

Mais c'est assez de fragments: donnons une piece inedite entiere,
une perle retrouvee, _la jeune Locrienne_, vrai pendant de _la jeune
Tarentine_. A son brusque debut, on l'a pu prendre pour un fragment,
et c'est ce qui l'aura fait negliger; mais Andre aime ces entrees en
matiere imprevues, dramatiques; c'est la jeune Locrienne qui acheve de
chanter:

  "Fuis, ne me livre point. Pars avant son retour;
  Leve-toi; pars, adieu; qu'il n'entre, et que ta vue
  Ne cause un grand malheur, et je serais perdue!
  Tiens, regarde, adieu, pars: ne vois-tu pas le jour?"

  Nous aimions sa naive et riante folie.
  Quand soudain, se levant, un sage d'Italie,
  Maigre, pale, pensif, qui n'avait point parle,
  Pieds nus, la barbe noire, un sectateur zele
  Du muet de Samos qu'admire Metaponte,
  Dit: "Locriens perdus, n'avez-vous pas de honte?
  Des moeurs saintes jadis furent votre tresor.
  Vos vierges, aujourd'hui riches de pourpre et d'or,
  Ouvrent leur jeune bouche a des chants adulteres.
  Helas! qu'avez-vous fait des maximes austeres
  De ce berger sacre que Minerve autrefois
  Daignait former en songe a vous donner des lois?"
  Disant ces mots, il sort... Elle etait interdite;
  Son oeil noir s'est mouille d'une larme subite;
  Nous l'avons consolee, et ses ris ingenus,
  Ses chansons, sa gaiete, sont bientot revenus.
  Un jeune Thurien[67], aussi beau qu'elle est belle
  (Son nom m'est inconnu), sortit presque avec elle:
  Je crois qu'il la suivit et lui fit oublier
  Le grave Pythagore et son grave ecolier.

[Note 67: _Thurii_, colonie grecque fondee aux environs de Sybaris,
dans le golfe de Tarente, par les Atheniens.]

Parmi les iambes inedits, j'en trouve un dont le debut rappelle, pour la
forme, celui de la gracieuse elegie; c'est un brusque reproche que le
poete se suppose adresse par la bouche de ses adversaires, et auquel il
repond soudain en l'interrompant:

  Sa langue est un fer chaud; dans ses veines brulees
  Serpentent des fleuves de fiel."
  J'ai douze ans, en secret, dans les doctes vallees,
  Cueilli le poetique miel:

  Je veux un jour ouvrir ma ruche tout entiere;
  Dans tous mes vers on pourra voir
  Si ma muse naquit haineuse et meurtriere.
  Frustre d'un amoureux espoir,

  Archiloque aux fureurs du belliqueux iambe
  Immole un beau-pere menteur;
  Moi, ce n'est point au col d'un perfide Lycambe
  Que j'apprete un lacet vengeur.

  Ma foudre n'a jamais tonne pour mes injures.
  La patrie allume ma voix;
  La paix seule aguerrit mes pieuses morsures,
  Et mes fureurs servent les lois.

  Contre les noirs Pythons et les Hydres fangeuses,
  Le feu, le fer, arment mes mains;
  Extirper sans pitie ces betes veneneuses,
  C'est donner la vie aux humains.

Sur un petit feuillet, a travers une quantite d'abreviations et de mots
grecs substitues aux mots francais correspondants, mais que la rime rend
possibles a retrouver, on arrive a lire cet autre iambe ecrit pendant
les fetes theatrales de la Revolution apres le 10 aout; l'exces des
precautions indique deja l'approche de la Terreur:

  Un vulgaire assassin va chercher les tenebres,
  Il nie, il jure sur l'autel;
  Mais, nous, grands, libres, fiers, a nos exploits funebres,
  A nos turpitudes celebres,
  Nous voulons attacher un eclat immortel.

  De l'oubli taciturne et de son onde noire
  Nous savons detourner le cours.
  Nous appelons sur nous l'eternelle memoire;
  Nos forfaits, notre unique histoire,
  Parent de nos cites les brillants carrefours.

  O gardes de Louis, sous les voutes royales
  Par nos menades dechires,
  Vos tetes sur un fer ont, pour nos bacchanales,
  Orne nos portes triomphales,
  Et ces bronzes hideux, nos monuments sacres.

  Tout ce peuple hebete que nul remords ne touche,
  Cruel meme dans son repos,
  Vient sourire aux succes de sa rage farouche,
  Et, la soif encore a la bouche,
  Ruminer tout le sang dont il a bu les flots.

  Arts dignes de nos yeux! pompe et magnificence
  Dignes de notre liberte,
  Dignes des vils tyrans qui devorent la France,
  Dignes de l'atroce demence
  Du stupide David qu'autrefois j'ai chante!

Depuis l'aimable enfant au bord des mers, qui joue de la double flute
aux dauphins accourus, nous avons touche tous les tons. C'est peut-etre
au lendemain meme de ce dernier iambe rutilant, que le poete, en quelque
secret voyage a Versailles, adressait cette ode heureuse a Fanny:

  Mai de moins de roses, l'automne
  De moins de pampres se couronne,
  Moins d'epis flottent en moissons,
  Que sur mes levres, sur ma lyre,
  Fanny, tes regards, ton sourire,
  Ne font eclore de chansons.

  Les secrets pensers de mon ame
  Sortent en paroles de flamme,
  A ton nom doucement emus:
  Ainsi la nacre industrieuse
  Jette sa perle precieuse,
  Honneur des sultanes d'Ormuz.

  Ainsi, sur son murier fertile,
  Le ver du Cathay mele et file
  Sa trame etincelante d'or.
  Viens, mes Muses pour ta parure
  De leur soie immortelle et pure
  Versent un plus riche tresor.

  Les perles de la poesie
  Forment, sous leurs doigts d'ambroisie,
  D'un collier le brillant contour.
  Viens, Fanny: que ma main suspende
  Sur ton sein cette noble offrande...

La piece reste ici interrompue; pourtant je m'imagine qu'il n'y manque
qu'un seul vers, et possible a deviner; je me figure qu'a cet appel
flatteur et tendre, au son de cette voix qui lui dit _Viens_, Fanny
s'est approchee en effet, que la main du poete va poser sur son sein nu
le collier de poesie, mais que tout d'un coup les regards se troublent,
se confondent, que la poesie s'oublie, et que le poete comble s'ecrie,
ou plutot murmure en finissant:

  Tes bras sont le collier d'amour[68]!

[Note 68: Ou peut-etre plus simplement:

  Ton sein est le trone d'amour!

]

Il resulte, pour moi, de cette quantite d'indications et de glanures que
je suis bien loin d'epuiser, il doit resulter pour tous, ce me semble,
que, maintenant que la gloire de Chenier est etablie et permet, sur son
compte, d'oser tout desirer, il y a lieu veritablement a une edition
plus complete et definitive de ses oeuvres, ou l'on profiterait des
travaux anterieurs en y ajoutant beaucoup. J'ai souvent pense a cet
_ideal_ d'edition pour ce charmant poete, qu'on appellera, si l'on veut,
le classique de la decadence, mais qui est, certes, notre plus grand
classique en vers depuis Racine et Boileau. Puisque je suis aujourd'hui
dans les esquisses et les projets d'idylle et d'elegie, je veux
esquisser aussi ce projet d'edition qui est parfois mon idylle. En tete
donc se verrait, pour la premiere fois, le portrait d'Andre d'apres le
precieux tableau que possede M. de Cailleux, et qu'il vient, dit-on, de
faire graver, pour en assurer l'image unique aux amis du poete. Puis on
recueillerait les divers morceaux et les temoignages interessants sur
Andre, a commencer par les courtes, mais consacrantes paroles, dans
lesquelles l'auteur du _Genie du Christianisme_ l'a tout d'abord revele
a la France, comme dans l'aureole de l'echafaud. Viendrait alors la
notice que M. de Latouche a mise dans l'edition de 1819, et d'autres
morceaux ecrits depuis, dans lesquels ce serait une gloire pour nous que
d'entrer pour une part, mais ou surtout il ne faudrait pas omettre
quelques pages de M. Brizeux, inserees autrefois au _Globe_ sur le
portrait, une lettre de M. de Latour sur une edition de Malherbe annotee
en marge par Andre (_Revue de Paris_ 1834), le jugement porte ici meme
(_Revue des Deux Mondes_) par M. Planche, et enfin quelques pages, s'il
se peut, detachees du poetique episode de _Stello_ par M. de Vigny. On
traiterait, en un mot, Andre comme un _ancien_, sur lequel on ne sait
que peu, et aux oeuvres de qui on rattache pieusement et curieusement
tous les jugements, les indices et temoignages. Il y aurait a completer
peut-etre, sur plusieurs points, les renseignements biographiques;
quelques personnes qui ont connu Andre vivent encore; son neveu, M.
Gabriel de Chenier, a qui deja nous devons tant pour ce travail, a
conserve des traditions de famille bien precises. Une note qu'il me
communique m'apprend quelques particularites de plus sur la mere des
Chenier, cette spirituelle et belle Grecque, qui marqua a jamais aux
mers de Byzance l'etoile d'Andre. Elle s'appelait Santi-L'homaka; elle
etait propre soeur (chose piquante!) de la grand'mere de M. Thiers. Il
se trouve ainsi qu'Andre Chenier est oncle, a la mode de Bretagne, de M.
Thiers par les femmes, et on y verra, si l'on veut, apres coup, un
pronostic. Andre a pris de la Grece le cote poetique, ideal, reveur, le
culte chaste de la muse au sein des doctes vallees: mais n'y aurait-il
rien, dans celui que nous connaissons, de la vivacite, des hardiesses
et des ressources quelque peu versatiles d'un de ces hommes d'Etat qui
parurent vers la fin de la guerre du Peloponese, et, pour tout dire en
bon langage, n'est-ce donc pas quelqu'un des plus spirituels princes de
la parole athenienne?

Mais je reviens a mon idylle, a mon edition oisive. Il serait bon
d'y joindre un petit precis contenant, en deux pages, l'histoire des
manuscrits. C'est un point a fixer (prenez-y garde), et qui devient
presque douteux a l'egard d'Andre, comme s'il etait veritablement un
ancien. Il s'est accredite, parmi quelques admirateurs du poete, un
bruit, que l'edition de 1833 semble avoir consacre; on a parle de trois
portefeuilles, dans lesquels il aurait classe ses diverses oeuvres par
ordre de progres et d'achevement: les deux premiers de ces portefeuilles
se seraient perdus, et nous ne possederions que le dernier, le plus
miserable, duquel pourtant on aurait tire toutes ces belles choses. J'ai
toujours eu peine a me figurer cela. L'examen des manuscrits restants
m'a rendu cette supposition de plus en plus difficile a concevoir. Je
trouve, en effet, sans sortir du residu que nous possedons, les diverses
manieres des trois pretendus portefeuilles: par exemple, l'idylle
intitulee _la Liberte_ s'y trouve d'abord dans un simple canevas de
prose, puis en vers, avec la date precise du jour et de l'heure ou elle
fut commencee et achevee. La preface que le poete aurait esquissee pour
le portefeuille perdu, et qui a ete introduite pour la premiere fois
dans l'edition de 1833 (tome I, page 23), prouverait au plus un projet
de choix et de copie au net, comme en meditent tous les auteurs. Bref,
je me borne a dire, sur _les trois portefeuilles_, que je ne les ai
jamais bien concus; qu'aujourd'hui que j'ai vu l'unique, c'est moins que
jamais mon impression de croire aux autres, et que j'ai en cela
pour garant l'opinion formelle de M. G. de Chenier, depositaire des
traditions de famille, et temoin des premiers depouillements. Je tiens
de lui une note detaillee sur ce point; mais je ne pose que l'essentiel,
tres-peu jaloux de contredire. Andre Chenier voulait ressusciter la
Grece; pourtant il ne faudrait pas autour de lui, comme autour d'un
manuscrit grec retrouve au XVIe siecle, venir allumer, entre amis, des
guerres de commentateurs: ce serait pousser trop loin la Renaissance[69].

[Note 69: Pour certaines variantes du premier texte, on m'a parle
d'un curieux exemplaire de M. Jules Lefebvre qui serait a consulter,
ainsi que le docte possesseur. Je crois neanmoins qu'il ne faudrait pas,
en fait de variantes, remettre en question ce qui a ete un parti pris
avec gout. Toute edition d'ecrits posthumes et inacheves est une espece
de toilette qui a demande quelques epingles: prenez garde de venir
epiloguer apres coup la-dessus.]

Voila pour les preliminaires; mais le principal, ce qui devrait
former le corps meme de l'edition desiree, ce qui, par la difficulte
d'execution, la fera, je le crains, longtemps attendre, je veux dire le
commentaire courant qui y serait necessaire, l'indication complete des
diverses et multiples imitations, qui donc l'executera? L'erudition, le
gout d'un Boissonade, n'y seraient pas de trop, et de plus il y aurait
besoin, pour animer et dorer la scholie, de tout ce jeune amour moderne
que nous avons porte a Andre. On ne se figure pas jusqu'ou Andre a
pousse l'imitation, l'a compliquee, l'a condensee; il a dit dans une
belle epitre:

  Un juge sourcilleux, epiant mes ouvrages,
  Tout a coup, a grands cris, denonce vingt passages
  Traduits de tel auteur qu'il nomme; et, les trouvant,
  Il s'admire et se plait de se voir si savant.
  Que ne vient-il vers moi? Je lui ferai connaitre
  Mille de mes larcins qu'il ignore peut-etre.
  Mon doigt sur mon manteau lui devoile a l'instant
  La couture invisible et qui va serpentant,
  Pour joindre a mon etoffe une pourpre etrangere...

Eh bien! en consultant les manuscrits, nous avons ete _vers lui_, et
lui-meme nous a etonne par la quantite de ces industrieuses coutures
qu'il nous a revelees ca et la: _junctura callidus acri_. Quand il n'a
l'air que de traduire un morceau d'Euripide sur Medee:

  Au sang de ses enfants, de vengeance egaree,
  Une mere plongea sa main denaturee, etc.,

il se souvient d'Ennius, de Phedre, qui ont imite ce morceau; il se
souvient des vers de Virgile (eglogue VIII), qu'il a, dit-il, autrefois
traduits etant au college. A tout moment, chez lui, on rencontre ainsi
de ces reminiscences a triple fond, de ces imitations a triple _suture_.
Son Bacchus, _Viens, o divin Bacchus, o jeune Thyonee!_ est un compose
du Bacchus des _Metamorphoses_, de celui des _Noces de Thetis et de
Pelee_; le Silene de Virgile s'y ajoute a la fin[70]. Quand on relit
un auteur ancien, quel qu'il soit, et qu'on sait Andre par coeur, les
imitations sortent a chaque pas. Dans ce fragment d'elegie:

  Mais si Plutus revient, de sa source doree,
  Conduire dans mes mains quelque veine egaree,
  A mes signes, du fond de son appartement,
  Si ma blanche voisine a souri mollement...,

je croyais n'avoir affaire qu'a Horace:

  Nunc et latentis proditor intimo
  Gratus puellae risus ab angulo;

et c'est a Perse qu'on est plus directement redevable:

  ... Visa est si forte pecunia, sive

[Note 70: Je trouve ces quatre beaux vers inedits sur Bacchus:

  C'est le Dieu de Nisa, c'est le vainqueur du Gange,
  Au visage de vierge, au front ceint de vendange,
  Qui dompte et fait courber sous son char gemissant
  Du Lynx aux cent couleurs le front obeissant...

J'en joindrai quelques autres sans suite, et dans le gracieux hasard de
l'atelier qu'ils encombrent et qu'ils decorent:

  Bacchus, Hymen, ces dieux toujours adolescents...
  Vous, du blond Anio Naiade au pied fluide;
  Vous, filles du Zephire et de la Nuit humide,
  Fleurs...
  Syrinx parle et respire aux levres du berger...
  Et le dormir suave au bord d'une fontaine...
  Et la blanche brebis de laine appesantie...,

et celui-ci, tout d'un coup satirique, aiguise d'Horace, a l'adresse
prochaine de quelque sot,

  Grand rimeur aux depens de ses ongles ronges.

]

  Candida vicini subrisit molle puella,
  Cor tibi rite salit. . . . . . . . . . .

On a quelquefois trouve bien hardi ce vers du _Mendiant_:

  Le toit s'egaie et rit de mille odeurs divines;

il est traduit des _Noces de Thetis et de Pelee_:

  Queis permulsa domus jucundo risit odore.

On est tente de croire qu'Andre avait devant lui, sur sa table, ce poeme
entr'ouvert de Catulle, quand il renouvelait dans la meme forme le poeme
mythologique. Puis, deux vers plus loin a peine, ce n'est plus Catulle;
on est en plein Lucrece:

  Sur leurs bases d'argent, des formes animees
  Elevent dans leurs mains des torches enflammees...
  Si non aurea sunt juvenum simulacra per aedes
  Lampedas igniferas manibus retinentia dextris.

Mais ce Lucrece n'est lui-meme ici qu'un echo, un reflet magnifique
d'Homere (_Odyssee_, liv. VII, vers 100). Andre les avait tous presents
a la fois.--Jusque dans les endroits ou l'imitation semble le mieux
couverte, on arrive a soupconner le larcin de Promethee. L'humble Phedre
a dit:

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Decipit
  Fons prima multos: rara mens intelligit
  Quod _interiore_ condidit cura _angulo_;

et Chenier:

  . . . . . . L'inventeur est celui...
  Qui, _fouillant_ des objets les plus _sombres retraites_,
  Etale et fait briller leurs richesses secretes.

N'est-ce la qu'une rencontre? N'est-ce pas une heureuse traduction du
prosaique _interior angulus_, et _fouillant_ pour _intelligit_?--On a un
echantillon de ce qu'il faudrait faire sur tous les points.

Au sein de cette future edition difficile, mais possible, d'Andre
Chenier, on trouverait moyen de retoucher avec nouveaute les profils un
peu evanouis de tant de poetes antiques; on ferait passer devant soi
toutes les fines questions de la poetique francaise; on les agiterait a
loisir. Il y aurait la, peut-etre, une gloire de commentateur a saisir
encore; on ferait son oeuvre et son nom, a bord d'un autre, a bord
d'un charmant navire d'ivoire. J'indique, je sens cela, et je passe.
Apercevoir, deviner une fleur ou un fruit derriere la haie qu'on ne
franchira pas, c'est la le train de la vie.

Ai-je trop presume pourtant, en un moment de grandes querelles
politiques et de formidables assauts, a ce qu'on assure[71], de croire
interesser le monde avec ces debris de melodie, de pensee et d'etude,
uniquement propres a faire mieux connaitre un poete, un homme, lequel,
apres tout, vaillant et genereux entre les genereux, a su, au jour
voulu, a l'heure du danger, sortir de ses doctes vallees, combattre sur
la breche sociale, et mourir?

1er Fevrier 1839.

[Note 71: C'etait le moment de ce qu'on a appele la _Coalition_, dans
laquelle les gagnants de Juillet, sous pretexte qu'on n'avait pas le
vrai gouvernement parlementaire, s'etaient mis a assieger le ministere
et a le vouloir renverser coute que coute, comme si la dynastie etait
assez fondee et de force a resister au contre-coup.]



GEORGE FARCY[72]

[Note 72: Ce morceau a fait partie du recueil de vers et opuscules de
Farcy, publie chez M. Hachette (1831).]

La Revolution de Juillet a mis en lumiere peu d'hommes nouveaux, elle
a devore peu d'hommes anciens; elle a ete si prompte, si spontanee, si
confuse, si populaire, elle a ete si exclusivement l'oeuvre des masses,
l'exploit de la jeunesse, qu'elle n'a guere donne aux personnages deja
connus le temps d'y assister et d'y cooperer, sinon vers les dernieres
heures, et qu'elle ne s'est pas donne a elle-meme le temps de produire
ses propres personnages. Tout ce qui avait deja un nom s'y est rallie un
peu tard; tout ce qui n'avait pas encore de nom a du s'en retirer trop
tot. Consultez les listes des heroiques victimes; pas une illustration,
ni dans la science, ni dans les lettres, ni dans les armes, pas une
gloire anterieure; c'etait bien du pur et vrai peuple, c'etaient bien de
vrais jeunes hommes; tous ces nobles martyrs sont et resteront obscurs.
Le nom de Farcy est peut-etre le seul qui frappe et arrete, et encore
combien ce nom sonnait peu haut dans la renommee! comme il disparaissait
timidement dans le bruit et l'eclat de tant de noms contemporains! comme
il avait besoin de travaux et d'annees pour signifier aux yeux du public
ce que l'amitie y lisait deja avec confiance! Mais la mort, et une
telle mort, a plus fait pour l'honneur de Farcy qu'une vie plus longue
n'aurait pu faire, et elle n'a interrompu la destinee de notre ami que
pour la couronner.

Nous publions les vers de Farcy, et pourtant, nous le croyons, sa
vocation etait ailleurs: son gout, ses etudes, son talent original,
les conseils de ses amis les plus influents, le portaient vers la
philosophie; il semblait ne pour soutenir et continuer avec independance
le mouvement spiritualiste emane de l'Ecole normale. Il n'avait traverse
la poesie qu'en courant, dans ses voyages, par aventure de jeunesse, et
comme on traverse certains pays et certaines passions. Au moment ou
les forces de son esprit plus rassis et plus mur se rassemblaient sur
l'objet auquel il etait eminemment propre et qui allait devenir l'etude
de sa vie, la Providence nous l'enleva. Ces vers donc, ces reves
inacheves, ces soupirs exhales ca et la dans la solitude, le long des
grandes routes, au sein des iles d'Italie, au milieu des nuits de
l'Atlantique; ces vagues plaintes de premiere jeunesse, qui, s'il avait
vecu, auraient a jamais sommeille dans son portefeuille avec quelque
fleur sechee, quelque billet dont l'encre a jauni, quelques-uns de ces
mysteres qu'on n'oublie pas et qu'on ne dit pas; ces essais un peu pales
et indecis ou sont pourtant epars tous les traits de son ame, nous les
publions comme ce qui reste d'un homme jeune, mort au debut, frappe a la
poitrine eu un moment immortel, et qui, cher de tout temps a tous ceux
qui l'ont connu, ne saurait desormais demeurer indifferent a la patrie.

Jean-George Farcy naquit a Paris le 20 novembre 1800, d'une extraction
honnete, mais fort obscure. Enfant unique, il avait quinze mois
lorsqu'il perdit son pere et sa mere; sa grand'mere le recueillit et le
fit elever. On le mit de bonne heure en pension chez M. Gandon, dans le
faubourg Saint-Jacques; il y commenca ses etudes, et lorsqu'il fut
assez avance, il les poursuivit au college de Louis-le-Grand, dont
l'institution de M. Gandon frequentait les cours. En 1819, ses etudes
terminees, il entra a l'Ecole normale, et il en sortait lorsque
l'ordonnance du ministre Corbiere brisa l'institution en 1822.

Durant ces vingt-deux annees, comment s'etait passee la vie de
l'orphelin Farcy? La portion exterieure en est fort claire et fort
simple; il etudia beaucoup, se distingua dans ses classes, se concilia
l'amitie de ses condisciples et de ses maitres; il allait deux fois le
jour au college; il sortait probablement tous les dimanches ou toutes
les quinzaines pour passer la journee chez sa grand'mere. Voila ce qu'il
fit regulierement durant toutes ces belles et fecondes annees; mais
ce qu'il sentait la-dessous, ce qu'il souffrait, ce qu'il desirait
secretement; mais l'aspect sous lequel il entrevoyait le monde, la
nature, la societe; mais ces tourbillons de sentiments que la puberte
excitee et comprimee eveille avec elle; mais son jeune espoir, ses
vastes pensees de voyages, d'ambition, d'amour; mais son voeu le plus
intime, son point sensible et cache, son cote pudique; mais son roman,
mais son coeur, qui nous le dira?

Une grande timidite, beaucoup de reserve, une sorte de sauvagerie; une
douceur habituelle qu'interrompait parfois quelque chose de nerveux,
de petulant, de fugitif; le commerce tres-agreable et assez prompt,
l'intimite tres-difficile et jamais absolue; une repugnance marquee
a vous entretenir de lui-meme, de sa propre vie, de ses propres
sensations, a remonter en causant et a se complaire familierement dans
ses souvenirs, comme si, lui, il n'avait pas de souvenirs, comme s'il
n'avait jamais ete apprivoise au sein de la famille, comme s'il n'y
avait rien eu d'aime et de choye, de dore et de fleuri dans son enfance;
une ardeur inquiete, deja fatiguee, se manifestant par du mouvement
plutot que par des rayons; l'instinct voyageur a un haut degre; l'humeur
libre, franche, independante, elancee, un peu fauve, comme qui dirait
d'un chamois ou d'un oiseau [73]; mais avec cela un coeur d'homme ouvert
a l'attendrissement et capable au besoin de stoicisme: un front
pudique comme celui d'une jeune fille, et d'abord rougissant aisement;
l'adoration du beau, de l'honnete; l'indignation genereuse contre le
mal; sa narine s'enflant alors et sa levre se relevant, pleine de
dedain; puis un coup d'oeil rapide et sur, une parole droite et concise,
un nerf philosophique tres-perfectionne: tel nous apparait Farcy au
sortir de l'Ecole normale; il avait donc, du sein de sa vie monotone,
beaucoup senti deja et beaucoup vu; il s'etait donne a lui-meme, a cote
de l'education classique qu'il avait recue, une education morale plus
interieure et toute solitaire.

[Note 73: "A sa taille mince, a des favoris d'un blond vif, on
l'eut pris pour un Ecossais," a dit de lui M. de Latouche
(_Vallee-aux-Loups_). Ce trait est saisi d'apres nature, il peint tout
Farcy au physique et resume les plus minutieuses descriptions qu'on
pourrait faire de lui: Ecossais de physionomie et aussi de philosophie,
c'est juste cela.]

L'Ecole normale dissoute, Farcy se logea dans la rue d'Enfer, pres de
son maitre et de son ami M. Victor Cousin, et se disposa a poursuivre
les etudes philosophiques vers lesquelles il se sentait appele. Mais le
regime deplorable qui asservissait l'instruction publique ne laissait
aux jeunes hommes liberaux et independants aucun espoir prochain
de trouver place, meme aux rangs les plus modestes. Une education
particuliere chez une noble dame russe se presenta, avec tous les
avantages apparents qui peuvent dorer ces sortes de chaines; Farcy
accepta. Il avait beaucoup desire connaitre le monde, le voir de pres
dans son eclat, dans les seductions de son opulence, respirer les
parfums des robes de femmes, ouir les musiques des concerts, s'ebattre
sous l'ombrage des parcs; il vit, il eut tout cela, mais non en
spectateur libre et oisif, non sur ce pied complet d'egalite
qu'il aurait voulu, et il en souffrait amerement. C'etait la une
arriere-pensee poignante que toute l'amabilite delicate et ingenieuse de
la mere[74] ne put assoupir dans l'ame du jeune precepteur. Il se contint
durant pres de trois ans. Puis enfin, trouvant son pecule assez grossi
et sa chaine par trop pesante, il la secoua. Je trouve, dans des
notes qu'il ecrivait alors, l'expression exageree, mais bien vive, du
sentiment de fierte qui l'ulcerait: "Que me parlez-vous de joie? Oh!
voyez, voyez mon ame encore marquee des fletrissantes empreintes de
l'esclavage, voyez ces blessures honteuses que le temps et mes larmes
n'ont pu fermer encore... Laissez-moi, je veux etre libre... Ah! j'ai
dedaigne de plus douces chaines; je veux etre libre. J'aime mieux
vivre avec dignite et tristesse que de trouver des joies factices dans
l'esclavage et le mepris de moi-meme."

[Note 74: La belle madame de Narischkin.]

Ce fut un an environ avant de quitter ses fonctions de precepteur (1825)
qu'il publia une traduction du troisieme volume des _Elements de la
Philosophie de l'Esprit humain_, par Dugald Stewart. Ce travail,
entrepris d'apres les conseils de M. Cousin, etait precede d'une
introduction dans laquelle Farcy eclaircissait avec sagacite et exposait
avec precision divers points delicats de psychologie. Il donna aussi
quelques articles litteraires au _Globe_ dans les premiers temps de sa
fondation.

Enfin, vers septembre 1826, voila Farcy libre, maitre de lui-meme; il a
de quoi se suffire durant quelques annees, il part; tout froisse encore
du contact de la societe, c'est la nature qu'il cherche, c'est la terre
que tout poete, que tout savant, que tout chretien, que tout amant
desire: c'est l'Italie. Il part seul; lui, il n'a d'autre but que de
voir et de sentir, de s'inonder de lumiere, de se repaitre de la couleur
des lieux, de l'aspect general des villes et des campagnes, de se
penetrer de ce ciel si calme et si profond, de contempler avec une ame
harmonieuse tout ce qui vit, nature et hommes. Hors de la, peu de choses
l'interessent; l'antiquite ne l'occupe guere, la societe moderne ne
l'attire pas. Il se laisse et il se sent vivre. A Rome, son impression
fut particuliere. Ce qu'il en aima seulement, ce fut ce sublime silence
de mort quand on en approche; ce furent ces vastes plaines desolees ou
plus rien ne se laboure ni ne se moissonne jamais, ces vieux murs de
brique, ces ruines au dedans et au dehors; ce soleil d'aplomb sur des
routes poudreuses, ces villas severes et melancoliques dans la noirceur
de leurs pins et de leurs cypres. La Rome moderne ne remplit pas son
attente; son gout simple et pur repoussait les colifichets: "Decidement,
ecrivait-il, je ne suis pas fort emerveille de Saint-Pierre, ni du pape,
ni des cardinaux, ni des ceremonies de la Semaine sainte, celle de la
benediction de Paques exceptee." De plus, il ne trouvait pas la assez
d'agreable mele a l'imposant antique pour qu'on en put faire un sejour
de predilection. Mais Naples, Naples, a la bonne heure! Non pas la ville
meme, trop souvent les chaleurs y accablent, et les gens y revoltent:
"Quel peuple abandonne dans ses allures, dans ses paroles, dans ses
moeurs! Il y a la une atmosphere de volupte grossiere qui relacherait
les coeurs les plus forts. Ceux qui viennent en Italie pour refaire leur
sante doivent porter leurs projets de sagesse ailleurs[75]." Mais le
golfe, la mer, les iles, c'etait bien la pour lui le pays enchante
ou l'on demeure et ou l'on oublie. Combien de fois, sur ce rivage
admirable, appuye contre une colonne, et la vague se brisant
amoureusement a ses pieds, il dut ressentir, durant des heures entieres,
ce charme indicible, cet attiedissement voluptueux, cette transformation
etheree de tout son etre, si divinement decrite par Chateaubriand au
cinquieme livre des _Martyrs_! Ischia, qu'a chantee Lamartine, fut
encore le lieu qu'il prefera entre tous ces lieux. Il s'y etablit, et y
passa la saison des chaleurs. La solitude, la poesie, l'amitie, un peu
d'amour sans doute, y remplirent ses loisirs. M. Colin, jeune peintre
francais, d'un caractere aimable et facile, d'un talent bien vif et
bien franc, se trouvait a Ischia en meme temps que Farcy; tous deux
se convinrent et s'aimerent. Chaque matin, l'un allait a ses croquis,
l'autre a ses reves, et ils se retrouvaient le soir. Farcy restait une
bonne partie du jour dans un bois d'orangers, relisant Petrarque, Andre
Chenier, Byron; songeant a la beaute de quelque jeune fille qu'il avait
vue chez son hotesse; se redisant, dans une position assez semblable,
quelqu'une de ces strophes cheries, qui realisent a la fois l'ideal
comme poesie melodieuse et comme souvenir de bonheur:

  Combien de fois, pres du rivage
  Ou Nisida dort sur les mers,
  La beaute credule ou volage
  Accourut a nos doux concerts!
  Combien de fois la barque errante
  Berca sur l'onde transparente
  Deux couples par l'amour conduits,
  Tandis qu'une deesse amie
  Jetait sur la vague endormie
  Le voile parfume des nuits!

[Note 75:

  Quam Romanus honos el Graeca licentia miscet,

a dit Stace de Naples: la derniere partie du vers se verifie a Naples,
mais il n'y a plus trace de ce qu'indique la premiere. Le _miscet_
regne; c'est l'_honos_ qui n'est pas reste.]

En passant a Florence, Farcy avait vu Lamartine; n'ayant pas de lettre
d'introduction aupres de son illustre compatriote, il composa des vers
et les lui adressa; il eut soin d'y joindre un petit billet _qu'il fit
le plus cavalier possible_, comme il l'ecrivit depuis a M. Viguier, de
peur que le grand poete ne crut voir arriver un rimeur bien pedant, bien
humble et bien vain. L'accueil de Lamartine et son jugement favorable
encouragerent Farcy a continuer ses essais poetiques. Il composa donc
plusieurs pieces de vers durant son sejour a Ischia; il les envoyait
en France a son excellent ami M. Viguier, qu'il avait eu pour maitre a
l'Ecole normale, reclamant de lui un avis sincere, de bonnes et franches
critiques, et, comme il disait, _des critiques antiques avec le mot
propre sans periphrase_. Pour exprimer toute notre pensee, ces vers de
Farcy nous semblent une haute preuve de talent, comme etant le produit
d'une puissante et riche faculte tres-fatiguee, et en quelque sorte
epuisee avant la production: on y trouve peu d'eclat et de fraicheur;
son harmonie ne s'exhale pas, son style ne rayonne pas; mais le
sentiment qui l'inspire est profond, continu, eleve; la faculte
philosophique s'y manifeste avec largeur et mouvement. L'impression qui
resulte de ces vers, quand on les a lus ou entendus, est celle d'un
stoicisme triste et resigne qui traverse noblement la vie en contenant
une larme. Nous signalons surtout au lecteur la piece adressee a un ami
victime de l'amour; elle est sublime de gravite tendre et d'accent a la
fois viril et emu. Dans la piece a madame O'R...., alors enceinte, on
remarquera une strophe qui ferait honneur a Lamartine lui-meme: c'est
celle ou le poete, s'adressant a l'enfant qui ne vit encore que pour sa
mere, s'ecrie:

  Tu seras beau; les Dieux, dans leur magnificence,
  N'ont pas en vain sur toi, des avant ta naissance,
  Epuise les faveurs d'un climat enchante;
  Comme au sein de l'artiste une sublime image,
  N'es-tu pas ne parmi les oeuvres du vieil age?
  N'es-tu pas fils de la beaute?

Ce que nous disons avec impartialite des vers de Farcy, il le sentit
lui-meme de bonne heure et mieux que personne; il aimait vivement
la poesie, mais il savait surtout qu'on doit ou y exceller ou s'en
abstenir: "Je ne voudrais pas, ecrivait-il a M. Viguier, que mes vers
fussent de ceux dont on dit: _Mais cela n'est pas mal en verite!_ et
qu'on laisse la pour passer a autre chose." Sans donc renoncer, des le
debut, a cette chere et consolante poesie, il ne s'empressa aucunement
de s'y livrer tout entier. D'autres idees le prirent a cette epoque: il
avait du aller en Grece avec son ami Colin; mais ce dernier ayant ete
oblige par des raisons privees de retourner en France, Farcy ajourna
son projet. Ses economies d'ailleurs tiraient a leur fin. L'ambition de
faire fortune, pour contenter ensuite ses gouts de voyage, le preoccupa
au point de l'engager dans une entreprise fort incertaine et fort
couteuse avec un homme qui le leurra de promesses et finalement
l'abusa[76]. Plein de son idee, Farcy quitta Naples a la fin de l'annee
1827, revint a Paris, ou il ne passa que huit jours, et ne vit qu'a
peine ses amis, pour eviter leurs conseils et remontrances, puis partit
en Angleterre, d'ou il s'embarqua pour le Bresil. Nous le retrouvons a
Paris en avril 1829. Tout ce que ses amis surent alors, c'est que cette
annee d'absence s'etait passee pour lui dans les ennuis, les mecomptes,
et que sa candeur avait ete jouee. Il ne s'expliquait jamais la-dessus
qu'avec une extreme reserve; il avait ceci pour constante maxime: "Si tu
veux que ton secret reste cache, ne le dis a personne; car pourquoi
un autre serait-il plus discret que toi-meme dans tes affaires? Ta
confidence est deja pour lui un mauvais exemple et une excuse." Et
encore: "Ne nous plaignons jamais de notre destinee: qui se fait
plaindre se fait mepriser." Mais nous avons trouve, dans un journal
qu'il ecrivait a son usage, quelques details precieux sur cette annee de
solitude et d'epreuves:

"J'ai quitte Londres le lundi 2 juin 1828; le navire _George et Mary_,
sur lequel j'avais arrete mon passage, etait parti le dimanche matin;
il m'a fallu le joindre a Gravesend: c'est de la que j'ai adresse mes
derniers adieux a mes amis de France. J'ai encore eprouve une fois
combien les emotions, dans ce qu'on appelle les occasions solennelles,
sont rares pour moi; a moins que ce ne soient pas la mes occasions
solennelles. J'ai quitte l'Angleterre pour l'Amerique, avec autant
d'indifference que si je faisais mon premier pas pour une promenade d'un
mille: il en a ete de meme de la France, mais il n'en a pas ete de
meme de l'Italie: c'est la que j'ai joui pour la premiere fois de
mon independance, c'est la que j'ai ete le plus puissant de corps et
d'esprit. Et cependant que j'y ai mal employe de temps et de forces!
Ai-je merite ma liberte?--Quand je pense que je n'avais deja plus alors
que des reminiscences d'enthousiasme, que je regrettais la vivacite et
la fraicheur de mes sensations et de mes pensees d'autrefois! Etait-ce
seulement que les enfants s'amusent de tout, et que j'etais devenu plus
severe avec moi-meme?--Mais la purete d'ame, mais les croyances encore
naives, mais les reves qui embrassent tout, parce qu'ils ne reposent sur
rien, c'en etait deja fait pour moi. Je ne voyais qu'un present dont
il fallait jouir, et jouir seul, parce que je n'avais ni richesses, ni
bonheur a faire partager a personne, parce que l'avenir ne m'offrait que
des jouissances deja usees avec des moyens plus restreints; et ne pas
croitre dans la vie, c'est dechoir.--Et cependant, du moins, tout ce que
je voyais alors agissait sur moi pour me ranimer; tout me faisait fete
dans la nature; c'etait vraiment un concert de la terre, des cieux, de
la mer, des forets et des hommes; c'etait une harmonie ineffable, qui
me penetrait, que je meditais et que je respirais a loisir; et quand je
croyais y avoir dignement mele ma voix a mon tour, par un travail et
par un succes egal a mes forces et au ton du choeur qui m'environnait,
j'etais heureux;--oui, j'etais heureux, quoique seul; heureux par la
nature et avec Dieu. Et j'ai pu etre assez faible pour livrer plus de la
moitie de ce temps aux autres, pour ne pas m'etablir definitivement dans
cette felicite. La peur de quelque depense m'a retenu, et la vanite, et
pis encore, m'ont emporte plus d'argent qu'il n'en eut fallu pour jouir
en roi de ce que j'avais sous les yeux.--La societe?...--moi qui ne vaux
rien que seul et inconnu, moi qui n'aime et n'aimerai peut-etre
plus jamais rien que la solitude et _le sombre plaisir d'un coeur
melancolique_.--Mais il faudrait des evenements et des sentiments pour
appuyer cela; il faudrait au moins des etudes serieuses pour me rendre
temoignage a moi-meme. Un gout vague ne se suffit pas a lui seul, et
c'est pourquoi il est si aise au premier venu de me faire abandonner ce
qui tout a l'heure me semblait ma vie. J'en demeure bien marque assez
profondement au fond de mon ame, et il me reste toujours une part qu'on
ne peut ni corrompre ni m'enlever. Est-ce par la que j'echapperai, ou ce
secret parfum lui-meme s'evaporera-t-il?"

[Note 76: M. Jacques Coste, qui vendit au ministere les _Tablettes
universelles_ en 1823 et qui fonda ensuite le journal _le Temps_.]

Cette longue traversee, le manque absolu de livres et de conversation,
son ignorance de l'astronomie qui lui fermait l'etude du ciel, tout
contribuait a developper demesurement chez lui son habitude de reverie
sans objet et sans resultat.

"29 _juillet_.--Encore dix jours au plus, j'espere, et nous serons a
Rio. Je me promets beaucoup de plaisir et de vraies jouissances au
milieu de cette nature grande et nouvelle. De jour en jour je me
fortifie dans l'habitude de la contemplation solitaire. Je puis
maintenant passer la moitie d'une belle nuit, seul, a rever en me
promenant, sans songer que la nuit est le temps du retour a la chambre
et du repos, sans me sentir appesanti par l'exemple de tout ce qui
m'entoure. C'est la un progres dont je me felicite. Je crois que l'age,
en m'otant de plus en plus le besoin de sommeil, augmentera cette
disposition. Il me semble que c'est une des plus favorables a qui veut
occuper son esprit. La pensee arrive alors, non plus seulement comme
verite, mais comme sentiment. Il y a un calme, une douceur, une
tristesse dans tout ce qui vous environne, qui penetre par tous les
sens; et cette douceur, cette tristesse tombent vraiment goutte a goutte
sur le coeur, comme la fraicheur du soir. Je ne connais rien qui doive
etre plus doux que de se promener a cette heure-la avec une femme
aimee." Pauvre Farcy! voila que tout a la fin, sans y songer, il donne
un dementi a son projet contemplatif, et qu'avec un seul etre de plus,
avec une compagne telle qu'il s'en glisse inevitablement dans les plus
doux voeux du coeur, il peuple tout d'un coup sa solitude. C'est qu'en
effet il ne lui a manque d'abord qu'une femme aimee, pour entrer en
pleine possession de la vie et pour s'apprivoiser parmi les hommes.

"29 _novembre, Rio-Janeiro_.--Que n'ai-je ecoute ma repugnance a
m'engager avec une personne dont je connaissais les fautes anterieures,
et qui, du cote du caractere, me semblait plus habile qu'estimable! Mais
l'amour de m'enrichir m'a seduit. En voyant ses relations retablies
sur le pied de l'amitie et de la confiance avec les gens les plus
distingues, j'ai cru qu'il y aurait de ma part du pedantisme et de la
pruderie a etre plus difficile que tout le monde. J'ai craint que ce ne
fut que l'ennui de me deranger qui me deconseillat cette demarche. Je me
suis dit qu'il fallait s'habituer a vivre avec tous les caracteres et
tous les principes; qu'il serait fort utile pour moi de voir agir un
homme d'affaires raisonnant sa conduite et marchant adroitement au
succes. J'ai resiste a mes penchants, qui me portaient a la vie
solitaire et contemplative. J'ai ploye mon caractere impatient jusqu'a
condescendre aux desirs souvent capricieux d'un homme que j'estimais
au-dessous de moi en tout, excepte dans un talent equivoque de faire
fortune. Si je m'etais decide a quelque depense, j'avais la Grece
sous les yeux, ou je vivais avec Moliere (_le philhellene_), avec qui
j'aimerais mieux une mauvaise tente qu'un palais avec l'autre. Eh bien!
cet argent que je me suis refuse d'une part, je l'ai depense de l'autre
inutilement, ennuyeusement, a voyager et a attendre. J'ai sacrifie tous
mes gouts, l'espoir assez voisin de quelque reputation par mes vers, et,
par la encore, d'un bon accueil a mon retour en France. En ce faisant,
j'ai cru accomplir un grand acte de sagesse, me preparer de grands
eloges de la part de la prudence humaine, et, l'evenement arrive, il se
trouve que je n'ai fait qu'une grosse sottise... Enfin me voila a deux
mille lieues de mon pays, sans ressources, sans occupation, force de
recourir a la pitie des autres, en leur presentant pour titre a
leur confiance une histoire qui ressemble a un roman
tres-invraisemblable;--et, pour terminer peut-etre ma peine et cette
plate comedie, un duel qui m'arrive pour demain avec un mauvais sujet,
reconnu tel de tout le monde, qui m'a insulte grossierement en public,
sans que je lui en eusse donne le moindre motif;--convaincu que le
duel, et surtout avec un tel etre, est une absurdite, et ne pouvant m'y
soustraire;--ne sachant, si je suis blesse, ou trouver mille reis pour
me faire traiter, ayant ainsi en perspective la misere extreme, et
peut-etre la mort ou l'hopital;--et cependant, _content et aime des
Dieux_.--Je dois avouer pourtant que je ne sais comment ils (_les
Dieux_) prendront cette derniere folie. _Je ne sais_, oui, c'est le seul
mot que je puisse dire; et, en verite, je l'ai souvent cherche de bonne
foi et de sang-froid; d'ou je conclus qu'il n'y a pas au fond tant de
mal dans cette demarche que beaucoup le disent, puisqu'il n'est pas
clair comme le jour qu'elle est criminelle, comme de tuer par trahison,
de voler, de calomnier, et meme d'etre adultere (quoique la chose soit
aussi quelque peu difficile a debrouiller en certains cas). Je conclus
donc que, pour un coeur droit qui se presentera devant eux avec cette
ignorance pour excuse, ils se serviront de l'axiome de nos juges de la
justice humaine: _Dans le doute, il faut incliner vers le parti le plus
doux_; transportant ici le doute, comme il convient a des Dieux, de
l'esprit des juges a celui de l'accuse."

L'affaire du duel terminee (et elle le fut a l'honneur de Farcy),
l'embarras d'argent restait toujours; il parvint a en sortir, grace a
l'obligeance cordiale de MM. Polydore de La Rochefoucauld et Pontois,
qui allerent au-devant de sa pudeur. Farcy leur en garda a tous deux une
profonde reconnaissance que nous sommes heureux de consigner ici.

De retour en France, Farcy etait desormais un homme acheve: il avait
l'experience du monde, il avait connu la misere, il avait visite et
senti la nature; les illusions ne le tentaient plus; son caractere etait
mur par tous les points; et la conscience qu'il eut d'abord de cette
derniere metamorphose de son etre lui donnait une sorte d'aisance au
dehors dont il etait fier en secret: "Voici l'age, se disait-il, ou tout
devient serieux, ou ma personne ne s'efface plus devant les autres, ou
mes paroles sont ecoutees, ou l'on compte avec moi en toutes manieres,
ou mes pensees et mes sentiments ne sont plus seulement des reves de
jeune homme auxquels on s'interesse si on en a le temps, et qu'on
neglige sans facon des que la vie serieuse recommence. Et pour moi meme,
tout prend dans mes rapports avec les autres un caractere plus positif;
sans entrer dans les affaires, je ne me defie plus de mes idees ou de
mes sentiments, je ne les renferme plus en moi; je dis aux uns que
je les desapprouve, aux autres que je les aime; toutes mes questions
demandent une reponse; mes actions, au lieu de se perdre dans le vague,
ont un but; je veux influer sur les autres, etc."

En meme temps que cette defiance excessive de lui-meme faisait place
a une noble aisance, l'aprete tranchante dans les jugements et les
opinions, qui s'accorde si bien avec l'isolement et la timidite,
cedait chez lui a une vue des choses plus calme, plus etendue et plus
bienveillante. Les elans genereux ne lui manquaient jamais; il etait
toujours capable de vertueuses coleres; mais sa sagesse desesperait
moins promptement des hommes; elle entendait davantage les temperaments
et entrait plus avant dans les raisons. Souvent, quand M. Viguier,
ce sage optimiste par excellence, cherchait, dans ses causeries
abandonnees, a lui epancher quelque chose de son impartialite
intelligente, il lui arrivait de rencontrer a l'improviste dans l'ame de
Farcy je ne sais quel endroit sensible, petulant, recalcitrant, par ou
cette nature, douce et sauvage tout ensemble, lui echappait; c'etait
comme un coup de jarret qui emportait le cerf dans les bois. Cette
facilite a s'emporter et a s'effaroucher disparaissait de jour en jour
chez Farcy. Il en etait venu a tout considerer et a tout comprendre. Je
le comparerais, pour la sagesse prematuree, a Vauvenargues, et plusieurs
de ses pensees morales semblent ecrites en prose par Andre Chenier:

"Le jeune homme est enthousiaste dans ses idees, apre dans ses
jugements, passionne dans ses sentiments, audacieux et timide dans ses
actions.

"Il n'a pas encore de position ni d'engagements dans le monde; ses
actions et ses paroles sont sans consequence.

"Il n'a pas encore d'idees arretees; il cherche a connaitre et vit avec
les livres plus qu'avec les hommes; il ramene tout, par desir d'unite,
par elan de pensee, par ignorance, au point de vue le plus simple et
le plus abstrait; il raisonne au lieu d'observer, il est logicien
intraitable; le droit non-seulement domine, mais opprime le fait.

"Plus tard on apprend que toute doctrine a sa raison, tout interet son
droit, toute action son explication et presque son excuse.

"On s'etablit dans la vie; on est las de ce qu'il y a de roide et de
contemplatif dans les premieres annees de la jeunesse; on est un peu
plus avant dans le secret des Dieux; on sent qu'on a a vivre pour soi,
pour son bien-etre, son plaisir, pour le developpement de toutes ses
facultes, et non-seulement pour realiser un type abstrait et simple; on
vit de tout son corps et de toute son ame, avec des hommes, et non
seul avec des idees. Le sentiment de la vie, de l'effort contraire, de
l'action et de la reaction, remplace la conception de l'idee abstraite
et subtile, et morte pour ainsi dire, puisqu'elle n'est pas incarnee
dans le monde... On va, on sent avec la foule; on a failli parce qu'on a
vecu, et l'on se prend d'indulgence pour les fautes des autres. Toutes
nos erreurs nous sont connues; l'aprete de nos jugements d'autrefois
nous revient a l'esprit avec honte; on laisse desormais pour le monde
le temps faire ce qu'il a fait pour nous, c'est-a-dire eclairer les
esprits, moderer les passions."

Il n'etait pas temps encore pour Farcy de rentrer dans l'Universite; le
ministere de M. de Vatimesnil ne lui avait donne qu'un court espoir. Il
accepta donc un enseignement de philosophie dans l'institution de M.
Morin, a Fontenay-aux-Roses; il s'y rendait deux fois par semaine, et le
reste du temps il vivait a Paris, jouissant de ses anciens amis et des
nouveaux qu'il s'etait faits. Le monde politique et litteraire etait
alors divise en partis, en ecoles, en salons, en coteries. Farcy regarda
tout et n'epousa rien inconsiderement. Dans les arts et la poesie, il
recherchait le beau, le passionne, le sincere, et faisait la plus grande
part a ce qui venait de l'ame et a ce qui allait a l'ame. En politique,
il adoptait les idees genereuses, propices a la cause des peuples, et
embrassait avec foi les consequences du dogme de la perfectibilite
humaine. Quant aux individus celebres, representants des opinions qu'il
partageait, auteurs des ecrits dont il se nourrissait dans la solitude,
il les aimait, il les reverait sans doute, mais il ne relevait d'aucun,
et, homme comme eux, il savait se conserver en leur presence une liberte
digne et ingenue, aussi eloignee de la revolte que de la flatterie.
Parmi le petit nombre d'articles qu'il insera vers cette epoque au
_Globe_, le morceau sur Benjamin Constant est bien propre a faire
apprecier l'etendue de ses idees politiques et la mesure de son
independance personnelle.

Il n'y avait plus qu'un point secret sur lequel Farcy se sentait
inexperimente encore, et faible, et presque enfant, c'etait l'amour;
cet amour que, durant les tiedes nuits etoilees du tropique, il avait
soupconne devoir etre si doux; cet amour dont il n'avait guere eu en
Italie que les delices sensuelles, et dont son ame, qui avait tout
anticipe, regrettait amerement la puissance tarie et les jeunes tresors.
Il ecrivait dans une note:

"Je rends graces a Dieu;

"De ce qu'il m'a fait homme et non point femme;

"De ce qu'il m'a fait Francais;

"De ce qu'il m'a fait plutot spirituel et spiritualiste que le
contraire, plutot bon que mechant, plutot fort que faible de caractere.

"Je me plains du sort,

"Qui ne m'a donne ni genie, ni richesse, ni naissance.

"Je me plains de moi-meme,

"Qui ai dissipe mon temps, affaibli mes forces, rejete ma pudeur
naturelle, tue en moi la foi et l'amour."

Non, Farcy, ton regret meme l'atteste, non, tu n'avais pas rejete ta
pudeur naturelle; non, tu n'avais pas tue l'amour dans ton ame! Mais
chez toi la pudeur de l'adolescence, qui avait trop aisement cede par le
cote sensuel, s'etait comme infiltree et developpee outre mesure dans
l'esprit, et, au lieu de la male assurance virile qui charme et qui
subjugue, au lieu de ces rapides etincelles du regard,

  Qui d'un desir craintif font rougir la beaute[77],

elle s'etait changee avec l'age en defiance de toi-meme, en repugnance a
oser, en promptitude a se decourager et a se troubler devant la beaute
superbe. Non, tu n'avais pas tue l'amour dans ton coeur; tu en etais
plutot reste au premier, au timide et novice amour; mais sans la
fraicheur naive, sans l'ignorance adorable, sans les torrents, sans le
mystere; avec la disproportion de tes autres facultes qui avaient muri
ou vieilli; de ta raison qui te disait que rien ne dure; de ta sagacite
judicieuse qui te representait les inconvenients, les difficultes et les
suites; de tes sens fatigues qui n'environnaient plus, comme a dix-neuf
ans, l'etre unique de la vapeur d'une emanation lumineuse et odorante;
ce n'etait pas l'amour, c'etait l'harmonie de tes facultes et de leur
developpement que tu avais brisee dans ton etre! Ton malheur est celui
de bien des hommes de notre age.

[Note 77: Lamartine.]

Farcy se disait pourtant que cette disproportion entre ce qu'il savait
en idees et ce qu'il avait eprouve en sentiments devait cesser dans son
ame, et qu'il etait temps enfin d'avoir une passion, un amour. La tete,
chez lui, sollicitait le coeur; et il se portait en secret un defi, il
se faisait une gageure d'aimer. Il vit beaucoup, a cette epoque, une
femme connue par ses ouvrages, par l'agrement de son commerce et sa
beaute[78], s'imaginant qu'il en etait epris, et tachant, a force de
soins, de le lui faire comprendre. Mais, soit qu'il s'exprimat trop
obscurement, soit que la preoccupation de cette femme distinguee fut
ailleurs, elle ne crut jamais recevoir dans Farcy un amant malheureux.
Pourtant il l'etait, quoique moins profondement qu'il n'eut fallu
pour que cela fut une passion. Voici quelques vers commences que nous
trouvons dans ses papiers:

  Therese, que les Dieux firent en vain si belle,
  Vous que vos seuls dedains ont su trouver fidele,
  Dont l'esprit s'eblouit a ses seules lueurs,
  Qui des combats du coeur n'aimez que la victoire,
  Et qui revez d'amour comme on reve de gloire,
  L'oeil fier et non voile de pleurs;

  Vous qu'en secret jamais un nom ne vient distraire,
  Qui n'aimez qu'a compter, comme une reine altiere,
  La foule des vassaux s'empressant sur vos pas;
  Vous a qui leurs cent voix sont douces a comprendre,
  Mais qui n'eutes jamais une ame pour entendre
  Des voeux qu'on murmure plus bas;

  Therese, pour longtemps adieu!.....

[Note 78: Le respect nous empeche de la nommer; mais Beranger l'a
chantee, et tous ses amis la reconnaitront ici sous le nom d'Hortense.]

La suite manque, mais l'idee de la piece avait d'abord ete crayonnee
en prose. Les vers y auraient peu ajoute, je pense, pour l'eclat et
le mouvement; ils auraient retranche peut-etre a la fermete et a la
concision.

"Therese, que la nature fit belle en vain, plus ravie de dominer que
d'aimer; pour qui la beaute n'est qu'une puissance, comme le courage et
le genie;

"Therese, qui vous amusez aux lueurs de votre esprit; qui revez d'amour
comme un autre de combats et de gloire, l'oeil fier et jamais humide;

"Therese, dont le regard, dans le cercle qui vous entoure de ses
hommages, ne cherche personne; que nul penser secret ne vient distraire,
que nul espoir n'excite, que nul regret n'abat;

"Therese, pour longtemps adieu! car j'espererais en vain aupres de vous
de ce que votre coeur ne saurait me donner, et je ne veux pas de ce
qu'il m'offre;

"Car, ou mon amour est dedaigne, mon orgueil n'accepte pas d'autre
place; je ne veux pas flatter votre orgueil par mes ardeurs comme par
mes respects.

"Mon age n'est point fait a ces empressements paisibles, a ce partage si
nombreux; je sais mal, aupres de la beaute, separer l'amitie de l'amour;
j'irai chercher ailleurs ce que je chercherais vainement aupres de vous.

"Une ame plus faible ou plus tendre accueillera peut-etre celui que
d'autres ont dedaigne; d'autres discours rempliront mes souvenirs; une
autre image charmera mes tristesses reveuses, et je ne verrai plus vos
levres dedaigneuses et vos yeux qui ne regardent pas.

"Adieu jusqu'en des temps et des pays lointains; jusqu'aux lieux ou la
nature accueillera l'automne de ma vie, jusqu'aux temps ou mon coeur
sera paisible, ou mes yeux seront distraits aupres de vous! Adieu
jusques a nos vieux jours!"

Il sourirait a notre fantaisie de croire que la scene suivante se
rapporte a quelque circonstance fugitive de la liaison dont elle aurait
marque le plus vif et le plus aimable moment. Quoi qu'il en soit,
le tableau que Farcy a trace de souvenir est un chef-d'oeuvre de
delicatesse, d'attendrissement gracieux, de naturel choisi, d'art simple
et vraiment attique: Platon ou Bernardin de Saint-Pierre n'auraient pas
conte autrement.

"19 _juin_.--Helene se tut, mais ses joues se couvrirent de rougeur;
elle lanca sur Gherard un regard plein de dedain, tandis que ses levres
se contractaient, agitees par la colere. Elle retomba sur le divan, a
demi assise, a demi couchee, appuyant sa tete sur une main, tandis que
l'autre etait fort occupee a ramener les plis de sa robe.--Gherard jeta
les yeux sur elle; a l'instant toute sa colere se changea en confusion.
Il vint a quelques pas d'elle, s'appuyant sur la cheminee, emu et
inquiet. Apres un moment de silence: "Helene, lui dit-il d'une voix
troublee, je vous ai affligee, et pourtant je vous jure..."--"Moi,
monsieur? non, vous ne m'avez point affligee; vos offenses n'ont pas ce
pouvoir sur moi."--"Helene, eh bien! oui, j'ai eu tort de parler ainsi,
je l'avoue; mais pardonnez-moi..."--"Vous pardonner!... Je n'ai pour
vous ni ressentiment ni pardon, et j'ai deja oublie vos paroles."

"Gherard s'approcha vivement d'elle:--"Helene, lui dit-il en cherchant a
s'emparer de sa main: pour un mot dont je me repens..."--"Laissez-moi,
lui dit-elle en retirant sa main: faudra-t-il que je m'enfuie, et ne
vous suffit-il pas d'une injure?"

"Gherard s'en revint tristement a la cheminee, cachant son front dans
ses mains, puis tout a coup se retourna, les yeux humides de larmes; il
se jeta a ses pieds, et ses mains s'avancaient vers elle, de sorte qu'il
la serrait presque dans ses bras.

"Oui, s'ecria-t-il, je vous ai offensee, je le sais bien; oui, je suis
rude, grossier; mais je vous aime, Helene; oh! cela, je vous defie d'en
douter. Et si vous n'avez pas pitie de moi, vous qui etes si bonne,
Helene, qui reconciliez ceux qui se haissent..." Et voyant qu'elle se
defendait faiblement: "Dites que vous me pardonnez! Faites-moi des
reproches, punissez-moi, chatiez-moi, j'ai tout merite. Oui, vous devez
me chatier comme un enfant grossier. Helene, dit-il en osant poser son
visage sur ses genoux, si vous me frappez, alors je croirai qu'apres
m'avoir puni, vous me pardonnez."

"Gherard etait beau; une de ses joues s'appuyait sur les genoux
d'Helene, tandis que l'autre s'offrait ainsi a la peine. Il etait la,
tombe a ses pieds avec grace, et elle ne se sentit pas la force de
l'obliger a s'eloigner. Elle leva la main et l'abaissa vers son visage;
puis sa tete s'abaissa elle-meme avec sa main: elle sourit doucement en
le voyant ainsi penche sans etre vue de lui. Et sans le vouloir, et en
se laissant aller a son coeur et a sa pensee, qui achevaient le tableau
commence devant ses yeux, sur le visage de Gherard, au lieu de sa main,
elle posa ses levres.

"Elle se leva au meme instant, effrayee de ce qu'elle avait fait, et
cherchant a se degager des bras de Gherard qui l'avaient enlacee. Le
coeur de Gherard nageait dans la joie, et ses yeux rayonnants allaient
chercher les yeux d'Helene sous leurs paupieres abaissees. "Oh! ma belle
amie, lui dit-il en la retenant, comme un bon chretien, j'aurais
baise la main qui m'eut frappe; voudriez-vous m'empecher d'achever ma
penitence?" Et plus hardi a mesure qu'elle etait plus confuse, il la
serra dans ses bras, et il rendit a ses levres qui fuyaient les siennes,
le baiser qu'il en avait recu.

"Elle alla s'asseoir a quelques pas de lui, et l'heureux Gherard, pour
dissiper le trouble qu'il avait cause, commenca a l'entretenir de ses
projets pour le lendemain, auxquels il voulait l'associer.--"Gherard,
lui dit-elle apres un long silence, ces folies d'aujourd'hui,
oubliez-les, je vous en prie, et n'abusez pas d'un moment..."--"Ah! dit
Gherard, que le Ciel me punisse si jamais je l'oublie! Mais vous, oh!
promettez-moi que cet instant passe, vous ne vous en souviendrez pas
pour me faire expier a force de froideur et de reserve un bonheur si
grand. Et moi, ma belle amie, vous m'avez mis a une ecole trop severe
pour que je ne tremble pas de paraitre fier d'une faveur."

"Eh bien! je vous le promets, dit-elle en souriant; soyez donc sage." Et
Gherard le lui jura, en baisant sa main qu'il pressa sur son coeur."

Durant les deux derniers mois de sa vie, Farcy avait loue une petite
maison dans le charmant vallon d'Aulnay, pres de Fontenay-aux-Roses ou
l'appelaient ses occupations. Cette convenance, la douceur du lieu, le
voisinage des bois, l'amitie de quelques habitants du vallon, peut-etre
aussi le souvenir des noms celebres qui ont passe la, les parfums
poetiques que les camelias de Chateaubriand ont laisses alentour, tout
lui faisait d'Aulnay un sejour de bonne, de simple et delicieuse vie. Il
realisait pour son compte le voeu qu'un poete de ses amis avait laisse
echapper autrefois en parcourant ce joli paysage:

  Que ce vallon est frais, et que j'y voudrais vivre!
  Le matin, loin du bruit, quel bonheur d'y poursuivre
  Mon doux penser d'hier qui, de mes doigts tresse,
  Tiendrait mon lendemain a la veille enlace!
  La, mille fleurs sans nom, delices de l'abeille;
  La, des pres tout remplis de fraise et de groseille;
  Des bouquets de cerise aux bras des cerisiers;
  Des gazons pour tapis, pour buissons des rosiers;
  Des chataigniers en rond sous le coteau des aulnes;
  Les sentiers du coteau melant leurs sables jaunes
  Au vert doux et touffu des endroits non frayes,
  Et grimpant au sommet le long des flancs rayes;
  Aux plaines d'alentour, dans des foins, de vieux saules
  Plus qu'a demi noyes, et cachant leurs epaules
  Dans leurs cheveux pendants, comme on voit des nageurs;
  De petits horizons nuances de rougeurs;
  De petits fonds riants, deux ou trois blancs villages
  Entrevus d'assez loin a travers des feuillages;
  Oh! que j'y voudrais vivre, au moins vivre un printemps,
  Loin de Paris, du bruit des propos inconstants,
  Vivre sans souvenir!.........

Dans cette retraite heureuse et variee, l'ame de Farcy s'ennoblissait de
jour en jour; son esprit s'elevait, loin des fumees des sens, aux plus
hautes et aux plus sereines pensees. La politique active et quotidienne
ne l'occupait que mediocrement, et sans doute, la veille des
Ordonnances, il en etait encore a ses meditations metaphysiques et
morales, ou a quelque lecture, comme celle des _Harmonies_, dans
laquelle il se plongeait avec enivrement. Nous extrayons religieusement
ici les dernieres pensees ecrites sur son journal; elles sont empreintes
d'un instinct inexplicable et d'un pressentiment sublime:

"Chacun de nous est un artiste qui a ete charge de sculpter lui-meme sa
statue pour son tombeau, et chacun de nos actes est un des traits dont
se forme notre image. C'est a la nature a decider si ce sera la statue
d'un adolescent, d'un homme mur ou d'un vieillard. Pour nous, tachons
seulement qu'elle soit belle et digne d'arreter les regards. Du reste,
pourvu que les formes en soient nobles et pures, il importe peu que ce
soit Apollon ou Hercule, la Diane chasseresse ou la Venus de Praxitele."

"Voyageur, annonce a Sparte que nous sommes morts ici pour obeir a ses
saints commandements."

"Ils moururent irreprochables dans la guerre comme dans l'amitie[79]."

[Note 79: Cette epitaphe et la precedente se trouvent citees par
Jean-Jacques au livre IV de l'_Emile_.]

"Ici reposent les cendres de don Juan Diaz Porlier, general des armees
espagnoles, qui a ete heureux dans ce qu'il a entrepris contre les
ennemis de son pays, mais qui est mort victime des dissensions civiles."

Peut-etre, apres tout, ces nobles epitaphes de heros ne lui
revinrent-elles a l'esprit que le mardi, dans l'intervalle des
Ordonnances a l'insurrection, et comme un echo naturel des heroiques
battements de son coeur. Le mercredi, vers les deux heures apres midi,
a la nouvelle du combat, il arrivait a Paris, rue d'Enfer, chez son ami
Colin, qui se trouvait alors en Angleterre. Il alla droit a une panoplie
d'armes rares suspendue dans le cabinet de son ami, et il se munit d'un
sabre, d'un fusil et de pistolets. Madame Colin essayait de le retenir
et lui recommandait la prudence: "Eh! qui se devouera, madame, lui
repondit-il, si nous, qui n'avons ni femme ni enfants, nous ne bougeons
pas?" Et il sortit pour parcourir la ville. L'aspect du mouvement lui
parut d'abord plus incertain qu'il n'aurait souhaite; il vit quelques
amis: les conjectures etaient contradictoires. Il courut au bureau du
_Globe_, et de la a la maison de sante de M. Pinel, a Chaillot, ou M.
Dubois, redacteur en chef du journal, etait detenu. Les troupes royales
occupaient les Champs-Elysees, et il lui fallut passer la nuit dans
l'appartement de M. Dubois. Son idee fixe, sa crainte etait le manque de
direction; il cherchait les chefs du mouvement, des noms signales, et il
n'en trouvait pas. Il revint le jeudi de grand matin a la ville, par le
faubourg et la rue Saint-Honore, de compagnie avec M. Magnin; chemin
faisant, la vue de quelques cadavres lui remit la colere au coeur et
aussi l'espoir. Arrive a la rue Dauphine, il se separa de M. Magnin en
disant: "Pour moi, je vais reprendre mon fusil que j'ai laisse ici pres,
et me battre." Il revit pourtant dans la matinee M. Cousin, qui voulut
le retenir a la mairie du onzieme arrondissement, et M. Geruzez, auquel
il dit cette parole d'une magnanime equite: "Voici des evenements dont,
plus que personne, nous profiterons; c'est donc a nous d'y prendre part
et d'y aider[80]." Il se porta avec les attaquants vers le Louvre, du
cote du Carrousel; les soldats royaux faisaient un feu nourri dans la
rue de Rohan, du haut d'un balcon qui est a l'angle de cette rue et de
la rue Saint-Honore; Farcy, qui debouchait au coin de la rue de Rohan et
de celle de Montpensier, tomba l'un des premiers, atteint de haut en bas
d'une balle dans la poitrine. C'est la, et non, comme on l'a fait, a la
porte de l'hotel de Nantes, que devrait etre placee la pierre funeraire
consacree a sa memoire. Farcy survecut pres de deux heures a sa
blessure. M. Littre, son ami, qui combattait au meme rang et aux pieds
duquel il tomba, le fit transporter a la distance de quelques pas, dans
la maison du marchand de vin, et le hasard lui amena precisement M.
Loyson, jeune chirurgien de sa connaissance. Mais l'art n'y pouvait
rien: Farcy parla peu, bien qu'il eut toute sa presence d'esprit. M.
Loyson lui demanda s'il desirait faire appeler quelque parent, quelque
ami; Farcy dit qu'il ne desirait personne; et comme M. Loyson insistait,
le mourant nomma un ami qu'on ne trouva pas chez lui, et qui ne fut pas
informe a temps pour venir. Une fois seulement, a un bruit plus violent
qui se faisait dans la rue, il parut craindre que le peuple n'eut le
dessous et ne fut refoule; on le rassura; ce furent ses dernieres
paroles; il mourut calme et grave, recueilli en lui-meme, sans ivresse
comme sans regret. (29 juillet 1830.)

[Note 80: C'est tout a fait le meme raisonnement genereux qui anime,
dans Homere, Sarpedon s'adressant a Glaucus au moment de l'assaut du
camp (_Iliade_, XII): "O Glaucus, pourquoi sommes-nous entre tous
honores en Lycie et par le siege, et par les mets et les coupes
d'honneur? pourquoi tous nous considerent-ils comme des dieux, et a quel
titre, aux rives du Xanthe, possedons-nous notre grand domaine, riche en
vergers et en terres fecondes? C'est pour cela qu'aujourd'hui il nous
faut faire tete au premier rang des Lyciens, et nous lancer au feu de la
melee, afin qu'au moins chacun des notres dise, etc., etc..." Pour Farcy
les avantages a conquerir avaient certes moins de splendeur, et le grand
_domaine_, c'eut ete une chaire. Mais plus le prix reste bourgeois, et
plus est noble l'heroisme, ou, pour l'appeler par son vrai nom, plus est
pur le sentiment du devoir.]

Le corps fut transporte et inhume au Pere-Lachaise, dans la partie du
cimetiere ou reposent les morts de Juillet. Plusieurs personnes, et
entre autres M. Guigniaut, prononcerent de touchants adieux.

Les amis de Farcy n'ont pas ete infideles au culte de la noble victime;
ils lui ont eleve un monument funeraire qui devra etre replace au
veritable endroit de sa chute. M. Colin a vivement reproduit ses traits
sur la toile. M. Cousin lui a dedie sa traduction des _Lois_ de Platon,
se souvenant que Farcy etait mort en combattant pour les _lois_. Et
nous, nous publions ses vers, comme on expose de pieuses reliques[81].

[Note 81: Deux poetes genereux et delicats, dont l'un avait connu
Farcy et dont l'autre l'avait vu seulement, MM. Antony Deschamps et
Brizeux, ont consacre a sa memoire des vers que nous n'avons garde
d'omettre dans cette liste d'hommages funebres. Voici ceux de M.
Deschamps:

  Que ne suis-je couche dans un tombeau profond,
  Perce comme Farcy d'une balle de plomb,
  Lui dont l'ame etait pure, et si pure la vie,
  Sans troubles ni remords egalement suivie!
  Lui qui, lorsque j'etais dans l'_ile Procida_,
  Sur le bord de la mer un matin m'aborda,
  Me parla de Paris, de nos amis de France,
  De Rome qu'il quittait, puis de quelque souffrance...
  Et s'asseyant au seuil d'une blanche maison,
  Lut dans Andre Chenier: _O Sminthee Apollon!_
  Et quand il eut fini cette belle lecture,
  Emu par le climat et la douce nature,
  Se leva brusquement, et me tendant la main,
  Grimpa, comme un chevreau, sur le coteau voisin.

M. Brizeux a dit:

A LA MEMOIRE DE GEORGE FARCY.

  Il adorait
  La France, la Poesie et la Philosophie.
  Que la patrie conserve son nom!
  (Victor Cousin.)

  Oui! toujours j'enviai, Farcy, de te connaitre,
  Toi que si jeune encore on citait comme un maitre.
  Pauvre coeur qui d'un souffle, helas! t'intimidais,
  Attentif a cacher l'or pur que tu gardais!
  Un soir, en nous parlant de Naple et de ses greves,
  Beaux pays enchantes ou se plaisaient tes reves,
  Ta bouche eut un instant la douceur de Platon;
  Tes amis souriaient,... lorsque, changeant de ton,
  Tu devins brusque et sombre, et te mordis la levre,
  Fantasque, impatient, retif comme la chevre!
  Ainsi tu te plaisais a secouer la main
  Qui venait sur ton front essuyer ton chagrin.
  Que dire? le linceul aujourd'hui te recouvre,
  Et, j'en ai peur, c'est lui que tu cherchais au Louvre.
  Paix a toi, noble coeur! ici tu fus pleure
  Par un ami bien vrai, de toi-meme ignore;
  La-haut, rejouis-toi! Platon parmi les Ombres
  Te dit le Verbe pur, Pythagore les Nombres.
]

Mais s'il nous est permis de parler un moment en notre propre nom,
disons-le avec sincerite, le sentiment que nous inspire la memoire de
Farcy n'est pas celui d'un regret vulgaire; en songeant a la mort
de notre ami, nous serions tente plutot de l'envier. Que ferait-il
aujourd'hui, s'il vivait? que penserait-il? que sentirait-il? Ah!
certes, il serait encore le meme, loyal, solitaire, independant, ne
jurant par aucun parti, s'engouant peu pour tel ou tel personnage; au
lieu de professer la philosophie chez M. Morin, il la professerait dans
un College royal; rien d'ailleurs ne serait change a sa vie modeste,
ni a ses pensees; il n'aurait que quelques illusions de moins, et ce
desappointement penible que le regime heritier de la Revolution
de Juillet fait eprouver a toutes les ames amoureuses d'idees et
d'honneur[82]. Il aurait foi moins que jamais aux hommes; et, sans
desesperer des progres d'avenir, il serait triste et degoute dans le
present. Son stoicisme se serait refugie encore plus avant dans la
contemplation silencieuse des choses; la realite pratique, indigne de le
passionner, ne lui apparaitrait de jour en jour davantage que sous le
cote mediocre des interets et du bien-etre; il s'y accommoderait en
sage, avec moderation; mais cela seul est deja trop: la tiedeur s'ensuit
a la longue; fatigue d'enthousiasme, une sorte d'ironie involontaire,
comme chez beaucoup d'esprits superieurs, l'aurait peut-etre gagne avec
l'age: il a mieux fait de bien mourir!--Disons seulement, en usant d'un
mot du choeur antique: "Ah! si les belles et bonnes ames comme la sienne
pouvaient avoir deux jeunesses[83]!"

[Note 82: Ce mot est dur pour la monarchie de Juillet; je ne l'aurais
pas ecrit plus tard; et pourtant il exprime un sentiment que bien des
hommes de ma generation partagerent. Et cette monarchie, malgre ses
merites raisonnes, ne put jamais s'absoudre de cette tache originelle
qui la fit sembler peureuse et circonspecte a l'exces en naissant. On
est coupable en France, quelque interet qu'on allegue, si l'on manque,
faute d'elan, certains moments de grandeur et de gloire qui ne se
retrouvent plus. Il n'est qu'un temps pour la jeunesse: nous avions
lieu, en 1830, d'esperer pour la notre un regime plus actif et plus
genereux que celui de la parole. Nous fumes refoules et nous souffrimes.
La litterature me consola.]

[Note 83: Euripide, _Hercules furens_ (edit. de Boissonade, v. 648).]

Juin 1831.

NOTE.--Bien des annees apres avoir ecrit cette Notice, j'ai recu de M.
Geruzez, heritier des papiers de Farcy, la communication d'une note qui
me concernait moi-meme, et qui m'a montre que Farcy avait bien voulu
s'occuper de mes essais poetiques d'alors: il y juge _Joseph Delorme_ et
_les Consolation_, d'une maniere psychologique et morale qui est a lui.
Ce jugement est assez favorable pour que je m'en honore, et il est a la
fois assez severe pour que j'ose le reproduire ici:

"Dans le premier ouvrage (dans _Joseph Delorme_), dit-il, c'etait une
ame fletrie par des etudes trop positives et par les habitudes des sens
qui emportent un jeune homme timide, pauvre, et en meme temps delicat et
instruit; car ces hommes ne pouvant se plaire a une liaison continuee ou
on ne leur rapporte en echange qu'un esprit vulgaire et une ame faconnee
a l'image de cet esprit, ennuyes et ennuyeux aupres de telles femmes,
et d'ailleurs ne pouvant plaire plus haut ni par leur audace ni par des
talents encore caches, cherchent le plaisir d'une heure qui amene le
degout de soi-meme. Ils ressemblent a ces femmes bien elevees et sans
richesses, qui ne peuvent souffrir un epoux vulgaire, et a qui une union
mieux assortie est interdite par la fortune.

"Il y a une audace et un abandon dans la confidence des mouvements d'un
pareil coeur, bien rares en notre pays et qui annoncent le poete.

"Aujourd'hui (dans _les Consolations_) il sort de sa debauche et de son
ennui; son talent mieux connu, une vie litteraire qui ressemble a un
combat, lui ont donne de l'importance et l'ont sauve de l'affaissement.
Son ame honnete et pure a ressenti cette renaissance avec tendresse,
avec reconnaissance. Il s'est tourne vers Dieu d'ou vient la paix et la
joie.

"Il n'est pas sorti de son abattement par une violente secousse: c'est
un esprit trop analytique, trop reflechi, trop habitue a user ses
impressions en les commentant, a se dedaigner lui-meme en s'examinant
beaucoup; il n'a rien en lui pour etre epris eperdument et pousser sa
passion avec emportement et audace; plus tard peut-etre: aujourd'hui il
cherche, il attend et se defie.

"Mais son coeur lui echappe et s'attache a une fausse image de l'amour.
L'etude, la meditation religieuse, l'amitie l'occupent si elles ne
le remplissent pas, et detournent ses affections. La pensee de l'art
noblement concu le soutient et donne a ses travaux une dignite que
n'avaient pas ses premiers essais, simples epanchements de son ame et de
sa vie habituelle.--Il comprend tout, aspire a tout, et n'est maitre
de rien ni de lui-meme. Sa poesie a une ingenuite de sentiments et
d'emotions qui s'attachent a des objets pour lesquels le grand nombre
n'a guere de sympathie, et ou il y a plutot travers d'esprit ou
habitudes bizarres de jeune homme pauvre et souffreteux, qu'attachement
naturel et poetique. La misere domestique vient gemir dans ses vers a
cote des elans d'une noble ame et causer ce contraste penible qu'on
retrouve dans certaines scenes de Shakspeare (_Lear_, etc), qui excite
notre pitie, mais non pas une emotion plus sublime.

"Ces gouts changeront; cette sincerite s'alterera; le poete se revelera
avec plus de pudeur, il nous montrera les blessures de son ame, les
pleurs de ses yeux, mais non plus les fletrissures livides de ses
membres, les egarements obscurs de ses sens, les haillons de son
indigence morale. Le libertinage est poetique quand c'est un emportement
du principe passionne en nous, quand c'est philosophie audacieuse, mais
non quand il n'est qu'un egarement furtif, une confession honteuse. Cet
etat convient mieux au pecheur qui va se regenerer; il va plus mal au
poete qui doit toujours marcher simple et le front leve; a qui il faut
l'enthousiasme ou les amertumes profondes de la passion.

"L'auteur prend encore tous ses plaisirs dans la vie solitaire, mais
il y est ramene par l'ennui de ce qui l'entoure, et aussi effraye par
l'immensite ou il se plonge en sortant de lui-meme. En rentrant dans
sa maison, il se sent plus a l'aise, il sent plus vivement par le
contraste; il cherit son etroit horizon ou il est a l'abri de ce qui
le gene, ou son esprit n'est pas vaguement egare par une trop vaste
perspective. Mais si la foule lui est insupportable, le vaste espace
l'accable encore, ce qui est moins poetique. Il n'a pas pris assez de
fierte et d'etendue pour dominer toute cette nature, pour l'ecouter, la
comprendre, la traduire dans ses grands spectacles. Sa poesie par la est
etroite, chetive, etouffee: on n'y voit pas un miroir large et pur de
la nature dans sa grandeur, la force et la plenitude de sa vie: ses
tableaux manquent d'air et de lointains fuyants.

"Il s'efforce d'aimer et de croire, parce que c'est la-dedans qu'est le
poete: mais sa marche vers ce sentiment est critique et logique, si
je puis ainsi dire. Il va de l'amitie a l'amour comme il a ete de
l'incredulite a l'elan vers Dieu.

"Cette amitie n'est ni morale ni poetique..."

Ici s'arrete la note inachevee. Si jamais le troisieme Recueil qui fait
suite immediatement aux _Consolations_ et a _Joseph Delorme_, et qui
n'est que le developpement critique et poetique des memes sentiments
dans une application plus precise, vient a paraitre (ce qui ne saurait
avoir lieu de longtemps), il me semble, autant qu'on peut prononcer
sur soi-meme, que le jugement de Farcy se trouvera en bien des points
confirme.



DIDEROT

J'ai toujours aime les correspondances, les conversations, les pensees,
tous les details du caractere, des moeurs, de la biographie, en un mot,
des grands ecrivains; surtout quand cette biographie comparee n'existe
pas deja redigee par un autre, et qu'on a pour son propre compte a la
construire, a la composer. On s'enferme pendant une quinzaine de jours
avec les ecrits d'un mort celebre, poete ou philosophe; on l'etudie, on
le retourne, on l'interroge a loisir; on le fait poser devant soi; c'est
presque comme si l'on passait quinze jours a la campagne a faire le
portrait ou le buste de Byron, de Scott, de Goethe; seulement on est
plus a l'aise avec son modele, et le tete-a-tete, en meme temps qu'il
exige un peu plus d'attention, comporte beaucoup plus de familiarite.
Chaque trait s'ajoute a son tour, et prend place de lui-meme dans cette
physionomie qu'on essaye de reproduire; c'est comme chaque etoile qui
apparait successivement sous le regard et vient luire a son point dans
la trame d'une belle nuit. Au type vague, abstrait, general, qu'une
premiere vue avait embrasse, se mele et s'incorpore par degres une
realite individuelle, precise, de plus en plus accentuee et vivement
scintillante; on sent naitre, on voit venir la ressemblance; et le jour,
le moment ou l'on a saisi le tic familier, le sourire revelateur, la
gercure indefinissable, la ride intime et douloureuse qui se cache en
vain sous les cheveux deja clair-semes,--a ce moment l'analyse disparait
dans la creation, le portrait parle et vit, on a trouve l'homme. Il y
a plaisir en tout temps a ces sortes d'etudes secretes, et il y aura
toujours place pour les productions qu'un sentiment vif et pur en
saura tirer. Toujours, nous le croyons, le gout et l'art donneront de
l'a-propos et quelque duree aux oeuvres les plus courtes, et les plus
individuelles, si, en exprimant une portion meme restreinte de la nature
et de la vie, elles sont marquees de ce sceau unique de diamant, dont
l'empreinte se reconnait tout d'abord, qui se transmet inalterable et
imperfectible a travers les siecles, et qu'on essayerait vainement
d'expliquer ou de contrefaire. Les revolutions passent sur les peuples,
et font tomber les rois comme des tetes de pavots; les sciences
s'agrandissent et accumulent; les philosophies s'epuisent; et cependant
la moindre perle, autrefois eclose du cerveau de l'homme, si le temps
et les barbares ne l'ont pas perdue en chemin, brille encore aussi pure
aujourd'hui qu'a l'heure de sa naissance. On peut decouvrir demain toute
l'Egypte et toute l'Inde, lire au coeur des religions antiques, en
tenter de nouvelles, l'ode d'Horace a Lycoris n'en sera, ni plus
ni moins, une de ces perles dont nous parlons. La science, les
philosophies, les religions sont la, a cote, avec leurs profondeurs et
leurs gouffres souvent insondables; qu'importe? elle, la perle limpide
et une fois nee, se voit fixe au haut de son rocher, sur le rivage,
dominant cet ocean qui remue et varie sans cesse; plus humide, plus
cristalline, plus radieuse au soleil apres chaque tempete. Ceci ne veut
pas dire au moins que la perle et l'ocean d'ou elle est sortie un jour
ne soient pas lies par beaucoup de rapports profonds et mysterieux,
ou, en d'autres termes, que l'art soit du tout independant de la
philosophie, de la science et des revolutions d'alentour. Oh! pour cela,
non; chaque ocean donne ses perles, chaque climat les murit diversement
et les colore; les coquillages du golfe Persique ne sont pas ceux de
l'Islande. Seulement l'art, dans la force de generation qui lui est
propre, a quelque chose de fixe, d'accompli, de definitif, qui cree a un
moment donne et dont le produit ne meurt plus; qui ne varie pas avec les
niveaux; qui n'expire ni ne grossit avec les vagues; qui ne se mesure ni
au poids ni a la brasse, et qui, au sein des courants les plus mobiles,
organise une certaine quantite de touts, grands et petits, dont les plus
choisis et les mieux venus, une fois extraits de la masse flottante,
n'y peuvent jamais rentrer. C'est ce qui doit consoler et soutenir les
artistes jetes en des jours d'orages. Partout il y a moyen pour eux de
produire quelque chose; peu ou beaucoup, l'essentiel est que ce _quelque
chose_ soit le mieux, et porte en soi, precieusement gravee a l'un des
coins, la marque eternelle. Voila ce que nous avions besoin de nous dire
avant de nous remettre, nous, critique litteraire, a l'etude curieuse de
l'art, et a l'examen attentif des grands individus du passe; il nous a
semble que, malgre ce qui a eclate dans le monde et ce qui s'y remue
encore, un portrait de Regnier, de Boileau, de La Fontaine, d'Andre
Chenier, de l'un de ces hommes dont les pareils restent de tout temps
fort rares, ne serait pas plus une puerilite aujourd'hui qu'il y a un
an; et en nous prenant cette fois a Diderot philosophe et artiste, en
le suivant de pres dans son intimite attrayante, en le voyant dire, en
l'ecoutant penser aux heures les plus familieres, nous y avons gagne du
moins, outre la connaissance d'un grand homme de plus, d'oublier pendant
quelques jours l'affligeant spectacle de la societe environnante, tant
de misere et de turbulence dans les masses, un si vague effroi, un si
devorant egoisme dans les classes elevees, les gouvernements sans idees
ni grandeur, des nations heroiques qu'on immole, le sentiment de patrie
qui se perd et que rien de plus large ne remplace, la religion retombee
dans l'arene d'ou elle a le monde a reconquerir, et l'avenir de plus en
plus nebuleux, recelant un rivage qui n'apparait pas encore.

Il n'en etait pas tout a fait ainsi du temps de Diderot. L'oeuvre
de destruction commencait alors a s'entamer au vif dans la theorie
philosophique et politique; la tache, malgre les difficultes du moment,
semblait fort simple; les obstacles etaient bien tranches, et l'on se
portait a l'assaut avec un concert admirable et des esperances a la fois
prochaines et infinies. Diderot, si diversement juge, est de tous
les hommes du XVIIIe siecle celui dont la personne resume le plus
completement l'insurrection philosophique avec ses caracteres les plus
larges et les plus contrastes. Il s'occupa peu de politique, et la
laissa a Montesquieu, a Jean-Jacques et a Raynal; mais en philosophie
il fut en quelque sorte l'ame et l'organe du siecle, le theoricien
dirigeant par excellence. Jean-Jacques etait spiritualiste, et par
moments une espece de calviniste socinien: il niait les arts, les
sciences, l'industrie, la perfectibilite, et par toutes ces faces
heurtait son siecle plutot qu'il ne le reflechissait. Il faisait, a
plusieurs egards, exception dans cette societe libertine, materialiste
et eblouie de ses propres lumieres. D'Alembert etait prudent,
circonspect, sobre et frugal de doctrine, faible et timide de caractere,
sceptique en tout ce qui sortait de la geometrie; ayant deux paroles,
une pour le public, l'autre dans le prive, philosophe de l'ecole de
Fontenelle; et le XVIIIe siecle avait l'audace au front, l'indiscretion
sur les levres, la foi dans l'incredulite, le debordement des discours,
et lachait la verite et l'erreur a pleines mains. Buffon ne manquait pas
de foi en lui-meme et en ses idees, mais il ne les prodiguait pas; il
les elaborait a part, et ne les emettait que par intervalles, sous
une forme pompeuse dont la magnificence etait a ses yeux le merite
triomphant. Or, le XVIIIe siecle passe avec raison pour avoir ete
prodigue d'idees, familier et prompt, tout a tous, ne haissant pas le
deshabille; et quand il s'etait trop echauffe en causant de verve, en
dissertant dans le salon pour ou contre Dieu, ma foi! il ne se faisait
pas faute alors, le bon siecle, d'oter sa perruque, comme l'abbe
Galiani, et de la suspendre au dos d'un fauteuil. Condillac, si vante
depuis sa mort pour ses subtiles et ingenieuses analyses, ne vecut pas
au coeur de son epoque, et n'en represente aucunement la plenitude, le
mouvement et l'ardeur. Il etait cite avec consideration par quelques
hommes celebres; d'autres l'estimaient d'assez mince etoffe. En somme,
on s'occupait peu de lui; il n'avait guere d'influence. Il mourut dans
l'isolement, atteint d'une sorte de marasme cause par l'oubli. Juger
la philosophie du XVIIIe siecle d'apres Condillac, c'est se decider
d'avance a la voir tout entiere dans une psychologie pauvre et etriquee.
Quelque etat qu'on en fasse, elle etait plus forte que cela. Cabanis et
M. de Tracy, qui ont beaucoup insiste, comme par precaution oratoire,
sur leur filiation avec Condillac, se rattachent bien plus directement,
pour les solutions metaphysiques d'origine et de fin, de substance et
de cause, pour les solutions physiologiques d'organisation et de
sensibilite, a Condorcet, a d'Holbach, a Diderot; et Condillac est
precisement muet sur ces enigmes, autour desquelles la curiosite de son
siecle se consuma. Quant a Voltaire, meneur infatigable, d'une aptitude
d'action si merveilleuse, et philosophe pratique en ce sens, il
s'inquieta peu de construire ou meme d'embrasser toute la theorie
metaphysique d'alors; il se tenait au plus clair, il courait au plus
presse, il visait au plus droit, ne perdant aucun de ses coups,
harcelant de loin les hommes et les dieux, comme un Parthe, sous ses
fleches sifflantes. Dans son impitoyable verve de bon sens, il alla meme
jusqu'a railler a la legere les travaux de son epoque a l'aide desquels
la chimie et la physiologie cherchaient a eclairer les mysteres de
l'organisation. Apres la Theodicee de Leibnitz, les anguilles de Needham
lui paraissaient une des plus droles imaginations qu'on put avoir. La
faculte philosophique du siecle avait donc besoin, pour s'individualiser
en un genie, d'une tete a conception plus patiente et plus serieuse que
Voltaire, d'un cerveau moins etroit et moins effile que Condillac; il
lui fallait plus d'abondance, de source vive et d'elevation solide que
dans Buffon, plus d'ampleur et de decision fervente que chez d'Alembert,
une sympathie enthousiaste pour les sciences, l'industrie et les arts,
que Rousseau n'avait pas. Diderot fut cet homme; Diderot, riche et
fertile nature, ouverte a tous les germes, et les fecondant en son sein,
les transformant presque au hasard par une force spontanee et confuse;
moule vaste et bouillonnant ou tout se fond, ou tout se broie, ou tout
fermente; capacite la plus encyclopedique qui fut alors, mais capacite
active, devorante a la fois et vivifiante, animant, embrasant tout ce
qui y tombe, et le renvoyant au dehors dans des torrents de flamme et
aussi de fumee; Diderot, passant d'une machine a bas qu'il demonte et
decrit, aux creusets de d'Holbach et de Rouelle, aux considerations de
Bordeu; dissequant, s'il le veut, l'homme et ses sens aussi dextrement
que Condillac, dedoublant le fil de cheveu le plus tenu sans qu'il se
brise, puis tout d'un coup rentrant au sein de l'etre, de l'espace, de
la nature, et taillant en plein dans la grande geometrie metaphysique
quelques larges lambeaux, quelques pages sublimes et lumineuses que
Malebranche ou Leibnitz auraient pu signer avec orgueil s'ils n'eussent
ete chretiens[84]; esprit d'intelligence, de hardiesse et de conjecture,
alternant du fait a la reverie, flottant de la majeste au cynisme, bon
jusque dans son desordre, un peu mystique dans son incredulite, et
auquel il n'a manque, comme a son siecle, pour avoir l'harmonie, qu'un
rayon divin, un _fiat lux_, une idee regulatrice, un Dieu[85].

[Note 84: _Chretiens?_ cela est plus vrai de Malebranche que de
Leibnitz.]

[Note 85: Grimm avait deja compare la tete de Diderot a la nature
telle que celui-ci la concevait, riche, fertile, douce et sauvage,
simple et majestueuse, bonne et sublime, _mais sans aucun principe
dominant, sans maitre et sans Dieu_.]

Tel devait etre, au XVIIIe siecle, l'homme fait pour presider a
l'atelier philosophique, le chef du camp indiscipline des penseurs,
celui qui avait puissance pour les organiser en volontaires, les rallier
librement, les exalter, par son entrain chaleureux, dans la conspiration
contre l'ordre encore subsistant. Entre Voltaire, Buffon, Rousseau
et d'Holbach, entre les chimistes et les beaux-esprits, entre les
geometres, les mecaniciens et les litterateurs, entre ces derniers et
les artistes, sculpteurs ou peintres, entre les defenseurs du gout
ancien et les novateurs comme Sedaine, Diderot fut un lien. C'etait lui
qui les comprenait le mieux tous ensemble et chacun isolement, qui les
appreciait de meilleure grace, et les portait le plus complaisamment
dans son coeur; qui, avec le moins de personnalite et de _quant-a-soi_,
se transportait le plus volontiers de l'un a l'autre. Il etait donc bien
propre a etre le centre mobile, le pivot du tourbillon; a mener la ligue
a l'attaque avec concert, inspiration et quelque chose de tumultueux et
de grandiose dans l'allure. La tete haute et un peu chauve, le front
vaste, les tempes decouvertes, l'oeil en feu ou humide d'une grosse
larme, le cou nu et, comme il l'a dit, _debraille, le dos bon et rond_,
les bras tendus vers l'avenir; melange de grandeur et de trivialite,
d'emphase et de naturel, d'emportement fougueux et d'humaine sympathie;
tel qu'il etait, et non tel que l'avaient gate Falconet et Vanloo, je me
le figure dans le mouvement theorique du siecle, precedant dignement
ces hommes d'action qui ont avec lui un air de famille, ces chefs d'un
ascendant sans morgue, d'un heroisme souille d'impur, glorieux malgre
leurs vices, gigantesques dans la melee, au fond meilleurs que leur vie:
Mirabeau, Danton, Kleber.

Denis Diderot etait ne a Langres, en octobre 1713, d'un pere coutelier.
Depuis deux cents ans cette profession se transmettait par heritage dans
la famille avec les humbles vertus, la piete, le sens et l'honneur des
vieux temps. Le jeune Denis, l'aine des enfants, fut d'abord destine a
l'etat ecclesiastique, pour succeder a un oncle chanoine. On le mit de
bonne heure aux Jesuites de la ville, et il y fit de rapides progres.
Ces premieres annees, cette vie de famille et d'enfance, qu'il aimait a
se rappeler et qu'il a consacree en plusieurs endroits de ses ecrits,
laisserent dans sa sensibilite de profondes empreintes. En 1760, au
Grandval, chez le baron d'Holbach, partage entre la societe la plus
seduisante et les travaux de philosophie ancienne qu'il redigeait pour
l'Encyclopedie, ces circonstances d'autrefois lui revenaient a l'esprit
avec larmes; il remontait par la reverie le cours de sa _triste et
tortueuse compatriote_, la Marne, qu'il retrouvait la, sous ses yeux, au
pied des coteaux de Chenevieres et de Champigny; son coeur nageait dans
les souvenirs, et il ecrivait a son amie, mademoiselle Voland: "Un des
moments les plus doux de ma vie, ce fut, il y a plus de trente ans,
et je m'en souviens comme d'hier, lorsque mon pere me vit arriver du
college, les bras charges des prix que j'avais remportes, et les epaules
chargees des couronnes qu'on m'avait decernees, et qui, trop larges pour
mon front, avaient laisse passer ma tete. Du plus loin qu'il m'apercut,
il laissa son ouvrage, il s'avanca sur sa porte et se mit a pleurer.
C'est une belle chose qu'un homme de bien et severe, qui pleure!" Madame
de Vandeul, fille unique et si cherie de Diderot, nous a laisse quelques
anecdotes sur l'enfance de son pere, que nous ne repeterons pas, et
qui toutes attestent la vivacite d'impressions, la petulance, la bonte
facile de cette jeune et precoce nature. Diderot a cela de particulier
entre les grands hommes du XVIIIe siecle, d'avoir eu une _famille_, une
famille tout a fait bourgeoise, de l'avoir aimee tendrement, de s'y etre
rattache toujours avec effusion, cordialite et bonheur. Philosophe a la
mode et personnage celebre, il eut toujours son bon pere _le forgeron_,
comme il disait, son frere l'abbe, sa soeur la menagere, sa chere
petite fille Angelique; il parlait d'eux tous delicieusement; il ne fut
satisfait que lorsqu'il eut envoye a Langres son ami Grimm embrasser son
vieux pere. Je n'ai guere vu trace de rien de pareil chez Jean-Jacques,
d'Alembert (et pour cause), le comte de Buffon, ou ce meme M. de Grimm,
ou M. Arouet de Voltaire.

Les jesuites chercherent a s'attacher Diderot; il eut une veine
d'ardente devotion; on le tonsura vers douze ans, et on essaya meme un
jour de l'enlever de Langres pour disposer de lui plus a l'aise. Ce
petit evenement decida son pere a l'amener a Paris, ou il le placa au
college d'Harcourt. Le jeune Diderot s'y montra bon ecolier et surtout
excellent camarade. On rapporte que l'abbe de Bernis et lui dinerent
plus d'une fois alors au cabaret a six sous par tete[86]. Ses etudes
finies, il entra chez un procureur, M. Clement de Ris, son compatriote,
pour y etudier le droit et les lois, ce qui l'ennuya bien vite. Ce
degout de la chicane le brouilla avec son pere, qui sentait le besoin
de brider, de mater par l'etude un naturel aussi passionne, et qui le
pressait de faire choix d'un etat quelconque ou de rentrer sous le toit
paternel. Mais le jeune Diderot sentait deja ses forces, et une vocation
irresistible l'entrainait hors des voies communes. Il osa desobeir a ce
bon pere qu'il venerait, et seul, sans appui, brouille avec sa famille
(quoique sa mere le secourut sous main et par intervalles), loge dans un
taudis, dinant toujours a six sous, le voila qui tente de se fonder
une existence d'independance et d'etude; la geometrie et le grec le
passionnent, et il reve la gloire du theatre. En attendant, tous les
genres de travaux qui s'offraient lui etaient bien venus; le metier de
journaliste, comme nous l'entendons, n'existait pas alors, sans quoi
c'eut ete le sien. Un jour, un missionnaire lui commanda six sermons
pour les colonies portugaises, et il les fabriqua. Il essaya de se faire
le precepteur particulier des fils d'un riche financier, mais cette vie
d'assujettissement lui devint insupportable au bout de trois mois. Sa
plus sure ressource etait de donner des lecons de mathematiques: il
apprenait lui-meme tout en montrant aux autres. C'est plaisir de
retrouver, dans _le Neveu de Hameau, la redingote de peluche grise_
avec laquelle il se promenait _au Luxembourg en ete, dans l'allee des
Soupirs_, et de le voir trottant, au sortir de la, sur le pave de Paris,
_en manchettes dechirees et en bas de laine noire recousus par derriere
avec du fil blanc_. Lui qui regretta plus tard si eloquemment _sa
vieille robe de chambre_, combien davantage ne dut-il pas regretter
cette redingote de peluche qui lui eut retrace toute sa vie de jeunesse,
de misere et d'epreuves! Comme il l'aurait fierement suspendue dans son
cabinet decore d'un luxe recent! Comme il se serait ecrie a plus juste
titre, en voyant cette relique, telle qu'il les aimait: "Elle me
rappelle mon premier etat, et l'orgueil s'arrete a l'entree de mon
coeur. Non, mon ami, non, je ne suis point corrompu. Ma porte s'ouvre
toujours au besoin qui s'adresse a moi, il me trouve la meme affabilite;
je l'ecoute, je le conseille, je le plains. Mon ame ne s'est point
endurcie, ma tete ne s'est point relevee; mon dos est bon et rond comme
ci-devant. C'est le meme ton de franchise, c'est la meme sensibilite;
mon luxe est de fraiche date, et le poison n'a point encore Agi." Et que
n'eut-il pas ajoute, si l'eternelle redingote de peluche s'etait trouvee
precisement la meme qu'il portait ce jour de mardi gras ou, tombe au
plus bas de la detresse, epuise de marche, defaillant d'inanition,
secouru par la pitie d'une femme d'auberge, il jura, tant qu'il aurait
un sou vaillant, de ne jamais refuser un pauvre, et de tout donner
plutot que d'exposer son semblable a une journee de pareilles tortures?

[Note 86: Diderot, dans l'avertissement qui precede l'_Addition a la
Lettre sur les Sourds et Muets_, declare qu'_il n'a jamais eu l'honneur
de voir M. l'abbe de Bernis_; mais ceci n'est qu'une feinte. Diderot
n'etait pas cense auteur de la lettre; et nous devons dire, en biographe
scrupuleux, que l'anecdote des joyeux diners a six sous par tete entre
le philosophe adolescent et le futur cardinal ne nous semble pas pour
cela moins authentique.]

Ses moeurs, au milieu de cette vie incertaine, n'etaient pas ce qu'on
pourrait imaginer; on voit, par un aveu qu'il fait a mademoiselle Voland
(t. II, p. 108), l'aversion qu'il concut de bonne heure pour les faciles
et dangereux plaisirs. Ce jeune homme, abandonne, necessiteux, ardent,
dont la plume acquit par la suite un renom d'impurete; qui, selon son
propre temoignage, possedait assez bien son Petrone, et des petits
madrigaux infames de Catulle pouvait reciter les trois quarts sans
honte; ce jeune homme echappa a la corruption du vice, et, dans l'age le
plus furieux, parvint a sauver les tresors de ses sens et les illusions
de son coeur. Il dut ce bienfait a l'amour. La jeune fille qu'il aima
etait une demoiselle dechue, une ouvriere pauvre, vivant honnetement
avec sa mere du travail de ses mains. Diderot la connut comme voisine,
la desira eperdument, se fit agreer d'elle, et l'epousa malgre les
remontrances economiques de la mere; seulement il contracta ce mariage
en secret, pour eviter l'opposition de sa propre famille, que trompaient
sur son compte de faux rapports. Jean-Jacques, dans ses _Confessions_, a
juge fort dedaigneusement l'Annette de Diderot, a laquelle il prefere
de beaucoup sa Therese. Sans nous prononcer entre ces deux compagnes
de grands hommes, il parait en effet que, bonne femme au fond, madame
Diderot etait d'un caractere tracassier, d'un esprit commun, d'une
education vulgaire, incapable de comprendre son mari et de suffire a
ses affections. Tous ces facheux inconvenients, que le temps developpa,
disparurent alors dans l'eclat de sa beaute. Diderot eut d'elle jusqu'a
quatre enfants, dont un seul, une fille, survecut. Apres une de ses
premieres couches, il expedia la mere et sans doute aussi le nourrisson
a Langres, pres de sa famille, pour forcer la reconciliation. Ce moyen
pathetique reussit, et toutes les preventions qui avaient dure des
annees s'evanouirent en vingt-quatre heures. Cependant, accable de
nouvelles charges, livre a des travaux penibles, traduisant, aux gages
des libraires, quelques ouvrages anglais, une _Histoire de la Grece_, un
_Dictionnaire de Medecine_, et meditant deja l'Encyclopedie, Diderot se
desenchanta bien promptement de cette femme, pour laquelle il avait si
pesamment greve son avenir. Madame de Puisieux (autre erreur) durant dix
annees, mademoiselle Voland, la seule digne de son choix, durant toute
la seconde moitie de sa vie, quelques femmes telles que madame de
Prunevaux plus passagerement, l'engagerent dans des liaisons etroites
qui devinrent comme le tissu meme de son existence interieure. Madame de
Puisieux fut la premiere: coquette et aux expedients, elle ajouta aux
embarras de Diderot, et c'est pour elle qu'il traduisit l'_Essai sur
le Merite et la Vertu_, qu'il fit les _Pensees philosophiques_,
l'_Interpretation de la Nature_, la _Lettre sur les Aveugles_, et les
_Bijoux indiscrets_, offrande mieux assortie et moins severe. Madame
Diderot, negligee par son mari, se resserra dans ses gouts peu eleves;
elle eut son petit monde, ses petits entours, et Diderot ne se rattacha
plus tard a son domestique que par l'education de sa fille. On
comprendra, d'apres de telles circonstances, comment celui des
philosophes du siecle qui sentit et pratiqua le mieux la moralite de la
famille, qui cultiva le plus pieusement les relations de pere, de fils,
de frere, eut en meme temps une si fragile idee de la saintete du
mariage, qui est pourtant le noeud de tout le reste; on saisira aisement
sous quelle inspiration personnelle il fit dire a l'O-taitien dans le
_Supplement au Voyage de Bougainville_: "Rien te parait-il plus insense
qu'un precepte qui proscrit le changement qui est en nous, qui commande
une constance qui n'y peut etre, et qui viole la liberte du male et de
la femelle en les enchainant pour jamais l'un a l'autre; qu'une fidelite
qui borne la plus capricieuse des jouissances a un meme individu; qu'un
serment d'immutabilite de deux etres de chair a la face d'un ciel qui
n'est pas un instant le meme, sous des antres qui menacent ruine, au bas
d'une roche qui tombe en poudre, au pied d'un arbre qui se gerce, sur
une pierre qui s'ebranle?" Ce fut une singuliere destinee de Diderot,
et bien explicable d'ailleurs par son exaltation naive et
contagieuse, d'avoir eprouve ou inspire dans sa vie des sentiments si
disproportionnes avec le merite veritable des personnes. Son premier,
son plus violent amour, l'enchaina pour jamais a une femme qui n'avait
aucune convenance reelle avec lui. Sa plus violente amitie, qui fut
aussi passionnee qu'un amour, eut pour objet Grimm, bel esprit fin,
piquant, agreable, mais coeur egoiste et sec[87]. Enfin la plus violente
admiration qu'il fit naitre lui vint de Naigeon, Naigeon adorateur
fetichiste de son philosophe, comme Brossette l'etait de son poete,
espece de disciple badaud, de bedeau fanatique de l'atheisme. Femme,
ami, disciple, Diderot se meprit donc dans ses choix; La Fontaine n'eut
pas ete plus malencontreux que lui; au reste, a part le chapitre de sa
femme, il ne semble guere que lui-meme il se soit jamais avise de ses
meprises.

[Note 87: Ceci est trop severe pour Grimm; je suis revenu, depuis, a
de meilleures idees sur son compte, en l'etudiant de pres.]

Tout homme doue de grandes facultes, et venu en des temps ou elles
peuvent se faire jour, est comptable, par-devant son siecle et
l'humanite, d'une oeuvre en rapport avec les besoins generaux de
l'epoque et qui aide a la marche du progres. Quels que soient ses gouts
particuliers, ses caprices, son humeur de paresse ou ses fantaisies de
hors-d'oeuvre, il doit a la societe un monument public, sous peine
de rejeter sa mission et de gaspiller sa destinee. Montesquieu par
l'_Esprit des Lois_, Rousseau par l'_Emile_ et la _Contrat social_,
Buffon par l'_Histoire naturelle_, Voltaire par tout l'ensemble de ses
travaux, ont rendu temoignage a cette loi sainte du genie, en vertu de
laquelle il se consacre a l'avancement des hommes; Diderot, quoi qu'on
en ait dit legerement, n'y a pas non plus manque[88]. On lui accorde
de reste les fantaisies humoristes, les boutades d'une saillie
incomparable, les chaudes esquisses, les riches prets a fonds perdu dans
les ouvrages et sous le nom de ses amis, le don des romans, des lettres,
des causeries, des contes, les _petits-papiers_, comme il les appelait,
c'est-a-dire les petits chefs-d'oeuvre, le morceau sur les femmes, _la
Religieuse_, madame de La Pommeraie, mademoiselle La Chaux, madame de La
Carliere, les heritiers du cure de Thivet;--ce que nous tenons ici a lui
maintenir, c'est son titre social, sa piece monumentale, l'Encyclopedie!
Ce ne devait etre a l'origine qu'une traduction revue et augmentee du
Dictionnaire anglais de Chalmers, une speculation de librairie. Diderot
feconda l'idee premiere et concut hardiment un repertoire universel
de la connaissance humaine a son epoque. Il mit vingt-cinq ans a
l'executer. Il fut a l'interieur la pierre angulaire et vivante de
cette construction collective, et aussi le point de mire de toutes les
persecutions, de toutes les menaces du dehors. D'Alembert, qui s'y etait
attache surtout par convenance d'interet, et dont la Preface ingenieuse
a beaucoup trop assume, pour ceux qui ne lisent que les prefaces, la
gloire eminente de l'ensemble, deserta au beau milieu de l'entreprise,
laissant Diderot se debattre contre l'acharnement des devots, la
pusillanimite des libraires, et sous un enorme surcroit de redaction.
Grace a sa prodigieuse verve de travail, a l'universalite de ses
connaissances, a cette facilite multiple acquise de bonne heure dans
la detresse, grace surtout a ce talent moral de rallier autour de
lui, d'inspirer et d'exciter ses travailleurs, il termina cet edifice
audacieux, d'une masse a la fois menacante et reguliere: si l'on cherche
le nom de l'architecte, c'est le sien qu'il faut y lire. Diderot savait
mieux que personne les defauts de son oeuvre; il se les exagerait meme,
eut egard au temps, et se croyant ne pour les arts, pour la geometrie,
pour le theatre, il deplorait mainte fois sa vie engagee et perdue dans
une affaire d'un profit si mince et d'une gloire si melee. Qu'il fut
admirablement organise pour la geometrie et les arts, je ne le nie pas;
mais certes, les choses etant ce qu'elles etaient alors, une grande
revolution, comme il l'a lui-meme remarque[89], s'accomplissant dans les
sciences, qui descendaient de la haute geometrie et de la contemplation
metaphysique pour s'etendre a la morale; aux belles-lettres, a
l'histoire de la nature, a la physique experimentale et a l'industrie;
de plus, les arts au XVIIIe siecle etant faussement detournes de leur
but superieur et rabaisses a servir de porte-voix philosophique ou
d'arme pour le combat; au milieu de telles conditions generales, il
etait difficile a Diderot de faire un plus utile, un plus digne
et memorable emploi de sa faculte puissante qu'en la vouant a
l'Encyclopedie. Il servit et precipita, par cette oeuvre civilisatrice,
la revolution qu'il avait signalee dans les sciences. Je sais d'ailleurs
quels reproches severes et reversibles sur tout le siecle doivent
temperer ces eloges, et j'y souscris entierement; mais l'esprit
antireligieux qui presida a l'Encyclopedie et a toute la philosophie
d'alors ne saurait etre exclusivement juge de notre point de vue
d'aujourd'hui, sans presque autant d'injustice qu'on a droit de lui en
reprocher. Le mot d'ordre, le cri de guerre, _Ecrasons l'infame!_ tout
decisif et inexorable qu'il semble, demande lui-meme a etre analyse et
interprete. Avant de reprocher a la philosophie de n'avoir pas
compris le vrai et durable christianisme, l'intime et reelle doctrine
catholique, il convient de se souvenir que le depot en etait alors
confie, d'une part aux jesuites intrigants et mondains, de l'autre aux
jansenistes farouches et sombres; que ceux-ci, retranches dans les
parlements, pratiquaient des ici-bas leur fatale et lugubre doctrine sur
la grace, moyennant leurs bourreaux, leur question, leurs tortures, et
qu'ils realisaient pour les heretiques, dans les culs de basse-fosse des
cachots, l'abime effrayant de Pascal. C'etait la l'_infame_ qui, tous
les jours, calomniait aupres des philosophes le christianisme dont elle
usurpait le nom; l'_infame_ en verite, que la philosophie est parvenue a
_ecraser_ dans la lutte, en s'abimant sous une ruine commune. Diderot,
des ses premieres _Pensees philosophiques_, parait surtout choque de
cet aspect tyrannique et capricieusement farouche, que la doctrine de
Nicole, d'Arnauld et de Pascal prete au Dieu chretien; et c'est au nom
de l'humanite meconnue et d'une sainte commiseration pour ses semblables
qu'il aborde la critique audacieuse ou sa fougue ne lui permit plus de
s'arreter. Ainsi de la plupart des novateurs incredules: au point de
depart, une meme protestation genereuse les unit. L'Encyclopedie ne fut
donc pas un monument pacifique, une tour silencieuse de cloitre avec des
savants et des penseurs de toute espece distribues a chaque etage. Elle
ne fut pas une pyramide de granit a base immobile; elle n'eut rien de
ces harmonieuses et pures constructions de l'art, qui montent avec
lenteur a travers des siecles fervents vers un Dieu adore et beni. On
l'a comparee a l'impie Babel; j'y verrais plutot une de ces tours
de guerre, de ces machines de siege, mais enormes, gigantesques,
merveilleuses, comme en decrit Polybe, comme en imagine le Tasse.
L'arbre pacifique de Bacon y est faconne en catapulte menacante. Il y
a des parties ruineuses, inegales, beaucoup de platras, des fragments
cimentes et indestructibles. Les fondations ne plongent pas en terre:
l'edifice roule, il est mouvant, il tombera; mais qu'importe? pour
appliquer ici un mot eloquent de Diderot lui-meme, "la statue de
l'architecte restera debout au milieu des ruines, et la pierre qui se
detachera de la montagne ne la brisera point, parce que les pieds n'en
sont pas d'argile."

[Note 88: C'est une retractation partielle, une rectification de
ce que j'avais ecrit precedemment dans un article du _Globe_, dont je
reproduis ici le debut:

"Il y a dans _Werther_ un passage qui m'a toujours frappe par son
admirable justesse: Werther compare l'homme de genie qui passe au milieu
de son siecle, a un fleuve abondant, rapide, aux crues inegales,
aux ondes parfois debordees; sur chaque rive se trouvent d'honnetes
proprietaires, gens de prudence et de bon sens, qui, soigneux de leurs
jardins potagers ou de leurs plates-bandes de tulipes, craignent
toujours que le fleuve ne deborde au temps des grandes eaux et ne
detruise leur petit bien-etre; ils s'entendent donc pour lui pratiquer
des saignees a droite et a gauche, pour lui creuser des fosses, des
rigoles; et les plus habiles profitent meme de ces eaux detournees pour
arroser leur heritage, et s'en font des viviers et des etangs a leur
fantaisie. Cette sorte de conjuration instinctive et interessee de tous
les hommes de bon sens et d'esprit contre l'homme d'un genie superieur
n'apparait peut-etre dans aucun cas particulier avec plus d'evidence que
dans les relations de Diderot avec ses contemporains. On etait dans un
siecle d'analyse et de destruction, on s'inquietait bien moins d'opposer
aux idees en decadence des systemes complets, reflechis, desinteresses,
dans lesquels les idees nouvelles de philosophie, de religion, de morale
et de politique s'edifiassent selon l'ordre le plus general et le plus
vrai, que de combattre et de renverser ce dont on ne voulait plus, ce a
quoi on ne croyait plus, et ce qui pourtant subsistait toujours. En vain
les grands esprits de l'epoque, Montesquieu, Buffon, Rousseau, tenterent
de s'elever a de hautes theories morales ou scientifiques; ou bien
ils s'egaraient dans de pleines chimeres, dans des utopies de reveurs
sublimes; ou bien, infideles a leur dessein, ils retombaient malgre eux,
a tout moment, sous l'empire du fait, et le discutaient, le battaient en
breche, au lieu de rien construire. Voltaire seul comprit ce qui etait
et ce qui convenait, voulut tout ce qu'il fit et fit tout ce qu'il
voulut. Il n'en fut pas ainsi de Diderot, qui, n'ayant pas cette
tournure d'esprit critique, et ne pouvant prendre sur lui de s'isoler
comme Buffon et Rousseau, demeura presque toute sa vie dans une position
fausse, dans une distraction permanente, et dispersa ses immenses
facultes sous toutes les formes et par tous les pores. Assez semblable
au fleuve dont parle Werther, le courant principal, si profond, si
abondant en lui-meme, disparut presque au milieu de toutes les saignees
et de tous les canaux par lesquels on le detourna. La gene et le besoin,
une singuliere facilite de caractere, une excessive prodigalite de vie
et de conversation, la camaraderie encyclopedique et philosophique, tout
cela soutira continuellement le plus metaphysicien et le plus artiste
des genies de cette epoque. Grimm, dans sa _Correspondance litteraire_,
d'Holbach dans ses predications d'atheisme, Raynal dans son _Histoire
des deux Indes_, detournerent a leur profit plus d'une feconde artere de
ce grand fleuve dont ils etaient riverains. Diderot, bon qu'il etait
par nature, prodigue parce qu'il se sentait opulent, tout a tous, se
laissait aller a cette facon de vivre; content de produire des idees, et
se souciant peu de leur usage, il se livrait a son penchant intellectuel
et ne tarissait pas. Sa vie se passa de la sorte, a penser d'abord, a
penser surtout et toujours, puis a parler de ses pensees, a les ecrire
a ses amis, a ses maitresses; a les jeter dans des articles de journal,
dans des articles d'encyclopedie, dans des romans imparfaits, dans des
notes, dans des memoires sur des points speciaux; lui, le genie le plus
synthetique de son siecle, il ne laissa pas de monument.

"Ou plutot ce monument existe, mais par fragments; et, comme un esprit
unique et substantiel est empreint en tous ces fragments epars, le
lecteur attentif, qui lit Diderot comme il convient, avec sympathie,
amour et admiration, recompose aisement ce qui est jete dans un desordre
apparent, reconstruit ce qui est inacheve, et finit par embrasser d'un
coup d'oeil l'oeuvre du grand homme, par saisir tous les traits de cette
figure forte, bienveillante et hardie, coloree par le sourire, abstraite
par le front, aux vastes tempes, au coeur chaud, la plus allemande de
toutes nos tetes, et dans laquelle il entre du Goethe, du Kant et du
Schiller tout ensemble."]

[Note 89: _Interpretation de la Nature_.]

L'atheisme de Diderot, bien qu'il l'affichat par moments avec une
deplorable jactance, et que ses adversaires l'aient trop cruellement
pris au mot, se reduit le plus souvent a la negation d'un Dieu mechant
et vengeur, d'un Dieu fait a l'image des bourreaux de Calas et de La
Barre. Diderot est revenu frequemment sur cette idee, et l'a presentee
sous les formes bienveillantes du scepticisme le moins arrogant. Tantot,
comme dans l'entretien avec la marechale de Broglie, c'est un jeune
Mexicain qui, las de son travail, se promene un jour au bord du grand
Ocean; il voit une planche qui d'un bout trempe dans l'eau et de l'autre
pose sur le rivage; il s'y couche, et, berce par la vague, rasant du
regard l'espace infini, les contes de sa vieille grand'mere sur je ne
sais quelle contree situee au dela et peuplee d'habitants merveilleux
lui repassent en idee comme de folles chimeres; il n'y peut croire, et
cependant le sommeil vient avec le balancement et la reverie, la planche
se detache du rivage, le vent s'accroit, et voila le jeune raisonneur
embarque. Il ne se reveille qu'en pleine eau. Un doute s'eleve alors
dans son esprit: s'il s'etait trompe en ne croyant pas! si sa grand'mere
avait eu raison! Eh bien! ajoute Diderot, elle a eu raison; il vogue, il
touche a la plage inconnue. Le vieillard, maitre du pays, est la qui le
recoit a l'arrivee. Un petit soufflet sur la joue, une oreille un peu
pincee avec sourire, sera-ce toute la peine de l'incredule? ou bien
ce vieillard ira-t-il prendre le jeune insense par les cheveux et se
complaire a le trainer durant une eternite sur le rivage[90]?--Tantot,
comme dans une lettre a mademoiselle Voland, c'est un moine, galant
homme et point du tout enfroque, avec qui son ami Damilaville l'a fait
diner. On parla de l'amour paternel. Diderot dit que c'etait une des
plus puissantes affections de l'homme: "Un coeur paternel, repris-je;
non, il n'y a que ceux qui ont ete peres qui sachent ce que c'est; c'est
un secret heureusement ignore, meme des enfants." Puis continuant,
j'ajoutai: "Les premieres annees que je passai a Paris avaient ete fort
peu reglees; ma conduite suffisait de reste pour irriter mon pere, sans
qu'il fut besoin de la lui exagerer. Cependant la calomnie n'y avait
pas manque. On lui avait dit... Que ne lui avait-on pas dit? L'occasion
d'aller le voir se presenta. Je ne balancai point. Je partis plein
de confiance dans sa bonte. Je pensais qu'il me verrait, que je me
jetterais entre ses bras, que nous pleurerions tous les deux, et que
tout serait oublie. Je pensai juste." La, je m'arretai et je demandai a
mon religieux s'il savait combien il y avait d'ici chez moi: "Soixante
lieues, mon pere; et s'il y en avait cent, croyez-vous que j'aurais
trouve mon pere moins indulgent et moins tendre?--Au contraire.--Et s'il
y en avait eu mille?--Ah! Comment maltraiter un enfant qui revient de si
loin?--Et s'il avait ete dans la lune, dans Jupiter, dans Saturne?..."
En disant ces derniers mots, j'avais les yeux tournes au ciel; et mon
religieux, les yeux baisses, meditait sur mon apologue."

[Note 90: On lit au tome second des _Essais_ de Nicole: "... En
considerant avec effroi ces demarches temeraires et vagabondes de la
plupart des hommes, qui les menent a la mort eternelle, je m'imagine de
voir une ile epouvantable, entouree de precipices escarpes qu'un nuage
epais empeche de voir, et environnee d'un torrent de feu qui recoit tous
ceux qui tombent du haut de ces precipices. Tous les chemins et tous les
sentiers se terminent a ces precipices, a l'exception d'un seul, mais
tres-etroit et tres-difficile a reconnoitre, qui aboutit a un pont par
lequel on evite le torrent de feu et l'on arrive a un lieu de surete et
de lumiere... Il y a dans cette ile un nombre infini d'hommes a qui l'on
commande de marcher incessamment. Un vent impetueux les presse et ne
leur permet pas de retarder. On les avertit seulement que tous les
chemins n'ont pour fin que le precipice; qu'il n'y en a qu'un seul ou
ils se puissent sauver, et que cet unique chemin est tres-difficile a
remarquer. Mais, nonobstant ces avertissements, ces miserables, sans
songer a chercher le sentier heureux, sans s'en informer, et comme s'ils
le connoissoient parfaitement, se mettent hardiment en chemin. Ils ne
s'occupent que du soin de leur equipage, du desir de commander aux
compagnons de ce malheureux voyage, et de la recherche de quelque
divertissement qu'ils peuvent prendre en passant. Ainsi ils arrivent
insensiblement vers le bord du precipice, d'ou ils sont emportes dans
ce torrent de feu qui les engloutit pour jamais. Il y en a seulement un
tres-petit nombre de sages qui cherchent avec soin ce sentier, et qui,
l'ayant decouvert, y marchent avec grande circonspection, et, trouvant
ainsi le moyen de passer le torrent, arrivent enfin a un lieu de surete
et de repos." L'image de Nicole n'est pas consolante; au chapitre V du
traite _de la Crainte de Dieu_, on peut chercher une autre scene de
_carnage spirituel_, dans laquelle n'eclate pas moins ce qu'on a droit
d'appeler le _terrorisme de la Grace_: on concoit que Diderot ait trouve
ces doctrines funestes a l'humanite, et qu'il ait voulu faire a son
tour, sous image d'ile et d'ocean, une contre-partie au tableau de
Nicole.--Il y a aussi dans Pascal une comparaison du monde avec une ile
deserte, et les hommes y sont egalement de _miserables egares_.]

Diderot a expose ses idees sur la substance, la cause et l'origine des
choses dans l'_Interpretation de la Nature_, sous le couvert de
Baumann, qui n'est autre que Maupertuis, et plus nettement encore dans
l'_Entretien avec d'Alembert_ et le _Reve_ singulier qu'il prete a ce
philosophe. Il nous suffira de dire que son materialisme n'est pas un
mecanisme geometrique et aride, mais un vitalisme confus, fecond et
puissant, une fermentation spontanee, incessante, evolutive, ou, jusque
dans le moindre atome, la sensibilite latente ou degagee subsiste
toujours presente. C'etait l'opinion de Bordeu et des physiologistes,
la meme que Cabanis a depuis si eloquemment exprimee. A la maniere
dont Diderot sentait la nature exterieure, la nature pour ainsi dire
_naturelle_, celle que les experiences des savants n'ont pas encore
torturee et falsifiee, les bois, les eaux, la douceur des champs,
l'harmonie du ciel et les impressions qui en arrivent au coeur, il
devait etre profondement religieux par organisation, car nul n'etait
plus sympathique et plus ouvert a la vie universelle. Seulement, cette
vie de la nature et des etres, il la laissait volontiers obscure,
flottante et en quelque sorte diffuse hors de lui, recelee au sein des
germes, circulant dans les courants de l'air, ondoyant sur les cimes des
forets, s'exhalant avec les bouffees des brises; il ne la rassemblait
pas vers un centre, il ne l'idealisait pas dans l'exemplaire radieux
d'une Providence ordonnatrice et vigilante. Pourtant, dans un ouvrage
qu'il composa durant sa vieillesse et peu d'annees avant de mourir,
l'_Essai sur la Vie de Seneque_, il s'est plu a traduire le passage
suivant d'une lettre a Lucilius, qui le transporte d'admiration: "S'il
s'offre a vos regards une vaste foret, peuplee d'arbres antiques, dont
les cimes montent aux nues et dont les rameaux entrelaces vous derobent
l'aspect du ciel, cette hauteur demesuree, ce silence profond, ces
masses d'ombre que la distance epaissit et rend continues, tant de
signes ne vous _intiment_-ils pas la presence d'un Dieu?" C'est Diderot
qui souligne le mot _intimer_. Je suis heureux de trouver dans le meme
ouvrage un jugement sur La Mettrie, qui marque chez Diderot un peu
d'oubli peut-etre de ses propres exces cyniques et philosophiques, mais
aussi un degout amer, un desaveu formel du materialisme immoral et
corrupteur. J'aime qu'il reproche a La Mettrie de n'avoir pas _les
premieres idees des vrais fondements de la morale_, "de cet arbre
immense dont la tete touche aux cieux, et dont les racines penetrent
jusqu'aux enfers, ou tout est lie, ou la pudeur, la decence, la
politesse, les vertus les plus legeres, s'il en est de telles,
sont attachees comme la feuille au rameau, qu'on deshonore en l'en
depouillant." Ceci me rappelle une querelle qu'il eut un jour sur la
vertu avec Helvetius et Saurin; il en fait a mademoiselle Voland un
recit charmant, qui est un miroir en raccourci de l'inconsequence du
siecle. Ces messieurs niaient le sens moral inne, le motif essentiel et
desinteresse de la vertu, pour lequel plaidait Diderot. "Le plaisant,
ajoute-t-il, c'est que, la dispute a peine terminee, ces honnetes gens
se mirent, sans s'en apercevoir, a dire les choses les plus fortes en
faveur du sentiment qu'ils venaient de combattre, et a faire eux-memes
la refutation de leur opinion. Mais Socrate, a ma place, la leur aurait
arrachee." Il dit en un endroit au sujet de Grimm: "La severite des
principes de notre ami se perd; il distingue deux morales, une a l'usage
des souverains." Toutes ces idees excellentes sur la vertu, la morale
et la nature, lui revinrent sans doute plus fortes que jamais dans le
recueillement et l'espece de solitude qu'il tacha de se procurer durant
les annees souffrantes de sa vieillesse. Plusieurs de ses amis etaient
morts, les autres disperses; mademoiselle Voland et Grimm lui manquaient
souvent. Aux conversations desormais fatigantes, il preferait la robe de
chambre et sa bibliotheque du cinquieme sous les tuiles, au coin de la
rue Taranne et de celle de Saint-Benoit; il lisait toujours, meditait
beaucoup et soignait avec delices l'education de sa fille. Sa vie
bienfaisante, pleine de bons conseils et de bonnes oeuvres, dut lui etre
d'un grand apaisement interieur; et toutefois peut-etre, a de certains
moments, il lui arrivait de se redire cette parole de son vieux pere:
"Mon fils, mon fils, c'est un bon oreiller que celui de la raison; mais
je trouve que ma tete repose plus doucement encore sur celui de la
religion et des lois."--Il mourut en juillet 1784[91].

[Note 91: Trois ou quatre ans avant la mort de Diderot, Garat, alors
a ses debuts, publia dans quelque almanach litteraire le recit d'une
_visite_ qu'il avait faite au philosophe, recit piquant, un peu
burlesque, ou les qualites naives de l'original sont prises en
caricature. Diderot s'en montra tres-mecontent. Garat presageait par ce
trait son talent de plume, mais aussi sa legerete morale. Cette _visite
chez Diderot_, qu'on peut lire recueillie par M. Auguis dans ses
_Revelations indiscretes du XVIIIe siecle_, est peut-etre le premier
exemple en notre litterature du style _a la Janin_; dans ce genre de
charge fine, l'echantillon de Garat reste charmant.]

Comme artiste et critique, Diderot fut eminent. Sans doute sa theorie du
drame n'a guere de valeur que comme dementi donne au convenu, au faux
gout, a l'eternelle mythologie de l'epoque, comme rappel a la verite des
moeurs, a la realite des sentiments, a l'observation de la nature;
il echoua des qu'il voulut pratiquer. Sans doute l'idee de morale le
preoccupa outre mesure; il y subordonna le reste, et en general, dans
toute son esthetique, il meconnut les limites, les ressources propres
et la circonscription des beaux-arts; il concevait trop le drame
en moraliste, la statuaire et la peinture en litterateur; le style
essentiel, l'execution mysterieuse, la touche sacree, ce je ne sais quoi
d'accompli, d'acheve, qui est a la fois l'indispensable, ce _sine qua
non_ de confection dans chaque oeuvre d'art pour qu'elle parvienne a
l'adresse de la posterite,--sans doute ce coin precieux lui a echappe
souvent; il a tatonne alentour, et n'y a pas toujours pose le doigt
avec justesse; Falconnet et Sedaine lui ont cause de ces eblouissements
d'enthousiasme que nous ne pouvons lui passer que pour Terence, pour
Richardson et pour Greuze: voila les defauts. Mais aussi que de verve,
que de raison dans les details! quelle chaude poursuite du vrai, du bon,
de ce qui sort du coeur! quel exemplaire sentiment de l'antique dans
ce siecle irreverent! quelle critique penetrante, honnete, amoureuse,
jusqu'alors inconnue! comme elle epouse son auteur des qu'elle y prend
gout! comme elle le suit, l'enveloppe, le developpe, le choie
et l'adore! Et, tout optimiste qu'elle est et un peu sujette a
l'engouement, ne la croyez pas dupe toujours. Demandez plutot a l'auteur
des _Saisons_, a M. de Saint-Lambert, _qui, entre les gens de lettres,
est une des peaux les plus sensibles_ (nous dirions aujourd'hui _un des
epidermes_); a M. de La Harpe, qui a _du nombre, de l'eloquence, du
style, de la raison, de la sagesse, mais rien qui lui batte au-dessous
de la mamelle gauche_,

  _... Quod laeva in parte mamillae
  Nil salit Arcadico juveni..._

JUV.

Demandez a l'abbe Raynal, _qui serait sur la ligne de M. de La Harpe,
s'il avait un peu moins d'abondance et un peu plus de gout_; au digne,
au sage et honnete Thomas enfin, qui, a l'oppose du meme M. de La Harpe,
_met tout en montagnes, comme l'autre met tout en plaines_, et qui, en
ecrivant _sur les femmes_, a trouve moyen de composer _un si bon, un si
estimable livre, mais un livre qui n'a pas de sexe_.

En prononcant le nom de femmes, nous avons touche la source la plus
abondante et la plus vive du talent de Diderot comme artiste. Ses
meilleurs morceaux, les plus delicieux d'entre ses _petits papiers_,
sont certainement ceux ou il les met en scene, ou il raconte les
abandons, les perfidies, les ruses dont elles sont complices ou
victimes, leur puissance d'amour, de vengeance, de sacrifice; ou il
peint quelque coin du monde, quelque interieur auquel elles ont ete
melees. Les moindres recits courent alors sous sa plume, rapides,
entrainants, simples, loin d'aucun systeme, empreints, sans affectation,
des circonstances les plus familieres, et comme venant d'un homme qui a
de bonne heure vecu de la vie de tous les jours, et qui a senti l'ame et
la poesie dessous. De telles scenes, de tels portraits ne s'analysent
pas. Omettant les choses plus connues, je recommande a ceux qui ne l'ont
pas lue encore la Correspondance de Diderot avec mademoiselle Jodin,
jeune actrice dont il connaissait la famille, et dont il essaya de
diriger la conduite et le talent par des conseils aussi attentifs que
desinteresses. C'est un admirable petit cours de morale pratique, sensee
et indulgente; c'est de la raison, de la decence, de l'honnetete, je
dirais presque de la vertu, a la portee d'une jolie actrice, bonne et
franche personne, mais mobile, turbulente, amoureuse. A la place de
Diderot, Horace (je le suppose assez goutteux deja pour etre sage),
Horace lui-meme n'aurait pas donne d'autres preceptes, des conseils
mieux pris dans le reel, dans le possible, dans l'humanite; et certes il
ne les eut pas assaisonnes de maximes plus saines, d'indications plus
fines sur l'art du comedien. Ces Lettres a mademoiselle Jodin, publiees
pour la premiere fois en 1821, presageaient dignement celles a
mademoiselle Voland, que nous possedons enfin aujourd'hui. Ici Diderot
se revele et s'epanche tout entier. Ses gouts, ses moeurs, la tournure
secrete de ses idees et de ses desirs; ce qu'il etait dans la maturite
de l'age et de la pensee; sa sensibilite intarissable au sein des plus
arides occupations et sous les paquets d'epreuves de l'_Encyclopedie_;
ses affectueux retours vers les temps d'autrefois, son amour de la ville
natale, de la maison paternelle et des _vordes_ sauvages ou s'ebattait
son enfance; son voeu de retraite solitaire, de campagne avec peu
d'amis, d'oisivete entremelee d'emotions et de lectures; et puis, au
milieu de cette societe charmante, a laquelle il se laisse aller tout
en la jugeant, les figures sans nombre, gracieuses ou grimacantes, les
episodes tendres ou bouffons qui ressortent et se croisent dans ses
recits; madame d'Epinay, les boucles de cheveux pendantes, un cordon
bleu au front, langoureuse en face de Grimm; madame d'Aine en camisole,
aux prises avec M. Le Roy; le baron d'Holbach, au ton moqueur et
discordant, pres de sa moitie au fin sourire; l'abbe Galiani, _tresor
dans les jours pluvieux_, meuble si indispensable que _tout le
monde voudrait en avoir un a la campagne, si on en faisait chez les
tabletiers_; l'incomparable portrait d'_Uranie_, de cette belle et
auguste madame Legendre, la plus vertueuse des coquettes, la plus
desesperante des femmes qui disent: Je vous aime;--un franc parler sur
les personnages celebres; Voltaire, _ce mechant et extraordinaire enfant
des Delices_, qui a beau critiquer, railler, se demener, et qui _verra
toujours au-dessus de lui une douzaine d'hommes de la nation, qui, sans
s'elever sur la pointe du pied, le passeront de la tete, car il n'est
que le second dans tous les genres_; Rousseau, cet etre incoherent,
_excessif, tournant perpetuellement autour d'une capuciniere ou il se
fourrera un beau matin, et sans cesse ballotte de l'atheisme au bapteme
des cloches_;--c'en est assez, je crois, pour indiquer que Diderot,
homme, moraliste, peintre et critique, se montre a nu dans cette
Correspondance, si heureusement conservee, si a propos offerte a
l'admiration empressee de nos contemporains. Plus efficacement que nos
paroles, elle ravivera, elle achevera dans leur memoire une image
deja vieillie, mais toujours presente. Nous y renvoyons bien vite les
lecteurs qui trouveraient que nous n'en avons pas dit assez ou que
nous en avons trop dit[92]. Nous leur rappellerons en meme temps,
comme dedommagement et comme excuse, un article sur la prose du grand
ecrivain, insere autrefois dans ce recueil par un des hommes[93] qui ont
le mieux soutenu et perpetue de nos jours la tradition de Diderot, pour
la verve chaude et feconde, le genie facile, abondant, passionne, le
charme sans fin des causeries et la bonte prodigue du caractere.

Juin 1831.

[Note 92: On peut voir aussi deux articles detailles sur cette
Correspondance dans _le Globe_, 20 septembre et 5 octobre 1830.]

[Note 93: M. Ch. Nodier (_Revue de Paris_).]


J'ai refait plus tard une esquisse de Diderot qui se trouve au tome VII
des _Causeries du Lundi_.




L'ABBE PREVOST

On a compare souvent l'impression melancolique que produisent sur nous
les bibliotheques, ou sont entasses les travaux de tant de generations
defuntes, a l'effet d'un cimetiere peuple de tombes. Cela ne nous a
jamais semble plus vrai que lorsqu'on y entre, non avec une curiosite
vague ou un labeur trop empresse, mais guide par une intention
particuliere d'honorer quelque nom choisi, et par un acte de piete
studieuse a accomplir envers une memoire. Si pourtant l'objet de notre
etude ce jour-la, et en quelque sorte de notre devotion, est un de ces
morts fameux et si rares dont la parole remplit les temps, l'effet
ne saurait etre ce que nous disons; l'autel alors nous apparait trop
lumineux; il s'en echappe incessamment un puissant eclat qui chasse bien
loin la langueur des regrets et ne rappelle que des idees de duree et de
vie. La mediocrite, non plus, n'est guere propre a faire naitre en nous
un sentiment d'espece si delicate; l'impression qu'elle cause n'a rien
que de sterile, et ressemble a de la fatigue ou a de la pitie. Mais ce
qui nous donne a songer plus particulierement et ce qui suggere a notre
esprit mille pensees d'une morale penetrante, c'est quand il s'agit d'un
de ces hommes en partie celebres et en partie oublies, dans la memoire
desquels, pour ainsi dire, la lumiere et l'ombre se joignent; dont
quelque production toujours debout recoit encore un vif rayon qui semble
mieux eclairer la poussiere et l'obscurite de tout le reste; c'est
quand nous touchons a l'une de ces renommees recommandables et jadis
brillantes, comme il s'en est vu beaucoup sur la terre, belles
aujourd'hui, dans leur silence, de la beaute d'un cloitre qui tombe, et
a demi couchees, desertes et en ruine. Or, a part un tres-petit nombre
de noms grandioses et fortunes qui, par l'a-propos de leur venue,
l'etoile constante de leurs destins, et aussi l'immensite des choses
humaines et divines qu'ils ont les premiers reproduites glorieusement,
conservent ce privilege eternel de ne pas vieillir, ce sort un peu
sombre, mais fatal, est commun a tout ce qui porte dans l'ordre des
lettres le titre de talent et meme celui de genie. Les admirations
contemporaines les plus unanimes et les mieux meritees ne peuvent
rien contre; la resignation la plus humble, comme la plus opiniatre
resistance, ne hate ni ne retarde ce moment inevitable, ou le grand
poete, le grand ecrivain, entre dans la posterite, c'est-a-dire ou les
generations dont il fut le charme et l'ame, cedant la scene a d'autres,
lui-meme il passe de la bouche ardente et confuse des hommes a
l'indifference, non pas ingrate, mais respectueuse, qui, le plus
souvent, est la derniere consecration des monuments accomplis. Sans
doute quelques pelerins du genie, comme Byron les appelle, viennent
encore et jusqu'a la fin se succederont alentour; mais la societe en
masse s'est portee ailleurs et frequente d'autres lieux. Une bien forte
part de la gloire de Walter Scott et de Chateaubriand plonge deja dans
l'ombre. Ce sentiment qui, ainsi que nous le disons, n'est pas sans
tristesse, soit qu'on l'eprouve pour soi-meme, soit qu'on l'applique a
d'autres, nous devons tacher du moins qu'il nous laisse sans amertume.
Il n'a rien, a le bien prendre, qui soit capable d'irriter ou de
decourager; c'est un des mille cotes de la loi universelle. Ne nous
y appesantissons jamais que pour combattre en nous l'amour du bruit,
l'exageration de notre importance, l'enivrement de nos oeuvres. Premunis
par la contre bien des agitations insensees, sachons nous tenir a un
calme grave, a une habitude reflechie et naturelle, qui nous fasse tout
gouter selon la mesure, nous permette une justice clairvoyante, degagee
des preoccupations superbes, et, en sauvant nos productions sinceres des
changeantes saillies du jour et des jargons bigarres qui passent, nous
etablisse dans la situation intime la meilleure pour y epancher le
plus de ces verites reelles, de ces beautes simples, de ces sentiments
humains bien menages, dont, sous des formes plus ou moins neuves
et durables, les ages futurs verront se confirmer a chaque epreuve
l'eternelle jeunesse.

Cette reflexion nous a ete inspiree au sujet de l'abbe Prevost, et nous
croyons que c'est une de celles qui, de nos jours, lui viendraient le
plus naturellement a lui-meme, s'il pouvait se contempler dans le passe.
Non pas que, durant le cours de sa longue et laborieuse carriere, il ait
jamais positivement obtenu ce quelque chose qui, a un moment determine,
eclate de la plenitude d'un disque eblouissant, et qu'on appelle la
gloire; plutot que la gloire, il eut de la celebrite diffuse, et posseda
les honneurs du talent, sans monter jusqu'au genie. Ce fut pourtant, si
l'on parle un instant avec lui la langue vaguement complaisante de Louis
XIV, ce fut, a tout prendre, un heureux et facile genie, d'un savoir
etendu et lucide, d'une vaste memoire, inepuisable en oeuvres, egalement
propre aux histoires serieuses et aux amusantes, renomme pour les graces
du style et la vivacite des peintures, et dont les productions, a peine
ecloses, faisaient, disait-on alors, _les delices des coeurs sensibles
et des belles imaginations_. Ses romans, en effet, avaient un cours
prodigieux; on les contrefaisait de toutes parts; quelquefois on les
continuait sous son nom, ce qui est arrive pour le _Cleveland_; les
libraires demandaient _du l'abbe Prevost_, comme precedemment du
Saint-Evremond; lui-meme, il ne les laissait guere en souffrance, et
ses oeuvres, y compris _le Pour et Contre_ et l'_Histoire generale des
Voyages_, vont beaucoup au dela de cent volumes. De tous ces estimables
travaux, parmi lesquels on compte une bonne part de creations, que
reste-t-il dont on se souvienne et qu'on relise? Si dans notre jeunesse
nous nous sommes trouves a portee de quelque ancienne bibliotheque de
famille, nous avons pu lire _Cleveland_, _le Doyen de Killerine_, les
_Memoires d'un Homme de qualite_, que nous recommandaient nos oncles
ou nos peres; mais, a part une occasion de ce genre, on les estime sur
parole, on ne les lit pas. Que si par hasard on les ouvre, on ne va
presque jamais jusqu'a la fin, pas plus que pour l'_Astree_ ou pour
_Clelie_; la maniere en est deja trop loin de notre gout, et rebute par
son developpement, au lieu de prendre; il n'y a que _Manon Lescaut_ qui
reussisse toujours dans son accorte negligence, et dont la fraicheur
sans fard soit immortelle. Ce petit chef-d'oeuvre echappe en un jour
de bonheur a l'abbe Prevost, et sans plus de peine assurement que les
innombrables episodes, a demi reels, a demi inventes, dont il a seme ses
ecrits, soutient a jamais son nom au-dessus du flux des annees, et le
classe de pair, en lieu sur, a cote de l'elite des ecrivains et des
inventeurs. Heureux ceux qui, comme lui, ont eu un jour, une semaine, un
mois dans leur vie, ou a la fois leur coeur s'est trouve plus abondant,
leur timbre plus pur, leur regard doue de plus de transparence et de
clarte, leur genie plus familier et plus present; ou un fruit rapide
leur est ne et a muri sous cette harmonieuse conjonction de tous
les astres interieurs; ou, en un mot, par une oeuvre de dimension
quelconque, mais complete, ils se sont eleves d'un jet a l'ideal
d'eux-memes! Bernardin de Saint-Pierre dans _Paul et Virginie_, Benjamin
Constant par son _Adolphe_, ont eu cette bonne fortune, qu'on merite
toujours si on l'obtient, de s'offrir, sous une enveloppe de resume
admirable, au regard sommaire de l'avenir. On commence a croire que,
sans cette tour solitaire de Rene, qui s'en detache et monte dans la
nue, l'edifice entier de Chateaubriand se discernerait confusement a
distance[94]. L'abbe Prevost, sous cet aspect, n'a rien a envier a tous
ces hommes. Avec infiniment moins d'ambition qu'aucun, il a son point
sur lequel il est autant hors de ligne: Manon Lescaut subsiste a jamais,
et, en depit des revolutions du gout et des modes sans nombre qui en
eclipsent le vrai regne, elle peut garder au fond sur son propre
sort cette indifference folatre et languissante qu'on lui connait.
Quelques-uns, tout bas, la trouvent un peu faible peut-etre et par
trop simple de metaphysique et de nuances; mais quand l'assaisonnement
moderne se sera evapore, quand l'enluminure fatigante aura pali, cette
fille incomprehensible se retrouvera la meme, plus fraiche seulement par
le contraste. L'ecrivain qui nous l'a peinte restera apprecie dans le
calme, comme etant arrive a la profondeur la plus inouie de la passion
par le simple naturel d'un recit, et pour avoir fait de sa plume, en
cette circonstance, un emploi cher a certains coeurs dans tous les
temps. Il est donc de ceux que l'oubli ne submergera pas, ou qu'il
n'atteindra du moins que quand, le gout des choses saines etant epuise,
il n'y aura plus de regret a mourir.

[Note 94: J'ecrivais cela en 1831. Ceux qui m'accusent, comme ce
leger M. de Lomenie (qui n'est qu'un echo de son monde), d'avoir attendu
la mort de M. de Chateaubriand pour laisser voir ma pensee a son sujet,
ne m'ont pas bien lu. Beranger, au contraire, avait fort remarque ce
passage, et il s'amusait quelquefois a taquiner M. de Chateaubriand sur
ce que ses petits neveux les romantiques pensaient de lui.]

Mais si la posterite s'en tient, dans l'essor de son coup d'oeil, a
cette breve comprehension d'un homme, a ce releve rapide d'une oeuvre,
il y a, jusque dans son sein, des curiosites plus scrupuleuses et plus
patientes qui eprouvent le besoin d'insister davantage, de revenir a
la connaissance des portions disparues, et de retrouver epars dans
l'ensemble, plus melanges sans doute mais aussi plus etales, la plupart
des merites dont la piece principale se compose. On veut suivre dans la
continuite de son tissu, on veut toucher de la main, en quelque sorte,
l'etoffe et la qualite de ce genie dont on a deja vu le plus brillant
echantillon, mais un echantillon, apres tout, qui tient etroitement au
reste, et n'en est d'ordinaire qu'un accident mieux venu. C'est ce que
nous tachons de faire aujourd'hui pour l'abbe Prevost. Un attrait tout
particulier, des qu'on l'a entrevu, invite a s'informer de lui et a
desirer de l'approfondir. Sa physionomie ouverte et bonne, la politesse
decente de son langage, laissent transpirer a son insu une sensibilite
interieure profondement tendre, et, sous la generalite de sa morale
et la multiplicite de ses recits, il est aise de saisir les traces
personnelles d'une experience bien douloureuse. Sa vie, en effet, fut
pour lui le premier de ses romans et comme la matiere de tous les
autres. Il naquit, sur la fin du XVIIe siecle, en avril 1697, a Hesdin
dans l'Artois, d'une honnete famille et meme noble; son pere etait
procureur du roi au bailliage. Le jeune Prevost fit ses premieres etudes
chez les jesuites de sa ville natale, et plus tard alla doubler sa
rhetorique au college d'Harcourt, a Paris. On le soigna fort a cause des
rares talents qu'il produisit de bonne heure, et les jesuites l'avaient
deja entraine au noviciat lorsqu'un jour (il avait seize ans), les idees
de monde l'ayant assailli, il quitta tout pour s'engager en qualite de
simple volontaire. La derniere guerre de Louis XIV tirait a sa fin; les
emplois a l'armee etaient devenus tres-rares; mais il avait l'esperance,
commune a une infinite de jeunes gens, d'etre avance aux premieres
occasions; et, comme lui-meme il l'a dit par la suite en reponse a ceux
qui calomniaient cette partie de sa vie, "il n'etoit pas si disgracie
du cote de la naissance et de la fortune qu'il ne put esperer de
faire heureusement son chemin." Las pourtant d'attendre, et la guerre
d'ailleurs finissant, il retourna a La Fleche chez les peres jesuites,
qui le recurent avec toutes sortes de caresses; il en fut seduit au
point de s'engager presque definitivement dans l'Ordre; il composa, en
l'honneur de saint Francois Xavier, une ode qui ne s'est pas conservee.
Mais une nouvelle inconstance le saisit, et, sortant encore une fois de
la retraite, il reprit le metier des armes _avec plus du distinction_,
dit-il, _et d'agrement_, avec quelque grade par consequent, lieutenance
ou autre. Les details manquent sur cette epoque critique de sa vie[95].
On n'a qu'une phrase de lui qui donne suffisamment a penser et qui
revele la teinte a la direction de ses sentiments durant les orages de
sa premiere jeunesse: "Quelques annees se passerent, dit-il (a ce metier
des armes); vif et sensible au plaisir, j'avouerai, dans les termes
de M. de Cambrai, que la sagesse demandoit bien des precautions qui
m'echapperent. Je laisse a juger quels devoient etre, depuis l'age de
vingt a vingt-cinq ans, le coeur et les sentiments d'un homme qui a
compose le _Cleveland_ trente-cinq ou trente-six. La malheureuse fin
d'un engagement trop tendre me conduisit enfin au _tombeau_: c'est le
nom que je donne a l'Ordre respectable ou j'allai m'ensevelir, et ou
je demeurai quelque temps si bien mort, que mes parents et mes amis
ignorerent ce que j'etois devenu." Cet Ordre respectable dont il parle,
et dans lequel il entra a l'age de vingt-quatre ans environ, est celui
des Benedictins de la congregation de Saint-Maur; il y resta cinq ou six
ans dans les pratiques religieuses et dans l'assiduite de l'etude; nous
le verrons plus tard en sortir. Ainsi cette ame passionnee, et par trop
maniable aux impressions successives, ne pouvait se fixer a rien; elle
etait du nombre de ces natures deliees qu'on traverse et qu'on ebranle
aisement sans les tenir; elle avait puise dans l'ingenuite de son propre
fonds et avait developpe en elle, par l'excellente education qu'elle
avait recue, mille sentiments honnetes, delicats et pieux, capables, ce
semble, a volonte, de l'honorer parmi les hommes ou de la sanctifier
dans la retraite, et elle ne savait se resoudre ni a l'un ni a l'autre
de ces partis; elle en essayait continuellement tour a tour; la
fragilite se perpetuait sous les remords; le monde, ses plaisirs,
la variete de ses evenements, de ses peintures, la tendresse de ses
liaisons, devenaient, au bout de quelques mois d'absence, des tentations
irresistibles pour ce coeur trop tot sevre, et, d'une autre part, aucun
de ces biens ne parvenait a le remplir au moment de la jouissance. Le
repentir alors et une sorte d'irritation croissante contre un ennemi
toujours victorieux le rejetaient au premier choc dans des partis
extremes dont l'austerite ne tardait pas a mollir; et, apres une lutte
nouvelle, en un sens contraire au precedent, il retombait encore de
la cellule dans les aventures. On a conserve de lui le fragment d'une
lettre ecrite a l'un de ses freres au commencement de son entree chez
les benedictins; elle se rapporte au temps de son sejour a Saint-Ouen,
vers 1721. Il y touche cet etat moral de son ame en traits ingenus
et suaves qui marquent assez qu'il n'est pas gueri: "Je connois la
foiblesse de mon coeur, et je sens de quelle importance il est pour
son repos de ne point m'appliquer a des sciences steriles qui le
laisseraient dans la secheresse et dans la langueur; il faut, si je
veux etre heureux dans la religion, que je conserve dans toute sa force
l'impression de grace qui m'y a amene; il faut que je veille sans cesse
a eloigner tout ce qui pourroit l'affoiblir. Je n'apercois que trop tous
les jours de quoi je redeviendrois capable, si je perdois un moment
de vue la grande regle, ou meme si je regardois avec la moindre
complaisance certaines images qui ne se presentent que trop souvent a
mon esprit, et qui n'auroient encore que trop de force pour me seduire,
quoiqu'elles soient a demi effacees. Qu'on a de peine, mon cher frere,
a reprendre un peu de vigueur quand on s'est fait une habitude de sa
foiblesse; et qu'il en coute a combattre pour la victoire, quand on a
trouve longtemps de la douceur a se laisser vaincre!"

[Note 95: Le biographe de l'edition de 1810, qui est le meme que
celui de l'edition de 1783, a copie sur ce point le biographe qui a
publie les _Pensees de l'abbe Prevost_ en 1764, et qui lui-meme s'en
etait tenu aux explications inserees dans le nombre 47 du _Pour et
Contre_.--On a imprime dans je ne sais quel livre _d'Ana_, que Prevost
etant tombe amoureux d'une dame, a Hesdin probablement, son pere, qui
voyait cette intrigue de mauvais oeil, alla un soir a la porte de la
dame pour morigener son fils au passage, et que celui-ci, dans la
rapidite du mouvement qu'il fit pour s'echapper, heurta si violemment
son pere que le vieillard mourut des suites du coup. Si ce n'est pas
la une calomnie atroce, c'est un conte, et Prevost a bien assez
de catastrophes dans sa vie sans celle-la. (Voir dans la _Decade
philosophique_ du 20 thermidor an XI une lettre de M. L. Prevost
d'Exiles, qui dement et refute peremptoirement cette anecdote sur son
grand-oncle).]

L'ideal de l'abbe Prevost, son reve des sa jeunesse, le modele de
felicite vertueuse qu'il se proposait et qu'ajournerent longtemps pour
lui des erreurs trop vives, c'etait un melange d'etude et de monde, de
religion et d'honnete plaisir, dont il s'est plu en beaucoup d'occasions
a flatter le tableau. Une fois engage dans des liens indissolubles, il
tacha que toute image trop emouvante et trop propice aux desirs fut
soigneusement bannie de ce plan un peu chimerique, ou le devoir etait la
mesure de la volupte. On aime a s'etendre avec lui, en plus d'un
endroit des _Memoires d'un Homme de qualite_ et de _Cleveland_, sur ces
promenades meditatives, ces saintes lectures dans la solitude, au milieu
des bois et des fontaines, une abbaye toujours dans le fond; sur ces
conversations morales entre amis, _qu'Horace et Boileau ont marquees_,
nous dit-il, _comme un des plus beaux traits dont ils composent la
vie heureuse_. Son christianisme est doux et tempere, on le voit;
accommodant, mais pur; c'est un christianisme formel qui _ordonne a la
fois la pratique de la morale et la croyance des mysteres_, d'ailleurs
nullement farouche, fonde sur la Grace et sur l'amour, fleuri
d'atticisme, ayant passe par le noviciat des jesuites et s'en etant
degage avec candeur, bien qu'avec un souvenir toujours reconnaissant.
Gresset, dans plusieurs morceaux de ses epitres, nous en donnerait
quelque idee que Prevost certainement ne desavouerait pas:

  _Blandus honos, hilarisque tamen cum pondere virtus._

Boileau, plus severe et aussi humain, Boileau, que je me reproche de
n'avoir pas assez loue autrefois sur ce point non plus que sur quelques
autres, a ete inspire de cet esprit de piete solide dans son Epitre a
l'abbe Renaudot. L'admirable caractere de Tiberge, dans _Manon Lescaut_,
en offre en action toutes les lumieres et toutes les vertus reunies. Du
milieu des bouleversements de sa jeunesse et des necessites materielles
qui en furent la suite, Prevost tendit d'un effort constant a cette
sagesse pleine d'humilite, et il merita d'en cueillir les fruits des
l'age mur. Il conserva toute sa vie un tendre penchant pour ses premiers
maitres, et les impressions qu'il avait recues d'eux ne le quitteront
jamais. Il est possible, a la rigueur, que la philosophie, alors
commencante, l'ait seduit un moment dans l'intervalle de sa sortie de
La Fleche a son entree chez les benedictins, et que le personnage de
Cleveland represente quelques souvenirs personnels de cette epoque. Mais
au fond c'etait une nature soumise, non raisonneuse, alteree des sources
superieures, encline a la spiritualite, largement credule a l'invisible;
une intelligence de la famille de Malebranche en metaphysique; une de
ces ames qui, ainsi qu'il l'a dit de sa Cecile, _se portent d'une ardeur
etonnante de sentiments vers un objet qui leur est incertain pour
elles-memes; qui aspirent au bonheur d'aimer sans bornes et sans
mesure_, et s'en croient empechees par les _tenebres des sens_ et le
poids de la chair. Il obeit a un elan de cette voix mystique en entrant
chez les benedictins: seulement il compta trop sur ses forces, ou
peut-etre, parce qu'il s'en defiait beaucoup, il se hata de s'interdire
solennellement toute recidive de defaillance. Le sacrifice une fois
consomme, la conscience lucide lui revint: "Je reconnus, dit-il, que ce
coeur si vif etoit encore brulant sous la cendre. La perte de ma
liberte m'affligea jusqu'aux larmes. Il etoit trop tard. Je cherchai ma
consolation durant cinq ou six ans, dans les charmes de l'etude; mes
livres etoient mes amis fideles, _mais ils etoient morts comme moi!_"

L'etude en effet, qui, suivant sa propre expression, a des douceurs,
mais melancoliques et toujours uniformes; ce genre d'etude surtout,
heritage demembre des Mabillon, austere, interminable, monotone comme
une penitence, sans melange d'invention et de graces, pouvait suffire
uniquement a la vie d'un dom Martenne, non a celle de dom Prevost. Il y
etait propre toutefois, mais il l'etait aussi a trop d'autres matieres
plus attrayantes. On l'occupa successivement dans les diverses maisons
de l'Ordre a Saint-Ouen de Rouen, ou il eut une polemique a son
avantage avec un jesuite appele Le Brun; a l'abbaye du Bec, ou, tout en
approfondissant la theologie, il fit connaissance d'un grand seigneur
retire de la cour qui lui donna peut-etre la pensee de son premier
roman; a Saint-Germer, ou il professa les humanites; a Evreux et aux
Blancs-Manteaux de Paris, ou il precha avec une vogue merveilleuse;
enfin a Saint-Germain-des-Pres, espece de capitale de l'Ordre, ou on
l'appliqua en dernier lieu au _Gallia Christiana_, dont un volume
presque entier, dit-on, est de lui. Il commenca des lors, selon toute
apparence, a rediger les _Memoires d'un Homme de qualite_, et en meme
temps, par la multitude d'histoires interessantes qu'il contait a ravir,
il faisait le charme des veillees du cloitre. Un leger mecontentement,
qui n'etait qu'un pretexte, mais en realite ses idees, dont le cours le
detournait plus que jamais ailleurs, l'engagerent a solliciter de Rome
sa translation dans une branche moins rigide de l'Ordre; ce fut pour
Cluny qu'il s'arreta. Il obtint sa demande; le bref devait etre fulmine
par l'eveque d'Amiens a un jour marque; Prevost y comptait, et de grand
matin il s'echappa du couvent, en laissant pour les superieurs des
lettres ou il exposait ses motifs. Par l'effet d'une intrigue qu'il
avait ignoree jusqu'au dernier moment, le bref ne fut pas fulmine, et
sa position de deserteur devint tellement fausse qu'il n'y vit d'autre
issue qu'une fuite en Hollande. Le general de la congregation tenta bien
une demarche amicale pour lui rouvrir les portes; mais Prevost, deja
parti, n'en fut pas informe. Ce grand pas une fois fait, il dut en
accepter toutes les consequences. Riche de savoir, rompu a l'etude,
propre aux langues, regorgeant, en quelque sorte, de souvenirs et
d'aventures eprouvees ou recueillies qui s'etaient amassees en lui
dans le silence, il saisit sa plume facile et courante pour ne la plus
abandonner; et par ses romans, ses compilations, ses traductions, ses
journaux, ses histoires, il s'ouvrit rapidement une large place dans le
monde litteraire. Sa fuite est de 1727 ou 1728 environ; il avait trente
et un ans, et demeura ainsi hors de France au moins six annees, tant
en Hollande qu'en Angleterre. Des les premiers temps de son exil, nous
voyons paraitre de lui les _Memoires d'un Homme de qualite_, un volume
traduit de l'_Histoire universelle_ du president de Thou, une _Histoire
metallique du royaume des Pays-Bas_, egalement traduite. _Cleveland_
vint ensuite, puis _Manon_, et _le Pour et Contre_, dont la publication
commencee en 1733 ne finit qu'en 1740. Prevost etait deja rentre en
France lorsqu'il publia _le Doyen de Killerine_, en 1735. Comme ceci
n'est pas un inventaire exact, ni meme un jugement general des nombreux
ecrits de notre auteur, nous ne nous arreterons qu'a ceux qui nous
aideront a le peindre.

Les _Memoires d'un Homme de qualite_ nous semblent sans contredit, et
_Manon_ a part, _Manon_ qui n'en est du reste qu'un charmant episode par
post-scriptum,--nous semblent le plus naturel, le plus franc, le mieux
conserve des romans de l'abbe Prevost, celui ou, ne s'etant pas encore
blase sur le romanesque et l'imaginaire, il se tient davantage a ce
qu'il a senti en lui ou observe alentour. Tandis que, dans ses romans
posterieurs, il se perd en des espaces de lieu considerables et se prend
a des personnages d'outre-mer, qu'il affuble de caracteres hybrides et
dont la vraisemblance, contestable des lors, ne supporte pas un coup
d'oeil aujourd'hui, dans ces Memoires au contraire il nous retrace en
perfection, et sans y songer, les manieres et les sentiments de la bonne
societe vers la fin du regne de Louis XIV. Le cote satirique que prefere
Le Sage manque ici tout a fait; la grossierete et la licence, qui se
faisaient jour a tout instant sous ces beaux dehors, n'y ont aucune
place. J'omets toujours _Manon_ et son Paris du temps du _Systeme_, son
Paris de vice et de boue, ou toutes les ordures sont entassees, quoique
d'occasion seulement, remarquez-le bien, quoique jetees la sans dessein
de les faire ressortir, et d'un bout a l'autre eclairees d'un meme
reflet sentimental. Mais le monde habituel de Prevost, c'est le monde
honnete et poli, vu d'un peu loin par un homme qui, apres l'avoir
certainement pratique, l'a regrette beaucoup du fond de la province et
des cloitres; c'est le monde delicat, galant et plein d'honneur, tel que
Louis XIV aurait voulu le fixer, comme Boileau et Racine nous en ont
decore l'ideal, qui est a portee de la cour, mais qui s'en abstient
souvent; ou Montausier a passe, ou la Regence n'est point parvenue.
Prevost tourne en plein ses recits au noble, au serieux, au pathetique,
et s'enchante aisement. Son roman,--oui, son roman, nonobstant la fille
de joie et l'escroc que vous en connaissez, procede en ligne assez
directe de l'_Astree_, de la _Clelie_ et de ceux de madame de La
Fayette. De composition et d'art dans le cours de son premier ouvrage,
non plus que dans les suivants, il n'y en a pas l'ombre; le marquis
raconte ce qui lui est arrive, a lui, et ce que d'autres lui ont raconte
d'eux-memes; tout cela se mele et se continue a l'aventure; nulle
proportion de plans; une lumiere volontiers egale; un style delicieux,
rapide, distribue au hasard, quoique avec un instinct de gout inapercu;
enjambant les routes, les intervalles, les preambules, tout ce que nous
decririons aujourd'hui; voyageant par les paysages en carrosse bien
roulant et les glaces levees; sautant, si l'on est a bord d'un vaisseau,
sur _une infinite de cordages et d'instruments de mer_, sans desirer
ni savoir en nommer un seul, et, dans son ignorance extraordinaire,
s'epanouissant mille fois sur quelques scenes de coeur, renouvelees
a profusion, et dont les plus touchantes ne sont pas meme encadrees.
L'ouvrage se partage nettement en deux parts: l'auteur, voyant que la
premiere avait reussi, y rattacha l'autre. Dans cette premiere, qui est
la plus courte, apres avoir moralise au debut sur les grandes passions,
les avoir distinguees de la pure concupiscence, et s'etre efforce d'y
saisir un dessein particulier de la Providence pour des fins inconnues,
le marquis raconte les malheurs de son pere, les siens propres, ses
voyages en Angleterre, en Allemagne, sa captivite en Turquie[96], la mort
de sa chere Selima, qu'il y avait epousee et avec laquelle il etait venu
a Rome. C'est l'inconsolable douleur de cette perte qui lui fait
dire avec un accent de conviction naive bien aussi penetrant que nos
obscurites fastueuses: "Si les pleurs et les soupirs ne peuvent porter
le nom de plaisir, il est vrai neanmoins qu'ils ont une douceur infinie
pour une personne mortellement affligee[97]." Jete par ce desespoir au
sein de la religion, dans l'abbaye de...., ou il sejourne trois ans, le
marquis en est tire, a force de violences obligeantes, par M. le duc
de..., qui le conjure de servir de guide a son fils dans divers voyages.
Ils partent donc pour l'Espagne d'abord, puis visitent le Portugal et
l'Angleterre, le vieux marquis sous le nom de M. de Renoncour, le jeune
sous le titre de marquis de Rosemont. Les conseils du Mentor a son
eleve, son souci continuel et respectueux pour _la gloire de cet
aimable marquis_; ce qu'il lui recommande et lui permet de lecture, le
_Telemaque_, _la Princesse de Cleves_; pourquoi il lui defend la langue
espagnole; son soin que chez un homme de cette qualite, destine aux
grandes affaires du monde, l'etude ne devienne pas une _passion comme
chez un suppot d'universite_; les eclaircissements qu'il lui donne sur
les inclinations des sexes et les bizarreries du coeur, tous ces details
ont dans le roman une saveur inexprimable qui, pour le sentiment des
moeurs et du ton d'alors, fait plus, et a moins de frais, que ne
pourraient nos flots de couleur locale. L'amour du marquis pour dona
Diana, l'assassinat de cette beaute et surtout le mariage au lit de
mort, sont d'un interet qui, dans l'ordre romanesque, repond assez
a celui de _Berenice_ en tragedie. Apres le voyage d'Espagne et de
Portugal, et durant la traversee pour la Hollande, M. de Renoncour
rencontre inopinement dans le vaisseau ses deux neveux, les fils
d'Amulem, frere de Selima; et cette gracieuse _turquerie_, jetee au
travers de nos gentilshommes francais, ne cause qu'autant de surprise
qu'il convient. Arrive a terre, le digne gouverneur rejoint son
beau-frere lui-meme, et les voila se racontant leurs destinees mutuelles
depuis la separation. Il y est parle, entre autres particularites,
d'une certaine Oscine, a qui Amulem a offert, sans qu'elle ait accepte,
d'etre, en l'epousant, _une des plus heureuses personnes de l'Asie_[98].
Quant a ces fils d'Amulem, a ces neveux de M. de Renoncour, il se trouve
que le plus charmant des deux est une niece qu'on avait deguisee de la
sorte pour la surete du voyage; mais le marquis, si triste de la mort de
sa Diana, n'a pas pris garde a ce piege innocent, et, a force d'aimer
son jeune ami Memisces, il devient, sans le savoir, infidele a la
memoire de ce qu'il a tant pleure. En general, ces personnages sont
oublieux, mobiles, adonnes a leurs impressions et d'un laisser-aller qui
par instants fait sourire; l'amour leur nait subitement d'un clin
d'oeil comme chez des oisifs et des ames inoccupees; ils ont des
songes merveilleux; ils donnent ou recoivent des coups d'epee avec une
incroyable promptitude; ils guerissent par des poudres et des huiles
secretes; ils s'evanouissent et renaissent rapidement a chaque acces de
douleur ou de joie. C'est l'espece du gentilhomme poli de ce temps-la
que le romancier nous a quelque peu arrangee a sa maniere. Le jeune
Rosemont dans le plus haut rang, le chevalier des Grieux jusque dans la
derniere abjection, conservent les caracteres essentiels de ce type et
le realisent egalement sous ses revers les plus opposes. Le premier,
malgre ses emportements de passion et deux ou trois meurtres bien
involontaires, prelude deja a tous les honneurs de la vertu d'un
Grandisson; le chevalier, apres quelques escroqueries et un assassinat
de peu de consequence, demeure sans contredit le plus prevenant par sa
bonne mine et le plus honnete des infortunes. La demarcation entre les
deux marquis, entre le marquis simple homme de qualite et le marquis
fils de duc, est tranchee fidelement; la prerogative ducale reluit dans
toute la splendeur du prejuge. L'embarras du bon M. de Renoncour quand
son eleve veut epouser sa niece, les representations qu'il adresse a la
pauvre enfant, en lui disant du jeune homme: _Avez-vous oublie ce qu'il
est ne?_ son recours en desespoir de cause au pere du marquis, au
noble duc, qui recoit l'affaire comme si elle lui semblait par trop
impossible, et l'effleure avec une legerete de grand ton qui serait a
nos yeux le supreme de l'impertinence; ces traits-la, que l'age a rendus
piquants, ne coutaient rien a l'abbe Prevost, et n'empruntaient aucune
intention de malice sous sa plume indulgente. Il en faut dire autant de
l'inclination du vieux marquis pour la belle milady R... Prevost n'a
voulu que rendre son heros perplexe et interessant: le comique s'y est
glisse a son insu, mais un comique delicat a saisir, tempere d'amenite,
que le respect domine, que l'attendrissement fait taire, et comme il
s'en mele dans Goldsmith au personnage excellent de Primerose.

[Note 96: Pendant qu'il est captif en Turquie, son maitre Salem veut
le convertir au Coran; et comme le marquis, en bon chretien, s'eleve
contre l'impurete sensuelle sanctionnee par Mahomet, Salem lui fait
le raisonnement que voici: "Dieu, n'ayant pas voulu tout d'un coup se
communiquer aux hommes, ne s'est d'abord fait connoitre a eux que par
des figures. La premiere loi, qui fut celle des Juifs, en est remplie.
Il ne leur proposoit, pour motif et pour recompense de la vertu, que des
plaisirs charnels et des felicites grossieres. La loi des chretiens, qui
a suivi celle des Juifs, etoit beaucoup plus parfaite, parce qu'elle
donnoit tout a l'esprit, qui est sans contredit au-dessus du corps...
C'est un second etat par lequel ce Dieu bon a voulu faire passer les
hommes... Et maintenant enfin ce ne sont plus les seuls biens du corps,
comme dans la loi des Juifs, ni les seuls biens spirituels, comme dans
l'Evangile des chretiens, c'est la felicite du corps et de l'esprit que
l'Alcoran promet tout a la fois aux veritables croyants." Il est curieux
que Salem, c'est-a-dire notre abbe Prevost, ait concu une maniere
d'union des lois juive et chretienne au sein de la loi musulmane, par un
raisonnement tout pareil a celui qui vient d'etre si hardiment developpe
de nos jours dans le saint-simonisme.]

[Note 97: Je trouve dans les lettres de mademoiselle Aisse (1728):
"Il y a ici un nouveau livre intitule _Memoires d'un Homme de qualite
retire du monde_. Il ne vaut pas grand'chose; cependant on en lit 190
pages en fondant en larmes." Ce n'est que de la premiere partie des
_Memoires d'un Homme de qualite_ que peut parler mademoiselle Aisse; 190
pages qu'on lit en fondant en larmes, n'est-ce donc rien?]

[Note 98: Il est question dans la _Cleopatre_ de La Calprenede d'une
grande dame que Tiridate sauve a la nage, au moment ou elle se noyait
pres du rivage d'Alexandrie, et qui se trouve etre _une des plus
importantes personnes de la terre_.]

J'aime beaucoup moins le _Cleveland_ que les _Memoires d'un Homme de
qualite_: dans le temps on avait peut-etre un autre avis; aujourd'hui
les invraisemblances et les chimeres en rendent la lecture presque aussi
fade que celle d'_Amadis_. Nous ne pouvons revenir a cette geographie
fabuleuse, a cette nature de _Pyrame et Thisbe_, vaguement remplie de
rochers, de grottes et de sauvages. Ce qui reste beau, ce sont les
raisonnements philosophiques d'une haute melancolie que se font en
plusieurs endroits Cleveland et le comte de Clarendon. L'examen a
peu pres psychologique, auquel s'applique le heros au debut du livre
sixieme, nous montre la droiture lumineuse, l'elevation sereine des
idees, compatibles avec les consequences pratiques les plus arides et
les plus ameres. L'impuissance de la philosophie solitaire en face des
maux reels y est vivement mise a nu, et la tentative de suicide par ou
finit Cleveland exprime pour nous et conclut visiblement cette moralite
plus profonde, j'ose l'assurer, qu'elle n'a du alors le sembler a son
auteur. Quant au _Doyen de Killerine_, le dernier en date des trois
grands romans de Prevost, c'est une lecture qui, bien qu'elle languisse
parfois et se prolonge sans discretion, reste en somme infiniment
agreable, si l'on y met un peu de complaisance. Ce bon doyen de
Killerine, passablement ridicule a la maniere d'Abraham Adams, avec ses
deux bosses, ses jambes crochues et sa verrue au front, tuteur cordial
et embarrasse de ses freres et de sa jolie soeur, me fait l'effet d'une
poule qui, par megarde, a couve de petits canards; il est sans cesse
occupe d'aller de Dublin a Paris pour ramener l'un ou l'autre qui
s'ecarte et se lance sur le grand etang du monde. Ce genre de vie,
auquel il est si peu propre, l'engage au milieu des situations les plus
amusantes pour nous, sinon pour lui, comme dans cette scene de boudoir
ou la coquette essaye de le seduire, ou bien lorsque, remplissant un
role de femme dans un rendez-vous de nuit, il recoit, a son corps
defendant, les baisers passionnes de l'amant qui n'y voit goutte. L'abbe
Desfontaines, dans ses _Observations sur les Ecrits modernes_, parmi de
justes critiques du plan et des invraisemblances de cet ouvrage, s'est
montre de trop severe humeur contre l'excellent doyen, en le traitant
de personnage plat et d'homme aussi insupportable au lecteur qu'a
sa famille. Pour sa famille, je ne repondrais pas qu'il l'amusat
constamment; mais nous qui ne sommes pas amoureux, le moyen de lui en
vouloir quand il nous dit: "Je lui prouvai par un raisonnement sans
replique que ce qu'il nommoit amour invincible, constance inviolable,
fidelite necessaire, etoient autant de chimeres que la religion et
l'ordre meme de la nature ne connoissoient pas dans un sens si badin?"
Malgre les demonstrations du doyen, les passions de tous ces jolis
couples allaient toujours et se compliquaient follement; l'aimable Rose,
dans sa logique de coeur, ne soutenait pas moins a son frere Patrice
qu'en depit du sort qui le separait de son amante, ils etaient, lui et
elle, dignes d'envie, _et que des peines causees par la fidelite et la
tendresse meritaient le nom du plus charmant bonheur_. Au reste, _le
Doyen de Killerine_ est peut-etre de tous les romans de Prevost celui ou
se decele le mieux sa maniere de faire un livre. Il ne compose pas avec
une idee ni suivant un but; il se laisse porter a des evenements
qui s'entremelent selon l'occurrence, et aux divers sentiments qui,
la-dessus, serpentent comme les rivieres aux contours des vallees.
Chez lui, le plan des surfaces decide tout; un flot pousse l'autre;
le phenomene domine; rien n'est concu par masse, rien n'est assis ni
organise.

_Le Pour et Contre_, "ouvrage periodique d'un gout nouveau, dans lequel
on s'explique librement sur ce qui peut interesser la curiosite du
public en matiere de sciences, d'arts, de livres, etc., etc.,
sans prendre aucun parti et sans offenser personne," demeura
consciencieusement fidele a son titre. Il ressemble pour la forme aux
journaux anglais d'Addison, de Steele, de Johnson, avec moins de fini et
de soigne, mais bien du sens, de l'instruction solide et de la candeur.
Quelques numeros du plagiaire Desfontaines et de Lefebvre-de-Saint-Marc,
continuateur de Prevost, ne doivent pas etre mis sur son compte. La
litterature anglaise y est jugee fort au long dans la personne des plus
celebres ecrivains; on y lit des notices detaillees sur Roscommon,
Rochester, Dennys, Wicherley, Savage; des analyses intelligentes et
copieuses de Shakspeare; une traduction du _Marc-Antoine_ de Dryden, et
d'une comedie de Steele. Prevost avait etudie sur les lieux, et admirait
sans reserve l'Angleterre, ses moeurs, sa politique, ses femmes et son
theatre. Les ouvrages, alors recents, de Le Sage, de madame de Tencin,
de Crebillon fils, de Marivaux, sont critiques par leur rival, a mesure
qu'ils paraissent, avec une surete de gout qui repose toujours sur un
fonds de bienveillance; on sent quelle preference secrete il accordait
aux anciens, a D'Urfe, meme a mademoiselle de Scudery, et quel regret il
nourrissait de _ces romans etendus, de ces composes enchanteurs_; mais
il n'y a trace nulle part de susceptibilite litteraire ni de jalousie
de metier. Il ne craint pas meme a l'occasion (generosite que l'on aura
peine a croire) de citer avantageusement, par leur nom, les journaux
ses confreres, _le Mercure de France_ et _le Verdun_. En retour, quand
Prevost a eu a parler de lui-meme et de ses propres livres, il l'a fait
de bonne grace, et ne s'est pas chicane sur les eloges. Je trouve,
dans le nombre 36, tome III, un compte rendu de _Manon Lescaut_ qui se
termine ainsi: ".... Quel art n'a-t-il pas fallu pour interesser le
lecteur et lui inspirer de la compassion par rapport aux funestes
disgraces qui arrivent a cette fille corrompue!... Au reste, le
caractere de Tiberge, ami du chevalier, est admirable... Je ne dis
rien du style de cet ouvrage; il n'y a ni jargon, ni affectation, ni
reflexions sophistiques; c'est la nature meme qui ecrit. Qu'un auteur
empese et farde paroit fade en comparaison! Celui-ci ne court point
apres l'esprit ou plutot apres ce qu'on appelle ainsi. Ce n'est point un
style laconiquement constipe, mais un style coulant, plein et expressif.
Ce n'est partout que peintures et sentiments, mais des peintures vraies
et des sentiments naturels[99]." Une ou deux fois Prevost fut appele sur
le terrain de la defense personnelle, et il s'en tira toujours avec
dignite et mesure. Attaque par un jesuite du _Journal de Trevoux_ au
sujet d'un article sur Ramsay, il repliqua si decemment que les jesuites
sentirent leur tort et desavouerent cette premiere sortie. Il releva
avec plus de verdeur les calomnies de l'abbe Lenglet-Dufresnoy; mais sa
justification morale l'exigeait, et on doit a cette necessite heureuse
quelques-unes des explications dont nous avons fait usage sur les
evenements de sa vie. Ce que nous n'avons pas mentionne encore et ce qui
resulte, quoique plus vaguement, du meme passage, c'est que, depuis son
sejour en Hollande, Prevost n'avait pas ete gueri de cette inclination
a la tendresse d'ou tant de souffrances lui etaient venues. Sa figure,
dit-on, et ses agrements avaient touche une demoiselle protestante d'une
haute naissance, qui voulait l'epouser. _Pour se soustraire a cette
passion indiscrete_, ajoute son biographe de 1764, Prevost passa en
Angleterre; mais comme il emmena avec lui la demoiselle amoureuse, on
a droit de conjecturer qu'il ne se defendait qu'a demi contre une si
furieuse passion. Lenglet l'avait brutalement accuse de s'etre laisse
enlever par une belle: Prevost repondit que de tels enlevements
n'allaient qu'aux _Medor_ et aux _Renaud_, et il exposa en maniere de
refutation le portrait suivant, trace de lui par lui-meme: "Ce _Medor_,
si cheri des belles, est un homme de trente-sept a trente-huit ans,
qui porte sur son visage et dans son humeur les traces de ses anciens
chagrins; qui passe quelquefois des semaines entieres dans son cabinet,
et qui emploie tous les jours sept ou huit heures a l'etude; qui cherche
rarement les occasions de se rejouir; qui resiste meme a celles qui lui
sont offertes, et qui prefere une heure d'entretien avec un ami de
bon sens a tout ce qu'on appelle _plaisirs du monde_ et passe-temps
agreables: civil d'ailleurs, par l'effet d'une excellente education,
mais peu galant; d'une humeur douce, mais melancolique; sobre enfin et
regle dans sa conduite. Je me suis peint fidelement, sans examiner si ce
portrait flatte mon amour-propre ou s'il le blesse."

[Note 99: On remarque, il est vrai, dans ce _nombre_ une circonstance
qui semblerait indiquer une autre plume que la sienne. C'est qu'on y
parle, deux pages plus loin, de la _Bibliotheque des Romans_ de Gordon
de Percel (Lenglet-Dufresnoy), en des termes qui ne s'accordent pas tout
a fait avec ceux du nombre 47. Or le nombre 47, consacre a une defense
personnelle, est bien expressement de Prevost. Mais on doit croire
que Prevost, alors en Angleterre, ne parla la premiere fois de la
_Bibliotheque des Romans_ que d'apres quelques renseignements et sans
l'avoir lue. D'ailleurs, outre la physionomie de l'eloge, qui ne dement
pas la paternite presumee, ce numero ou il est question de _Manon
Lescaut_ fait partie d'une serie dont Prevost s'est avoue le redacteur.
Walter Scott, de nos jours, n'a-t-il pas ecrit ainsi, sans plus de
facon, des articles d'eloges sur ses propres romans?]

_Le Pour et Contre_ nous offre aussi une foule d'anecdotes du jour, de
faits singuliers, veritables ebauches et materiaux de romans; l'histoire
de dona Maria et la vie du duc de Riperda sont les plus remarquables. Un
savant Anglais, M. Hooker, s'etait plu, dans un journal de son pays,
a developper une comparaison ingenieuse de l'antique retraite de
Cassiodore avec l'_Arcadie_ de Philippe Sydney et le pays de Forez au
temps de Celadon. Cassiodore deja vieux, comme on sait, et degoute de la
cour par la disgrace de Boece, se retira au monastere de Viviers, qu'il
avait bati dans une de ses terres, et s'y livra avec ses religieux a
l'etude des anciens manuscrits, surtout a celle des saintes Lettres, a
la culture de la terre et a l'exercice de la piete. Prevost s'etend avec
complaisance sur les douceurs de cette vie commune et diverse; c'est
evidemment son ideal qu'il retrouve dans ce monastere de Cassiodore;
c'est son Saint-Germain-des-Pres, son La Fleche, mais avec bien
autrement de soleil, d'aisance et d'agrements. Et quant a la
ressemblance avec l'_Arcadie_ et le pays de Celadon, que l'ecrivain
anglais signale avec quelque malice, lui, il ne s'en effarouche
aucunement, car il est persuade, dit-il, "que dans l'_Arcadie_ et dans
le pays de Forez, avec des principes de justice et de charite, tels que
la fiction les y represente, et des moeurs aussi pures qu'on les suppose
aux habitants, il ne leur manquoit que les idees de religion plus justes
pour en faire des gens tres-agreables au Ciel[100]."

[Note 100: On peut lire a ce sujet une gracieuse lettre de
Mademoiselle, cousine de Louis XIV, a madame de Motteville, ou elle
trace a son tour un plan de solitude divertissante qui se ressent
egalement de l'_Astree_, et qui d'ailleurs fait un parfait pendant a
l'ideal de Prevost d'apres Cassiodore, par un couvent de carmelites
qu'elle exige dans le voisinage.]

Apres six annees d'exil environ, Prevost eut la permission de rentrer en
France sous l'habit ecclesiastique seculier. Le cardinal de Bissy qui
l'avait connu a Saint-Germain, et le prince de Conti, le protegerent
efficacement; ce dernier le nomma son aumonier. Ainsi retabli dans la
vie paisible, et desormais au-dessus du besoin, Prevost, jeune encore,
partagea son temps entre la composition de nombreux ouvrages et les
soins de la societe brillante ou il se delassait. Le travail d'ecrire
lui etait devenu si familier que ce n'en etait plus un pour lui: il
pouvait a la fois laisser courir sa plume et suivre une conversation.
Nous devons dire que les ecrits volumineux dont est remplie la derniere
moitie de sa carriere se ressentent de cette facilite extreme degeneree
en habitude. Que ce soit une compilation, un roman, une traduction de
Richardson, de Hume ou de Ciceron qu'il entreprenne; que ce soit une
_Histoire de Guillaume-le-Conquerant_ ou une _Histoire des Voyages_,
c'est le meme style agreable, mais fluidement monotone, qui court
toujours et trop vite pour se teindre de la variete des sujets. Toute
difference s'efface, toute inegalite se nivelle, tout relief se polit
et se fond dans cette veine rapide d'une invariable elegance. Nous
ne signalerons, entre les productions dernieres de sa prolixite, que
l'_Histoire d'une Grecque moderne_, joli roman dont l'idee est aussi
delicate qu'indeterminee. Une jeune Grecque d'abord vouee au serail,
puis rachetee par un seigneur francais qui en voulait faire sa
maitresse, resistant a l'amour de son liberateur, et n'etant peut-etre
pas aussi insensible pour d'autres que pour lui; ce _peut-etre_ surtout,
adroitement menage, que rien ne tranche, que la demonstration environne,
effleure a tout moment et ne parvient jamais a saisir; il y avait la
matiere a une oeuvre charmante et subtile dans le gout de Crebillon
fils: celle de Prevost, quoique gracieuse, est un peu trop executee au
hasard[101]. Prevost vivait ainsi, heureux d'une etude facile, d'un monde
choisi et du calme des sens, quand un leger service de correction de
feuilles rendu a un chroniqueur satirique le compromit sans qu'il y eut
songe, et l'envoya encore faire un tour a Bruxelles. Cette disgrace
inattendue fut de courte duree et ne lui valut que de nouveaux
protecteurs. A son retour, il reprit sa place chez le prince de Conti,
qui l'occupa aux materiaux de l'histoire de sa maison; et le chancelier
Daguesseau, de son cote, le chargea de rediger l'_Histoire generale des
Voyages_[102]. Son desinteressement au milieu de ces sources de faveur et
meme de richesse ne se dementit pas; il se refusait aux combinaisons qui
lui eussent ete le plus fructueuses; il abandonnait les profits a son
libraire, avec qui on a remarque (je le crois bien) qu'il vecut toujours
en tres-bonne intelligence. Je crains meme que, comme quelques gens de
lettres trop faciles et abandonnes, il ne se soit mis a la merci du
speculateur. Pour lui, disait-il, un jardin, une vache et deux
poules lui suffisaient[103]. Une petite maison qu'il avait achetee a
Saint-Firmin, pres de Chantilly, etait sa perspective d'avenir ici-bas,
l'horizon borne et riant auquel il meditait de confiner sa vieillesse.
Il s'y rendait un jour seul par la foret (23 novembre 1763), quand une
soudaine attaque d'apoplexie l'etendit a terre sans connaissance. Des
paysans survinrent; on le porta au prochain village, et, le croyant
mort, un chirurgien ignorant proceda sur l'heure a l'ouverture. Prevost,
reveille par le scalpel, ne recouvra le sentiment que pour expirer dans
d'affreuses douleurs. On trouva chez lui un petit papier, ecrit de sa
main, qui contenait ces mots:

Trois ouvrages qui m'occuperont le reste de mes jours dans ma retraite:

1 deg. L'un de raisonnement:--la Religion prouvee par ce qu'il y a de
plus certain dans les connaissances humaines; methode historique et
philosophique qui entraine la ruine des objections;

2 deg. L'autre historique:--histoire de la conduite de Dieu pour le soutien
de la foi depuis l'origine du Christianisme;

3 deg. Le troisieme de morale:--l'esprit de la Religion dans l'ordre de la
societe.

Ainsi se termina, par une catastrophe digne du _Cleveland_, cette vie
romanesque et agitee. Prevost appartient en litterature a la generation
palissante, mais noble encore, qui suivit immediatement et acheva
l'epoque de Louis XIV. C'est un ecrivain du XVIIe siecle dans le XVIIIe,
un _l'abbe Fleury_ dans le roman; c'est le contemporain de Le Sage, de
Racine fils, de madame de Lambert, du chancelier Daguesseau; celui de
Desfontaines et de Lenglet-Dufresnoy en critique. De peintres et de
sculpteurs, cette generation n'en compte guere et ne s'en inquiete pas;
pour tout musicien, elle a le melodieux Rameau. Du fond de ce declin
paisible, Prevost se detache plus vivement qu'aucun autre. Anterieur
par sa maniere au regne de l'analyse et de la philosophie, il ne
copie pourtant pas, en l'affaiblissant, quelque genre illustre par un
formidable predecesseur; son genre est une invention aussi originale que
naturelle, et dans cet entre-deux des groupes imposants de l'un et de
l'autre siecle, la gloire qu'il se developpe ne rappelle que lui.
Il ressuscite avec ampleur, apres Louis XIV, apres cette precieuse
elaboration de gout et de sentiments, ce que d'Urfe et mademoiselle de
Scudery avaient prematurement deploye; et bien que chez lui il se mele
encore trop de convention, de fadeur et de chimere, il atteint souvent
et fait penetrer aux routes secretes de la vraie nature humaine; il
tient dans la serie des peintres du coeur et des moralistes aimables une
place d'ou il ne pourrait disparaitre sans qu'on apercut un grand vide.

Septembre 1831.

[Note 101: On lit dans les lettres de l'aimable madame de Staal (De
Launay) a M. d'Hericourt: "J'ai commence la Grecque a cause de ce que
vous m'en dites: on croit en effet que mademoiselle Aisse en a donne
l'idee; mais cela est bien brode, car elle n'avait que trois ou quatre
ans quand on l'amena en France." Mademoiselle Aisse, mademoiselle De
Launay, l'abbe Prevost, trois modeles contemporains des sentiments les
plus naturels dans la plus agreable diction!]

[Note 102: Chamfort rapporte que le chancelier Daguesseau n'avait
precedemment donne a l'abbe Prevost la permission d'imprimer les
premiers volumes de _Cleveland_ que sous la condition expresse que
Cleveland se ferait catholique au dernier volume.]

[Note 103: Jean-Jacques, dont c'etait aussi le voeu, mais qui ne s'y
tenait pas, eut occasion, a ses debuts, de rencontrer souvent l'abbe
Prevost chez leur ami commun Mussard, a Passy; il en parle dans ses
_Confessions_ (partie II, livre VIII), et avec un sentiment de regret
pour les moments heureux passes dans une societe choisie. Enumerant les
amis distingues que s'etait faits l'excellent Mussard: "A leur tete,
dit-il, je mets l'abbe Prevost, homme tres-aimable et tres-simple, dont
le coeur vivifiait ses ecrits dignes de l'immortalite, et qui n'avait
rien dans la societe du coloris qu'il donnait a ses ouvrages." Il est
permis de croire que l'abbe Prevost avait eu autrefois ce _coloris_ de
conversation, mais qu'il l'avait un peu perdu en vieillissant.]


Pour completer cet article, il faut y joindre celui qui a pour titre:
_L'Abbe Prevost et les Benedictins_, dans les _Derniers Portraits_; et,
dans le tome IX des _Causeries du Lundi_, celle qui a pour titre: _Le
Buste de l'abbe Prevost_.



M. ANDRIEUX

M. Andrieux vient de mourir, l'un des derniers et des plus dignes
d'une generation litteraire qui eut bien son prix et sa gloire. Ne a
Strasbourg en 1759, il fut toujours aussi pur et aussi attique de
langue que s'il etait ne a Reims, a Chateau-Thierry ou a deux pas de la
Sainte-Chapelle. Ayant acheve ses etudes et son droit a Paris avant la
Revolution, il s'essaya, durant ses instants de loisir, a composer pour
le theatre. Ami de Collin-d'Harleville et de Picard, avec moins de
sensibilite coulante et facile que le premier, avec bien moins de
saillie et de jet naturel que le second, mais plus sagace, _emunctae
naris_, plus nourri de l'antiquite, avec plus de critique enfin et de
gout que tous deux, il preluda par _Anaximandre_, bluette grecque, de ce
grec un peu _dix-huitieme siecle_, qu'_Anacharsis_ avait mis a la mode;
en 1787, il prit tout a fait rang par les _Etourdis_, le plus aimable et
le plus vif de ses ouvrages dramatiques[104]. Mais le veritable role de
M. Andrieux, sa veritable specialite, au milieu de cette gaie et douce
amitie qui l'unissait a Ducis, Collin et Picard, c'etait d'etre leur
juge, leur conseiller intime, leur Despreaux familier et charmant,
l'arbitre des graces et des elegances dans cette petite reunion,
heritiere des traditions du grand siecle et des souvenirs du souper
d'Auteuil. Lorsque Andrieux avait raye de l'ongle un mot, une pensee,
une faute de grammaire ou de vraisemblance, il n'y avait rien a redire;
Collin obeissait; le vieux Ducis regrettait que Thomas eut manque d'un
si indispensable censeur, et il l'invoquait pour lui-meme en vers
grondants et males qui rappellent assez la veine de Corneille:

  J'ai besoin du censeur implacable, endurci,
  Qui tourmentait Collin et me tourmente aussi;
  C'est a toi de regler ma fougue impetueuse,
  De contenir mes bonds sous une bride heureuse,
  Et de voir sans peril, asservi sous ta loi,
  Mon genie, encor vert, galoper devant toi.
  Non, non, tu n'iras point, craintif et trop rigide,
  Imposer a ma muse une marche timide.
  Tu veux que ton ami, grand, mais sans se hausser,
  Sachant marcher son pas, sache aussi s'elancer.
  Loin de nous le mesquin, l'etroit et le servile!
  Ainsi, comme a Collin, tu pourras m'etre utile.

[Note 104: Un jour il disait a propos de Suard: "Sa preface de La
Bruyere, c'est son Cid." On peut retourner cet agreable mot. Le Cid
d'Andrieux, ce sont ses _Etourdis_; il y laissa presque tout son
aiguillon.]

C'etait en general a la diction que se bornait cette surveillance
de l'aimable et fin aristarque; on n'abordait pas dans ce temps les
questions plus elevees et plus fondamentales de l'_art_, comme on dit;
quelques maximes generales, quelques preceptes de tradition suffisaient;
mais on savait alors en diction, en fait de vrai et legitime langage,
mille particularites et nuances qui vont se perdant et s'oubliant
chaque jour dans une confusion, inevitable peut-etre, mais certainement
facheuse. M. Andrieux etait maitre consomme pour l'appreciation de
ces nuances, pour le discernement et la pratique de cette synonymie
francaise la plus exquise. C'est ce qui fait que, bien que tres-court et
tres-mince de fond, son joli conte du _Meunier de Sans-Souci_ demeure un
chef-d'oeuvre, un pendant au _Roi d'Yvetot_ de Beranger, un brin de thym
a cote du brin de serpolet. On voit dans une piece fugitive a son ami
Deschamps, auteur de _la Revanche forcee_, quelle difference essentielle
l'habile connaisseur etablit entre Grecourt et Chaulieu, et meme entre
Bernis et Grecourt. Si ces distinctions, que nous sentons a peine
aujourd'hui, nous faisaient sourire, comme microscopiques et
insignifiantes, ne nous en vantons pas trop! Les _a-peu-pres_, dont on
ne se rend plus compte, sont un symptome invariable de decadence en
litterature. Je crois bien qu'on s'occupe d'idees plus larges, de
theories plus radicales et plus absolues; mais il en est peut-etre a ce
sujet des litteratures qui se decomposent, comme des corps organiques en
dissolution, lesquels donnent alors acces en eux par tous les pores aux
elements generaux, l'air, la lumiere, la chaleur: ces corps humains et
vivants etaient mieux portants, a coup sur, quand ils avaient assez
de loisir et de discernement pour songer surtout a la decence de la
demarche, aux parfums des cheveux, aux nuances du teint et a la beaute
des ongles.

Dans les changements proposes pour _Polyeucte_ et _Nicomede_, et ou il
ne s'agit que de quelques retouches de vers et de mots, M. Andrieux se
montre comme aux pieds du grand Corneille et lui demandant la permission
d'oter, en soufflant, quelques grains de poussiere a son beau cothurne.
Cette image piquante nous offre le critique respectueux et minutieux
dans ses proportions vraies, et le doux air d'espieglerie qui s'y mele
n'y messied pas.

M. Andrieux avait donc recu en naissant un grain de notre sel attique,
une goutte de miel de notre Hymette, et il les a mis sobrement a profit,
il les a sagement menages jusqu'au bout. Il etait erudit, studieux avec
friandise, intimement verse dans Horace, dont il donnait d'agreables et
familieres traductions, sachant tant soit peu le grec, et par consequent
beaucoup mieux que les gens de lettres ne le savaient de son temps:
car de son temps les gens de lettres ne le savaient pas du tout, et,
quelques annees plus tard, la generation litteraire suivante, dite
_litterature de l'Empire_, et dont etait M. de Jouy, sut a peine le
latin. M. Andrieux, qui n'eut jamais rien de commun avec l'Allemagne que
d'etre ne dans la capitale alsacienne, et qui faisait fi de tout ce
qui etait germanique, avait moins de repugnance pour la litterature
anglaise, et il la posseda, comme avait fait Suard, par le cote
d'Addison, de Pope, de Goldsmith, et des moralistes ou poetes du siecle
de la reine Anne.

A partir de 1814, M. Andrieux professa au College de France, comme,
depuis plusieurs annees deja, il professait a l'interieur de l'Ecole
Polytechnique, et ses cours publics, fort suivis et fort aimes de la
jeunesse, devinrent son occupation favorite, son bonheur et toute
sa vie. Nous serions peu a meme d'en parler au long, les ayant trop
inegalement entendus, et rien d'ailleurs n'en ayant ete imprime
jusqu'ici. Mais ce qu'on peut dire sans crainte d'erreur, c'est que M.
Andrieux y deploya dans un cadre plus general les qualites precieuses
de critique, de finesse delicate, de malice inoffensive et ingenieuse,
qu'attestaient ses oeuvres trop rares, et dont ses amis particuliers
avaient joui. Sincerement bonhomme, quoiqu'il affectat un peu cette
ressemblance avec La Fontaine, fertile en anecdotes choisies et bien
dites, causeur toujours ecoute [105], moralisant beaucoup, et rajeunissant
par le ton ou l'a-propos les verites et les conseils qui, sur ses
levres, n'etaient jamais vulgaires, M. Andrieux a fait, avec un talent
qui pouvait sembler de mediocre haleine, ce que bien des talents plus
forts ont trouve trop long et trop lourd; il a fourni une carriere non
interrompue de dix-huit annees de professorat; et, comme il le disait
lui-meme a sa derniere lecon, il est mort presque sur la breche.

[Note 105: On sait le joli mot de M. Villemain a propos de cette voix
faible de M. Andrieux, qui n'etait qu'un filet et qu'un souffle: "Il se
fait entendre a force de se faire ecouter."]

Dans le professeur on retrouvait encore le conteur, l'auteur comique; il
avait du bon comedien; il lisait en perfection, avec un art infini, il
jouait et dialoguait ses lectures. Avec son filet de voix, avec une
mimique qui n'etait qu'a lui, il tenait son auditoire en suspens, il
excellait a mettre en scene et comme en action de petits preceptes, de
jolis riens qui ne s'imprimeraient pas.

Dans les querelles litteraires qui s'etaient elevees durant les
dernieres annees, l'opinion de M. Andrieux ne pouvait etre douteuse;
cette opinion lui etait dictee par ses antecedents, ses souvenirs, la
nature de son gout, les qualites qu'il avait, et aussi par l'absence de
celles qu'il n'avait pas; mais sa bienveillance naturelle ne s'alterait
jamais, meme en s'aiguisant de malice; il embrassait peu les
innovations, il raillait de sa vois fine les novateurs, mais comme il
aurait raille M. Poinsinet, en homme de grace et d'urbanite; point de
gros mot ni de tonnerre.

M. Andrieux est reste fidele, toute sa vie, aux doctrines philosophiques
et politiques de sa jeunesse. Il melait volontiers a son enseignement
des preceptes evangeliques qui rappelaient la maniere morale de
Bernardin de Saint-Pierre: il prechait l'amour des hommes et
l'indulgence, comme il convenait a l'ami de Collin l'optimiste, du bon
Ducis, et au peintre d'Helvetius. Politiquement, M. Andrieux a fait
preuve d'une constante fermete qui ne s'est jamais dementie, soit au
fort de la Revolution ou il se maintint par d'exces, soit au sein du
Tribunal ou il lutta contre l'usurpation despotique et merita d'etre
elimine, soit enfin durant le cours entier de la Restauration; sa
delicatesse un peu frele et son amenite extreme furent toujours exemptes
de transactions et de faiblesse sur ce chapitre du patriotisme et des
principes de 89 [106]. En somme, ce fut un honorable caractere, et plus
fort peut-etre que son talent; mais ce talent lui-meme etait rare. M.
Andrieux avait recu un don peu abondant, mais distingue et precieux;
il en a fait un sobre, un juste et long usage. Son nom restera dans la
litterature francaise, tant qu'un sens net s'attachera au mot de _gout_.

17 mai 1833.

[Note 106: Il ecrivait a M. Parent-Real, son ancien collegue
au Tribunal, le 20 novembre 1831: "Nous avons vu quarante ans de
revolutions: pensez-vous que nous soyons a la fin? Nous avons vu aussi
tous les gouvernements qui se sont succede l'un apres l'autre, etre
aveugles, egoistes, dilapidateurs et insolents; aussi tous sont-ils
tombes.... _interea patitar justus_: la pauvre nation, victime
innocente, est livree, comme Promethee, au bec eternel des vautours."
Ces phrases contrarient en un point ce qu'a dit M. Thiers dans le
discours, si judicieux d'ailleurs, qu'il prononca a l'Academie
francaise, en venant y succeder a l'aimable auteur des _Etourdis_: "M.
Andrieux est mort, content de laisser ses deux filles unies a deux
hommes d'esprit et de bien, content de sa mediocre fortune, de sa grande
consideration, content de son siecle, content de voir la Revolution
francaise triomphante sans desordres et sans exces." M. Andrieux, a tort
ou a raison, etait moins optimiste que son spirituel panegyriste ne l'a
cru.]




M. JOUFFROY

Il y a une generation qui, nee tout a la fin du dernier siecle, encore
enfant ou trop jeune sous l'Empire, s'est emancipee et a pris la robe
virile au milieu des orages de 1814 et 1815. Cette generation dont l'age
actuel est environ quarante ans, et dont la presque totalite lutta, sous
la Restauration, contre l'ancien regime politique et religieux, occupe
aujourd'hui les affaires, les Chambres, les Academies, les sommites
du pouvoir ou de la science. La Revolution de 1830, a laquelle cette
generation avait tant pousse par sa lutte des quinze annees, s'est faite
en grande partie pour elle, et a ete le signal de son avenement. Le gros
de la generation dont il s'agit constituait, par un melange d'idees
voltairiennes, bonapartistes et semi-republicaines, ce qu'on appelait le
liberalisme. Mais il y avait une elite qui, sortant de ce niveau de bon
sens, de prejuges et de passions, s'inquietait du fond des choses et du
terme, aspirait a fonder, a achever avec quelque element nouveau ce
que nos peres n'avaient pu qu'entreprendre avec l'inexperience des
commencements. Dans l'appreciation philosophique de l'homme, dans la vue
des temps et de l'histoire, cette jeune elite eclairee se croyait, non
sans apparence de raison, superieure a ses adversaires d'abord, et aussi
a ses peres qui avaient defailli ou s'etaient retrecis et aigris a la
tache. Le plus philosophe et le plus reflechi de tous, dans une de ces
pages merveilleuses qui s'echappent brillamment du sein prophetique
de la jeunesse et qui sont comme un programme ideal qu'on ne remplit
jamais,--le plus calme, le plus lumineux esprit de cette elite ecrivait
en 1823[107]: "Une generation nouvelle s'eleve qui a pris naissance au
sein du scepticisme dans le temps ou les deux partis avaient la parole.
Elle a ecoute et elle a compris... Et deja ces enfants ont depasse leurs
peres et senti le vide de leurs doctrines. Une foi nouvelle s'est fait
pressentir a eux: ils s'attachent a cette perspective ravissante avec
enthousiasme, avec conviction, avec resolution... Superieurs a tout
ce qui les entoure, ils ne sauraient etre domines ni par le fanatisme
renaissant, ni par l'egoisme sans croyance qui couvre la societe... Ils
ont le sentiment de leur mission et l'intelligence de leur epoque; ils
comprennent ce que leurs peres n'ont point compris, ce que leurs tyrans
corrompus n'entendent pas; ils savent ce que c'est qu'une revolution, et
ils le savent parce qu'ils sont venus a propos."

[Note 107: L'article, ecrit en 1823, n'a ete publie qu'en 1825, dans
_le Globe_.]

Dans le morceau (_Comment les Dogmes finissent_) dont nous pourrions
citer bien d'autres passages, dans ce manifeste le plus explicite et le
plus general assurement qui ait formule les esperances de la jeune elite
persecutee, M. Jouffroy envisageait le dogme religieux, ce semble,
encore plus que le dogme politique; il annoncait en termes expressifs la
religion philosophique prochaine, et avec une ferveur d'accent qui
ne s'est plus retrouvee que dans la tentative neo-chretienne du
saint-simonisme. Vers ce meme temps de 1823, de memorables travaux
historiques, appliques soit au Moyen-Age par M. Thierry, soit a l'epoque
moderne par M. Thiers, marquaient et justifiaient en plusieurs points
ces pretentions de la generation nouvelle, qui visait a expliquer et a
dominer le passe, et qui comptait faire l'avenir. _Le Globe_, fonde en
1824, vint operer une sorte de revolution dans la critique, et, par
son vif et chaleureux eclectisme, realisa une certaine unite entre des
travaux et des hommes qui ne se seraient pas rapproches sans cela. Sur
la masse constitutionnelle et liberale, fonds estimable mais assez peu
eclaire de l'Opposition, il s'organisa donc une elite nombreuse et
variee, une brillante ecole a plusieurs nuances; philosophie, histoire,
critique, essai d'art nouveau, chaque partie de l'etude et de la pensee
avait ses hommes. Je n'indique qu'a peine l'art, parce que, bien que
sorti d'un mouvement parallele, il appartient a une generation un peu
plus recente, et, a d'autres egards, trop differente de celle que
nous voulons ici caracteriser. Quoi qu'il en soit, vers la fin de la
Restauration, et grace aux travaux et aux luttes enhardies de cette
jeunesse deja en pleine virilite, le spectacle de la societe francaise
etait mouvant et beau: les esperances accrues s'etaient a la fois
precisees davantage; elles avaient perdu peut-etre quelque chose de ce
premier mysticisme plus grandiose et plus sombre qu'elles devaient,
en 1823, a l'exaltation solitaire et aux persecutions; mais l'avenir
restait bien assez menacant et charge d'augures pour qu'il y eut place
encore a de vastes projets, a d'heroiques pressentiments. On allait a
une revolution, on se le disait; on gravissait une colline inegale, sans
voir au juste ou etait le sommet, mais il ne pouvait etre loin. Du haut
de ce sommet, et tout obstacle franchi, que decouvrirait-on? C'etait la
l'inquietude et aussi l'encouragement de la plupart; car, a coup sur, ce
qu'on verrait alors, meme au prix des perils, serait grand et consolant.
On accomplirait la derniere moitie de la tache, on appliquerait la
verite et la justice, on rajeunirait le monde. Les peres avaient du
mourir dans le desert, on serait la generation qui touche au but et
qui arrive. Tandis qu'on se flattait de la sorte tout en cheminant, le
dernier sommet, qu'on n'attendait pourtant pas de sitot, a surgi
au detour d'un sentier; l'ennemi l'occupait en armes, il fallut
l'escalader, ce qu'on fit au pas de course et avant toute reflexion.
Or, ce rideau de terrain n'etant plus la pour borner la vue, lorsque
l'etonnement et le tumulte de la victoire furent calmes, quand la
poussiere tomba peu a peu et que le soleil qu'on avait d'abord devant
soi eut cesse de remplir les regards, qu'apercut-on enfin? Une espece de
plaine, une plaine qui recommencait, plus longue qu'avant la derniere
colline, et deja fangeuse. La masse liberale s'y rua pesamment comme
dans une Lombardie feconde; l'elite fut debordee, deconcertee, eparse.
Plusieurs qu'on reputait des meilleurs firent comme la masse, et
pretendirent qu'elle faisait bien. Il devint clair, a ceux qui avaient
espere mieux, que ce ne serait pas cette generation si pleine de
promesses et tant flattee par elle-meme, qui arriverait.

Et non-seulement elle n'arrivera pas a ce grand but social qu'elle
presageait et qu'elle parut longtemps meriter d'atteindre; mais on
reconnait meme que la plupart, detournes ou decourages depuis lors, ne
donneront pas tout ce qu'ils pourraient du moins d'oeuvres individuelles
et de monuments de leur esprit. On les voit ingenieux, distingues,
remarquables; mais aucun jusqu'ici qui semble devoir sortir de ligne
et grandir a distance, comme certains de nos peres, auteurs du premier
mouvement: aucun dont le nom menace d'absorber les autres et puisse
devenir le signe representatif, par excellence, de sa generation: soit
que, dans ces partages des grandes renommees aux depens des moyennes, il
se glisse toujours trop de mensonge et d'oubli de la realite pour que
les contemporains tres-rapproches s'y pretent; soit qu'en effet parmi
ces natures si diversement douees il n'y ait pas, a proprement parler,
un genie superieur; soit qu'il y ait dans les circonstances et dans
l'atmosphere de cette periode du siecle quelque chose qui intercepte et
attenue ce qui, en d'autres temps, eut ete du vrai genie.

Cependant, si de plus pres, et sans se borner aux resultats exterieurs
qui ne reproduisent souvent l'individu qu'infidelement, on examine et
l'on etudie en eux-memes les esprits distingues[108] dont nous parlons,
que de talents heureux, originaux! quelle promptitude, quelle ouverture
de pensee! quelles ressources de bien dire! Comme ils paraissent alors
superieurs a leur oeuvre, a leur action! On se demande ce qui les
arrete, pourquoi ils ne sont ni plus feconds, eux si faciles, ni plus
certains, eux autrefois si ardents; on se pose, comme une enigme, ces
belles intelligences en partie infructueuses. Mais parmi celles qui
meritent le plus l'etude et qui appellent longtemps le regard par
l'etendue, la serenite et une sorte de froideur, au premier aspect,
immobile, apparait surtout M. Jouffroy, celui-la meme dont nous avons
signale le premier manifeste eloquent. Dans une generation ou chacun
presque possede a un haut degre la facilite de saisir et de comprendre
ce qui s'offre, son caractere distinctif, a lui par-dessus tous, est
encore la comprehension, l'intelligence. S'il est exact, comme il le dit
quelque part, que l'air que nous respirons sache douer au berceau les
esprits distingues de notre siecle, de celle de toutes les qualites
qui est la plus difficile et la moins commune, de _l'etendue_, il faut
croire que, sur la montagne du Jura ou il est ne, un air plus vif, un
ciel plus vaste et plus clair, ont de bonne heure recule l'horizon et
fait un spectacle spacieux dans son ame comme dans sa Prunelle.

[Note 108: Le mot _distingue_, qui revient frequemment dans cet
article et qui s'applique si bien a la generation qu'on y represente, a
commence d'etre pris dans le sens ou on l'emploie aujourd'hui, a partir
de la fin du XVIIe siecle. On lit dans une lettre de Ninon vieillie au
vieux Saint-Evremond: "S'il (_votre recommande_) est amoureux du merite
qu'on appelle ici _distingue_, peut-etre que votre souhait sera rempli;
car tous les jours on me veut consoler de mes pertes par ce beau mot."
Il parait toutefois que ce mot _distingue_ pris absolument, et sans etre
determine par rien, ne fit alors qu'une courte fortune, et il n'etait
pas encore pleinement autorise a la fin du XVIIIe siecle. Je trouve
dans l'_Esprit des Journaux_, mars 1788, page 232 et suiv., une lettre
la-dessus, tiree du _Journal de Paris: Lettre d'un Gentilhomme flamand
a mademoiselle Emilie d'Ursel, agee de cinq ans_. Dans des observations
qui suivent, on repond fort bien a ce _gentilhomme flamand_, un peu
puriste, que, s'il est bon de bannir de la conversation et des ecrits
ces mots _aventuriers_ dont parle La Bruyere, qui font fortune quelque
temps, il ne faut pas exclure les expressions que le besoin introduit;
et a propos de _distingue_ tout court qui choquait alors beaucoup de
gens et que beaucoup d'autres se permettaient, on le justifie par
d'assez bonnes raisons: "On parle d'un peintre et on dit que c'est un
homme _distingue_: on sait bien que ce doit etre par ses tableaux;
pourquoi sera-t-on oblige de l'ajouter? Si je dis que M. l'abbe Delille
est un homme de lettres _distingue_, est-il quelque Francais qui s'avise
de me demander par quoi?

"Pourquoi ne dirait-on pas un homme _distingue_, absolument, comme on
dit un homme _superieur_? car ce dernier indique une relation meme plus
immediate. Dans toutes les langues, et surtout dans les plus belles, les
mots qui n'ont ete employes d'abord qu'avec des regimes s'en separent
ensuite et conservent un sens tres-precis, tres-clair, meme en restant
tout seuls."--Nous recommandons humblement cette note au Dictionnaire de
l'Academie francaise.]

L'intelligence a un degre excellent, l'intelligence en ce qu'elle a de
large, de profond et de recueilli, de parfaitement net et clarifie,
voila donc l'attribut le plus apparent de M. Jouffroy, et qui se declare
a la premiere observation, soit qu'on juge le philosophe sur ses pages
lentes et pleines, soit qu'on assiste au developpement continu et
regulier de sa parole. Je comparerais cette intelligence a un miroir
presque plan, tres-legerement concave, qui a la faculte de s'egaler aux
objets devant lesquels il est place, et meme de les depasser en tous
sens, mais sans en fausser les rapports. Ce n'est pas de ces miroirs a
facettes qui tournent et brillent volontiers, ne representant en saillie
qu'une etroite portion de l'objet a la fois; ce n'est pas de ces miroirs
ardents, trop concentriques, d'ou nait bientot la flamme. Car il y a
aussi des intelligences trop vives, trop impatientes en presence de
l'objet. Elles ne se tiennent pas aisement a le reflechir, elles
l'absorbent ou vont au-devant, elles font irruption au travers et y
laissent d'eclatants sillons. M. Cousin, quand il n'y prend pas garde,
est sujet a cette maniere. Chez lui, l'_acies_, le _celeritas ingenii_
l'emporte; il pressent, il devine, il recompose. Il y a plus de
longanimite dans le seul emploi de l'intelligence; il ne faut nul ennui
des preliminaires et d'un appareil qui, quelquefois aussi, semble bien
lent.

A l'egard des objets de l'intelligence, on peut se comporter de deux
manieres. Tout esprit est plus ou moins arme, en presence des idees,
du bouclier ou miroir de la reflexion, et du glaive de l'invention, de
l'action penetrante et remuante: reflechir et oser. Le genie consiste
dans l'alliance proportionnee des deux moyens, avec la predominance
d'oser. M. Jouffroy, disons-nous, a surtout le miroir; dans sa premiere
periode, il se servait aussi du glaive qui simplifie, debarrasse et
ouvre des combinaisons nouvelles; il s'en servait avec mille eclairs,
quand il tranchait cette perilleuse question, _Comment les Dogmes
finissent_. Mais depuis lors, et par une loi naturelle aux esprits,
laquelle a recu chez lui une application plus prompte, c'est dans le
miroir, dans l'intelligence et l'exposition des choses, qu'il s'est par
degres replie et qu'il se deploie aujourd'hui de preference. Le miroir
en son sein est devenu plus large, plus net et plus repose que jamais,
d'une serenite admirable, bien qu'un peu glacee, un beau lac de Nantua
dans ses montagnes.

Mais tout lac, en refletant les objets, les decolore et leur imprime
une sorte d'humide frisson conforme a son onde, au lieu de la chaleur
naturelle et de la vie. Il y a ainsi a dire que l'intelligence
exclusivement etalee decolore le monde, en refroidit le tableau et est
trop sujette a le reflechir par les aspects analogues a elle-meme, par
les pures abstractions et idees qui s'en detachent comme des ombres.

Il y a a dire que l'intelligence, si fidele qu'elle soit, ne donne pas
tout, que son miroir le plus etendu ne represente pas suffisamment
certains points de la realite, meme dans la sphere de l'esprit. Le
tranchant, par exemple, et la pointe de ce glaive de volonte et de
pensee penetrante dont nous avons parle, se reflechissent assez peu et
tiennent dans l'intelligence contemplative moins de place qu'ils n'ont
reellement de valeur et d'effet dans le progres commun. Il faut avoir
agi beaucoup par les idees et continuer d'agir et de pousser le glaive
devant soi, pour sentir combien ce qui tient si peu de place a distance
a pourtant de poids et d'effet dans la melee, Or, M. Jouffroy, dans ses
lucides et placides representations d'intelligence, en est venu souvent
a ne pas tenir compte de l'action, de l'impulsion communiquee aux hommes
par les hommes, a ne croire que mediocrement a l'efficacite d'un genie
individuel vivement employe. L'energie des forces initiales l'atteint
peu. Il est trop question avec lui, au point de vue ou il se place, de
se croiser les bras et de regarder,--avec lui qui, a l'heure la plus
ardente de sa jeunesse, peignant la noble elite dont il faisait partie,
ecrivait: "L'esperance des nouveaux jours est en eux; ils en sont les
apotres predestines, et c'est dans leurs mains qu'est le salut du
monde... Ils ont foi a la verite et a la vertu, ou plutot, par une
providence conservatrice qu'on appelle aussi la force des choses, ces
deux images imperissables de la Divinite, sans lesquelles le monde ne
saurait aller longtemps, se sont emparees de leurs coeurs pour revivre
par eux et pour rajeunir l'humanite."

Et c'est ici, peut-etre, que s'explique un coin de l'enigme que nous
nous posions plus haut, au sujet de ces intelligences si superieures
a leur action et a leur oeuvre. Quand nous avons dit qu'il y a dans
l'atmosphere de cette periode du siecle quelque chose qui coupe et
attenue des talents, capables en d'autres epoques de monter au genie, et
quand M. Jouffroy a dit qu'il y a dans l'air qu'on respire quelque chose
qui procure aux esprits l'etendue, ce n'est, je le crains, qu'un
meme fait diversement exprime; car cette etendue si precoce, cette
intelligence ouverte et traversee, qui se laisse, faire et accueille
tour a tour ou a la fois toutes choses, est l'inverse de la
concentration necessaire au genie, qui, si elargi qu'il soit, tient
toujours de l'allure du glaive.

Mais voila que nous sommes deja en plein a peindre l'homme, et nous
n'avons pas encore donne l'idee de sa philosophie, de son role dans la
science, de la methode qu'il y apporte, et des resultats dont il peut
l'avoir enrichie. C'est que nous ne toucherons qu'a peine ces endroits
reguliers sur lesquels notre incompetence est grande; d'autres les
traiteront ou les ont assez traites. M. Leroux, dans un bien remarquable
article[109], a entame, avec le philosophe et le psychologiste, une
discussion capitale qu'il continuera. M. Jules Le Chevalier[110] a fait
egalement. Et puis, nous l'avouerons, comme science, la philosophie nous
affecte de moins en moins: qu'il nous suffise d'y voir toujours un noble
et necessaire exercice, une gymnastique de la pensee que doit pratiquer
pendant un temps toute vigoureuse jeunesse. La philosophie est
perpetuellement a recommencer pour chaque generation depuis trois mille
ans, et elle est bonne en cela; c'est une exploration vers les hauts
lieux, loin des objets voisins qui offusquent; elle replace sur nos
tetes a leur vrai point les questions eternelles, mais elle ne les
resout et ne les rapproche jamais. Il est, avec elle, nombre de verites
de detail, de racines salutaires que le pied rencontre en chemin; mais
dans la pretention principale qui la constitue, et qui s'adresse a
l'abime infini du ciel, la philosophie n'aboutit pas. Aussi je lui dirai
a peu pres comme Paul-Louis Courier disait de l'histoire: "Pourvu que ce
soit exprime a merveille, et qu'il y ait bien des verites, de saines et
precieuses observations de detail, il m'est egal a bord de quel systeme
et a la suite de quelle methode tout cela est embarque." Ce n'est donc
pas le philosophe eclectique, le regulateur de la methode des faits de
conscience, le continuateur de Stewart et de Reid, celui qui, avec son
modeste ami M. Damiron, s'est installe a demeure dans la psychologie
d'abord conquise, sillonnee, et bientot laissee derriere par M. Cousin,
et qui y regne aujourd'hui a peu pres seul comme un vice-roi emancipe,
ce n'est pas ce representant de la science que nous discuterons en
M. Jouffroy[111]; c'est l'homme seulement que nous voulons de lui,
l'ecrivain, le penseur, une des figures interessantes et assez
mysterieuses qui nous reviennent inevitablement dans le cercle de notre
epoque, un personnage qui a beaucoup occupe notre jeune inquietude
contemplative, une parole qui penetre, et un front qui fait rever.

[Note 109: _Revue encyclopedique_.]

[Note 110: _Revue du Progres social_.]

[Note 111: Ce que j'ai avance de la philosophie me semble surtout vrai
de la psychologie. La psychologie en elle-meme (si je l'ose dire), a
part un certain nombre de verites de detail et de remarques fines qu'on
en peut tirer, ne sert guere qu'au sentiment solitaire du contemplateur
et ne se transmet pas. Comme science, elle est perpetuellement a
recommencer pour chacun. Le psychologiste pur me fait l'effet du pecheur
a la ligne, immobile durant des heures dans un endroit calme, au bord
d'une riviere doucement courante. Il se regarde, il se distingue dans
l'eau, et apercoit mille nuances particulieres a son visage. Son
illusion est de croire pouvoir aller au dela de ce sentiment
d'observation contemplative; car, s'il veut tirer le poisson hors de
l'eau, s'il agite sa ligne, comme, en cette sorte de peche, le poisson,
c'est sa propre image, c'est soi-meme, au moindre effort et au moindre
ebranlement, tout se trouble, la proie s'evanouit, le phenomene a saisir
n'est deja plus.]

M. Theodore Jouffroy est ne en 1796, au hameau des Pontets pres de
Mouthe, sur les hauteurs du Jura, d'une famille ancienne et patriarcale
de cultivateurs. Son grand-pere, qui vecut tard, et dont la jeunesse
s'etait passee en quelque charge de l'ancien regime, avait conserve
beaucoup de solennite, une grandeur polie et presque seigneuriale dans
les manieres. La famille etait si unie, que les biens de l'oncle et du
pere de M. Jouffroy resterent _indivis_, malgre l'absence de l'oncle qui
etait commercant, jusqu'a la mort du pere. Il fit ses premieres etudes a
Lons-le-Saulnier, sous un autre vieil oncle pretre; de la il partit pour
Dijon, ou il suivit le college sans y etre renferme, lisant beaucoup a
part des cours, et se formant avec independance. Il avait un gout marque
pour les comedies, et essaya meme d'en composer. Recu eleve de l'Ecole
Normale par l'inspecteur-general, M. Roger, qui fut frappe de son
savoir; il vint a Paris en 1813. Sa haute taille, ses manieres simples
et franches, une sorte de rudesse apre qu'il n'avait pas depouillee,
tout en lui accusait ce type vierge d'un enfant des montagnes, et qui
etait fier d'en etre; ses camarades lui donnerent le sobriquet de
_Sicambre_. Ses premiers essais a l'Ecole attestaient une lecture
immense, et particulierement des etudes historiques tres-nourries. Un
grand mouvement d'emulation animait alors l'interieur de l'Ecole; les
eleves provinciaux, entres l'annee precedente, MM. Dubois, Albrand aine,
Cayx, etc., s'etaient mis en devoir de lutter avec les eleves parisiens,
jusque-la en possession des premiers rangs. MM. Jouffroy, Damiron,
Bautain, Albrand jeune, qui survinrent en 1813, acheverent de constituer
en bon pied les provinciaux. Cette premiere annee se passa pour eux a
des exercices historiques et litteraires; il fallait la revolution de
1814 pour qu'une specialite philosophique put etre creee au sein de
l'Ecole par M. Cousin. MM. La Romiguiere et Boyer-Collard n'avaient
professe qu'a la Faculte des Lettres, mais aucun enseignement
philosophique approprie ne s'adressait aux eleves; M. Cousin eut, en
1814, l'honneur de le fonder, et MM. Jouffroy, Damiron et Bautain furent
ses premiers disciples.

Je me suis demande souvent si M. Jouffroy avait bien rencontre sa
vocation la plus satisfaisante en s'adonnant a la philosophie; je me
le suis demande toutes les fois que j'ai lu des pages historiques ou
descriptives ou sa plume excelle, toutes les fois que je l'ai entendu
traiter de l'Art et du Beau avec une delicatesse si sentie et une
expansion qui semble augmentee par l'absence, _ripae ulterioris amore_,
ou enfin lorsqu'en certains jours tristes, au milieu des matieres qu'il
deduit avec une lucidite constante, j'ai cru saisir l'ennui de l'ame
sous cette logique, et un regret profond dans son regard d'exile. Mais
non; si M. Jouffroy ne trouve pas dans la seule philosophie l'emploi
de toutes ses facultes cachees, si quelques portions pittoresques ou
passionnees restent chez lui en souffrance, il n'est pas moins fait
evidemment pour cette reflexion vaste et eclaircie. Son tort, si nous
osons percer au dedans, est, selon nous, d'avoir trop combattu le
genie actif qui s'y melait a l'origine, d'avoir efface l'imagination
platonique qui pretait sa couleur aux objets et baignait a son gre les
horizons. Un rude sacrifice s'est accompli en lui; il a fait pour le
bien, il a pris sa science au serieux et a voulu que rien de temeraire
et de hasarde n'y restat. La reserve a empiete de jour en jour sur
l'audace. En proie durant quinze annees a cet inquietant probleme de
la destinee humaine, il a voulu mettre ordre a ses doutes, a ses
conjectures, et au petit nombre des certitudes; il s'y est calme, mais
il s'y est refroidi. Sa raison est demeuree victorieuse, mais quelque
chose en lui a regrette la flamme, et son regard parait souffrant. Nous
disons qu'il a eu tort pour sa gloire, mais c'est un rare merite
moral que de faire ainsi; toute sagesse ici-bas est plus ou moins une
contrition.

Le retour de l'ile d'Elbe jeta M. Jouffroy et ses amis dans les rangs
des volontaires royaux a la suite de M. Cousin, ce qui signifie tout
simplement que ces jeunes philosophes n'etaient pas bonapartistes, et
qu'ils acceptaient la Restauration comme plus favorable a la pensee
que l'Empire. Dans un article de M. Jouffroy sur les Lettres de Jacopo
Ortis, insere au _Courrier Francais_ en 1819, je trouve exprime a nu, et
avec une fermete de style a la Salluste, ce sentiment d'opposition aux
conquetes et a la force militaire: "Un peuple ne doit tirer l'epee que
pour defendre ou conquerir son independance. S'il attaque ses voisins
pour les soumettre a son pouvoir, il se deshonore; s'il envahit leur
territoire sous le pretexte d'y fonder la liberte, on le trompe ou il se
trompe lui-meme. Violer tous les droits d'une nation pour les retablir,
est a la fois l'inconsequence la plus etrange et l'action la plus
injuste.

"L'amour de la liberte commenca la Revolution francaise; l'Europe,
desavouant la politique de ses rois, nous accordait son estime et son
admiration. Mais bientot les applaudissements cesserent. La justice
avait ete foulee aux pieds par les factions; la liberte devait perir
avec elle: aussi ne la revit-on plus. Le nom seul subsista quelques
annees, pour accrediter aupres du peuple des chefs ambitieux et servir
d'instrument a l'etablissement du despotisme.

"Le mal passa dans les camps. La fin de la guerre fut corrompue, et
l'heroisme de nos soldats prostitue. L'epee francaise devait etre
plantee sur la frontiere delivree, pour avertir l'Europe de notre
justice. On la promena en Allemagne, en Hollande, en Suisse, en Italie.
Elle fit partout de funestes miracles: on vit bien qu'elle pouvait tout,
mais on ne vit pas ce qu'elle saurait respecter."

Ce que M. Jouffroy exprimait si energiquement en 1819, il ne le sentait
pas moins vivement en 1815, sous le coup d'une premiere invasion et a la
menace d'une seconde. Ses craintes realisees, et dans toute l'amertume
du role de vaincu, il reprit avec ses amis les etudes philosophiques; un
sentiment exalte de justice et de devoir dominait ce jeune groupe; ils
etaient dans leur periode stoique, dans cette periode de Fichte, par
ou passent d'abord toutes les ames vertueuses. M. Jouffroy gagna le
doctorat avec deux theses remarquables, l'une sur _le Beau et le
Sublime_, et l'autre sur _la Causalite_. A partir de 1816, il devint
maitre de conferences a l'Ecole, et fut en meme temps attache au college
Bourbon jusqu'en 1822, epoque ou M. Corbiere, qui avait brise l'Ecole,
le destitua aussi de ses fonctions au college. M. Jouffroy, au sortir de
l'Ecole, entretenait une correspondance active d'idees et d'epanchements
avec ses amis disperses en province, avec MM. Damiron et Dubois
particulierement, qu'on avait envoyes a Falaise, et ensuite avec ce
dernier, a Limoges. C'etaient souvent des saillies d'imagination
philosophique, non pas sur un tel point special et borne, mais sur
l'ensemble des choses et leur harmonie, sur la destinee future, le role
des planetes dans l'ascension des ames, et l'esperance de rejoindre
en ces Elysees superieurs les devanciers illustres qu'on aura le plus
aimes, Platon ou Montaigne. On surprend la tout a nu l'homme qui plus
tard, et deja tempere par la methode, n'a pu s'empecher de lancer
ses ingenieux et hardis paradoxes sur _le Sommeil_, et qui consacre
plusieurs lecons de son cours a la question de _la vie anterieure_.
C'etaient encore, dans cette correspondance, des retours de desir vers
le pays natal, vers la montagne d'ou il tirait sa source, et le besoin
de peindre a ses amis qui les ignoraient, ces grands tableaux naturels
dont il etait sevre: "Qui vous dira la fraicheur de nos fontaines,
la modeste rougeur de nos fraises? qui vous dira les murmures et les
balancements de nos sapins, le vetement de brouillard que chaque matin
ils prennent, et la funebre obscurite de leurs ombres? et l'hiver, dans
la tempete, les tourbillons de neige souleves, les chemins disparus sous
de nouvelles montagnes, l'aigle et le corbeau qui planent au plus haut
de l'air, les loups sans asile, hurlant de faim et de froid, tandis que
les familles s'assemblent au bruit des toits ebranles, et prient Dieu
pour le voyageur? O mon pays que je regrette, quand vous reverrai-je?"

En 1820, ayant perdu son pere, il revit ce Jura tant desire, et toute
sa chere Helvetie. Il fit ce voyage avec M. Dubois, qui, place alors
a Besancon, et lui-meme atteint de cruelles douleurs et pertes
domestiques, y cherchait un allegement dans l'entretien de l'amitie et
dans les impressions pacifiantes d'une majestueuse nature. M. Dubois a
ecrit et a bien voulu nous lire un recit de cette epoque de sa vie ou
son ame et celle de M. Jouffroy se confondirent si etroitement. Un tel
morceau, puissant de chaleur et minutieux de souvenirs, ou revivent
a cote des circonstances individuelles les emotions religieuses et
politiques d'alors, serait la revelation biographique la plus directe,
tant sur les deux amis que sur toute la generation d'elite a laquelle
ils appartiennent. Mais il faut se borner a une pale idee. Apres avoir
reconnu et salue le toit patriarcal, le bois de sapins en face, a
gauche, qui projette en montant ses _funebres ombres_, avoir foule la
mousse epaisse, les humides lisieres ou sont les fraises, et s'etre
assis derriere le rucher d'abeilles, dont le miel avait enduit des le
berceau une levre eloquente, il s'agissait pour les deux amis de se
donner le spectacle des Alpes; pour M. Jouffroy, de les revoir et de les
montrer; pour M. Dubois, de les decouvrir;--car c'etait tout au plus si
ce dernier les avait, en venant, apercues de loin a l'horizon dans la
brume, et comme un ruban d'argent. M. Jouffroy conduisit donc son ami
un matin, des avant le lever du soleil, a travers les vallees et les
prairies, jusqu'a la pente de la Dole qu'ils gravirent. La Dole est le
point culminant du Jura, et ou le Doubs prend sa source. En montant par
un certain versant et par des sentiers bien choisis, on arrive au plus
haut sans rien decouvrir, et, au dernier pas exactement qui vous porte
au plateau du sommet, tout se declare. C'est ce qui eut lieu pour M.
Dubois, a qui son guide habile menageait la surprise: "Toutes les Alpes,
comme il le dit, jaillirent devant lui d'un seul jet!" L'amphitheatre
glorieux encadrant le pays de Vaud, le miroir du Leman, dans un coin la
Savoie rabaissee au pied du Mont-Blanc sublime; cet ensemble solennel
que la plume, quand l'oeil n'a pas vu, n'a pas le droit de decrire; la
vapeur et les rayons du matin s'y jouant et luttant en mille manieres,
voila ce qui l'assaillit d'abord et le stupefia. M. Jouffroy, plus
familier a l'admiration de ces lieux, en jouissait tout en jouissant de
l'immobile extase de l'ami qu'il avait guide; il reportait son regard
avec sourire tantot sur le spectacle eclatant, et tantot sur le
visage ebloui; il etait comme satisfait de sa lente demonstration si
magnifiquement couronnee, il etait satisfait de sa montagne. A quelques
pas en avant, un patre debout, les bras croises et appuye sur son baton,
semblait aussi absorbe dans la grandeur des choses; le philosophe en fut
vivement frappe, et dit: "Il y a en cette ame que voila toutes les memes
impressions que dans les notres."--Les images nombreuses et si belles
dans la bouche de M. Jouffroy, ou le patre intervient souvent, datent de
cette rencontre; c'est ce qui lui a fait dire dans son emouvant discours
sur _la Destinee humaine_: "Le patre reve comme nous a cette infinie
creation dont il n'est qu'un fragment; il se sent comme nous perdu dans
cette chaine d'etres dont les extremites lui echappent; entre lui et les
animaux qu'il garde, il lui arrive aussi de chercher le rapport; il lui
arrive de se demander si, de meme qu'il est superieur a eux, il n'y
aurait pas d'autres etres superieurs a lui..., et de son propre droit,
de l'autorite de son intelligence qu'on qualifie d'infirme et de bornee,
il a l'audace de poser au Createur cette haute et melancolique question:
Pourquoi m'as-tu fait? et que signifie le role que je joue ici-bas?"
Dans ses lecons sur _le Beau_, qui par malheur n'ont ete nulle part
recueillies, M. Jouffroy disait frequemment d'une voix penetree: "Tout
parle, tout vit dans la nature; la pierre elle-meme, le mineral le plus
informe vit d'une vie sourde, et nous parle un langage mysterieux; et ce
langage, le patre, dans sa solitude, l'entend, l'ecoute, le sait autant
et plus que le savant et le philosophe, autant que le poete!"

Lorsque les amis voulurent redescendre du sommet, M. Jouffroy s'etant
adresse au patre pour le choix d'un certain sentier, le patre, sans
sortir de son silence, fit signe du baton et rentra dans son immobilite.
Avant de savoir que M. Jouffroy avait eu cette matinee culminante sur
la Dole, qu'il avait remarque ce patre sur ce plateau, et que sa
contemplation avait trouve a une heure determinee de sa jeunesse une
forme de tableau si en rapport et si harmonieuse, je me l'etais souvent
figure, en effet, sur un plateau eleve des montagnes, avec moins de
soleil, il est vrai, avec un horizon moins meuble de realites et
d'images, bien qu'avec autant d'air dans les cieux. A propos de son
cours sur _la Destinee humaine_, ou il semblait n'indiquer qu'a peine
aux jeunes ames inquietes un sentier religieux qu'on aurait voulu alors
lui entendre nommer, on disait dans un article du _Globe_ de decembre
1830: "Comme un pasteur solitaire, melancoliquement amoureux du desert
et de la nuit, il demeure immobile et debout sur son tertre sans
verdure; mais du geste et de la voix il pousse le troupeau qui se presse
a ses pieds et qui a besoin d'abri, il le pousse a tout hasard au
bercail, du seul cote ou il peut y en avoir un."

Le propre de M. Jouffroy, c'est bien de tout voir de la montagne; s'il
envisage l'histoire, s'il decrit geographiquement les lieux, c'est par
masses et formes generales, sans scrupule des details, et avec une sorte
de verite ou d'illusion toujours majestueuse. "Les evenements, a-t-il
dit quelque part, sont si absolument determines par les idees, et les
idees se succedent et s'enchainent d'une maniere si fatale, que la seule
chose dont le philosophe puisse etre tente, c'est de se croiser les bras
et de regarder s'accomplir des revolutions auxquelles les hommes peuvent
si peu." Voila tout entier dans cet aveu notre philosophe-pasteur: voir,
regarder, assister, comprendre, expliquer. Aussi cette promenade sur la
Dole est-elle une merveilleuse figure de la destinee de M. Jouffroy.
Chacun, en se souvenant bien, chacun a eu de la sorte son Sinai dans sa
jeunesse, sa mysterieuse montagne ou la destinee s'est comme offerte aux
yeux, mieux eclairee seulement qu'elle ne le sera jamais depuis. Nul
ne le sait que nous; et ce que le monde admire ensuite de nos oeuvres,
n'est guere que le reflet affaibli et l'ombre d'un sublime moment
envole.

Dans cette ascension de la Dole, j'ai oublie, pour completer la scene,
de dire qu'outre les deux amis et le patre, il y avait la un vieux
capitaine de leur connaissance, redevenu campagnard, revolutionnaire de
vieille souche et grand lecteur de Voltaire. Comme il redescendait le
premier dans le sentier indique, et qu'il voyait les deux amis avoir
peine a se detacher du sommet et se retourner encore, il les gourmandait
de leur lenteur, en criant: "Quand on a vu, on a vu!" Ce capitaine
voltairien, pres du patre, dut paraitre au philosophe le bon sens
goguenard et prosaique, a cote du bon sens naif et profond.

Quelquefois, a travers leurs courses de la journee, il arrivait aux deux
amis de passer a diverses reprises la frontiere; ils se sentaient plus
libres alors, soulages du poids que le regime de ce temps imposait aux
nobles ames, et ils entonnaient de concert _la Marseillaise_, comme un
defi et une esperance. Le soir, quand ils trouvaient des feux presque
eteints, qu'avaient allumes les bergers, ils s'asseyaient aupres, et M.
Jouffroy, en y apportant des branches pour les ranimer, se rappelait les
irruptions des Barbares, lesquels, comme des brassees de bois vert,
la Providence avait jetes de temps a autre dans le foyer expirant des
civilisations. Nul, s'il l'avait voulu, n'aurait eu plus que lui, au
service de sa pensee, de ces grandes images agrestes et naturelles.

En 1821, de retour a Paris, MM. Jouffroy et Dubois exercerent l'un
sur l'autre une influence continue fort vive: M. Jouffroy initiait
philosophiquement son ami qui n'avait pas, jusque-la, secoue tout a fait
l'autorite en matiere religieuse; M. Dubois entrecoupait par ses elans
politiques ce qu'aurait eu de trop metaphysique et speculatif le cours
d'idees du philosophe. Leur sante a tous deux s'etait fort alteree.
M. Jouffroy acquit des lors cette constitution plus nerveuse et cette
delicatesse fine de complexion, si d'accord avec son ame, mais que
quelque chose de plus robuste avait dissimulee. M. Cousin s'etait engage
dans le carbonarisme et y poussait avec proselytisme; apres quelque
hesitation, les deux amis y entrerent, mais par M. Augustin Thierry,
dans une vente dont faisaient partie MM. Scheffer, Bertrand, Roulin,
Leroux, Guinard, etc.; ils ne manquerent a aucune des demonstrations
civiques qui eurent lieu au convoi de Lallemand et a celui de Camille
Jordan. En 1822, M. Jouffroy fut destitue; M. Dubois l'etait deja. En
1823, notre philosophe ecrivait dans la solitude cet article, _Comment
les Dogmes finissent_, ou eclatent la vertu et la foi fremissantes sous
la persecution, ou retentit dans le langage de la philosophie comme un
echo sacre des catacombes. M. Jouffroy ne s'est jamais eleve a une plus
grande hauteur d'audace que dans cette inspiration refoulee; depuis il
s'est epanche, etendu, elargi, en descendant a la maniere des fleuves,
dont le flot peut s'accroitre, mais ne regagne plus le niveau de la
source.--En septembre 1824, _le Globe_ fut fonde.

Il semble aujourd'hui, a ouir certaines gens, que _le Globe_ n'eut pour
but que de faire arriver plus commodement au pouvoir messieurs les
doctrinaires grands et petits, apres avoir passe six longues annees a
s'encenser les uns les autres. Peu de mots remettront a leur place ces
ignorances et ces injures. M. Dubois, destitue, traduisait la Chronique
de Flodoard pour la collection de M. Guizot, ecrivait quelques articles
aux _Tablettes universelles_, qui trop tot manquerent, se devorait enfin
dans l'intimite d'hommes fervents, etouffes comme lui, et dans
les conversations brulantes de chaque jour. M. Leroux, qui, apres
d'excellentes etudes faites a Rennes au meme college que M. Dubois,
et avant de prendre rang comme une des natures de penseur les plus
puissantes et les plus ubereuses d'aujourd'hui, etait simplement ouvrier
typographe, M. Leroux avait imagine, avec M. Lachevardiere, imprimeur,
d'entreprendre un journal utile, compose d'extraits de litterature
etrangere, d'analyses des principaux voyages et de faits curieux et
instructifs rassembles avec choix. Il communiqua son cadre d'essai a M.
Dubois, qui jugea que, dans cette simple idee de magasin a l'anglaise,
il n'y avait pas assez de chance d'action; qu'il fallait y implanter une
portion de doctrine, y introduire les questions de liberte litteraire,
se poser contre la litterature imperiale, et, sans songer a la politique
puisqu'on etait en pleine Censure, fonder du moins une critique nouvelle
et philosophique. Des deux idees combinees de MM. Leroux et Dubois,
naquit _le Globe_; mais celle de M. Dubois, bien que venue a l'occasion
de l'autre, etait evidemment l'idee active, saillante et necessaire;
aussi imprima-t-il au _Globe_ le caractere de sa propre physionomie.
M. Leroux y maintint toutefois sur le second plan l'execution de son
projet; et toute cette matiere de voyages, de faits etrangers, de
particularites scientifiques, qui occupa longtemps les premieres pages
du _Globe_ avant l'invasion de la politique quotidienne, etait menagee
par lui. Sous le rapport des doctrines et de l'influence morale, M.
Leroux ne se fit d'ailleurs au _Globe_, jusqu'en 1830, qu'une position
bien inferieure a ses rares merites et a sa portee d'esprit; par
modestie, par fierte, cachant des convictions entieres sous une bonhomie
qu'on aurait du forcer, il s'effaca trop; quatre ou cinq morceaux de
fonds qu'il se decida a y ecrire frapperent beaucoup, mais ne l'y
assirent pas au rang qu'il aurait fallu. Il dirigeait le materiel du
journal, mais en fait d'idees il y passa toujours plus ou moins pour un
reveur. Ses opinions, afin de prevaloir, avaient besoin d'arriver par M.
Dubois[112].

[Note 112: Nous laissons subsister cette page qui fut exacte, nous la
maintenons, bien que nos sentiments et nos jugements a l'egard de M.
Leroux aient change a mesure qu'il changeait lui-meme. Ce n'est plus de
sa modestie qu'il semblerait a propos de venir parler aujourd'hui. Lui
aussi il est entre a pleines voiles, comme tant d'autres, dans cet Ocean
Pacifique de l'orgueil, et il a franchi son detroit de Magellan. Nous
l'avions connu et aime homme _distingue_, nous l'abandonnons revelateur
et prophete. Mais nous irions jusqu'a regretter de l'avoir connu et
loue, quand nous le voyons provoquer l'outrage, a propos de Jouffroy
mort, contre les amis les plus chers et les plus consciencieux de
cet homme excellent, quand nous le voyons deverser l'amertume sur
l'irreprochable et integre M. Damiron; et tout cela parce que M. Leroux
veut faire de Jouffroy son _precurseur_ comme il a fait de M. Cousin son
_Antechrist_.--Qu'il nous suffise de repeter ici que, nonobstant toutes
les variations subsequentes, cet historique du _Globe_ reste d'une
parfaite exactitude.]

M. Dubois s'etait donc mis a l'oeuvre en septembre 1824, seconde de M.
Leroux, et moyennant les avances financieres de M. Lachevardiere. MM.
Jouffroy et Damiron, ses amis intimes, ne pouvaient lui manquer. M.
Trognon travailla aussi des les premiers numeros. Comme il y avait
exposition de peinture au debut, M. Thiers se chargea d'en rendre
compte; sauf ce coup de main du commencement, il ne donna rien depuis au
journal. M. Merimee donna quelque chose d'abord, mais ne continua pas sa
collaboration. Quelques jeunes gens, eleves distingues de MM. Jouffroy
et Damiron, entrerent de bonne heure, parmi lesquels MM. Vitet et
Duchatel, qui n'etaient pas plus des doctrinaires alors que M. Thiers.
Ils connaissaient les doctrinaires sans doute, ils etaient lies, ainsi
que leurs maitres, avec M. Guizot, avec M. de Broglie, peut-etre de loin
avec M. Royer-Collard; personne dans cette reunion commencante
n'en etait aux prejuges brutaux et aux declamations ineptes du
_Constitutionnel_; mais par M. Dubois, ame du journal, un vif sentiment
revolutionnaire et girondin se tenait en garde; et, des que la Censure
fut levee, cette pointe genereuse perca en toute occasion. M. de
Remusat, le plus doctrinaire assurement des redacteurs du _Globe_ par la
subtilite de son esprit, par ses habitudes et ses liens de societe, ne
toucha longtemps que des sujets de pure litterature et de poesie; ce
qu'il faisait avec une souplesse bien elegante. M. Duvergier de Hauranne
n'avait pas a un moindre degre la preoccupation litteraire, et son zele
spirituel s'attaquait, dans l'intervalle de ses voyages d'Italie et
d'Irlande, a des points delicats de la controverse romantique. Ce n'est
guere a M. Magnin toujours net et progressif, ou a M. Ampere survenu
plus tard et adonne aux excursions studieuses, qu'on imputera un role
dans la pretendue ligue. _Le Globe_ n'a pas ete fonde et n'a pas grandi
sous le patronage des doctrinaires, c'est-a-dire des trois ou quatre
hommes eminents a qui s'adressait alors ce nom. La bourse de M.
Lachevardiere, l'idee de M. Leroux, l'impulsion de M. Dubois, voila les
donnees primitives; des jeunes gens pauvres, des talents encore obscurs,
des proscrits de l'Universite, ce furent les vrais fondateurs; la
generation des salons qui s'y joignit ensuite n'etouffa jamais l'autre.

Le public, qui aime a faire le moins de frais possible en renommee, et
qui est dur a accepter des noms nouveaux, voyant _le Globe_ surgir,
tenta d'en expliquer le succes, et presque le talent, par l'influence
invisible et supreme de quelques personnages souvent cites. Ces
personnages etaient sans doute bienveillants au _Globe_, mais cette
bienveillance, temperee de blame frequent ou meme d'epigrammes legeres,
ne justifiait pas l'honneur qu'on leur en faisait. Financierement,
lorsqu'en 1828, _le Globe_ devenant tout a fait politique, M.
Lachevardiere retira ses capitaux, M. Guizot, seul parmi les
doctrinaires d'alors, prit une action. M. de Broglie aida au
cautionnement; mais c'etait un simple placement de fonds sans enjeu.
Du reste, occupes de leurs propres travaux, ces messieurs n'ont jamais
contribue de leur plume a l'illustration du journal; une seule fois,
s'il m'en souvient, M. Guizot ecrivit une colonne officieuse sur un
tableau de M. Gerard; peut-etre a-t-il recidive pour quelque autre cas
analogue, mais c'est tout. M. de Barante n'a fait qu'un seul article; M.
de Broglie n'y a jamais ecrit. Les pretendus patrons hantaient si peu ce
lieu-la, qu'il a ete possible a l'un des redacteurs assidus de n'avoir
pas, une seule fois durant les six ans, l'honneur d'y rencontrer leur
visage. La verdeur de certains articles allait, de temps a autre,
eveiller leur severite et raviver les nuances. M. Royer-Collard reprouva
hautement l'article pour lequel M. Dubois fut mis en cause et condamne,
quelques mois avant juillet 1830. M. Cousin lui-meme, bien que plus
rapproche du journal par son age et par ses amis, s'en separait crument
dans la conversation; il ne repondait pas de ses disciples, il censurait
leur marche, et savait marquer plus d'un defaut avec quelque trait de
cette verve incomparable qu'on lui pardonne toujours, et que _le Globe_
ne lui paya jamais qu'en respects.

Si l'on examine enfin l'allure et le langage du _Globe_ depuis qu'il
devint expressement politique, c'est-a-dire sous les ministeres
Martignac et Polignac, on y trouve une hardiesse, une fermete de ton
qu'aucun organe de l'opposition d'alors n'a surpassees. Le ministere
Martignac y fut attaque de bonne heure avec une exigence dont MM. de
Remusat, Duchatel et Duvergier de Hauranne ont quelque droit aujourd'hui
de s'etonner. La question des Jesuites et de la liberte absolue
d'enseignement preta jusqu'au bout, sous la plume de M. Dubois, a une
controverse, excentrique si l'on veut, et par trop chevaleresque pour le
moment, mais du moins aussi peu doctrinaire que possible. M. de Remusat,
qui traita presque seul la politique des derniers mois avant Juillet,
durant la prison de M. Dubois, ne detourna pas un seul instant le
journal de la ligne extreme ou il etait lance; vers cette fin de la
lutte, toutes les pensees n'en faisaient qu'une pour la delivrance, il
semblait meme qu'il y eut dans cette redaction du _Globe_ des vues et
des ressources d'avenir plus vastes qu'ailleurs. Quand M. Thiers, au
debut du _National_, developpait sa theorie constitutionnelle, et venait
professer Delorme comme resume de son Histoire de la Revolution, ces
articles ingenieux etaient regardes comme de purs jeux de forme et
des fictions un peu vaines au prix de la grande question populaire
et sociale; et ce n'etait pas M. Dubois seulement qui jugeait ainsi,
c'etait M. Duchatel ou tout autre. S'il y avait alors dissidence
marquee, division au _Globe_ en quelque matiere, cette dissidence
portait, le dirai-je? sur la question dite romantique. L'ecole
romantique des poetes ne put jamais faire irruption au _Globe_, et
le gagner comme organe a elle; mais elle y avait des allies et des
intelligences. M. Leroux, M. Magnin, et celui qui ecrit ces lignes,
penchaient plus ou moins du cote novateur en poesie; MM. Dubois,
Duvergier, de Remusat, et l'ensemble de la redaction, etaient en
mefiance, quoique generalement bienveillants. Tous ces petits mouvements
interieurs se dessinerent avec feu a l'occasion du drame de _Hernani_,
qui eut pour resultat d'augmenter la bienveillance. Mais, helas!
rapprochement litteraire, union politique, tout cela manqua bientot.

Au _Globe_, M. Jouffroy tint une grande place; il etait le philosophe
generalisateur, le dogmatique par excellence, de meme que M. Damiron
etait le psychologue analyste et sagace, de meme que M. Dubois etait
le politique emu et acere, le critique chaleureux. Independamment des
articles recueillis dans le volume des _Melanges_, M. Jouffroy en a
ecrit plusieurs sur des sujets d'histoire ou de geographie, et y a porte
sa large maniere. Il cherchait a tirer des antecedents historiques, des
conditions geographiques et de l'esprit religieux des peuples, la loi de
leur mouvement et de leur destinee. Les resultats les plus generaux de
ses meditations a ce sujet sont consignes dans deux lecons d'un cours
particulier professe par lui en 1826 (_de l'Etat actuel de l'Humanite_).
Il ne s'y interdisait pas, comme il l'a trop fait depuis, l'impulsion
active et stimulante, l'appel a l'energie morale d'un chacun; il n'y
imposait pas, comme dans ses articles sur mistress Trolloppe, le calme
et le quietisme brahmanique aux assistants eclaires, sous peine
de decheance aveugle et de fatuite. Au contraire, il y marquait
l'initiative a la civilisation chretienne, et le devoir d'agir a chacun
de ses membres; il y disait avec plainte: "Comment aurions-nous des
hommes politiques, des hommes d'Etat, quand les questions dont la
solution reflechie peut seule les former ne sont pas meme poses, pas
meme soupconnees de ceux qui sont assis au gouvernail; quand, au lieu
de regarder a l'horizon, ils regardent a leurs pieds; quand, au lieu
d'etudier l'avenir du monde, et dans cet avenir celui de l'Europe, et
dans celui de l'Europe la mission de leur pays, ils ne s'inquietent, ils
ne s'occupent que des details du menage national?... Nous ne concevons
pas que tant de gens de conscience se jettent dans les affaires
politiques, et poussent le char de notre fortune dans un sens ou clans
un autre, avant d'avoir songe a se poser ces grandes questions.... Je
sais que la marche de l'humanite est tracee, et que Dieu n'a pas laisse
son avenir aux chances des faiblesses et des caprices de quelques
hommes: mais ce que nous ne pouvons empecher ni faire, nous pouvons du
moins le retarder ou le precipiter par notre mauvaise ou bonne conduite.
Dans les larges cadres de la destinee que la Providence a faite au
monde, il y a place pour la vertu et la folie des hommes, pour le
devouement des heros et l'egoisme des laches."

C'etait dans sa chambre de la rue du Four-Saint-Honore, a l'ouverture
d'un des cours particuliers auxquels le confinait l'interdiction
universitaire, que M. Jouffroy s'exprimait ainsi. Ces cours prives
etaient fort recherches; quelques esprits deja murs, des camarades du
maitre, des medecins depuis celebres, une elite studieuse des salons,
plusieurs representants de la jeune et future pairie, composaient
l'auditoire ordinaire, peu nombreux d'ailleurs, car l'appartement etait
petit, et une reunion plus apparente serait aisement devenue suspecte
avant 1828. On se rendait, une fois par semaine seulement, a ces
predications de la philosophie; on y arrivait comme avec ferveur et
discretion; il semblait qu'on y vint puiser a une science nouvelle et
defendue, qu'on y anticipat quelque chose de la foi epuree de l'avenir.
Quand les quinze ou vingt auditeurs s'etaient rassembles lentement, que
la clef avait ete retiree de la porte exterieure, et que les derniers
coups de sonnette avaient cesse, le professeur, debout, appuye a la
cheminee, commencait presque a voix basse, et apres un long silence. La
figure, la personne meme de M. Jouffroy est une de celles qui frappent
le plus au premier aspect, par je ne sais quoi de melancolique, de
reserve, qui fait naitre l'idee involontaire d'un mysterieux et noble
inconnu. Il commencait donc a parler; il parlait du Beau, ou du Bien
moral, ou de l'immortalite de l'ame; ces jours-la, son teint plus
affaibli, sa joue legerement creusee, le bleu plus profond de son
regard, ajoutaient dans les esprits aux reminiscences ideales du
_Phedon_. Son accent, apres la premiere moitie assez monotone, s'elevait
et s'animait; l'espace entre ses paroles diminuait ou se remplissait
de rayons. Son eloquence deployee prolongeait l'heure et ne pouvait se
resoudre a finir. Le jour qui baissait agrandissait la scene; on ne
sortait que croyant et penetre, et en se felicitant des germes recus.
Depuis qu'il professe en public, M. Jouffroy a justifie ce qu'on
attendait de lui; mais pour ceux qui l'ont entendu dans l'enseignement
prive, rien n'a rendu ni ne rendra le charme et l'ascendant d'alors[113].

[Note 113: Voir, si l'on veut, dans les poesies de Joseph Delorme deux
pieces adressees a M. Jouffroy, qui n'y est pas nomme, l'une a M***: _O
vous qui lorsque seul_, etc., etc.; et l'autre qui a pour titre: _Le
Soir de la Jeunesse_. Nous ne croyons pas nous tromper en disant que
cette derniere piece a ete egalement inspiree par lui.--Dans une
derniere edition de _Joseph Delorme_ (1861), on peut lire (page 299) une
lettre de Jouffroy adressee a l'auteur; il s'etait en partie reconnu.]

M. Jouffroy en etait, en ces annees-la, a cette periode heureuse ou luit
l'etoile de la jeunesse, a la periode de nouveaute et d'invention; il se
sentait, a l'egard de chaque verite successive, dans la fraicheur d'un
premier amour; depuis, il se repete, il se souvient, il developpe. Le
malheur a voulu qu'avec sa facilite de parler et son indolence d'ecrire,
il ait improvise ses lecons les plus neuves, et qu'elles n'aient nulle
part ete fixees dans leur verve delicate et leur vivacite naissante. M.
Jouffroy se determine malaisement a ecrire, bien qu'une fois a l'oeuvre
sa plume jouisse de tant d'abondance. Il n'a publie d'original que la
preface en tete des _Esquisses morales_ de Stewart, et ses articles,
la plupart recueillis dans les _Melanges_: l'introduction promise des
Oeuvres de Reid n'a pas paru. Philosophe et demonstrateur eloquent
encore plus qu'ecrivain, la forme, qui a tant d'attrait pour l'artiste,
convie peu M. Jouffroy; il souffre evidemment et retarde le plus
possible de s'y emprisonner; il la deborde toujours. La lutte etroite,
la joute de la pensee et du style ne lui va pas. Il ne s'applique point
a la fermete de Pascal; sa forme, a lui, quand il lui en faut une, est
belle et ample, mais lachee, comme on dit.

Saint Jerome appelle quelque part saint Hilaire, eveque de Poitiers, _le
Rhone de l'eloquence gauloise_. M. Jouffroy serait bien plutot une Loire
epanouie qu'un Rhone impetueux, comme elle lent, large, inegalement
profond, noyant demesurement ses rives.

M. Jouffroy, entre a la Chambre depuis deux ans, a montre peu
d'inclination pour la politique, et s'est a peine efforce d'y reussir.
On le concoit; dans ses habitudes de pensee et de parole, il a besoin
d'espace et de temps pour se derouler, et de silence en face de lui.
Il avait contre son debut, dans cette assemblee assez vulgaire, d'etre
suspect de metaphysique des le moindre preambule. Et pourtant la parole,
hardiment prise en deux ou trois occasions, eut vaincu ce prejuge; M.
Jouffroy aurait eu beau jeu a entamer la question europeenne selon ses
idees de tout temps, a tracer le role oblige de la France, et a fletrir
pour le coup la politique _de menage_ a laquelle on l'assujettit: il
n'en a rien fait, soit que l'humeur contemplative ait predomine et
l'ait decourage de l'effort individuel, soit que, voyant une Chambre si
ouverte a entendre, il ait souri sur son banc avec dedain[114].

[Note 114: M. Jouffroy, depuis, s'est decide a parler, et il l'a
fait avec le succes que nous presagions, bien que dans un sens un peu
different de celui qui nous semblait probable a cette date de decembre
1833, et que nous eussions prefere.]

Car, malgre tout le progres de la disposition contemplative, il y a en
M. Jouffroy le cote dedaigneux, ironique, l'ancien cote actif refoule,
qui se fait sentir amerement par retours, et qui tranche, comme un
eclair, sur un grand fonds de calme et d'ennui. Il y a le vieil homme,
qui fut severe au passe, hostile aux revelations, l'adversaire railleur
du baron d'Eckstein, le philosophe qui ignore et supprime ce qui le
gene, comme Malebranche supprimait l'histoire. Il y a l'aristocratie
du penseur et du montagnard, froideur et hauteur, le premier mouvement
susceptible et chatouilleux, la levre qui s'amincit et se pince, une
rougeur rapide a une joue qui soudain palit.

Mais il y a tout aussitot et tres-habituellement le cote bon,
plebeien, condescendant, explicatif et affectueux, qui s'accommode aux
intelligences, qui, au sortir d'un paradoxe presque outrageux, vous
demontre au long des clartes et sait y demeler de nouvelles finesses;
une disposition humaine et morale, une bienveillance qui prend interet,
qui ne se degoute ni ne s'emousse plus. L'idee de devoir preside a
cette noble partie de l'ame que nous peignons; si le premier mouvement
s'echappe quelquefois, la seconde pensee repare toujours.

Outre les travaux et ecrits ulterieurs qu'on a droit d'esperer de M.
Jouffroy, il est une oeuvre qu'avant de finir nous ne pouvons nous
empecher de lui demander, parce qu'il nous y semble admirablement
propre, bien que ce soit hors de sa ligne apparente. On a reproche a
quelques endroits de sa psychologie de tenir du roman; nous sommes
persuade qu'un roman de lui, un vrai roman, serait un tresor de
psychologie profonde. Qu'il s'y dispose de longue main, qu'il termine
par la un jour! il s'y fondera a cote de la science une gloire plus
durable; Petrarque doit la sienne a ses vers vulgaires, qui seuls ont
vecu. Un roman de M. Jouffroy (et nous savons qu'il en a deja projete),
ce serait un lieu sur pour toute sa psychologie reelle, qui consiste,
selon nous, en observations detachees plutot qu'en systeme; ce serait
un refuge brillant pour toutes les facultes poetiques de sa nature qui
n'ont pas donne. Je la vois d'ici d'avance, cette histoire du coeur, ce
_Woldemar_ non subtil, bien superieur a l'autre de Jacobi. L'exposition
serait lente, spacieuse, aeree, comme celles de l'Americain dont
l'auteur a tant aime la prairie et les mers[115]. Il y aurait des l'abord
des paturages inclines et de ces tableaux de moeurs antiques que savent
les hommes des hautes terres. Les personnages surviendraient dans cette
region avec harmonie et beaute. Le heros, l'amant, flotterait de
la passion a la philosophie, et on le suivrait pas a pas dans ses
defaillances touchantes et dans ses reprises genereuses. Comme l'amitie,
comme l'amour naissant qui s'y cache, se revetiraient d'un coloris sans
fard, et nous livreraient quelques-uns de leurs mysteres par des aspects
aplanis! Comme les pales et arides intervalles s'etendraient avec
tristesse jusqu'au sein des vertes annees! Que la lutte serait longue,
marquee de sacrifice, et que le triomphe du devoir couterait de pleurs
silencieux! Allez, osez, o Vous dont le drame est deja consomme au
dedans; remontez un jour en idee cette Dole avec votre ami vieilli; et
la, non plus par le soleil du matin, mais a l'heure plus solennelle du
couchant, reposez devant nous le melancolique probleme des destinees;
au terme de vos recits abondants et sous une forme qui se grave,
montrez-nous le sommet de la vie, la derniere vue de l'experience, la
masse au loin qui gagne et se deploie, l'individu qui souffre comme
toujours, et le divin, l'inconsole desir ici-bas du poete, de l'amant et
du sage!

Decembre 1833.

[Note 115: Fenimore Cooper.]


M. Jouffroy, que nous tachions ainsi de peindre avec un soin et des
couleurs ou se melait l'affection, est mort le 1er mars 1842, laissant
a tous d'amers regrets. Son ami M. Damiron publia de lui, peu apres,
un volume posthume de _Nouveaux Melanges philosophiques_; la haine et
l'esprit de parti s'en emparerent. Les funerailles de l'honnete homme
et du sage furent celebrees par des querelles furieuses; l'infamie des
insultes particulieres aux gazettes ecclesiastiques n'y manqua pas. Un
penseur melancolique a dit: "Tenons-nous bien, ne mourons pas; car,
sitot morts, notre cercueil, pour peu qu'il en vaille la peine, servira
de marchepied a quelqu'un pour se faire voir et perorer. Trop heureux
si, derriere notre pierre, le lache et le mechant ne s'abritent pas pour
lancer leurs fleches, comme Paris cache derriere le tombeau d'Ilus!"




M. AMPERE

Le vrai savant, l'_inventeur_, dans les lois de l'univers et dans les
choses naturelles, en venant au monde est doue d'une organisation
particuliere comme le poete, le musicien. Sa qualite dominante, en
apparence moins speciale, parce qu'elle appartient plus ou moins a
tous les hommes et surtout a un certain age de la vie ou le besoin
d'apprendre et de decouvrir nous possede, lui est propre par le degre
d'intensite, de sagacite, d'etendue. Chercher la cause et la raison des
choses, trouver leurs lois, le tente, et la ou d'autres passent avec
indifference ou se laissent bercer dans la contemplation par le
sentiment, il est pousse a voir au dela et il penetre. Noble faculte
qui, a ce degre de developpement, appelle et subordonne a elle toutes
les passions de l'etre et ses autres puissances! On en a eu, a la fin
du XVIIIe siecle et au commencement du notre, de grands et sublimes
exemples; Lagrange, Laplace, Cuvier et tant d'autres a des rangs
voisins, ont excelle dans cette faculte de trouver les rapports eleves
et difficiles des choses cachees, de les poursuivre profondement, de les
coordonner, de les rendre. Ils ont a l'envi recule les bornes du connu
et repousse la limite humaine. Je m'imagine pourtant que nulle part
peut-etre cette faculte de l'intelligence avide, cet appetit du savoir
et de la decouverte, et tout ce qu'il entraine, n'a ete plus en saillie,
plus a nu et dans un exemple mieux demontrable que chez M. Ampere qu'il
est permis de nommer tout a cote d'eux, tant pour la portee de toutes
les idees que pour la grandeur particuliere d'un resultat. Chez ces
autres hommes eminents que j'ai cites, une volonte froide et superieure
dirigeait la recherche, l'arretait a temps, l'appesantissait sur des
points medites, et, comme il arrivait trop souvent, la suspendait pour
se detourner a des emplois moindres. Chez M. Ampere, l'idee meme etait
maitresse. Sa brusque invasion, son accroissement irresistible, le
besoin de la saisir, de la presser dans tous ses enchainements, de
l'approfondir en tous ses points, entrainaient ce cerveau puissant
auquel la volonte ne mettait plus aucun frein. Son exemple, c'est
le triomphe, le surcroit, si l'on veut, et l'indiscretion de l'idee
savante; et tout se confisque alors en elle et s'y coordonne ou s'y
confond. L'imagination, l'art ingenieux et complique, la ruse des
moyens, l'ardeur meme de coeur, y passent et l'augmentent. Quand une
idee possede cet esprit inventeur, il n'entend plus a rien autre chose,
et il va au bout dans tous les sens de cette idee comme apres une proie,
ou plutot elle va au bout en lui, se conduisant elle-meme, et c'est lui
qui est la proie. Si M. Ampere avait eu plus de cette volonte suivie,
de ce caractere regulier, et, on peut le dire, plus ou moins ironique,
positif et sec, dont etaient munis les hommes que nous avons nommes, il
ne nous donnerait pas un tel spectacle, et, en lui reconnaissant plus de
conduite d'esprit et d'ordonnance, nous ne verrions pas en lui le savant
en quete, le chercheur de causes aussi a nu.

Il est resulte aussi de cela qu'a cote de sa pensee si grande et de sa
science irrassasiable, il y a, grace a cette vocation imposee, a cette
direction imperieuse qu'il subit et ne se donne pas, il y a tous les
instincts primitifs et les passions de coeur conservees, la sensibilite
que s'etait de bonne heure trop retranchee la froideur des autres,
restee chez lui entiere, les croyances morales toujours emues, la
naivete, et de plus en plus jusqu'au bout, a travers les fortes
speculations, une inexperience craintive, une enfance, qui ne semblent
point de notre temps, et toutes sortes de contrastes.

Les contrastes qui frappent chez Laplace, Lagrange, Monge et Cuvier, ce
sont, par exemple, leurs pretentions ou leurs qualites d'hommes d'Etat,
d'hommes politiques influents, ce sont les titres et les dignites dont
ils recouvrent et quelquefois affublent leur vrai genie. Voila, si je ne
me trompe, des _distractions_ aussi et des _absences_ de ce genie, et,
qui pis est, volontaires. Chez M. Ampere, les contrastes sont sans doute
d'un autre ordre; mais ce qu'il suffit d'abord de dire, c'est qu'ici la
vanite du moins n'a aucune part, et que si des faiblesses egalement y
paraissent, elles restent plus naives et comme touchantes, laissant
subsister l'entiere veneration dans le sourire.

Deux parts sont a faire dans l'histoire des savants: le cote severe,
proprement historique, qui comprend leurs decouvertes positives et ce
qu'ils ont ajoute d'essentiel au monument de la connaissance humaine, et
puis leur esprit en lui-meme et l'anecdote de leur vie. La solide part
de la vie scientifique de M. Ampere etant retracee ci-apres par un juge
bien competent, M. Littre[116], nous avons donc a faire connaitre, s'il
se peut, l'homme meme, a tacher de le suivre dans son origine, dans
sa formation active, son etendue, ses digressions et ses melanges, a
derouler ses phases diverses, ses vicissitudes d'esprit, ses richesses
d'ame, et a fixer les principaux traits de sa physionomie dans cette
elite de la famille humaine dont il est un des fils glorieux.

[Note 116: L'article de M. Littre suivait immediatement le notre dans
la _Revue des Deux Mondes_.]

Andre-Marie Ampere naquit a Lyon le 20 janvier 1775. Son pere,
negociant retire, homme assez instruit, l'eleva lui-meme au village
de Polemieux[117], ou se passerent de nombreuses annees. Dans ce pays
sauvage, montueux, separe des routes, l'enfant grandissait, libre sous
son pere, et apprenait tout presque de lui-meme. Les combinaisons
mathematiques l'occuperent de bonne heure; et, dans la convalescence
d'une maladie, on le surprit faisant des calculs avec les morceaux d'un
biscuit qu'on lui avait donne. Son pere avait commence de lui enseigner
le latin; mais lorsqu'il vit cette disposition singuliere pour les
mathematiques, il la favorisa, procurant a l'enfant les livres
necessaires, et ajournant l'etude approfondie du latin a un age plus
avance. Le jeune Ampere connaissait deja toute la partie elementaire des
mathematiques et l'application de l'algebre a la geometrie, lorsque le
besoin de pousser au dela le fit aller un jour a Lyon avec son pere. M.
l'abbe Daburon (depuis inspecteur general des etudes) vit entrer alors
dans la bibliotheque du college M. Ampere, menant son fils de onze a
douze ans, tres-petit pour son age. M. Ampere demanda pour son fils
les ouvrages d'Euler et de Bernouilli. M. Daburon fit observer qu'ils
etaient en latin: sur quoi l'enfant parut consterne de ne pas savoir le
latin; et le pere dit: "Je les expliquerai a mon fils"; et M. Daburon
ajouta: "Mais c'est le calcul differentiel qu'on y emploie, le
savez-vous?" Autre consternation de l'enfant; et M. Daburon lui offrit
de lui donner quelques lecons, et cela se fit.

[Note 117: Un document precis, qui nous est fourni depuis, le fait
naitre a ce village de Polemieux; M. Ampere s'etait dit toujours ne a
Lyon.]

Vers ce temps, a defaut de l'emploi des infiniment petits, l'enfant
avait de lui-meme cherche, m'a-t-on dit, une solution du probleme des
tangentes par une methode qui se rapprochait de celle qu'on appelle
methode des limites. Je renvoie le propos, dans ses termes memes, aux
geometres.

Les soins de M. Daburon tirerent le jeune emule de Pascal de son
embarras, et l'introduisirent dans la haute analyse. En meme temps un
ami de M. Daburon, qui s'occupait avec succes de botanique, lui en
inspirait le gout, et le guidait pour les premieres connaissances. Le
monde naturel, visible, si vivant et si riche en ces belles contrees,
s'ouvrait a lui dans ses secrets, comme le monde de l'espace et
des nombres. Il lisait aussi beaucoup toutes sortes de livres,
particulierement l'Encyclopedie, d'un bout a l'autre. Rien n'echappait
a sa curiosite d'intelligence; et une fois qu'il avait concu, rien ne
sortait plus de sa memoire. Il savait donc et il sut toujours, entre
autres choses, tout ce que l'Encyclopedie contenait, y compris le
blason. Ainsi son jeune esprit preludait a cette universalite de
connaissances qu'il embrassa jusqu'a la fin. S'il debuta par savoir au
complet l'Encyclopedie du XVIIIe siecle, il resta encyclopedique toute
sa vie. Nous le verrons, en 1804, combiner une refonte generale
des connaissances humaines; et ses derniers travaux sont un plan
d'encyclopedie nouvelle.

Il apprit tout de lui-meme, avons-nous dit, et sa pensee y gagna en
vigueur et en originalite; il apprit tout a son heure et a sa fantaisie,
et il n'y prit aucune habitude de discipline.

Fit-il des vers des ce temps-la, ou n'est-ce qu'un peu plus tard? Quoi
qu'il en soit, les mathematiques, jusqu'en 93, l'occuperent surtout. A
dix-huit ans, il etudiait la _Mecanique analytique_ de Lagrange, dont
il avait refait presque tous les calculs; et il a repete souvent qu'il
savait alors autant de mathematiques qu'il en a jamais su.

La Revolution de 89, en eclatant, avait retenti jusqu'a l'ame du
studieux mais impetueux jeune homme, et il en avait accepte l'augure
avec transport. Il y avait, se plaisait-il a dire quelquefois, trois
evenements qui avaient eu un grand empire, un empire decisif sur sa vie:
l'un etait la lecture de l'Eloge de Descartes par Thomas, lecture
a laquelle il devait son premier sentiment d'enthousiasme pour les
sciences physiques et philosophiques. Le second evenement etait sa
premiere communion qui determina en lui le sentiment religieux et
catholique, parfois obscurci depuis, mais ineffacable. Enfin il comptait
pour le troisieme de ces evenements decisifs la prise de la Bastille,
qui avait developpe et exalte d'abord son sentiment liberal. Ce
sentiment, bien modifie ensuite, et par son premier mariage dans une
famille royaliste et devote, et plus tard par ses retours sinceres a la
soumission religieuse et ses menagements forces sous la Restauration,
s'est pourtant maintenu chez lui, on peut l'affirmer, dans son principe
et dans son essence. M. Ampere, par sa foi et son espoir constant en la
pensee humaine, en la science et en ses conquetes, est reste vraiment
de 89. Si son caractere intimide se deconcertait et faisait faute, son
intelligence gardait son audace. Il eut foi, toujours et de plus en
plus, et avec coeur, a la civilisation, a ses bienfaits, a la science
infatigable en marche vers _les dernieres limites, s'il en est, des
progres de l'esprit humain_[118]. Il disait donc vrai en comptant pour
beaucoup chez lui le sentiment _liberal_ que le premier eclat de
tonnerre de 89 avait Enflamme.

[Note 118: Preface de l'_Essai sur la Philosophie des Sciences_.]

D'illustres savants, que j'ai nommes deja, et dont on a releve
frequemment les secheresses morales, conserverent aussi jusqu'au bout,
et malgre beaucoup d'autres cotes moins liberaux, le gout, l'amour
des sciences et de leurs progres; mais, notons-le, c'etait celui des
sciences purement mathematiques, physiques et naturelles. M. Ampere,
different d'eux et plus liberal en ceci, n'omettait jamais, dans son
zele de savant, la pensee morale et civilisatrice, et, en ayant espoir
aux resultats, il croyait surtout et toujours a l'ame de la science.

En meme temps que, deja jeune homme, les livres, les idees et les
evenements l'occupaient ainsi, les affections morales ne cessaient pas
d'etre toutes-puissantes sur son coeur. Toute sa vie il sentit le
besoin de l'amitie, d'une communication expansive, active, et de chaque
instant: il lui fallait verser sa pensee et en trouver l'echo autour
de lui. De ses deux soeurs, il perdit l'ainee, qui avait eu beaucoup
d'action sur son enfance; il parle d'elle avec sensibilite dans des vers
composes longtemps apres. Ce fut une grande douleur. Mais la calamite de
novembre 93 surpassa tout. Son pere etait juge de paix a Lyon avant le
siege, et pendant le siege il avait continue de l'etre, tandis que la
femme et les enfants etaient restes a la campagne. Apres la prise de
la ville, on lui fit un crime d'avoir conserve ses fonctions; on le
traduisit au tribunal revolutionnaire et on le guillotina. J'ai sous
les yeux la lettre touchante, et vraiment sublime de simplicite, dans
laquelle il fait ses derniers adieux a sa femme. Ce serait une piece de
plus a ajouter a toutes celles qui attestent la sensibilite courageuse
et l'elevation pure de l'ame humaine en ces extremites. Je cite quelques
passages religieusement, et sans y alterer un mot:

    "J'ai recu, mon cher ange, ton billet consolateur; il a verse un
    baume vivifiant sur les plaies morales que fait a mon ame le regret
    d'etre meconnu par mes concitoyens, qui m'interdisent, par la plus
    cruelle separation, une patrie que j'ai tant cherie et dont j'ai
    tant a coeur la prosperite. Je desire que ma mort soit le sceau
    d'une reconciliation generale entre tous nos freres. Je la pardonne
    a ceux qui s'en rejouissent, a ceux qui l'ont provoquee, et a ceux
    qui l'ont ordonnee. J'ai lieu de croire que la vengeance nationale,
    dont je suis une des plus innocentes victimes, ne s'etendra pas sur
    le peu de biens qui nous suffisait, grace a la sage economie et a
    notre frugalite, qui fut ta vertu favorite.... Apres ma confiance en
    l'Eternel, dans le sein duquel j'espere que ce qui restera de moi
    sera porte, ma plus douce consolation est que tu cheriras ma memoire
    autant que tu m'as ete chere. Ce retour m'est du. Si du sejour de
    l'Eternite, ou notre chere fille m'a precede, il m'etait donne
    de m'occuper des choses d'ici-bas, tu seras, ainsi que mes chers
    enfants, l'objet de mes soins et de ma complaisance. Puissent-ils
    jouir d'un meilleur sort que leur pere et avoir toujours devant les
    yeux la crainte de Dieu, cette crainte salutaire qui opere en nos
    coeurs l'innocence et la justice, malgre la fragilite de notre
    nature!... Ne parle pas a ma Josephine du malheur de son pere, fais
    en sorte qu'elle l'ignore; _quant a mon fils, il n'y a rien que
    je n'attende de lui_. Tant que tu les possederas et qu'ils te
    possederont, embrassez-vous en memoire de moi: je vous laisse a tous
    mon coeur."

Suivent quelques soins d'economie domestique, quelques avis de
restitutions de dettes, minutieux scrupules d'antique probite; le tout
signe en ces mots: _J.-J. Ampere, epoux, pere, ami, et citoyen toujours
fidele_. Ainsi mourut, avec resignation, avec grandeur, et s'exprimant
presque comme Jean-Jacques eut pu faire, cet homme simple, ce negociant
retire, ce juge de paix de Lyon. Il mourut comme tant de Constituants
illustres, comme tant de Girondins, fils de 89 et de 91, enfants de
la Revolution, devores par elle, mais pieux jusqu'au bout, et ne la
maudissant pas!

Parmi ses notes dernieres et ses instructions d'economie a sa femme, je
trouve encore ces lignes expressives, qui se rapportent a ce fils de
qui il attendait tout: "Il s'en faut beaucoup, ma chere amie, que je te
laisse riche, et meme une aisance ordinaire; tu ne peux l'imputer a ma
mauvaise conduite ni a aucune dissipation. Ma plus grande depense a ete
l'achat des livres et des instruments de geometrie dont notre fils ne
pouvait se passer pour son instruction; mais cette depense meme etait
une sage economie, puisqu'il n'a jamais eu d'autre maitre que lui-meme."

Cette mort fut un coup affreux pour le jeune homme, et sa douleur ou
plutot sa stupeur suspendit et opprima pendant quelque temps toutes ses
facultes. Il etait tombe dans une espece d'idiotisme, et passait sa
journee a faire de petits tas de sable, sans que plus rien de savant
s'y tracat. Il ne sortit de son etat morne que par la botanique, cette
science innocente dont le charme le reprit. Les Lettres de Jean-Jacques
sur ce sujet lui tomberent un jour sous la main, et le remirent sur
la trace d'un gout deja ancien. Ce fut bientot un enthousiasme, un
entrainement sans bornes; car rien ne s'ebranlait a demi dans cet esprit
aux pentes rapides. Vers ce meme temps, par une coincidence heureuse, un
_Corpus poetarum latinorum_, ouvert au hasard, lui offrit quelques vers
d'Horace dont l'harmonie, dans sa douleur, le transporta, et lui revela
la muse latine. C'etait l'ode a Licinius et cette strophe:

  Saepius ventis agitatur ingens
  Pinus, et celsae graviore casu
  Decidunt turres, feriuntque summos
  Fulmina montes.

Il se remit des lors au latin, qu'il savait peu; il se prit aux poetes
les plus difficiles, qu'il embrassa vivement. Ce gout, cette science des
poetes se mela passionnement a sa botanique, et devint comme un chant
perpetuel avec lequel il accompagnait ses courses vagabondes. Il errait
tout le jour par les bois et les campagnes, herborisant, recitant
aux vents des vers latins dont il s'enchantait, veritable magie qui
endormait ses douleurs. Au retour, le savant reparaissait, et il
rangeait les plantes cueillies avec leurs racines, il les replantait
dans un petit jardin, observant l'ordre des familles naturelles. Ces
annees de 94 a 97 furent toutes poetiques, comme celles qui avaient
precede avaient ete principalement adonnees a la geometrie et aux
mathematiques. Nous le verrons bientot revenir a ces dernieres sciences,
y joignant physique et chimie; puis passer presque exclusivement, pour
de longues annees, a l'ideologie, a la metaphysique, jusqu'a ce que la
physique, en 1820, le ressaisisse tout d'un coup et pour sa gloire:
singuliere alternance de facultes et de produits dans cette intelligence
feconde, qui s'enrichit et se bouleverse, se retrouve et s'accroit
incessamment.

Celui qui, a dix-huit ans, avait lu la _Mecanique analytique_ de
Lagrange, recitait donc a vingt ans les poetes, se bercait du rhythme
latin, y melait l'idiome toscan, et s'essayait meme a composer des
vers dans cette derniere langue. Il entamait aussi le grec. Il y a une
description celebre du cheval chez Homere, Virgile et le Tasse[119]: il
aimait a la reciter successivement dans les trois langues.

[Note 119: Homere, Iliade, VI; Virgile, Eneide, XI; et le Tasse,
probablement Jerusalem delivree, chant IX, lorsque Argilan, libre enfin
de sa prison, est compare au coursier belliqueux qui rompt ses liens.]

Le sentiment de la nature vivante et champetre lui creait en ces moments
toute une nouvelle existence dont il s'enivrait. Circonstance piquante
et qui est bien de lui! cette nature qu'il aimait et qu'il parcourait en
tous sens alors avec ravissement, comme un jardin de sa jeunesse, il
ne la voyait pourtant et ne l'admirait que sous un voile qui fut leve
seulement plus tard. Il etait myope, et il vint jusqu'a un certain age
sans porter de lunettes ni se douter de la difference. C'est un jour,
dans l'ile Barbe, que, M. Ballanche lui ayant mis des lunettes sans trop
de dessein, un cri d'admiration lui echappa comme a une seconde vue tout
d'un coup revelee: il contemplait pour la premiere fois la nature
dans ses couleurs distinctes et ses horizons, comme il est donne a la
prunelle humaine.

Cette epoque de sentiment et de poesie fut complete pour le jeune
Ampere. Nous en avons sous les yeux des preuves sans nombre dans les
papiers de tous genres amasses devant nous et qui nous sont confies,
tresor d'un fils. Il ecrivit beaucoup de vers francais et ebaucha une
multitude de poemes, tragedies, comedies, sans compter les chansons,
madrigaux, charades, etc. Je trouve des scenes ecrites d'une tragedie
d'_Agis_, des fragments, des projets d'une tragedie de _Conradin_, d'une
_Iphigenie en Tauride_..., d'une autre piece ou paraissaient Carbon et
Sylla, d'une autre ou figuraient Vespasien et Titus; un morceau d'un
poeme moral sur la vie; des vers qui celebrent l'Assemblee constituante;
une ebauche de poeme sur les sciences naturelles; un commencement assez
long d'une grande epopee intitulee _l'Americide_, dont le heros etait
Christophe Colomb. Chacun de ces commencements, d'ordinaire, forme deux
ou trois feuillets de sa grosse ecriture d'ecolier, de cette ecriture
qui avait comme peur sans cesse de ne pas etre assez lisible; et la
tirade s'arrete brusquement, coupee le plus souvent par des _x_ et _y_,
par la _formule generale pour former immediatement toutes les puissances
d'un polynome quelconque_: je ne fais que copier. Vers ce temps, il
construisait aussi une espece de langue philosophique dans laquelle il
fit des vers; mais on a la-dessus trop peu de donnees pour en parler. Ce
qu'il faut seulement conclure de cet amas de vers et de prose ou manque,
non pas la facilite, mais l'art, ce que prouve cette litterature
poetique, blasonnee d'algebre, c'est l'etonnante variete, l'exuberance
et inquietude en tous sens de ce cerveau de vingt et un ans, dont la
direction definitive n'etait pas trouvee. Le soulevement s'essayait
sur tous les points et ne se faisait jour sur aucun. Mais un sentiment
superieur, le sentiment le plus cher et le plus universel de la
jeunesse, manquait encore, et le coeur allait eclater.

Je trouve sur une feuille, des longtemps jaunie, ces lignes tracees. En
les transcrivant, je ne me permets point d'en alterer un seul mot, non
plus que pour toutes les citations qui suivront. Le jeune homme disait:

    "Parvenu a l'age ou les lois me rendaient maitre de moi-meme, mon
    coeur soupirait tout bas de l'etre encore. Libre et insensible
    jusqu'a cet age, il s'ennuyait de son oisivete. Eleve dans une
    solitude presque entiere, l'etude et la lecture, qui avaient fait
    si longtemps mes plus cheres delices, me laissaient tomber dans une
    apathie que je n'avais jamais ressentie, et le cri de la nature
    repandait dans mon ame une inquietude vague et insupportable. Un
    jour que je me promenais apres le coucher du soleil, le long d'un
    ruisseau solitaire..."

Le fragment s'arrete brusquement ici. Que vit-il le long de ce ruisseau?
Un autre cahier complet de souvenirs ne nous laisse point en doute, et
sous le titre: _Amorum_, contient, jour par jour, toute une histoire
naive de ses sentiments, de son amour, de son mariage, et va jusqu'a la
mort de l'objet aime. Qui le croirait? ou plutot, en y reflechissant,
pourquoi n'en serait-il pas ainsi? ce savant que nous avons vu charge de
pensees et de rides, et qui semblait n'avoir du vivre que dans le monde
des nombres, il a ete un energique adolescent: la jeunesse aussi l'a
touche, en passant, de son aureole; il a aime, il a pu plaire; et tout
cela, avec les ans, s'etait recouvert, s'etait oublie; il se serait
peut-etre etonne comme nous, s'il avait retrouve, en cherchant quelque
memoire de geometrie, ce journal de son coeur, ce cahier d'_Amorum_
enseveli.

Jeunesse des hommes simples et purs, jeunesse du vicaire Primerose et
du pasteur Walter, revenez a notre memoire pour faire accompagnement
naturel et pour sourire avec nous a cette autre jeunesse! Si Euler ou
Haller ont aime, s'ils avaient ecrit dans un registre leurs journees
d'alors, n'auraient-ils pas souvent dit ainsi?

    Dimanche, 10 avril (96).--Je l'ai vue pour la premiere fois.

    Samedi, 20 aout.--Je suis alle chez elle, et on m'y a prete les
    _Novelle morali_ de Soave.

    ... Samedi, 3 septembre.--M. Couppier etant parti la veille, je suis
    alle rendre les _Novelle morali_; on m'a donne a choisir dans la
    bibliotheque; j'ai pris madame Des Houlieres, je suis reste un
    moment seul avec elle.

    Dimanche, 4.--J'ai accompagne les deux soeurs apres la messe, et
    j'ai rapporte le premier tome de Bernardin; elle me dit qu'elle
    serait seule, sa mere et sa soeur partant le mercredi.

    ... Vendredi, 16.--Je fus rendre le second volume de Bernardin. Je
    fis la conversation avec elle et Genie. Je promis des comedies pour
    le lendemain.

    Samedi, 17.--Je les portai, et je commencai a ouvrir mon coeur.

    Dimanche, 18.--Je la vis jouer aux dames apres la messe.

    Lundi, 19.--J'achevai de m'expliquer, j'en rapportai de faibles
    esperances et la defense d'y retourner avant le retour de sa mere.

    Samedi, 24.--Je fus rendre le troisieme volume de Bernardin avec
    madame Des Houlieres; je rapportai le quatrieme et _la Dunciade_, et
    le parapluie.

    Lundi, 26.--Je fus rendre _la Dunciade_ et le parapluie; je la
    trouvai dans le jardin sans oser lui parler.

    Vendredi, 30.--Je portai la quatrieme volume de Bernardin et Racine;
    je m'ouvris a la mere, que je trouvai dans la salle a mesurer de la
    toile.

Remarquez, voila le mot dit a la mere, treize jours apres le premier
aveu a la fille: marche reguliere des amours antiques et vertueuses!

Je continue en choisissant:

    Samedi, 12 novembre.--Madame Carron (_la mere_) etant sortie, je
    parlai un peu a Julie qui me rembourra bien et sortit. Elise (_la
    soeur_) me dit de passer l'hiver sans plus parler.

    Mercredi, 16.--La mere me dit qu'il y avait longtemps qu'on ne
    m'avait vu. Elle sortit un moment avec Julie, et je remerciai Elise
    qui me parla froidement. Avant de sortir, Julie m'apporta avec grace
    les _Lettres provinciales_.

    ... Vendredi, 9 decembre a dix heures du matin.--Elle m'ouvrit la
    porte en bonnet de nuit et me parla un moment tete a tete dans la
    cuisine; j'entrai ensuite chez madame Carron, on parla de Richelieu.
    Je revins a Polemieux l'apres-diner."

Je ne multiplierai pas ces citations: tout le journal est ainsi. Madame
Des Houlieres et madame de Sevigne, et _Richelieu_, on vient de le voir,
s'y melent agreablement; les chansons galantes vont leur train: la
trigonometrie n'est pas oubliee. On s'amuse a mesurer la hauteur du
clocher de Saint-Germain (du Mont-d'Or), lieu de residence de l'amie.
Une eclipse a lieu en ce temps-la, on l'observe. Au retour, l'astronome
amoureux lira une elegie _tres-passionnee_ de Saint-Lambert (_Je ne
sentais aupres des belles_, etc., etc.), ou bien il traduira en vers un
choeur de l'_Aminte_. Une autre fois, il prete son etui de mathematiques
au cousin de sa fiancee, et il rapporte _la Princesse de Cleves_. Ses
plus grandes joies, c'est de s'asseoir pres de Julie sous pretexte d'une
partie de domino ou de solitaire, c'est de manger une cerise qu'elle a
laissee tomber, de baiser une rose qu'elle a touchee, de lui donner la
main a la promenade pour franchir un hausse-pied, de la voir au jardin
composer un bouquet de jasmin, de troene, d'aurone et de campanule
double dont elle lui accorde une fleur qu'il place dans un petit
tableau: ce que plus tard, pendant les ennuis de l'absence, il appellera
_le talisman_. Ce souvenir du bouquet, que nous trouvons consigne
dans son journal, lui inspirait de plus des vers, les seuls dont nous
citerons quelques-uns, a cause du mouvement qui les anime et de la grace
du dernier:

  Que j'aime a m'egarer dans ces routes fleuries
  Ou je t'ai vue errer sous un dais de lilas!
  Que j'aime a repeter aux Nymphes attendries,
  Sur l'herbe ou tu t'assis, les vers que tu chantas!
  Au bord de ce ruisseau dont les ondes cheries
  Ont a mes yeux seduits reflechi tes appas.
  Sur les debris des fleurs que les mains ont cueillies,
  Que j'aime a respirer l'air que tu respiras!
  Les voila ces jasmins dont je t'avais paree;
  Ce bouquet de troene a touche les cheveux...

Ainsi, celui que nous avons vu distrait bien souvent comme La Fontaine
s'essayait alors, jeune et non sans poesie, a des rimes galantes et
tendres: _mistis carminibus non sine fistula_.--Mais le plus beau jour
de ces saisons amoureuses nous est assez designe par une inscription
plus grosse sur le cahier: LUNDI, 3 juillet (1797). Voici l'idylle
complete, telle qu'on la pourrait croire traduite d'_Hermann et
Dorothee_, ou extraite d'une page oubliee des _Confessions_:

"Elles vinrent enfin nous voir (_a Polemieux_) a trois heures trois
quarts. Nous fumes dans l'allee, ou je montai sur le grand cerisier,
d'ou je jetai des cerises a Julie, Elise et ma soeur; tout le monde
vint. Ensuite je cedai ma place a Francois, qui nous baissa des branches
ou nous cueillions nous-memes, ce qui amusa beaucoup Julie. On apporta
le gouter; elle s'assit sur une planche a terre avec ma soeur et Elise,
et je me mis sur l'herbe a cote d'elle. Je mangeai des cerises qui
avaient ete sur ses genoux. Nous fumes tous les quatre au grand jardin
ou elle accepta un lis de ma main. Nous allames ensuite voir le
ruisseau; je lui donnai la main pour sauter le petit mur, et les deux
mains pour le remonter. Je m'etais assis a cote d'elle au bord du
ruisseau, loin d'Elise et de ma soeur; nous les accompagnames le
soir jusqu'au moulin a vent, ou je m'assis encore a cote d'elle pour
observer, nous quatre, le coucher du soleil qui dorait ses habits d'une
lumiere charmante. Elle emporta un second lis que je lui donnai, en
passant pour s'en aller, dans le grand jardin."

Pourtant il fallait penser a l'avenir. Le jeune Ampere etait sans
fortune, et le mariage allait lui imposer des charges. On decida, qu'il
irait a Lyon; on agita meme un moment s'il n'entrerait pas dans le
commerce; mais la science l'emporta. Il donna des lecons particulieres
de mathematiques. Loge grande rue Merciere, chez MM. Perisse, libraires,
cousins de sa fiancee, son temps se partageait entre ses etudes et ses
courses a Saint-Germain, ou il s'echappait frequemment. Cependant,
par le fait de ses nouvelles occupations, le cours naturel des idees
mathematiques reprenait le dessus dans son esprit; il y joignait les
etudes physiques. La _Chimie_ de Lavoisier, publiee depuis quelques
annees, mais de doctrine si recente, saisissait vivement tous les jeunes
esprits savants; et pendant que Davy, comme son frere nous le raconte,
la lisait en Angleterre avec grande emulation et ardent desir d'y
ajouter, M. Ampere la lisait a Lyon dans un esprit semblable. De
grand matin, de quatre a six heures, meme avant les mois d'ete, il se
reunissait en conference avec quelques amis, a un cinquieme etage, place
des Cordeliers, chez son ami Lenoir. Des noms bien connus des Lyonnais,
Journel, Bonjour et Barret (depuis pretre et jesuite), tous caracteres
originaux et de bon aloi, en faisaient partie. J'allais y joindre, pour
avoir occasion de les nommer a cote de leur ami, MM. Bredin et Beuchot;
mais on m'assure qu'ils n'etaient pas de la petite reunion meme. On y
lisait a haute voix le traite de Lavoisier, et M. Ampere, qui ne le
connaissait pas jusqu'alors, ne cessait de se recrier a cette exposition
si lucide de decouvertes si imprevues. Au sortir de la seance matinale,
et comme edifie par la science, on s'en allait diligemment chacun a ses
travaux du jour.

Admirable jeunesse, age audacieux, saison feconde, ou tout s'exalte et
coexiste a la fois, qui aime et qui medite, qui scrute et decouvre, et
qui chante, qui suffit a tout; qui ne laisse rien d'inexplore de ce qui
la tente, et qui est tentee de tout ce qui est vrai ou beau! Jeunesse a
jamais regrettee, qui, a l'entree de la carriere, sous le ciel qui lui
verse les rayons, a demi penchee hors du char, livre des deux mains
toutes ses rapes et pousse de front tous ses coursiers!

Le mariage de M. Ampere et de Mademoiselle Julie Carron eut lieu,
religieusement et secretement encore, le 15 thermidor an VII (aout
1799), et civilement quelques semaines apres. M. Ballanche, par un
epithalame en prose, celebra, dans le mode antique, la felicite de son
ami et les chastes rayons de l'etoile nuptiale du soir se levant _sur
les montagnes de Polemieux_. Pour le nouvel epoux, les deux premieres
annees se passerent dans le meme bonheur, dans les memes etudes. Il
continuait ses lecons de mathematiques a Lyon, et y demeurait avec sa
femme, qui d'ailleurs etait souvent a Saint-Germain. Elle lui donna un
fils, celui qui honore aujourd'hui et confirme son nom. Mais bientot
la sante de la mere declina, et quand M. Ampere fut nomme, en decembre
1801, professeur de physique et de chimie a l'Ecole centrale de l'Ain,
il dut aller s'etablir seul a Bourg, laissant a Lyon sa femme souffrante
avec son enfant. Les correspondances surabondantes que nous avons sous
les yeux, et qui comprennent les deux annees qui suivirent, jusqu'a la
mort de sa femme, representent pour nous, avec un interet aussi intime
et dans une revelation aussi naive, le journal qui preceda le mariage
et qui ne reprend qu'aux approches de la mort. Toute la serie de ses
travaux, de ses projets, de ses sentiments, s'y fait suivre sans
interruption. A peine arrive a Bourg, il mit en etat le cabinet de
physique, le laboratoire de chimie, et commenca du mieux qu'il put, avec
des instruments incomplets, ses experiences. La chimie lui plaisait
surtout: elle etait, de toutes les parties de la physique, celle qui
l'invitait le plus naturellement, comme plus voisine des causes. Il s'en
exprime avec charme: "Ma chimie, ecrit-il, a commence aujourd'hui: de
superbes experiences ont inspire une espece d'enthousiasme. De douze
auditeurs, il en est reste quatre apres la lecon, je leur ai assigne
des emplois, etc." Parmi les professeurs de Bourg, un seul fut bientot
particulierement lie avec lui; M. Clerc, professeur de mathematiques,
qui s'etait mis tard a cette science, et qui n'avait qu'entame les
parties transcendantes, mais homme de candeur et de merite, devint le
collaborateur de M. Ampere dans un ouvrage qui devait avoir pour titre:
_Lecons elementaires sur les series et autres formules indefinies_. Cet
ouvrage, qui avait ete mene presque a fin, n'a jamais paru. C'est vers
ce temps que M. Ampere lut dans le _Moniteur_ le programme du prix de
60,000 francs propose par Bonaparte, en ces termes: "Je desire donner
en encouragement une somme de 60,000 francs a celui qui, par ses
experiences et ses decouvertes, fera faire a l'electricite et au
galvanisme un pas comparable a celui qu'ont fait faire a ces sciences
Franklin et Volta,... mon but special etant d'encourager et de fixer
l'attention des physiciens sur cette partie de la physique, qui est, a
mon sens, le chemin des grandes decouvertes." M. Ampere, aussitot cet
exemplaire du _Moniteur_ recu de Lyon, ecrivait a sa femme: "Mille
remerciments a ton cousin de ce qu'il m'a envoye, c'est un prix de
60,000 francs que je tacherai de gagner quand j'en aurai le temps. C'est
precisement le sujet que je traitais dans l'ouvrage sur la physique que
j'ai commence d'imprimer; mais il faut le perfectionner, et confirmer ma
theorie par de nouvelles experiences." Cet ouvrage, interrompu comme le
precedent, n'a jamais ete acheve. Il s'ecrie encore avec cette bonhomie
si belle quand elle a le genie derriere pour appuyer sa confiance: "Oh!
mon amie, ma bonne amie! si M. de Lalande me fait nommer au Lycee de
Lyon et que je gagne le prix de 60,000 francs, je serai bien content,
car tu ne manqueras plus de rien..." Ce fut Davy qui gagna le prix par
sa decouverte des rapports de l'attraction chimique et de l'attraction
electrique, et par sa decomposition des terres. Si M. Ampere avait fait
quinze ans plus tot ses decouvertes electro-magnetiques, nul doute qu'il
n'eut au moins balance le prix. Certes, il a repondu aussi directement
que l'illustre Anglais a l'appel du premier Consul, dans _ce chemin des
grandes decouvertes_: il a rempli en 1820 sa belle part du programme de
Napoleon.

Mais une autre idee, une idee purement mathematique, vint alors a la
traverse dans son esprit. Laissons-le raconter lui-meme:

    "Il y a sept ans, ma bonne amie, que je m'etais propose un probleme
    de mon invention, que je n'avais point pu resoudre directement, mais
    dont j'avais trouve par hasard une solution dont je connaissais la
    justesse sans pouvoir la demontrer. Cela me revenait souvent dans
    l'esprit, et j'ai cherche vingt fois a trouver directement cette
    solution. Depuis quelques jours cette idee me suivait partout.
    Enfin, je ne sais comment, je viens de la trouver avec une foule
    de considerations curieuses et nouvelles sur la theorie des
    probabilites. Comme je crois qu'il y a peu de mathematiciens en
    France qui puissent resoudre ce probleme en moins de temps, je ne
    doute pas que sa publication dans une brochure d'une vingtaine
    de pages ne me fut un bon moyen de parvenir a une chaire de
    mathematiques dans un lycee. Ce petit ouvrage d'algebre pure, et ou
    l'on n'a besoin d'aucune figure, sera redige apres-demain; je le
    relirai et le corrigerai jusqu'a la semaine prochaine, que je te
    l'enverrai..."

Et plus loin:

    "J'ai travaille fortement hier a mon petit ouvrage. Ce probleme est
    peu de chose en lui-meme, mais la maniere dont je l'ai resolu et les
    difficultes qu'il presentait lui donnent du prix. Rien n'est plus
    propre d'ailleurs a faire juger de ce que je puis faire en ce
    genre..."

Et encore:

    "J'ai fait hier une importante decouverte sur la theorie du jeu en
    parvenant a resoudre un nouveau probleme plus difficile encore que
    le precedent, et que je travaille a inserer dans le meme ouvrage,
    ce qui ne le grossira pas beaucoup, parce que j'ai fait un nouveau
    commencement plus court que l'ancien.... Je suis sur qu'il me
    vaudra, pourvu qu'il soit imprime a temps, une place de lycee; car,
    dans l'etat ou il est a present, il n'y a guere de mathematiciens
    en France capables d'en faire un pareil: je te dis cela comme je le
    pense, pour que tu ne le dises a personne."

Le memoire, qui fut intitule _Essai sur la theorie mathematique du jeu_,
et qui devait etre termine en une huitaine, subit, selon l'habitude
de cette pensee ardente et inquiete, un grand nombre de refontes, de
remaniements, et la correspondance est remplie de l'annonce de l'envoi
toujours retarde. Rien ne nous a mis plus a meme de juger combien ce qui
dominait chez M. Ampere, des le temps de sa jeunesse, etait l'abondance
d'idees, l'opulence de moyens, plutot que le parti pris et le choix. Il
voyait tour a tour et sans relache toutes les faces d'une idee, d'une
invention; il en parcourait irresistiblement tous les points de vue; il
ne s'arretait pas.

Je m'imagine (que les mathematiciens me pardonnent si je m'egare), je
m'imagine qu'il y a dans cet ordre de verites, comme dans celles de
la pensee plus usuelle et plus accessible, une expression unique, la
meilleure entre plusieurs, la plus droite, la plus simple, la plus
necessaire. Le grand Arnauld, par exemple, est tout aussi grand logicien
que La Bruyere; il trouve des verites aussi difficiles, aussi rares,
je le crois; mais La Bruyere exprime d'un mot ce que l'autre etend. En
analyse mathematique, il en doit etre ainsi: le style y est quelque
chose. Or, tout style (la verite de l'idee etant donnee) est un choix
entre plusieurs expressions; c'est une decision prompte et nette, un
coup d'Etat dans l'execution. Je m'imagine encore qu'Euler, Lagrange,
avaient cette expression prompte, nette, elegante, cette economie
continue du developpement, qui s'alliait a leur fecondite interieure et
la servait a merveille. Autant que je puis me le figurer par l'exterieur
du procede dont le fond m'echappe, M. Ampere etait plutot en analyse un
inventeur fecond, egal a tous en combinaisons difficiles, mais retarde
par l'embarras de choisir; il etait moins decidement _ecrivain_.

Une grande inquietude de M. Ampere allait a savoir si toutes les
formules de son memoire etaient bien nouvelles, si d'autres, a son insu,
ne l'avaient pas devance. Mais a qui s'adresser pour cette question
delicate? Il y avait a l'Ecole centrale de Lyon un professeur de
mathematiques, M. Roux, egalement secretaire de l'Athenee. C'est de lui
que M. Ampere attendit quelque temps cette reponse avec anxiete, comme
un veritable oracle. Mais il finit par decouvrir que les connaissances
du bon M. Roux en mathematiques n'allaient pas la. Enfin, M. de Lalande
etant venu a Bourg vers ce temps, M. Ampere lui presenta son travail, ou
plutot le travail, lu a une seance de la Societe d'emulation de l'Ain, a
laquelle M. de Lalande assistait, fut remis a l'examen d'une commission
dont ce dernier faisait partie. M. de Lalande, apres de grands eloges
fort sinceres, finit par demander a l'auteur des exemples en nombre de
ses formules algebriques, ajoutant que c'etait pour mettre dans son
rapport les resultats a la portee de tout le monde: "J'ai conclu de tout
cela, ecrit M. Ampere, qu'il n'avait pas voulu se donner la peine de
suivre mes calculs, qui exigent, en effet, de profondes connaissances
en mathematiques. Je lui ferai des exemples; mais je persiste a faire
imprimer mon ouvrage tel qu'il est. Ces exemples lui donneraient l'air
d'un ouvrage d'ecolier." A la fin de 1802, MM. Delambre et Villar,
charges d'organiser les lycees dans cette partie de la France, vinrent a
Bourg, et M. Ampere trouva dans M. Delambre le juge qu'il desirait et un
appui efficace. Le memoire sur la _Theorie mathematique du jeu_, alors
imprime, donna au savant examinateur une premiere idee assez haute du
jeune mathematicien. Un autre memoire sur l'_Application a la mecanique
des formules du calcul des variations_, compose en tres-peu de jours
a son intention, et qu'il entendit dans une seance de la Societe
d'emulation, ajouta a cette idee. Le nouveau memoire que nous venons de
mentionner, et qui eut aussi toutes ses vicissitudes (particulierement
une certaine aventure de charrette sur le grand chemin de Bourg a Lyon,
et dans laquelle il faillit etre perdu), copie enfin au net, fut porte a
Paris par M. de Jussieu, et remis aux mains de M. Delambre, revenu de
sa tournee. Celui-ci le presenta a l'Institut, et le fit lire a M. de
Laplace. Cependant M. Ampere, nomme professeur de mathematiques et
d'astronomie, avait passe, selon son desir, au Lycee de Lyon.

Mais d'autres evenements non moins importants, et bien contraires,
s'etaient accomplis dans cet intervalle. Au milieu de ses travaux
continus a Bourg, de ses lecons a l'Ecole centrale, et des lecons
particulieres qu'il y ajoutait, on se figurerait difficilement a quel
point allait la preoccupation morale, la sollicitude passionnee qui
remplissait ses lettres de chaque jour. Il ecrit regulierement par
chaque voyage du messager, la poste etant trop couteuse. Ces details
d'economie, de tendresse, l'avarice ou il est de son temps, l'effusion
de ses souvenirs et de ses inquietudes, l'espoir, dans lequel il vit,
d'aller a Lyon a quelque courte vacance de Paques, tout cela se mele,
d'une bien piquante et touchante facon, a son memoire de mathematiques,
au recit de ses experiences chimiques, aux petites maladresses qui
parfois y eclatent, aux petites supercheries, dit-il, a l'aide
desquelles il les repare. Mais il faut citer la promenade entiere d'un
de ses grands jours de conge: dans le commencement de la lettre, il
vient de s'ecrier comme un ecolier: _Quand viendront les vacances!_

    "... J'en etais a cette exclamation quand j'ai pris tout a coup
    une resolution qui te paraitra peut-etre singuliere. J'ai voulu
    retourner avec le paquet de tes lettres dans le pre, derriere
    l'hopital, ou j'avais ete les lire avant mes voyages de Lyon, avec
    tant de plaisir. J'y voulais retrouver de doux souvenirs dont
    j'avais, ce jour-la, fait provision, et j'en ai recueilli au
    contraire de bien plus doux pour une autre fois. Que tes lettres
    sont douces a lire! il faut avoir ton ame pour ecrire des choses qui
    vont si bien au coeur, sans le vouloir, a ce qu'il semble. Je suis
    reste jusqu'a deux heures assis sous un arbre, un joli pre a droite,
    la riviere, ou flottaient d'aimables canards, a gauche et devant
    moi. Derriere etait le batiment de l'hopital. Tu concois que j'avais
    pris la precaution de dire chez madame Beauregard, en quittant ma
    lettre pour aller a midi faire cette partie, que je n'irais pas
    diner aujourd'hui chez elle. Elle croit que je dine en ville; mais,
    comme j'avais bien dejeune, je m'en suis mieux trouve de ne diner
    que d'amour. A deux heures, je me sentais si calme et l'esprit si
    a mon aise, au lieu de l'ennui qui m'oppressait ce matin, que j'ai
    voulu me promener et herboriser. J'ai remonte la Ressouse dans les
    pres, et, en continuant toujours d'en cotoyer le bord, je suis
    arrive a vingt pas d'un bois charmant, que je voyais dans le
    lointain a une demi-lieue de la ville et que j'avais bien envie de
    parcourir. Arrive la, la riviere, par un detour subit, m'a ote toute
    esperance d'y parvenir, en se montrant entre lui et moi. Il a donc
    fallu y renoncer, et je suis venu par la route du Bourg au village
    de Ceyzeriat, plantee de peupliers d'Italie qui en font une superbe
    avenue;... j'avais a la main un paquet de plantes."

La jolie eglise de Brou n'est pas oubliee ailleurs dans ses recits.
Voila bien des promenades tout au long, comme les aimaient La Fontaine
et Ducis.--Je voudrais que les jeunes professeurs exiles en province, et
souffrant de ces belles annees contenues, si bien employees du reste et
si decisives, pussent lire, comme je l'ai fait, toutes ces lettres d'un
homme de genie pauvre, obscur alors, et s'efforcant comme eux; ils
apprendraient a redoubler de foi dans l'etude, dans les affections
severes: ils s'enhardiraient pour l'avenir.

Les idees religieuses avaient ete vives chez le jeune Ampere a l'epoque
de sa premiere communion; nous ne voyons pas qu'elles aient cesse
completement dans les annees qui suivirent; mais elles s'etaient
certainement affaiblies. L'absence, la douleur et l'exaltation chaste
les reveillerent avec puissance. On sait, et l'on a dit souvent, que
M. Ampere etait religieux, qu'il etait croyant au christianisme, comme
d'autres illustres savants du premier ordre, les Newton, les Leibniz,
les Haller, les Euler, les Jussieu. On croit, en general, que ces
savants resterent constamment fermes et calmes dans la naivete et la
profondeur de leur foi, et je le crois pour plusieurs, pour les Jussieu,
pour Euler, par exemple. Quant au grand Haller, il est necessaire de
lire le journal de sa vie pour decouvrir sa lutte perpetuelle et ses
combats sous cette apparence calme qu'on lui connaissait: il s'est
presque autant tourmente que Pascal. M. Ampere etait de ceux-ci, de
ceux que l'epreuve tourmente, et, quoique sa foi fut reelle et qu'en
definitive elle triomphat, elle ne resta ni sans eclipses ni sans
vicissitudes. Je lis dans une lettre de ce temps:

    "... J'ai ete chercher dans la petite chambre au-dessus du
    laboratoire, ou est toujours mon bureau, le portefeuille en soie,
    J'en veux faire la revue ce soir, apres avoir repondu a tous les
    articles de ta derniere lettre, et t'avoir priee, d'apres une suite
    d'idees qui se sont depuis une heure succede dans ma tete, de
    m'envoyer les deux livres que je te demanderai tout a l'heure.
    L'etat de mon esprit est singulier: il est comme un homme qui
    se noierait dans son crachat... Les idees de Dieu, d'Eternite,
    dominaient parmi celles qui flottaient dans mon imagination, et,
    apres bien des pensees et des reflexions singulieres dont le detail
    serait trop long, je me suis determine a te demander le _Psautier
    francais_ de La Harpe, qui doit etre a la maison, broche, je crois,
    en papier vert, et un livre d'_Heures_ a ton choix."

Il faudrait le verbe de Pascal ou de Bossuet pour triompher pertinemment
de cet homme de genie qui se noie, nous dit-il, en sa pensee comme _en
son crachat_. Je trouve encore quelques endroits qui denotent un retour
pratique: "Je finis cette lettre, parce que j'entends sonner une messe
ou je veux aller demander la guerison de ma Julie." Et encore: "Je
veux aller demain m'acquitter de ce que tu sais, et prier pour vous
deux."--Ainsi, vivant en attente, aspirant toujours a la reunion avec sa
femme, il n'en voyait le moyen que dans sa nomination au futur Lycee de
Lyon, et s'ecriait: "Ah! Lycee, Lycee, quand viendras-tu a mon secours?"

Le Lycee vint, mais sa femme, au terme de sa maladie, se mourait. Les
dernieres lignes du journal parleront pour moi, et mieux que moi:

    17 avril (1803), dimanche de Quasimodo.--Je revins de Bourg pour ne
    plus quitter ma Julie.

    ... 15 mai, dimanche.--Je fus a l'eglise de Polemieux, pour la
    premiere fois depuis la mort de ma soeur.

    ... 7 juin, mardi, saint Robert.--Ce jour a decide du reste de ma
    vie.

    14, mardi.--On me fit attendre le petit-lait a l'hopital. J'entrai
    dans l'eglise d'ou sortait un mort. Communion spirituelle.

    ... 13 juillet, mercredi, _a neuf heures du matin!_


(Suivent les deux versets:)

  Multa flagella peccatoris, sperantem autem in Domino misericordia
  circumdabit.
  Firmabo super te oculos meos et instruam te in via hac qua gradieris.
  Amen.

C'est sous le coup menacant de cette douleur, et a l'extremite de toute
esperance, que dut etre ecrite la priere suivante, ou l'un des versets
precedents se retrouve:

"Mon Dieu, je vous remercie de m'avoir cree, rachete, et eclaire de
votre divine lumiere en me faisant naitre dans le sein de l'Eglise
catholique. Je vous remercie de m'avoir rappele a vous apres mes
egarements; je vous remercie de me les avoir pardonnes. Je sens que vous
voulez que je ne vive que pour vous, que tous mes moments vous soient
consacres. M'oterez-vous tout bonheur sur cette terre? Vous en etes le
maitre, o mon Dieu! mes crimes m'ont merite ce chatiment. Mais peut-etre
ecouterez-vous encore la voix de vos misericordes: _Multa flagella
peccatoris, sperantem autem_, etc. J'espere en vous, o mon Dieu! mais je
serai soumis a votre arret, quel qu'il soit. J'eusse prefere la mort;
mais je ne meritais pas le ciel, et vous n'avez pas voulu me plonger
dans l'enfer. Daignez me secourir pour qu'une vie passee dans la douleur
me merite une bonne mort dont je me suis rendu indigne. O Seigneur, Dieu
de misericorde, daignez me reunir dans le ciel a ce que vous m'aviez
permis d'aimer sur la terre!"

Ce serait mentir a la memoire de M. Ampere que d'omettre de telles
pieces quand on les a sous les yeux, de meme que c'eut ete mentir a la
memoire de Pascal que de supprimer son petit parchemin. M. de Condorcet
lui-meme ne l'oserait pas.

Sur la recommandation de M. Delambre, M. Lacuee de Cessac, president de
la section de la guerre, nomma en vendemiaire an XIII (1804) M. Ampere
repetiteur d'analyse a l'Ecole polytechnique. Celui-ci quitta Lyon qui
ne lui offrait plus que des souvenirs dechirants, et arriva dans la
capitale, ou pour lui une nouvelle vie commence.

De meme qu'en 93, apres la mort de son pere, il n'etait parvenu a sortir
de la stupeur ou il etait tombe que par une etude toute fraiche, la
botanique et la poesie latine, dont le double attrait l'avait ranime,
de meme, apres la mort de sa femme, il ne put echapper a l'abattement
extreme et s'en relever que par une nouvelle etude survenante, qui fit,
en quelque sorte, revulsion sur son intelligence. En tete d'un des
nombreux projets d'ouvrages de metaphysique qu'il a ebauches, je trouve
cette phrase qui ne laisse aucun doute: "C'est en 1803 que je commencai
a m'occuper presque exclusivement de recherches sur les phenomenes aussi
varies qu'interessants que l'intelligence humaine offre a l'observateur
qui sait se soustraire a l'influence des habitudes." C'etait s'y prendre
d'une facon scabreuse pour tenir fidelement cette promesse de soumission
religieuse et de foi qu'il avait scellee sur la tombe d'une epouse.
N'admirez-vous pas ici la contradiction inherente a l'esprit humain,
dans toute sa naivete? La Religion, la Science, double besoin immortel!
A peine l'une est-elle satisfaite dans un esprit puissant, et se
croit-elle sure de son objet et apaisee, que voila l'autre qui se releve
et qui demande pature a son tour. Et si l'on n'y prend garde, c'est
celle qui se croyait sure qui va etre ebranlee ou devoree.

M. Ampere l'eprouva: en moins de deux ou trois annees, il se trouva
lance bien loin de l'ordre d'idees ou il croyait s'etre refugie pour
toujours. L'ideologie alors etait au plus haut point de faveur et
d'eclat dans le monde savant: la persecution meme l'avait rehaussee.
La societe d'Auteuil florissait encore. L'Institut ou, apres lui,
les Academies etrangeres proposaient de graves sujets d'analyse
intellectuelle aux eleves, aux emules, s'il s'en trouvait, des Cabanis
et des Tracy. M. Ampere put aisement etre presente aux principaux de ce
monde philosophique par son compatriote et ami, M. Degerando. Mais celui
qui eut des lors le plus de rapports avec lui et le plus d'action sur
sa pensee, fut M. Maine de Biran, lequel, deja connu par son Memoire de
_l'Habitude_, travaillait a se detacher arec originalite du point de vue
de ses premiers maitres.

_Se savoir soi-meme_, pour une ame avide de savoir, c'est le plus
attrayant des abimes: M. Ampere n'y resista pas. Des floreal an XIII
(1805), un ami bien fidele, M. Ballanche, lui adressait de Lyon ces
avertissements, ou se peignent les craintes de l'amitie redoublees par
une imagination tendre:

    "... Ce que vous me dites au sujet de vos succes en metaphysique me
    desole. Je vois avec peine qu'a trente ans vous entriez dans une
    nouvelle carriere. On ne va pas loin quand on change tous les jours
    de route. Songez bien qu'il n'y a que de tres-grands succes qui
    puissent justifier votre abandon des mathematiques, ou ceux que vous
    avez deja eus presagent ceux que vous devez attendre. Mais je sais
    que vous ne pouvez mettre de frein a votre cerveau.

    "Cette ideologie ne fera-t-elle point quelque tort a vos sentiments
    religieux? Prenez bien garde, mon cher et tres-cher ami, vous etes
    sur la pointe d'un precipice: pour peu que la tete vous tourne, je
    ne sais pas ce qui va arriver. Je ne puis m'empecher d'etre inquiet.
    Votre imagination est une bien cruelle puissance qui vous subjugue
    et vous tyrannise. Quelle difference il y a entre nous et Noel!
    J'ai retrouve ici les jeunes gens qui appartiennent comme moi a la
    societe que vous savez. Combien ils sont heureux! Combien je
    desirerais leur ressembler!..."

Mais une autre lettre un peu posterieure (mars 1806) acheve de nous
reveler l'interieur de ces nobles ames troublees et de les eclairer du
dedans par un rayon trop direct, trop prolonge et trop admirable de
nuance, pour que nous le derobions. Nulle part l'auteur d'_Orphee_ n'a
ete plus elegiaque et plus harmonieux, en meme temps que la realite s'y
ajoute et que la souffrance y est presente:

    "J'ai recu, mon cher ami, votre enorme lettre; elle m'a horriblement
    fatigue. Le pis de cela, c'est que je n'ai absolument rien a vous
    dire, aucun conseil a vous donner. Nous sommes deux miserables
    creatures a qui les inconsequences ne coutent rien. Un brasier est
    dans votre coeur, le neant s'est loge dans le mien. Vous tenez
    beaucoup trop a la vie, et j'y tiens trop peu. Vous etes trop
    passionne, et j'ai trop d'indifference. Mon pauvre ami, nous sommes
    tous les deux bien a plaindre. Vous avez ete ces jours-ci l'objet de
    toutes mes pensees, et voila ce que je crois a votre sujet. Il faut
    que vous quittiez Paris, que vous renonciez aux projets que vous
    aviez formes en y allant, parce que vous ne pourrez jamais trouver,
    je ne dis pas le bonheur, mais au moins le repos, dans cette
    solitude de tout ce qui tient a vos affections. L'air natal vous
    vaudra encore mieux, il sera peut-etre un baume pour votre mal.
    Camille Jordan part pour Paris. Il a le projet de former a Lyon un
    Salon des Arts, qui serait organise a peu pres comme les Athenees de
    Paris. Il y aurait differents cours. Camille m'a consulte sur les
    professeurs dont on pourrait faire choix. Je lui ai parle de vous,
    je lui ai dit que vous aviez le plan d'une espece de cours qui
    serait bien fait pour reussir: ce serait d'embrasser toutes les
    sciences et d'en enseigner ce qui serait suffisant pour ne pas y
    etre etranger, d'en saisir les faits generaux, d'en faire apercevoir
    les points de contact, et de donner ce qu'on pourrait appeler la
    philosophie ou la generation de toutes les connaissances humaines
    (_toujours l'universalite, on le voit_). Je m'explique sans doute
    mal, mais vous savez ce que je veux dire... Il est sur qu'outre ce
    cours du Salon des Arts, vous pourriez avoir, comme autrefois, des
    cours particuliers, ou travailler a quelque ouvrage. Vous seriez ici
    avec vos amis, vous eviteriez les abimes de la solitude, vous vous
    retrouveriez peut-etre. Si une fois vous pouviez compter sur une
    existence agreable et honorable, vous pourriez vous associer une
    femme de votre choix, et qui parviendrait peut-etre a combler
    le vide qu'a laisse dans votre coeur la perte de vos anciennes
    affections. Je sais, mon pauvre et cher ami, tout ce que vous pouvez
    me repondre; je sais qu'un second mariage dans cette ville vous
    repugnerait; mais, de bonne foi, cette repugnance n'est-elle pas un
    enfantillage? Eh! mon Dieu! dans le monde, ou tous les sentiments
    s'affaiblissent, ou toutes les douleurs morales finissent, on
    trouvera tres-naturel votre second mariage; on croira qu'il est le
    fruit de l'inconstance de nos affections et de l'instabilite de nos
    sentiments, meme les plus vils et les plus profonds. Mais ceux qui
    connaissent mieux le coeur humain, ceux qui auront etudie un peu le
    votre, ceux enfin dont l'opinion et l'amitie peuvent etre quelque
    chose pour vous, sauront bien que votre ame expansive a besoin d'une
    ame qui reponde a chaque instant a la votre. Ainsi, dans tous les
    cas, vous serez justifie: les indifferents, comme vos connaissances
    et vos amis, trouveront cela tres-naturel. Voyez, mon cher ami, a
    quoi vous etes expose. La solitude ne vous vaut rien, non plus
    qu'a moi. Revenez au milieu de vos amis, et mariez-vous dans votre
    patrie....

    "... Au risque de vous facher, je dois vous dire ici la verite. Vous
    ne savez pas encore ce que c'est que de resister a vos penchants, et
    c'est ainsi que vous vous exposez a les faire devenir de veritables
    passions. Croyez-vous donc que tout aille dans le monde au gre de
    chacun? Comptez-vous donc pour rien cette grande vassalite qui nous
    soumet et nous entraine a chaque instant? Etudiez votre coeur,
    descendez dans votre ame, et lorsque vous apercevrez un sentiment
    nouveau, cherchez a savoir s'il est raisonnable. N'attendez pas pour
    eteindre un feu de cheminee que ce soit devenu un grand incendie.
    Il y a des malheurs sans remede, il faut nous consoler. Il y a des
    malheurs que notre faute a occasionnes ou empires, il faut nous
    corriger. Les petites choses vous agitent, que doit-ce etre des
    grandes?... Moderez-vous sur les choses indifferentes de la vie, et
    vous parviendrez a etre modere sur les choses importantes..."

Et pour conclusion finale:

    "Ceux qui nous connaitraient bien comprendraient la raison des
    inconsequences de Jean-Jacques Rousseau."

M. Ampere ne retourna pas a Lyon: il resta a Paris, plus actif d'idees
et de sentiments que jamais. Il se remaria au mois de juillet meme de
cette annee: ce second mariage lui donna une fille. Cette lettre de M.
Ballanche, au reste, sera la derniere piece confidentielle que nous
nous permettrons: elle termine pour nous la jeunesse de M. Ampere. En
avancant dans le recit d'une vie, ces sortes de confidences, moins
essentielles, moins gracieuses, nous semblent aussi moins permises. La
pudeur de l'homme mur a quelque chose de plus inviolable, et c'est le
travail surtout qui marque le milieu de la journee. Dans le recit d'une
vie comme dans la vie meme, les sentiments emus, cette brise du matin,
ne reparaissent convenablement qu'au soir.

Quoi qu'il en ait dit dans la note citee plus haut, M. Ampere, si
fortement occupe de metaphysique, ne s'y livrait pas exclusivement. Les
mathematiques et les sciences physiques ne cessaient de partager son
zele. Six memoires sur differents sujets de mathematiques inseres tant
dans le _Journal de l'Ecole polytechnique_ que dans le Recueil de
l'Institut (des savants etrangers), determinerent le choix que fit de
lui, en 1814, l'Academie des Sciences pour remplacer M. Bossut. Nomme
secretaire du Bureau consultatif des Arts et Manufactures (mars 1806),
il suivait assidument les travaux de ce comite, et ne devint secretaire
honoraire que lorsqu'il eut donne sa demission en faveur de M. Thenard,
dont la position alors etait moins etablie que la sienne. Il fut de
plus successivement nomme inspecteur general de l'Universite (1808), et
professeur d'analyse et de mecanique a l'Ecole polytechnique (1809),
ou il n'avait ete jusque-la qu'a titre de repetiteur, professant par
interim. En un mot, sa vie de savant s'etendait sur toutes les bases.

Dans l'histoire des sciences physico-mathematiques, comme va le faire
connaitre M. Littre, la memoire de M. Ampere est a jamais sauvee de
l'oubli, a cause de sa grande decouverte sur l'electro-magnetisme en
1820. Dans l'histoire de la philosophie, pourquoi faut-il que ce grand
esprit, qui s'est occupe de metaphysique pendant plus de trente ans, ne
doive vraisemblablement laisser qu'une vague trace? M. Maine de Biran
lui-meme, le metaphysicien profond pres de qui il se place, n'a laisse
qu'un temoignage imparfait de sa pensee dans son ancien traite de
_l'Habitude_ et dans le recent volume publie par M. Cousin[120]. Apres M.
de Tracy, a cote de M. de Biran, M. Ampere venait pourtant a merveille
pour reparer une lacune. M. Cousin a remarque que ce qui manque a
la philosophie de M. de Biran, ou la _volonte_ rehabilitee joue le
principal role, c'est l'admission de l'_intelligence_, de la _raison_,
distincte comme faculte, avec tout son cortege d'idees generales, de
conceptions. Nul plus que M. Ampere n'etait propre a introduire dans le
point de vue, qu'il admettait, de M. de Biran, cette partie essentielle
qui l'agrandissait. Lui en effet, si l'on considere sa tournure
metaphysique, il n'etait pas, comme M. de Biran, la _volonte_ meme, dans
sa persistance et son unite progressive; il etait surtout l'_idee_. Sans
nier la sensation, trop grand physicien pour cela, sans la meconnaitre
dans toutes ses varietes et ses nuances, combien il etait propre,
ce semble, entre M. de Tracy et M. de Biran a intervenir avec
l'_intelligence_[121], et a remeubler ainsi l'ame de ses concepts les plus
divers et les plus grands! il l'aurait fait, j'ose le dire, avec plus de
richesse et de realite que les philosophes eclectiques qui ont suivi,
lesquels, n'etant ni physiciens, ni naturalistes, ni mathematiciens,
ni autre chose que psychologues, sont toujours restes par rapport aux
classes des _idees_ dans une abstraction et dans un vague qui depeuple
l'ame et en mortifie, a mon gre, l'etude. Par malheur, si M. de Biran
se tient trop etroitement a cette volonte retrouvee, a cette causalite
interne ressaisie, comme a un axe sur et a un sommet, d'ou emane tout
mouvement, M. Ampere, moins retenu et plus ouvert dans sa metaphysique,
alla et deriva au flot de l'idee. A travers ce domaine infini de
l'intelligence, dans la sphere de la raison et de la reflexion, comme
dans une demeure a lui bien connue, il alla changeant, remuant,
deplacant sans cesse les objets; les classifications psychologiques se
succedaient a son regard et se renversaient l'une par l'autre; et il est
mort sans nous avoir suffisamment explique la derniere, nous laissant
sur le fond de sa pensee dans une confusion qui n'etait pas en lui.

[Note 120: M. Naville, de Geneve, depositaire des manuscrits de Maine
de Biran, en a publie, depuis, des portions considerables.]

[Note 121: Nous pourrions citer, d'apres les plus anciens papiers et
projets d'ouvrages que nous avons sous les yeux, des preuves frappantes
de cette large part faite a l'_intelligence_, qui corrigeait tout a
fait le point de vue profond, mais restreint, de M. de Biran, et
l'environnait d'une extreme etendue. Ainsi ce debut qu'on trouve a un
_Plan d'une histoire de l'intelligence humaine_: "L'homme, sous le point
de vue intellectuel, a la faculte d'acquerir et celle de conserver. La
faculte d'acquerir se subdivise en trois principales: il acquiert
par ses sens, par le deploiement de l'activite motrice qui nous fait
decouvrir les causes, par la reflexion qu'on peut definir la faculte
d'apercevoir des relations, qui s'applique egalement aux produits de la
sensibilite et a ceux de l'activite. On apercoit des relations entre les
premiers par la comparaison, entre les seconds par l'observation
des effets que produisent les causes. On doit donc diviser tous les
phenomenes que presente l'intelligence en quatre systemes: le systeme
sensitif, le systeme actif, le systeme comparatif et le systeme
etiologique." Dans un resume des idees psychologiques de M. Ampere,
redige en 1811 par son ami M. Bredin, de Lyon, je trouve: "On peut
rapporter tous les phenomenes psychologiques a trois systemes: sensitif,
cognitif, intellectuel." Ce systeme cognitif et ce systeme intellectuel,
qui semblent un double emploi, sont differents pour lui, en ce qu'il
attribue seulement au systeme cognitif la distinction du _moi_ et du
_non-moi_, qui se tire de l'activite propre de l'etre d'apres M.
de Biran: il reservait au systeme intellectuel, proprement dit, la
perception de tous les autres rapports. Quoique cela manque un peu de
rigueur, la lacune signalee par M. Cousin chez M. de Biran etait au
moins sentie et comblee, plutot deux fois qu'une.]

En attendant que la seconde partie de sa classification, qui embrasse
les sciences _noologiques_, soit publiee, et dans l'esperance surtout
qu'un fils, seul capable de debrouiller ces precieux papiers, s'y
appliquera un jour, nous ne dirons ici que tres-peu, occupe surtout a
ne pas etre infidele. M. Ampere, dans une note ou nous puisons, nous
indique lui-meme la premiere marche de son esprit. Il voulait appliquer
a la psychologie la methode qui a si bien reussi aux sciences physiques
depuis deux siecles: c'est ce que beaucoup ont voulu depuis Locke. Mais
en quoi consistait l'appropriation du moyen a la science nouvelle?
Ici M. Ampere parle d'_une difficulte premiere qui lui semblait
insurmontable, et dont M. le chevalier de Biran lui fournit la
solution_. Cette difficulte tenait sans doute a la connaissance
originelle de l'idee de cause et a la distinction du _moi_ d'avec le
monde exterieur. Il nous apprend aussi que, dans sa recherche sur le
fondement de nos connaissances, il a commence par rejeter l'existence
_objective_ et qu'il a ete disciple de Kant: "Mais repousse bientot,
dit-il, par ce nouvel idealisme comme Reid l'avait ete par celui
de Hume, je l'ai vu disparaitre devant l'examen de la nature des
connaissances objectives generalement admises." Tout ceci, on le voit,
n'est qu'indique par lui, et laisse a desirer bien des explications.
Quoi qu'il en soit, en s'efforcant constamment de classer les faits
de l'intelligence selon l'ordre naturel, M. Ampere en vint aux quatre
points de vue et aux deux epoques principales qui les embrassent, tels
qu'il les a exposes dans la preface de son _Essai sur la Philosophie des
Sciences_. Ceux qui ont frequente l'ecole des psychologues distingues
de notre age, et qui ont aussi entendu les lecons dans lesquelles M.
Ampere, au College de France, aborda la psychologie, peuvent seuls dire
combien, dans sa description et son denombrement des divers groupes de
faits, l'intelligence humaine leur semblait tout autrement riche et
peuplee que dans les distinctions de facultes, justes sans doute, mais
nues et un peu steriles, de nos autres maitres. Des l'abord, dans la
psychologie de ceux-ci, on distingue _sensibilite_, _raison_, _activite
libre_, et on suit chacune separement, toujours occupe, en quelque
sorte, de preserver l'une de ces facultes du contact des autres, de peur
qu'on ne les croie melees en nature et qu'on ne les confonde. M. Ampere
y allait plus librement et par une methode plus vraiment naturelle. Si
Bernard de Jussieu, dans ses promenades a travers la campagne, avait dit
constamment en coupant la tige des plantes: "Prenons bien garde, ceci
est du tissu cellulaire, ceci est de la fibre ligneuse; l'un n'est pas
l'autre; ne confondons pas; le bois n'est pas la seve;" il aurait fait
une anatomie, sans doute utile et qu'il faut faire, mais qui n'est pas
tout, et les trois quarts des divers caracteres qui president a la
formation de ses groupes naturels lui auraient echappe dans leur vivant
ensemble.--L'anatomie radicale psychologique, ce que M. Ampere appelle
l'_ideogenie_, serait venue, dans sa methode, plus tard a fond; mais
elle ne serait venue qu'apres le denombrement et le classement complet,
mais surtout la preoccupation des facultes distinctes ne scindait pas,
des l'abord, les groupes analogues, et ne les empechait pas de se
multiplier a ses regards dans leur diversite.

La quantite de remarques neuves et ingenieuses, de points profonds
et piquants d'observation, qui remplissaient une lecon de M. Ampere,
distrayaient aisement l'auditeur de l'ensemble du plan, que le maitre
oubliait aussi quelquefois, mais qu'il retrouvait tot ou tard a travers
ces detours. On se sentait bien avec lui en pleine intelligence humaine,
en pleine et haute philosophie anterieure au XVIIIe siecle; on se serait
cru, a cette ampleur de discussion, avec un contemporain des Leibniz,
des Malebranche, des Arnauld; il les citait a propos, familierement,
meme les secondaires et les plus oublies de ce temps-la, M. de La
Chambre, par exemple; et puis on se retrouvait tout aussitot avec le
contemporain tres-present de M. de Tracy et de M. de Laplace. On aurait
fait un interessant chapitre, independamment de tout systeme et de tout
lien, des cas psychologiques singuliers et des veritables decouvertes
de detail dont il semait ses lecons. J'indique en ce genre le phenomene
qu'il appelait de _concretion_, sur lequel on peut lire l'analyse de
M. Roulin inseree dans l'_Essai de classification des Sciences_.
Je regrette que M. Roulin n'ait pas fait alors ce chapitre de
_miscellanees_ psychologiques, comme il en a fait un sur des
singularites d'histoire naturelle.

A partir de 1816, la petite societe philosophique qui se reunissait chez
M., de Biran avait pris plus de suite, et l'emulation s'en melait. On y
remarquait M. Stapfer, le docteur Bertrand, Loyson, M. Cousin. Anime par
les discussions frequentes, M. Ampere etait pres, vers 1820, de produire
une exposition de son systeme de philosophie, lorsque l'annonce de la
decouverte physique de M. Oersted le vint ravir irresistiblement dans un
autre train de pensees, d'ou est sortie sa gloire. En 1829, malade et
reparant sa sante a Orange, a Hieres, aux tiedeurs du Midi, il revint,
dans les conversations avec son fils, a ses idees interrompues; mais
ce ne fut plus la metaphysique seulement, ce fut l'ensemble des
connaissances humaines et son ancien projet d'universalite qu'il se
remit a embrasser avec ardeur. L'Epitre en vers que lui a adressee son
fils a ce sujet, et le volume de l'_Essai de classification_ qui a paru,
sont du moins ici de publics et permanents temoignages. M. Ampere, en
meme temps qu'il sentait la vie lui revenir encore, dut avoir, en cette
saison, de pures jouissances. S'il lui fut jamais donne de ressentir un
certain calme, ce dut etre alors. En reportant son regard, du haut de la
montagne de la vie, vers ces sciences qu'il comprenait toutes, et dont
il avait agrandi l'une des plus belles, il put atteindre un moment au
bonheur serein du sage et reconnaitre en souriant ses domaines. Il n'est
pas jusqu'aux vers latins, adresses a son fils en tete du tableau, qui
n'aient du lui retracer un peu ses souvenirs poetiques de 95, un temps
plein de charme. Les anciens doutes et les combats religieux avaient
cesse en lui: ses inquietudes, du moins, etaient plus bas. Depuis
des annees, les chagrins interieurs, les instincts infinis, une
correspondance active avec son ancien ami le Pere Barret, le souffle
meme de la Restauration, l'avaient ramene a cette foi et a cette
soumission qu'il avait si bien exprimee en 1803, et dont il relut sans
doute de nouveau la formule touchante. Jusqu'a la fin, et pendant les
annees qui suivirent, nous l'avons toujours vu allier et concilier sans
plus d'effort, et de maniere a frapper d'etonnement et de respect, la
foi et la science, la croyance et l'espoir en la pensee humaine et
l'adoration envers la parole revelee.

Outre cette vue superieure par laquelle il saisissait le fond et le lien
des sciences, M. Ampere n'a cesse, a aucun moment, de suivre en detail,
et souvent de devancer et d'eclairer, dans ses apercus, plusieurs de
celles dont il aimait particulierement le progres. Des 1809, au sortir
de la seance de l'Institut du lundi 27 fevrier (j'ai sous les yeux sa
note ecrite et developpee), il n'hesitait pas, d'apres les experiences
rapportees par MM. Gay-Lussac et Thenard, et plus hardiment qu'eux, a
considerer le chlore (alors appele acide muriatique oxygene) comme un
corps simple. Mais ce n'etait la qu'un point. En 1816, il publiait dans
les _Annales de Chimie et de Physique_ sa classification naturelle des
corps simples, y donnant le premier essai de l'application a la
chimie des methodes qui ont tant profite aux sciences naturelles.
Il etablissait entre les proprietes des corps une multitude de
rapprochements qu'on n'avait point faits; il expliquait des phenomenes
encore sans lien, et la plupart de ces rapprochements et de ces
explications ont ete verifies depuis par les experiences. La
classification elle-meme a ete admise par M. Chevreul dans le
_Dictionnaire des Sciences naturelles_, et elle a servi de base a celle
qu'a adoptee M. Beudant dans son _Traite de Mineralogie_. Toujours
eclaire par la theorie, il lisait a l'Academie des Sciences, peu apres
sa reception, un memoire sur la double refraction, ou il donnait la
loi qu'elle suit dans les cristaux, avant que l'experience eut fait
connaitre qu'il en existe de tels[122]. En 1824, le travail de M. Geoffroy
Saint-Hilaire sur la presence et la transformation de la vertebre dans
les insectes attira la sagacite, toujours prete, de M. Ampere, et lui
fit ajouter a ce sujet une foule de raisons et d'analogies curieuses,
qui se trouvent consignees au tome second des _Annales des Sciences
naturelles_[123]. Lorsque M. Ampere reproduisit cette vue en 1832, a son
cours du College de France, M. Cuvier, contraire en general a cette
maniere _raisonneuse_ d'envisager l'organisation, combattit au meme
College, dans sa chaire voisine, le collegue qui faisait incursion
au coeur de son domaine; il le combattit avec ce ton excellent de
discussion, que M. Ampere, en repondant, gardait de meme, et auquel il
ajoutait de plus une expression de respect, comme s'il eut ete quelqu'un
de moindre: noble contradiction de vues, ou plutot noble echange, auquel
nous avons assiste, entre deux grandes lumieres trop tot disparues! Si
une observation de M. Geoffroy Saint-Hilaire avait suggere a M. Ampere
ses vues sur l'organisation des insectes, la decouverte de M. Gay-Lussac
sur les proportions simples que l'on observe entre les volumes d'un gaz
compose et ceux des gaz composants, lui devenait un moyen de concevoir,
sur la structure atomique et moleculaire des corps inorganiques, une
theorie qui remplace celle de Wollaston[124]. De meme, une idee de
Herschel, se combinant en lui avec les resultats chimiques de Davy,
lui suggerait une theorie nouvelle de la formation de la terre. Cette
theorie a ete lucidement exposee dans cette _Revue_ meme _des Deux
Mondes_, en juillet 1833. On y peut prendre une idee de la maniere de ce
vaste et libre esprit: l'hypothese antique retrouvee dans sa grandeur,
l'hypothese a la facon presque des Thales et des Democrite, mais portant
sur des faits qui ont la rigueur moderne.

[Note 122: Nous noterons encore, pour completer ces indications de
travaux, un Memoire sur la loi de Mariotte, imprime en 1814; un Memoire
sur des proprietes nouvelles des axes de rotation des corps, imprime
dans le Recueil de l'Academie des Sciences; un autre sur les equations
generales du mouvement, dans le Journal de Mathematiques de M. Liouville
(juin 1836).]

[Note 123: _Annales des Sciences naturelles_, t. II, page 295. M. N...
n'est autre que M. Ampere.]

[Note 124: On la trouve dans la _Bibliotheque universelle_, t. XLIX,
et en analyse dans un rapport de M. Becquerel (_Revue encyclopedique_,
Novembre 1832).]

Apres avoir tant fait, tant pense, sans parler des inquietudes
perpetuelles du dedans qu'il se suscitait, on concoit qu'a soixante et
un ans M. Ampere, dans toute la force et le zele de l'intelligence, eut
use un corps trop faible. Parti pour sa tournee d'inspecteur general, il
se trouva malade des Roanne; sa poitrine, sept ans auparavant, apaisee
par l'air du Midi, s'irritait cette fois davantage: il voulut continuer.
Arrive a Marseille, et ne pouvant plus aller absolument, il fut soigne
dans le college, et on esperait prolonger une amelioration legere,
lorsqu'une fievre subite au cerveau l'emporta le 10 juin 1836, a cinq
heures du matin, entoure et soigne par tous avec un respect filial, mais
en realite loin des siens, loin d'un fils.

Il resterait peut-etre a varier, a egayer decemment ce portrait, de
quelques-unes de ces naivetes nombreuses et bien connues qui composent,
autour du nom de l'illustre savant, une sorte de legende courante, comme
les bons mots malicieux autour du nom de M. de Talleyrand: M. Ampere,
avec des differences d'originalite, irait naturellement s'asseoir entre
La Condamine et La Fontaine. De peur de demeurer trop incomplet sur ce
point, nous ne le risquerons pas. M. Ampere savait mieux les choses de
la nature et de l'univers que celles des hommes et de la societe. Il
manquait essentiellement de calme, et n'avait pas la mesure et la
proportion dans les rapports de la vie. Son coup d'oeil, si vaste et
si penetrant au dela, ne savait pas reduire les objets habituels. Son
esprit immense etait le plus souvent comme une mer agitee; la premiere
vague soudaine y faisait montagne; le liege flottant ou le grain de
sable y etait aisement lance jusqu'aux cieux.

Malgre le prejuge vulgaire sur les savants, ils ne sont pas toujours
ainsi. Chez les esprits de cet ordre et pour les cerveaux de haut genie,
la nature a, dans plus d'un cas, combine et proportionne l'organisation.
Quelques-uns, armes au complet, outre la pensee puissante interieure,
ont l'enveloppe exterieure endurcie, l'oeil vigilant et imperieux, la
parole prompte, qui impose, et toutes les defenses. Qui a vu Dupuytren
et Cuvier comprendra ce que je veux rendre. Chez d'autres, une sorte
d'ironie douce, calme, insouciante et egoiste, comme chez Lagrange,
compose un autre genre de defense. Ici, chez M, Ampere, toute la
richesse de la pensee et de l'organisation est laissee, pour ainsi dire,
plus a la merci des choses, et le bouillonnement interieur reste a
decouvert. Il n'y a ni l'enveloppe seche qui isole et garantit, ni le
reste de l'organisation armee qui applique et fait valoir. C'est le pur
savant au sein duquel on plonge.

Les hommes ont besoin qu'on leur impose. S'ils se sentent penetres et
juges par l'esprit superieur auquel ils ne peuvent refuser une espece de
genie, les voila maintenus, et volontiers ils lui accordent tout, meme
ce qu'il n'a pas. Autrement, s'ils s'apercoivent qu'il hesite et croit
dependre, ils se sentent superieurs a leur tour a lui par un point
commode, et ils prennent vite leur revanche et leurs licences. M. Ampere
aimait ou parfois craignait les hommes, il s'abandonnait a eux, il
s'inquietait d'eux; il ne les jugeait pas. Les hommes (et je ne parte
pas du simple vulgaire) ont un faible pour ceux qui les savent mener,
qui les savent contenir, quand ceux-ci meme les blessent ou les
exploitent. Le caractere, estimable ou non, mais doue de conduite et de
persistance meme interessee, quand il se joint a un genie incontestable,
les frappe et a gain de cause en definitive dans leur appreciation. Je
ne dis pas qu'ils aient tout a fait tort, le caractere tel quel, la
volonte froide et presente, etant deja beaucoup. Mais je cherche a
m'expliquer comment la perte de M. Ampere, a un age encore peu avance,
n'a pas fait a l'instant aux yeux du monde, meme savant, tout le vide
qu'y laisse en effet son genie.

Et pourtant (et c'est ce qu'il faut redire encore en finissant) qui fut
jamais meilleur, a la fois plus devoue sans reserve a la science, et
plus sincerement croyant aux bons effets de la science pour les hommes?
Combien il etait vif sur la civilisation, sur les ecoles, sur les
lumieres! Il y avait certains resultats reputes positifs, ceux de
Malthus, par exemple, qui le mettaient en colere: il etait tout
_sentimental_ a cet egard; sa philanthropie de coeur se revoltait de
ce qui violait, selon lui, la moralite necessaire, l'efficacite
bienfaisante de la science. D'autres savants illustres ont donne avec
mesure et prudence ce qu'ils savaient; lui, il ne pensait pas qu'on dut
en menager rien. Jamais esprit de cet ordre ne songea moins a ce qu'il
y a de personnel dans la gloire. Pour ceux qui l'abordaient, c'etait un
puits ouvert. A toute heure, il disait tout. Etant un soir avec ses amis
Camille Jordan et Degerando, il se mit a leur exposer le systeme du
monde; il parla treize heures avec une lucidite continue; et comme le
monde est infini, et que tout s'y enchaine, et qu'il le savait de cercle
en cercle en tous les sens, il ne cessait pas, et si la fatigue ne
l'avait arrete, il parlerait, je crois, encore. O Science! voila bien a
decouvert ta pure source sacree, bouillonnante!--Ceux qui l'ont entendu,
a ses lecons, dans les dernieres annees au College de France, se
promenant le long de sa longue table comme il eut fait dans l'allee
de Polemieux, et discourant durant des heures, comprendront cette
perpetuite de la veine savante. Ainsi en tout lieu, en toute rencontre,
il etait coutumier de faire, avec une attache a l'idee, avec un oubli de
lui-meme qui devenait merveille. Au sortir d'une charade ou de quelque
longue et minutieuse bagatelle, il entrait dans les spheres. Virgile,
en une sublime eglogue, a peint le demi-dieu barbouille de lie, que les
bergers enchainent: il ne fallait pas l'enchainer, lui, le distrait et
le simple, pour qu'il commencat:

  Namque canebat, uti magnum per inane coacta
  Semina terrarumque animaeque marisque fuissent,
  Et liquidi simul ignis; ut his exordia primis
  Omnia, etc., etc.

  Il enchainait de tout les semences fecondes,
  Les principes du feu, les eaux, la terre et l'air,
  Les fleuves descendus du sein de Jupiter...

Et celui qui, tout a l'heure, etait comme le plus petit, parlait
incontinent comme les antiques aveugles,--comme ils auraient parle,
venus depuis Newton. C'est ainsi qu'il est reste et qu'il vit dans notre
memoire, dans notre coeur.

15 fevrier 1837.

(On a fait a cette Notice l'honneur de la joindre a une publication
posthume de M. Ampere; mais comme il ne nous a pas ete donne de la
revoir nous-meme, c'est ici qu'on est plus assure d'en lire le texte
dans toute son exactitude.)



DU GENIE CRITIQUE ET DE BAYLE

La critique s'appliquant a tout, il y en a de diverses sortes selon
les objets qu'elle embrasse et qu'elle poursuit; il y a la critique
historique, litteraire, grammaticale et philologique, etc. Mais en la
considerant moins dans la diversite des sujets que dans le procede
qu'elle y emploie, dans la disposition et l'allure qu'elle y apporte,
on peut distinguer en gros deux especes de critique, l'une reposee,
concentree, plus speciale et plus lente, eclaircissant et quelquefois
ranimant le passe, en deterrant et en discutant les debris, distribuant
et classant toute une serie d'auteurs ou de connaissances; les Casaubon,
les Fabricius, les Mabillon, les Freret, sont les maitres en ce
genre severe et profond. Nous y rangerons aussi ceux des critiques
litteraires, a proprement parler, qui, a tete reposee, s'exercent sur
des sujets deja fixes et etablis, recherchent les caracteres et les
beautes particulieres aux anciens auteurs, et construisent des Arts
poetiques ou des Rhetoriques, a l'exemple d'Aristote et de Quintilien.
Dans l'autre genre de critique, que le mot de _journaliste_ exprime
assez bien, je mets cette faculte plus diverse, mobile, empressee,
pratique, qui ne s'est guere developpee que depuis trois siecles, qui,
des correspondances des savants ou elle se trouvait a la gene, a passe
vite dans les journaux, les a multiplies sans relache, et est devenue,
grace a l'imprimerie dont elle est une consequence, l'un des plus actifs
instruments modernes. Il est arrive qu'il y a eu, pour les ouvrages de
l'esprit, une critique alerte, quotidienne, publique, toujours presente,
une clinique chaque matin au lit du malade, si l'on ose ainsi parler;
tout ce qu'on peut dire pour ou contre l'utilite de la medecine se peut
dire, a plus forte raison, pour ou contre l'utilite de cette critique
pratique a laquelle les bien portants meme, en litterature, n'echappent
pas. Quoi qu'il en soit, le genie critique, dans tout ce qu'il a de
mobile, de libre et de divers, y a grandi et s'est revele. Il s'est
mis en campagne pour son compte, comme un audacieux partisan; tous les
hasards et les inegalites du metier lui ont souri, les bigarrures et
les fatigues du chemin l'ont flatte. Toujours en haleine, aux ecoutes,
faisant de fausses pointes et revenant sur sa trace, sans systeme autre
que son instinct et l'experience, il a fait la guerre au jour le jour,
selon le pays, _la guerre a l'oeil_, ainsi que s'exprime Bayle lui-meme,
qui est le genie personnifie de cette critique.

Bayle, oblige de sortir de France comme calviniste relaps, refugie a
Rotterdam, ou ses ecrits de tolerance alienerent bientot de lui le
violent Jurieu, persecute alors et tracasse par les theologiens de sa
communion, Bayle mort la plume a la main en les refutant, a rempli un
grand role philosophique dont le XVIIIe siecle interpreta le sens en le
forcant un peu, et que M. Leroux a bien cherche a retablir et a preciser
dans un excellent article de son _Encyclopedie_. Ce n'est pas ce qui
nous occupera chez Bayle; nous ne saisirons et ne releverons en lui que
les traits essentiels du genie critique qu'il represente a un degre
merveilleux dans sa purete et son plein, dans son empressement
discursif, dans sa curiosite affamee, dans sa sagacite penetrante, dans
sa versatilite perpetuelle et son appropriation a chaque chose: ce
genie, selon nous, domine meme son role philosophique et cette mission
morale qu'il a remplie; il peut servir du moins a en expliquer le plus
naturellement les phases et les incertitudes.

Bayle, ne au Carlat, dans le comte de Foix, en 1647, d'une famille
patriarcale de ministres calvinistes, fut mis de bonne heure aux etudes,
au latin, au grec, d'abord dans la maison paternelle, puis a l'academie
de Puy-Laurens. A dix-neuf ans, il fit une maladie causee par ses
lectures excessives; il lisait tout ce qui lui tombait sous la main,
mais relisait Plutarque et Montaigne de preference. Etant passe a
vingt-deux ans a l'academie de Toulouse, il se laissa gagner a
quelques livres de controverse et a des raisonnements qui lui parurent
convaincants, et, ayant abjure sa religion, il ecrivit a son frere
aine une lettre tres-ardente de proselytisme pour l'engager a venir a
Toulouse se faire instruire de la verite. Quelques mois plus tard, ce
zele du jeune Bayle s'etait refroidi; les doutes le travaillaient, et,
dix-sept mois apres sa conversion, sortant secretement de Toulouse, il
revint a sa famille et au calvinisme. Mais il y revint bien autre qu'il
n'y etait d'abord: "Un savant homme, a-t-il dit quelque part, qui essuie
la censure d'un ennemi redoutable, ne tire jamais si bien son epingle du
jeu qu'il n'y laisse quelque chose." Bayle laissa dans cette premiere
ecole qu'il fit tout son feu de croyance, tout son aiguillon de
proselytisme; a partir de ce moment, il ne lui en resta plus. Chacun
apporte ainsi dans sa jeunesse sa dose de foi, d'amour, de passion,
d'enthousiasme; chez quelques-uns, cette dose se renouvelle sans cesse;
je ne parle que de la portion de foi, d'amour, d'enthousiasme, qui ne
reside pas essentiellement dans l'ame, dans la pensee, et qui a son
auxiliaire dans l'humeur et dans le sang; chez quelques-uns donc cette
dose de chaleur de sang resiste au premier echec, au premier coup de
tete, et se perpetue jusqu'a un age plus ou moins avance. Quand cela va
trop loin et dure obstinement, c'est presque une infirmite de l'esprit
sous l'apparence de la force, c'est une veritable incapacite de murir.
Il y a des natures poetiques ou philosophiques qui restent jusqu'au
bout, et a travers leurs diverses transformations, toujours opiniatres,
incandescentes, a la merci du temperament. Bayle, autrement favorise
et petri selon un plus doux melange, se trouva, des sa premiere flamme
jetee, une nature tout aussitot reduite et consommee, et a partir de la
il ne perdit plus jamais son equilibre. Premiere disposition admirable
pour exceller au genie critique, qui ne souffre pas qu'on soit fanatique
ou meme trop convaincu, ou epris d'une autre passion quelconque.

Bayle alla continuer ses etudes a Geneve en 1670, et il y devint
precepteur, d'abord chez M. de Normandie, syndic de la republique,
et ensuite chez le comte de Dhona, seigneur de Coppet. Il commence a
connaitre le monde, les savants, M. Minutoli, M. Fabri, M. Pictet, M.
Tronchin, M. Burlamaqui, M. Constant, toutes ces figures protestantes
serieuses et appliquees. On etablit des conferences de jeunes gens, pour
lesquelles il s'essaie a deployer ses ressources de bel esprit, ses
premiers lieux communs d'erudition, et ou M. Basnage, autre illustre
jeune homme, ne brille pas moins. Il assiste a des sermons, a des
experiences de philosophie naturelle, et, a propos des experiences de
M. Chouet sur le venin des viperes et sur la pesanteur de l'air, il
remarque que c'est la le genie du siecle et des philosophes modernes.
A l'occasion des controverses et querelles entre les theologiens de sa
religion, il enonce deja sa maxime de garder toujours _une oreille pour
l'accuse_. A vingt-quatre ans, sa tolerance est fondee autant qu'elle le
sera jamais. La philosophie peripateticienne, qu'il avait apprise
chez les jesuites de Toulouse, ne le retient pas le moins du monde en
presence du systeme de Descartes auquel il s'applique; mais ne croyez
pas qu'il s'y livre. Quand plus tard il s'agira pour lui d'aller
s'etablir en Hollande, il laissera echapper son secret: "Le
cartesianisme, dit-il, ne sera pas une affaire (_un obstacle_); je le
regarde simplement comme une hypothese ingenieuse qui peut servir a
expliquer certains effets naturels... Plus j'etudie la philosophie,
"plus j'y trouve d'incertitude. La difference entre les sectes ne va
qu'a quelque probabilite de plus ou de moins. Il n'y en a point encore
qui ait frappe au but, et jamais on n'y frappera apparemment, tant sont
grandes les profondeurs de Dieu dans les oeuvres de la nature, aussi
bien que dans celles de la grace. Ainsi vous pouvez dire a M. Gaillard
(_qui s'entremettait pour lui_) que je suis un philosophe sans
entetement, et qui regarde Aristote, Epicure, Descartes, comme des
inventeurs de conjectures que l'on suit ou que l'on quitte, selon que
l'on veut chercher plutot un tel qu'un tel amusement d'esprit." C'est
ainsi qu'on le voit engager ses cousins a prendre le plus qu'ils
pourront de philosophie peripateticienne, sauf a s'en defaire ensuite
quand ils auront goute la nouvelle: "Ils garderont de celle-la la
methode de pousser vivement et subtilement une objection et de repondre
nettement et precisement aux difficultes." Ce mot que Bayle a lache, de
prendre telle ou telle philosophie selon l'_amusement_ d'esprit qu'on
cherche pour le moment, est significatif et trahit une disposition chez
lui instinctive, le fort, ou, si l'on veut, le faible de son genie. Ce
mot lui revient souvent; le cote de l'amusement de l'esprit le frappe,
le seduit en toute chose. Il prend plaisir a voir _les petites Furies_
qui se logent dans les ecrits des theologiens, dans les attaques de M.
Spanheim et les reponses de M. Amyrault; il ajoute, il est vrai, par
correctif: _s'il n'y a pas plus sujet de pleurer que de se divertir, en
voyant les faiblesses de l'homme_. Mais l'amusement du curieux, on le
sent, est chose essentielle pour lui. Il se met a la fenetre et
regarde passer chaque chose; les nouvelles memes l'_amusent_. Il est
_nouvelliste a toute outrance_; sa curiosite est _affamee_ par les
victoires de Louis XIV. Il _amuse_ son frere par le recit de la mort du
comte de Saint-Pol. Plus loin, il exprime son grand plaisir de lire
_le Comte de Gabalis_, quoique, au reste, plusieurs endroits profanes
fassent beaucoup de peine aux consciences tendres. Ces consciences
tendres ont-elles tort ou raison? N'est-ce pas bien, en certaines
matieres, d'avoir la conscience tendre? Bayle ne dit ni oui ni non;
mais il note leur scrupule, de meme qu'il exprime son plaisir. Cette
indifference du fond, il faut bien le dire, cette tolerance prompte,
facile, aiguisee de plaisir, est une des conditions essentielles du
genie critique, dont le propre, quand il est complet, consiste a courir
au premier signe sur le terrain d'un chacun, a s'y trouver a l'aise, a
s'y jouer en maitre et a connaitre de toutes choses. Il avertit en un
endroit son frere cadet qu'il lui parle des livres sans aucun egard a la
bonte ou a l'utilite qu'on en peut tirer: "Et ce qui me determine a vous
en faire mention est uniquement qu'ils sont nouveaux, ou que je les ai
lus, ou que j'en ai oui parler."

Bayle ne peut s'empecher de faire ainsi; il s'en plaint, il s'en blame,
et retombe toujours: "Le dernier livre que je vois, ecrit-il de Geneve
a son frere, est celui que je prefere a tous les autres." Langues,
philosophie, histoire, antiquite, geographie, livres galants, il se
jette a tout, selon que ces diverses matieres lui sont offertes: "D'ou
que cela procede, il est certain que jamais amant volage n'a plus
souvent change de maitresse, que moi de livres." Il attribue ces
echappees de son esprit a quelque manque de discipline dans son
education: "Je ne songe jamais a la maniere dont j'ai ete conduit dans
mes etudes, que les larmes ne m'en viennent aux yeux. C'est dans l'age
au-dessous de vingt ans que les meilleurs coups se ruent: c'est alors
qu'il faut faire son emplette." Il regrette le temps qu'il a perdu jeune
a chasser les cailles et a hater les vignerons (ce dut etre pourtant un
pauvre chasseur toujours et un compagnon peu rustique que Bayle, et
il ne put guere jouir des champs que pendant la saison qu'il passa,
affaibli de sante, aux bords de l'Ariege); il regrette mome le temps
qu'il a employe a etudier six ou sept heures par jour, parce
qu'il n'observait aucun ordre, et qu'il etudiait sans cesse par
_anticipation_. Le journal, suivant lui, n'est, pour ainsi dire, qu'_un_
_dessert d'esprit_; il faut faire provision de pain et de viande solide
avant de se disperser aux friandises. "Je vous l'ai deja dit, ecrit-il
encore a son frere, la demangeaison de savoir en gros et en general
diverses choses est une maladie flatteuse (_amabilis insania_), qui ne
laisse pas de faire beaucoup de mal. J'ai ete autrefois touche de cette
meme avidite, et je puis dire qu'elle m'a ete fort prejudiciable." Mais
voila, au moment meme du reproche, qu'il l'encourt de plus belle; il
voudrait tout savoir, meme les details rustiques, lui qui tout a l'heure
regrettait le temps perdu a la chasse; il demande mainte observation a
son frere sur les verreries de Gabre, sur le pastel du Lauraguais. Il le
presse de questions sur les nobles de sa province, sur les tenants et
aboutissants de chaque famille: "Je sais bien que la genealogie ne fait
pas votre etude, comme elle aurait ete ma marotte si j'eusse ete d'une
fortune a etudier selon ma fantaisie." Il complimente son frere et se
rejouit de le voir touche de la meme passion que lui, _de connoitre
jusqu'aux moindres particularites des grands hommes_. A propos de ses
migraines frequentes, ce n'est pas l'etude qui en est cause, suivant
lui, parce qu'il ne s'applique pas beaucoup a ce qu'il lit: "Je ne sais
jamais, quand je commence une composition, ce que je dirai dans la
seconde periode. Ainsi, je ne me fatigue pas excessivement l'esprit....
Aussi pressens-je que, quand meme je pourrois rencontrer dans la suite
quelque emploi a grand loisir, je ne deviendrais jamais profond. Je
lirois beaucoup, je retiendrois diverses choses _vago more_, et puis
c'est tout." Ces passages et bien d'autres encore temoignent a quel
degre Bayle possedait l'instinct, la vocation critique dans le sens ou
nous la definissons.

Ce genie, dans son ideal complet (et Bayle realise cet ideal plus
qu'aucun autre ecrivain), est au revers du genie createur et poetique,
du genie philosophique avec systeme; il prend tout en consideration,
fait tout valoir, et se laisse d'abord aller, sauf a revenir bientot.
Tout esprit qui a en soi une part d'art ou de systeme n'admet volontiers
que ce qui est analogue a son point de vue, a sa predilection. Le genie
critique n'a rien de trop digne, ni de prude, ni de preoccupe, aucun
_quant a soi_. Il ne reste pas dans son centre ou a peu de distance;
il ne se retranche pas dans sa cour, ni dans sa citadelle, ni dans son
academie; il ne craint pas de se mesallier; il va partout, le long des
rues, s'informant, accostant; la curiosite l'alleche, et il ne s'epargne
pas les regals qui se presentent. Il est, jusqu'a un certain point, tout
a tous, comme l'Apotre, et en ce sens il y a toujours de l'optimisme
dans le critique veritablement doue. Mais gare aux retours! que Jurieu
se mefie[125]! l'infidelite est un trait de ces esprits divers et
intelligents; ils reviennent sur leurs pas, ils prennent tous les cotes
d'une question, ils ne se font pas faute de se refuter eux-memes et de
retourner la tablature. Combien de fois Bayle n'a-t-il pas change
de role, se deguisant tantot en nouveau converti, tantot en vieux
catholique romain, heureux de cacher son nom et de voir sa pensee faire
route nouvelle en croisant l'ancienne! Un seul personnage ne pouvait
suffire a la celerite et aux revirements toujours justes de son esprit
mobile, empresse, accueillant. Quelque vastes que soient les espaces et
le champ defini, il ne peut promettre de s'y renfermer, ni s'empecher,
comme il le dit admirablement, de _faire des courses sur toutes sortes
d'auteurs_. Le voila peint d'un mot.

Bayle s'ennuya beaucoup durant son sejour a Coppet, ou il etait
precepteur des fils du comte de Dhona. Le precurseur de Voltaire
pressentait-il, dans ce chateau depuis si celebre, l'influence contraire
du genie futur du lieu? Le fait est que Bayle aimait peu les champs,
qu'il n'avait aucun tour reveur dans l'esprit, rien qui le consolat dans
le commerce avec la nature. Plus melancolique que gai de temperament,
mais parce qu'il etait _de petite complexion_, avec de l'agrement et
du badinage dans l'esprit, il n'aimait que les livres, l'etude, la
conversation des lettres et philosophes. Son desir de Paris et de tout
ce qui l'en pourrait rapprocher etait grand. Il a maintes fois exprime
le regret de n'etre pas ne dans une ville capitale, et il confesse dans
sa _Reponse aux Questions d'un Provincial_ qu'il a ete eclaire sur les
ressources de Paris pour avoir senti le prejudice de la privation. Il
quitta donc Coppet pour Rouen dans cette idee de se rapprocher a tout
prix du centre des belles-lettres et de la politesse, et du foyer des
bibliotheques: "J'ai fait comme toutes les grandes armees qui sont sur
pied, pour ou contre la France, elles decampent de partout ou elles
ne trouvent point de fourrages ni de vivres." Precepteur a Rouen et
mecontent encore, precepteur a Paris enfin, mais sans liberte, sans
loisir, introduit aux conferences qui se tenaient chez M. Menage, et
connaissant M. Conrart et quelques autres, mais avec le regret de ses
liens, Bayle accepta, en 1675, une chaire de philosophie a Sedan, et dut
se remettre aux exercices dialectiques qu'il avait un peu negliges pour
les lettres. Pendant toutes ces annees, sa faculte critique ne se
fait jour que par sa correspondance, qui est abondante. Il ne devint
veritablement auteur que par sa _Lettre sur les Cometes_ (1682). Un an
auparavant, sa chaire de philosophie a Sedan avait ete supprimee, et
apres quelque sejour a Paris il s'etait decide a accepter une chaire
de philosophie et d'histoire qu'on fondait pour lui a Rotterdam. Sa
_Critique generale de l'Histoire du Calvinisme du Pere Maimbourg_ parut
cette meme annee 1682, et jusqu'en decembre 1706, epoque de sa mort, sa
carriere, a l'ombre de la statue d'Erasme, ne fut plus marquee que par
des ecrits, des controverses litteraires ou philosophiques; apres ses
disputes de plume avec Jurieu, Le Clerc, Bernard et Jaquelot, apres son
petit demele avec le domestique chatouilleux de la reine Christine, les
plus graves evenements pour lui furent ses demenagements (en 1688 et en
1692), qui lui brouillaient ses livres et ses papiers. La perte de sa
chaire, en 1693, lui fut moins facheuse a supporter qu'il n'aurait
semble, et, dans la moderation de ses gouts, il y vit surtout l'occasion
de loisir et d'etude libre qui lui en revenait; il se felicite presque
d'echapper aux conflits, cabales et _entremangeries professorales_ qui
regnent dans toutes les academies.

[Note 125: Bayle a-t-il ete l'amant de madame Jurieu, comme l'ont dit
les malins, et comme on le peut lire page 334, t. 1er des _Nouveaux
Memoires d'Histoire, de Critique et de Litterature_, par l'abbe
d'Arligny? Grande question sur laquelle les avis sont partages. (Voir
les memes _Memoires_, t. VII, page 47.)]

En tete d'une des lettres de sa _Critique generale_, Bayle nous dit
avoir remarque, des ses jeunes ans, _une chose qui lui parut bien
jolie et bien imitable_, dans l'_Histoire de l'Academie francaise_ de
Pelisson: c'est que celui-ci avait toujours plus cherche, en lisant
un livre, l'esprit et le genie de l'auteur que le sujet meme qu'on y
traitait. Bayle applique cette methode au Pere Maimbourg; et nous, au
milieu de tous ces ouvrages si _bigarres de pensees_, de ces ouvrages
pareils a des _rivieres qui serpentent_, nous appliquerons la methode
a Bayle lui-meme, nous occupant de sa personne plus que des objets
nombreux ou il se disperse[126].

[Note 126: Sur le caractere de Bayle, on peut lire quelques pages
agreables de D'Israeli _Curiosities of Literature_, t. III.]

Bayle, d'apres ce qu'on vient de voir, a toujours tres-peu reside a
Paris, malgre son vif desir. Il y passa quelques mois comme precepteur,
en 1675; il y vint quelquefois pendant ses vacances de Sedan; il y resta
dans l'intervalle de son retour de Sedan a son depart pour Rotterdam:
mais on peut dire qu'il ne connut pas le monde de Paris, la belle
societe de ces annees brillantes; son langage et ses habitudes s'en
ressentent d'abord. Cette absence de Paris est sans doute cause que
Bayle parait a la fois en avance et en retard sur son siecle, en retard
d'au moins cinquante ans par son langage, sa facon de parler, sinon
provinciale, du moins gauloise, par plus d'une phrase longue,
interminable, a la latine, a la maniere du XVIe siecle, a peu pres
impossible a bien ponctuer[127]; en avance par son degagement d'esprit et
son peu de preoccupation pour les formes regulieres et les doctrines que
le XVIIe siecle remit en honneur apres la grande anarchie du XVIe.
De Toulouse a Geneve, de Geneve a Sedan, de Sedan a Rotterdam, Bayle
contourne, en quelque sorte, la France du pur XVIIe siecle sans y
entrer. Il y a de ces existences pareilles a des arches de pont qui,
sans entrer dans le plein de la riviere, l'embrassent et unissent, les
deux rives. Si Bayle eut vecu au centre de la societe lettree de son
age, de cette societe polie que M. Roederer vient d'etudier avec une
minutie qui n'est pas sans agrement, et avec une predilection qui ne
nuit pas a l'exactitude; si Bayle, qui entra dans le monde vers 1675,
c'est-a-dire au moment de la culture la plus chatiee de la litterature
de Louis XIV, avait passe ses heures de loisir dans quelques-uns des
salons d'alors, chez madame de La Sabliere, chez le president Lamoignon,
ou seulement chez Boileau a Auteuil, il se fut fait malgre lui une
grande revolution en son style. Eut-ce ete un bien? y aurait-il gagne?
Je ne le crois pas. Il se serait defait sans doute de ses vieux termes
_ruer, bailler,_ de ses proverbes un peu rustiques. Il n'aurait pas dit
qu'il voudrait bien aller de temps en temps a Paris _se ravictuailler
en esprit et en connoissances;_ il n'aurait pas parle de madame de
La Sabliere comme d'une femme de grand esprit _qui a toujours a ses
trousses La Fontaine, Racine_ (ce qui est inexact pour ce dernier), _et
les philosophes du plus grand nom;_ il aurait redouble de scrupules pour
eviter dans son style _les equivoques, les vers, et l'emploi dans la
meme periode d'un_ on _pour_ il, etc., toutes choses auxquelles, dans
la preface de son _Dictionnaire critique_, il assure bien gratuitement
qu'il fait beaucoup d'attention; en un mot, il n'aurait plus tant ose
ecrire _a toute bride_ (madame de Sevigne disait _a bride abattue_) ce
qui lui venait dans l'esprit. Mais, pour mon compte, je serais fache
de cette perte; je l'aime mieux avec ses images franches, imprevues,
pittoresques, malgre leur melange. Il me rappelle le vieux Pasquier
avec un tour plus degage, ou Montaigne avec moins de soin a aiguiser
l'expression. Ecoutez-le disant a son frere cadet qui le consulte: "Ce
qui est propre a l'un ne l'est pas a l'autre; il faut donc faire la
guerre a l'oeil et se gouverner selon la portee de chaque genie... il
faut exercer contre son esprit le personnage d'un questionneur facheux,
se faire expliquer sans remission tout ce qu'il plait de demander."
Comme cela est joli et mouvant! Le mot vif, qui chez Bayle ne se fait
jamais longtemps attendre, rachete de reste cette _phrase longue_ que
Voltaire reprochait aux jansenistes, qu'avait en effet le grand Arnauld,
mais que le Pere Maimbourg n'avait pas moins. Bayle lui-meme remarque,
a ce sujet des periodes du Pere Maimbourg, que ceux qui s'inquietent si
fort des regles de grammaire, dont on admire l'observance chez l'abbe
Flechier ou le Pere Bouhours, se depouillent de tant de graces vives et
animees, qu'ils perdent plus d'un cote qu'ils ne gagnent de l'autre.
Montesquieu, qui conseillait plaisamment aux asthmatiques les _periodes_
du Pere Maimbourg, n'a pas echappe a son tour au defaut de trop ecourter
la phrase; ou plutot Montesquieu fait bien ce qu'il fait; mais ne
regrettons pas de retrouver chez Bayle la phrase au hasard et etendue,
cette liberte de facon a la Montaigne, qui est, il l'avoue ingenument,
_de savoir quelquefois ce qu'il dit, mais non jamais ce qu'il va dire_.
Bayle garda son tour intact dans sa vie de province et de cabinet, il
ne l'eut pas fait a Paris; il eut pris garde davantage, il eut voulu se
polir; cela eut bride et ralenti sa critique.

[Note 127: J'ai surtout en vue certaines phrases de Bayle a son point
de depart. On en peut prendre un echantillon dans une de ses lettres
(Oeuvres diverses, t. 1, page 9, au bas de la seconde colonne. C'est
a tort qu'il y a un point avant les mots: _par cette lecture,_ il n'y
fallait qu'une virgule). Bayle partit donc en style de la facon du XVIe
siecle, ou du moins de celle du XVIIe libre et non academique; il ne
s'en defit jamais. En avancant pourtant et a force d'ecrire, sa phrase,
si riche d'ailleurs de gallicismes, ne laissa pas de se former; elle
s'epura, s'allegea beaucoup, et souvent meme se troussa fort lestement.]

Une des conditions du genie critique dans la plenitude ou Bayle nous le
represente, c'est de n'avoir pas d'_art_ a soi, de _style_: hatons-nous
d'expliquer notre pensee. Quand on a un style a soi, comme Montaigne,
par exemple, qui certes est un grand esprit critique, on est plus
soucieux de la pensee qu'on exprime et de la maniere aiguisee dont on
l'exprime, que de la pensee de l'auteur qu'on explique, qu'on developpe,
qu'on critique; on a une preoccupation bien legitime de sa propre
oeuvre, qui se fait a travers l'oeuvre de l'autre, et quelquefois a ses
depens. Cette distraction limite le genie critique. Si Bayle l'avait
eue, il aurait fait durant toute sa vie un ou deux ouvrages dans le gout
des _Essais_, et n'eut pas ecrit ses _Nouvelles de la Republique des
Lettres_, et toute sa critique usuelle, pratique, incessante. De plus,
quand on a un _art_ a soi, une poesie, comme Voltaire, par exemple, qui
certes est aussi un grand esprit critique, le plus grand, a coup sur,
depuis Bayle, on a un gout decide, qui, quelque souple qu'il soit,
atteint vite ses restrictions. On a son oeuvre propre derriere soi
a l'horizon; on ne perd jamais de vue ce clocher-la. On en fait
involontairement le centre de ses mesures. Voltaire avait de plus son
fanatisme philosophique, sa passion, qui faussait sa critique. Le bon
Bayle n'avait rien de semblable. De passion aucune: l'equilibre meme;
une parfaite idee de la profonde bizarrerie du coeur et de l'esprit
humain, et que tout est possible, et que rien n'est sur. De style, il
en avait sans s'en douter, sans y viser, sans se tourmenter a la
lutte comme Courier, La Bruyere ou Montaigne lui-meme; il en avait
suffisamment, malgre ses longueurs et ses parentheses, grace a ses
expressions charmantes et de source. Il n'avait besoin de se relire que
pour la clarte et la nettete du sens: heureux critique! Enfin il n'avait
pas d'_art_, de _poesie_, par-devers lui. L'excellent Bayle n'a, je
crois, jamais fait un vers francais en sa jeunesse, de meme qu'il n'a
jamais reve aux champs, ce qui n'etait guere de son temps encore, ou
qu'il n'a jamais ete amoureux, passionnement amoureux d'une femme, ce
qui est davantage de tous les temps. Tout son art est critique, et
consiste, pour les ouvrages ou il se deguise, a dispenser mille petites
circonstances, a assortir mille petites adresses afin de mieux divertir
le lecteur et de lui colorer la fiction: il previent lui-meme son frere
de ces artifices ingenieux, a propos de la _Lettre des Cometes_.

Je veux enumerer encore d'autres manques de talents, ou de passions, ou
de dons superieurs, qui ont fait de Bayle le plus accompli critique qui
se soit rencontre dans son genre, rien n'etant venu a la traverse pour
limiter ou troubler le rare developpement de sa faculte principale, de
sa passion unique. Quant a la religion d'abord, il faut bien avouer
qu'il est difficile, pour ne pas dire impossible, d'etre religieux
avec ferveur et zele en cultivant chez soi cette faculte critique et
discursive, relachee et accommodante. Le metier de critique est comme un
voyage perpetuel avec toutes sortes de personnes et en toutes sortes de
pays, par curiosite. Or, comme on sait,

  Rarement a courir le monde
  On devient plus homme de bien;

rarement du moins, on devient plus croyant, plus occupe du but
invisible. Il faut dans la piete un grand jeune d'esprit, un
retranchement frequent, meme a l'egard des commerces innocents et
purement agreables, le contraire enfin de se repandre. La facon dont
Bayle etait religieux (et nous croyons qu'il l'etait a un certain degre)
cadrait a merveille avec le genie critique qu'il avait en partage. Bayle
etait religieux, disons-nous, et nous tirons cette conclusion moins de
ce qu'il communiait quatre fois l'an, de ce qu'il assistait aux prieres
publiques et aux sermons, que de plusieurs sentiments de resignation
et de confiance en Dieu, qu'il manifeste dans ses lettres. Quoiqu'il
avertisse quelque part[128] de ne pas trop se fier aux lettres d'un auteur
comme a de bons temoins de ses pensees, plusieurs de celles ou il parle
de la perte de sa place respirent un ton de moderation qui ne semble pas
tenir seulement a une humeur calme, a une philosophie modeste, mais bien
a une soumission mieux fondee et a un veritable esprit de christianisme.
En d'autres endroits voisins des precedents, nous le savons,
l'expression est toute philosophique; mais avec Bayle, pour rester dans
le vrai, il ne convient pas de presser les choses; il faut laisser
coexister a son heure et a son lieu ce qui pour lui ne s'entre-choquait
pas [129]. Nous aimons donc a trouver que le mot de _bon Dieu_ revient
souvent dans ses lettres d'un accent de naivete sincere. Apres cela, la
religion inquiete mediocrement Bayle; il ne se retranche par scrupule
aucun raisonnement qui lui semble juste, aucune lecture qui lui parait
divertissante. Dans une lettre, tout a cote d'une belle phrase
sincere sur la Providence, il mentionnera _Hexameron rustique_ de
La Mothe-Le-Vayer avec ses obscenites: "_Sed omnia sana sanis_."
ajoute-t-il tout aussitot, et le voila satisfait. Si, par impossible,
quelque bel esprit janseniste avait entretenu une correspondance
litteraire, y rencontrerait-on jamais des lignes comme celles qui
suivent? "M. Hermant, docteur de Sorbonne, qui a compose en francois
les Vies de quatre Peres de l'Eglise grecque, vient de publier celle de
saint Ambroise, l'un des Peres de l'Eglise latine. M. Ferrier, bon poete
francois, vient de faire imprimer les _Preceptes galants_: c'est une
espece de traite semblable a l'_Art d'aimer_ d'Ovide." Et quelques
lignes plus bas: "On fait beaucoup de cas de _la Princesse de Cleves_.
Vous avez oui parler sans doute de deux decrets du pape, etc." Plus
ou moins de religion qu'il n'en avait aurait altere la candeur et
l'expansion critique de Bayle.

[Note 128: _Nouvelles de la Republique des Lettres_, avril 1684.]

[Note 129: Voir une lettre interessante (_Oeuv. div._, I, 184) ou il
explique pourquoi il n'etait pas en bonne odeur de religion.--L'illustre
Joseph de Maistre, si acharne aux athees, ne s'est pas montre trop
rigoureux a l'endroit de Bayle: "Bayle meme, le pere de l'incredulite
moderne, ne ressemble point a ses successeurs. Dans ses ecarts les plus
condamnables on ne lui trouve point une grande envie de persuader,
encore moins le ton de l'irritation ou de l'esprit de parti; il nie
moins qu'il ne doute; il dit le pour et le contre; souvent meme il
est plus disert pour la bonne cause que pour la mauvaise (comme dans
l'article _Leucippe_ de son _Dictionnaire_)." _Principe generateur des
Constitutions politiques_, LXII.--Rappelons encore ce mot sur Bayle, qui
a son application en divers sens: "Tout est dans Bayle, mais il faut
l'en tirer." (Ce mot n'est pas de M. de Maistre, comme M. Sayous l'a
cru.)]

Si nous osions nous egayer tant soit peu a quelqu'un de ces badinages
chez lui si frequents, nous pourrions soutenir que la faculte critique
de Bayle a ete merveilleusement servie par son manque de desir amoureux
et de passion galante[130]. Il est facheux sans doute qu'il se soit laisse
aller a quelque licence de propos et de citations. L'obscenite de
Bayle (on l'a dit avec raison) n'est que celle meme des savants qui
s'emancipent sans bien savoir, et ne gardent pas de nuances. Certains
devots n'en gardent pas non plus dans l'expression, des qu'il s'agit de
ces choses, et l'on a remarque qu'ils aiment a salir la volupte, pour en
degouter sans doute. Bayle n'a pas d'intention si profonde. Il n'aime
guere la femme; il ne songe pas a se marier: "Je ne sais si un certain
fonds de paresse et un trop grand amour du repos et d'une vie exempte
de soins, un gout excessif pour l'etude et une humeur un peu portee au
chagrin, ne me feront toujours preferer l'etat de garcon a celui d'homme
marie." Il n'eprouve pas meme au sujet de la femme et contre elle cette
espece d'emotion d'un savant une fois trompe, de l'_antiquaire_ dans
Scott, contre le _genre-femme_. Un jour a Coppet, en 1672, c'est-a-dire
a vingt-cinq ans, dans son moment de plus grande galanterie, il preta a
une demoiselle le roman de _Zayde_; mais celle-ci ne le lui rendait pas:
"Fache de voir lire si lentement _un livre_, je lui ai dit cent fois le
_tardigrada, domiporta_ et ce qui s'ensuit, avec quoi on se moque de
la tortue. Certes, voila bien "des gens propres a devorer les
bibliotheques!" Dans un autre moment de galanterie, en 1675, il ecrit a
mademoiselle Minutoli; et, a cet effet, il se pavoise de bel esprit, se
raille de son incapacite a dechiffrer les modes, lui cite, pour etre
leger, deux vers de Ronsard sur les cornes du belier, et les applique a
un mari: "Au reste, mademoiselle, dit-il a un endroit, le coup de dent
que vous baillez a celui qui vous a louee, etc." L'etat naturel et
convenable de Bayle a l'egard du sexe est un etat d'indifference et
de quietisme. Il ne faut pas qu'il en sorte; il ne faut pas qu'il se
ressouvienne de Ronsard ou de Brantome pour tacher de se faire un ton a
la mode. S'il a perdu a ce manque d'emotions tendres quelque delicatesse
et finesse de jugement, il y a gagne du temps pour l'etude [131], une plus
grande capacite pour ces impressions moyennes qui sont l'ordinaire du
critique, et l'ignorance de ces degouts qui ont fait dire a La Fontaine:
_Les delicats sont malheureux_. Si Bayle en demeura exempt, l'abbe
Prevost, critique comme lui, mais de plus romancier et amoureux, ne fut
pas sans en souffrir.

[Note 130: Ce qu'on a dit sur les amours de Bayle et de madame Jurieu
n'est pas une objection a ce qu'on remarque ici. En supposant (ce qui me
parait fort possible) que l'abbe d'Olivet ait ete bien informe, et que
son recit, consigne dans les _Memoires_ de D'Artigny, merite quelque
attention, il en resulterait que Bayle, age de vingt-huit ans alors,
derogea un moment, aupres de la femme avenante du ministre, aux
habitudes de son humeur et au regime de toute sa vie. L'occasion aidant,
il n'etait pas besoin de grande passion pour cela.]

[Note 131: Dans une note de son article _Erasme_ du _Dictionnaire
critique_, parlant des transgressions avec les personnes qui sont
obligees de sauver les apparences, il dit de ce ton de naivete un peu
narquoise qui lui va si bien: "Elles exigent des preliminaires, elles se
font assieger dans toutes les formes. Se sont-elles rendues, c'est un
benefice qui demande residence... Il est rare qu'on ne tombe qu'une
fois dans cette espece d'engagement; on ne s'en retire qu'avec un
morceau de chaine qui forme bientot une nouvelle captivite. Aussi on
m'avouera qu'un homme qui a presque toujours la plume et les livres a la
main ne sauroit trouver assez de temps pour toutes _ces choses_.]

On lit dans la preface du _Dictionnaire critique_: "Divertissements,
parties de plaisir, jeux, collations, voyages a la campagne, visites et
telles autres recreations necessaires a quantite de gens d'etude, a ce
qu'ils disent, ne sont pas mon fait; je n'y perds point de temps." Il
etait donc utile a Bayle de ne point aimer la campagne; il lui etait
utile meme d'avoir cette sante frele, ennemie de la bonne chere, ne
sollicitant jamais aux distractions. Ses migraines, il nous l'apprend,
l'obligeaient souvent a des jeunes de trente et quarante heures
continues. Son serieux habituel, plus voisin de la melancolie que de
la gaiete, n'avait rien de songeur, et n'allait pas au chagrin ni a la
bizarrerie. Une conversation gaie lui revenait fort par moments, et
on aurait ete pres alors de le loger dans la classe des rieurs. Il se
sentit toujours peu porte aux mathematiques; ce fut la seule science
qu'il n'aborda pas et ne desira pas posseder. Elle absorbe en effet,
detourne un esprit critique, chercheur et a la piste des particularites;
elle dispense des livres, ce qui n'etait pas du tout le fait de Bayle.
La dialectique, qu'il pratiqua d'abord a demi par gout et a demi par
metier (etant professeur de philosophie), finit par le passionner et par
empieter un peu sur sa faculte litteraire. Il a dit de Nicole et l'on
peut dire de lui que "sa coutume de pousser les raisonnements jusqu'aux
derniers recoins de la dialectique le rendoit mal propre a composer des
pieces d'eloquence." Ce desinteressement ou il etait pour son propre
compte dans l'eloquence et la poesie le rendait d'autre part plus
complet, plus fidele dans son office de rapporteur de la republique
des lettres. Il est curieux surtout a entendre parler des poetes et
pousseurs de beaux sentiments, qu'il considere assez volontiers comme
une espece a part, sans en faire une classe superieure. Pour nous qui en
introduisant l'art, comme on dit, dans la critique, en avons retranche
tant d'autres qualites, non moins essentielles, qu'on n'a plus, nous ne
pouvons nous empecher de sourire des melanges et associations bizarres
que fait Bayle, bizarres pour nous a cause de la perspective, mais
prompts et naifs reflets de son impression contemporaine: le ballet de
_Psyche_ au niveau des _Femmes_ _savantes_; l'_Hippolyte_ de M. Racine
et celui de M. Pradon, _qui sont deux tragedies tres-achevees_; Bossuet
cote a cote avec_ le Comte de Gabalis_, l'_Iphigenie_ et sa preface
qu'il aime presque autant que la piece, a cote de _Circe_, opera a
machines. En rendant compte de la reception de Boileau a l'Academie,
il trouve que "M. Boileau est d'un merite si distingue qu'il eut ete
difficile a messieurs de l'Academie de remplir aussi avantageusement
qu'ils ont fait la place de M. de Bezons." On le voit, Bayle est
un veritable republicain en litterature. Cet ideal de tolerance
universelle, d'anarchie paisible et en quelque sorte harmonieuse, dans
un Etat divise en dix religions comme dans une cite partagee en diverses
classes d'artisans, cette belle page de son _Commentaire philosophique_,
il la realise dans sa republique des livres, et, quoiqu'il soit plus
aise de faire s'_entre-supporter_ mutuellement les livres que les
hommes, c'est une belle gloire pour lui, comme critique, d'en avoir su
tant concilier et tant gouter.

Un des ecueils de ce gout si vif pour les livres eut ete l'engouement et
une certaine idee exageree de la superiorite des auteurs, quelque chose
de ce que n'evitent pas les subalternes et caudataires en ce genre,
comme Brossette. Bayle, sous quelque dehors de naivete, n'a rien de
cela. On lui reprochait d'abord d'etre trop prodigue de louanges; mais
il s'en corrigea, et d'ailleurs ses louanges et ses respects dans
l'expression envers les auteurs ne lui deroberent jamais le fond. Son
bon sens le sauva, tout jeune, de la superstition litteraire pour les
illustres: "J'ai assez de vanite, ecrit-il a son frere, pour souhaiter
qu'on ne connoisse pas de moi ce que j'en connois, et pour etre bien
aise qu'a la faveur d'un livre qui fait souvent le plus beau cote d'un
auteur, on me croie un grand personnage..... Quand vous aurez connu
personnellement plus de personnes celebres par leurs ecrits, vous verrez
que ce n'est pas si grand'chose que de composer un bon livre..." C'est
dans une lettre suivante a ce meme frere cadet qui se melait de le
vouloir pousser a je ne sais quelle cour, qu'on lit ce propos charmant:
"Si vous me demandez pourquoi j'aime l'obscurite et un etat mediocre et
tranquille, je vous assure que je n'en sais rien.... Je n'ai jamais pu
souffrir le miel, mais pour le sucre je l'ai toujours trouve agreable:
voila deux choses douces que bien des gens aiment." Toute la
delicatesse, toute la sagacite de Bayle, se peuvent apprecier dans ce
trait et dans le precedent.

L'equilibre et la prudence que nous avons notes en lui, cette humeur
de tranquillite et de paresse dont il fait souvent profession, ne
l'induisirent jamais a aucun de ces menagements pour lui-meme, a rien de
cet egoisme discret dont son contemporain Fontenelle offre, pour ainsi
dire, le chef-d'oeuvre. La parcimonie, le meticuleux propre a certaines
natures analytiques et sceptiques, est chose etrangere a sa veine.
Cet esprit infatigable produit sans cesse, et, qualite grandement
distinctive, il se montre abondant, prodigue et genereux, comme tous les
genies.

Le moment le plus actif et le plus fecond de cette vie si egale fut vers
l'annee 1686. Bayle, age de trente-neuf ans, poursuivait ses _Nouvelles
de la Republique des Lettres_, publiait sa _France toute catholique_,
contre les persecutions de Louis XIV, preparait son _Commentaire
philosophique_, et en meme temps, dans une note qu'il redigeait _Nouv.
de la Rep. des Lett._, mars 1686, sur son ecrit anonyme de _la France
toute catholique_, note plus moderee et plus avouable assurement que
celle que l'abbe Prevost inserait dans son _Pour et Contre_ sur
son chevalier des Grieux, dans cette note parfaitement mesuree et
spirituelle, Bayle faisait pressentir que l'auteur, apres avoir tance
les catholiques sur l'article des violences, pourrait bientot _toucher
cette corde des violences_ avec les protestants eux-memes qui n'en
etaient pas exempts, et qu'alors il y aurait lieu a des _represailles_.
La _Reponse d'un nouveau Converti_ et le fameux _Avis aux Protestants_,
toute cette contre-partie de la question, qui remplit la seconde moitie
de la carriere de Bayle, etait ainsi presagee. La maladie qui lui
survint l'annee suivante (1687), par exces de travail, le forca de
se dedoubler, en quelque sorte, dans ce role a la fois litteraire et
philosophique; il dut interrompre ses _Nouvelles de la Republique des
Lettres_. Peu auparavant, il ecrivait a l'un de ses amis, en reponse a
certains bruits qui avaient couru, qu'il n'avait nul dessein de quitter
sa fonction de journaliste, qu'il n'en etait point las du tout, qu'il
n'y avait pas d'apparence qu'il le fut de longtemps, et que c'etait
l'occupation qui convenait le mieux a son humeur. Il disait cela apres
trois annees de pratique, au contraire de la plupart des journalistes
qui se degoutent si vite du metier. C'etait chez lui force de vocation.
Au temps qu'il etait encore professeur de philosophie, il eprouvait un
grand ennui a l'arrivee de tous les livres de la foire de Francfort,
si peu choisis qu'ils fussent, et se plaignait que ses fonctions lui
otassent le loisir de cette pature. Il s'etait pris d'admiration et
d'emulation pour la belle invention des journaux par M. de Sallo, pour
ceux que continuait de donner a Paris M. l'abbe de La Roque, pour les
_Actes des Erudits_ de Leipsick. Lorsqu'il entreprit de les imiter, il
se placa tout d'abord au premier rang par sa critique savante, nourrie,
moderee, penetrante, par ses analyses exactes, ingenieuses, et meme par
les petites notes qui, bien faites, ont du prix, et dont la tradition et
la maniere seraient perdues depuis longtemps, si on n'en retrouvait des
traces encore a la fin du _Journal_ actuel _des Savants_[132]; petites
notes ou chaque mot est pese dans la balance de l'ancienne et
scrupuleuse critique, comme dans celle d'un honnete joaillier
d'Amsterdam. Cette critique modeste de Bayle, qui est republicaine de
Hollande, qui va a pied, qui s'excuse de ses defauts aupres du public
sur ce qu'elle a peine a se procurer les livres, qui prie les auteurs
de s'empresser un peu de faire venir les exemplaires, ou du moins les
curieux de les preter pour quelques jours, cette critique n'est-elle pas
en effet (si surtout on la compare a la notre et a son eclat que je
ne veux pas lui contester) comme ces millionnaires solides, rivaux et
vainqueurs du grand roi, et si simples au port et dans leur comptoir?
D'elle a nous, c'est toute la difference de l'ancien au nouveau notaire,
si bien marquee l'autre jour par M. de Balzac dans sa _Fleur des
Pois_[133].

[Note 132: Dirige par M. Daunou.]

[Note 133: _La Fleur des Pois_, un de ces romans a la Balzac, qui
promettent et qui ne tiennent pas.]

Apres qu'il eut renonce a ses _Nouvelles de la Republique des Lettres_,
la faculte critique de Bayle se rejeta sur son _Dictionnaire_, dont la
confection et la revision l'occuperent durant dix annees, depuis 1694
jusqu'en 1704. Il publia encore par delassement (1704) la _Reponse aux
Questions d'un Provincial_, dont le commencement n'est autre chose qu'un
assemblage d'amenites litteraires. Mais ses disputes avec Le Clerc,
Bernard et Jaquelot, envahirent toute la suite de l'ouvrage. Bien que
ces disputes de dialectique fussent encore pour Bayle une maniere
d'amusement, elles acheverent d'user sa sante si frele et sa _petite
complexion_. La poitrine, qu'il avait toujours eue delicate, se prit; il
tomba dans l'indifference et le degout de la vie a cinquante-neuf ans.
Un symptome grave, c'est ce qu'il ecrivait a un ami en novembre 1706,
un mois environ avant sa mort: "Quand meme ma sante me permettroit de
travailler a un supplement du Dictionnaire, je n'y travaillerois
pas; je me suis degoute de tout ce qui n'est point "matiere de
raisonnement..." Bayle degoute de son Dictionnaire, de sa critique, de
son amour des faits et des particularites de personnes, est tout a fait
comme Chaulieu sans amabilite, tel que mademoiselle De Launay nous dit
l'avoir vu aux approches de sa fin. Nous ne rappellerons pas plus de
details sur ce grand esprit: sa vie par Desimaizeaux et ses oeuvres
diverses sont la pour qui le voudra bien connaitre. Comme qualite
qui tient encore a l'essence de son genie critique, il faut noter sa
parfaite independance, independance par rapport a l'or et par rapport
aux honneurs. Il est touchant de voir quelles precautions et quelles
ruses il fallut a milord Shaftsbury pour lui faire accepter une montre:
"Un tel meuble, dit Bayle, me paroissoit alors tres-inutile; mais
presentement il m'est devenu si necessaire, que je ne saurois plus m'en
passer..." Reconnaissant d'un tel cadeau, il resta sourd a toute autre
insinuation du grand seigneur son ami. On n'etait pourtant pas loin du
temps ou certains grands offraient au spirituel railleur Guy Patin un
louis d'or sous son assiette, chaque fois qu'il voudrait venir diner
chez eux; On se serait arrache Bayle s'il avait voulu, car il etait
devenu, du fond de son cabinet, une espece de roi des beaux esprits. Le
plus triste endroit de la vie de Bayle est l'affaire assez tortueuse
de l'_Avis aux Protestants_, soit qu'il l'ait reellement compose, soit
qu'il l'ait simplement revu et fait imprimer. Il y poussa l'anonyme
jusqu'a avoir besoin d'etre clandestin. Sa sincerite dut souffrir d'etre
si a la gene et reduite a tant de faux-fuyants.

Bayle restera-t-il? est-il reste? demandera quelqu'un; relit-on Bayle?
Oui, a la gloire du genie critique, Bayle est reste et restera autant
et plus que les trois quarts des poetes et orateurs, excepte les
tres-grands. Il dure, sinon par telle ou telle composition particuliere,
du moins par l'ensemble de ses travaux. Les neuf volumes in-folio que
cela forme en tout, les quatre volumes principalement de ses _oeuvres
diverses_, preferables au Dictionnaire[134], bien que moins connues, sont
une des lectures les plus agreables et commodes. Quand on veut se dire
que rien n'est bien nouveau sous le soleil, que chaque generation
s'evertue a decouvrir ou a refaire ce que ses peres ont souvent mieux
vu, qu'il est presque aussi aise en effet de decouvrir de nouveau les
choses que de les deterrer de dessous les monceaux croissants de livres
et de souvenirs; quand on veut reflechir sans fatigue sur bien des
suites de pensees vieillies ou qui seraient neuves encore, oh! qu'on
prenne alors un des volumes de Bayle et qu'on se laisse aller. Le bon et
savant Dugas-Montbel, dans les derniers mois de sa vie, avouait ne plus
supporter que cette lecture d'erudition digeree et facile. La lecture de
Bayle, pour parler un moment son style, est comme la collation legere
des _apres-disnees_ reposees et declinantes, la nourriture ou plutot le
_dessert_ de ces heures mediocrement animees que l'etude desinteressee
colore, et qui, si l'on mesurait le bonheur moins par l'intensite et
l'eclat que par la duree, l'innocence et la surete des sensations,
pourraient se dire les meilleures de la vie[135].

Decembre 1835.

[Note 134: Dans une note du _Journal des Savants_ (juin 1836), M.
Daunou, en jugeant avec une indulgence qui nous honore cet article sur
Bayle, a trouve que son Dictionnaire, principal titre de sa renommee,
n'avait pas obtenu ici l'attention qu'il meritait. Ce n'est pas en effet
en lisant ce Dictionnaire qu'on apprend a l'apprecier, c'est en s'en
servant. Un homme d'esprit a compare drolement le Dictionnaire de Bayle,
ou le texte disparait sous les notes, a ces petites boutiques
ambulantes lentement trainees par un petit ane qui disparait sous la
multitude de jouets et de marchandises de toutes sortes etalees sur
chaque point aux regards des passants: ce petit ane, c'est le texte.]

[Note 135: On ne sera pas fache de lire ici l'opinion de La Fontaine
sur Bayle; elle est digne de tous deux. On la trouve a la fin d'une
lettre a M. Simon de Troyes, dans laquelle il decrit a cet ami un diner
et la conversation qu'on y tint (fevrier 1686):

  Aux journaux de Hollande il nous fallut passer;
  Je ne sais plus sur quoi; mais on fit leur critique.
  Bayle est, dit-on, fort vif; et, s'il peut embrasser
  L'occasion d'un trait piquant et satirique,
  Il la saisit, Dieu sait, en homme adroit et fin:
  Il trancheroit sur tout, comme enfant de Calvin,
  S'il osoit; car il a le gout avec l'etude.
  Le Clerc pour la satire a bien moins d'habitude;
  Il paroit circonspect; mais attendons la fin.
  Tout faiseur de journaux doit tribut au malin.
  Le Clerc pretend du sien tirer d'autres usages;
  Il est savant, exact, il voit clair aux ouvrages;]

Bayle aussi. Je fais cas de l'une et l'autre main: Tous deux ont un bon
style et le langage sain. Le jugement en gros sur ces deux personnages,

  Et ce fut de moi qu'il partit,
  C'est que l'un cherche a plaire aux sages,
  L'autre veut plaire aux gens d'esprit.

Il leur plait. Vous aurez peut-etre peine a croire Qu'on ait dans un
repas de tels discours tenus:

  On tint ces discours; on fit plus,
  On fut au sermon apres boire...

Et cet autre jugement aussi, de Voltaire, n'est pas indifferent a
rappeler; Voltaire a tres-bien parle de Bayle en maint endroit, mais
jamais mieux qu'a la fin d'une lettre au Pere Tournemine (1735): "M.
Newton, dit-il, a ete aussi vertueux qu'il a ete grand philosophe:
tels sont pour la plupart ceux qui sont bien penetres de l'amour des
sciences, qui n'en font point un indigne metier, et qui ne les font
point servir aux miserables fureurs de l'esprit de parti. Tel a ete le
docteur Clarke; tel etait le fameux archeveque Tillotson; tel etait
le grand Galilee; tel notre Descartes; tel a ete Bayle, cet esprit si
etendu, si sage et si penetrant, dont les livres, tout diffus qu'ils
peuvent etre, seront a jamais la bibliotheque des nations. Ses moeurs
n'etaient pas moins respectables que son genie. Le desinteressement et
l'amour de la paix comme de la verite etaient son caractere; _c'etait
une ame divine._"



LA BRUYERE

Vers 1687, annee ou parut le livre des _Caracteres_, le siecle de Louis
XIV arrivait a ce qu'on peut appeler sa troisieme periode; les grandes
oeuvres qui avaient illustre son debut et sa plus brillante moitie
etaient accomplies; les grands auteurs vivaient encore la plupart, mais
se reposaient. On peut distinguer, en effet, comme trois parts dans
cette litterature glorieuse. La premiere, a laquelle Louis XIV ne fit
que donner son nom et que preter plus ou moins sa faveur, lui vint toute
formee de l'epoque precedente; j'y range les poetes et les ecrivains nes
de 1620 a 1626, ou meme avant 1620, La Rochefoucauld, Pascal, Moliere,
La Fontaine, madame de Sevigne. La maturite de ces ecrivains repond
ou au commencement ou aux plus belles annees du regne auquel on les
rapporte, mais elle se produisait en vertu d'une force et d'une
nourriture anterieures. Une seconde generation tres-distincte et propre
au regne meme de Louis XIV, est celle en tete de laquelle on voit
Boileau et Racine, et qui peut nommer encore Flechier, Bourdaloue, etc.,
etc., tous ecrivains ou poetes, nes a dater de 1632, et qui debuterent
dans le monde au plus tot vers le temps du mariage du jeune roi. Boileau
et Racine avaient a peu pres termine leur oeuvre a cette date de
1687; ils etaient tout occupes de leurs fonctions d'historiographes.
Heureusement, Racine allait etre tire de son silence de dix annees par
madame de Maintenon. Bossuet regnait pleinement par son genie en ce
milieu du grand regne, et sa vieillesse commencante en devait longtemps
encore soutenir et rehausser la majeste. C'etait donc un admirable
moment que cette fin d'ete radieuse, pour une production nouvelle de
murs et brillants esprits. La Bruyere et Fenelon parurent et acheverent,
par des graces imprevues, la beaute d'un tableau qui se calmait
sensiblement et auquel il devenait d'autant plus difficile de rien
ajouter. L'air qui circulait dans les esprits, si l'on peut ainsi dire,
etait alors d'une merveilleuse serenite. La chaleur moderee de tant de
nobles oeuvres, l'epuration continue qui s'en etait suivie, la constance
enfin des astres et de la saison, avaient amene l'atmosphere des esprits
a un etat tellement limpide et lumineux, que du prochain beau livre qui
saurait naitre, pas un mot immanquablement ne serait perdu, pas une
pensee ne resterait dans l'ombre, et que tout naitrait dans son vrai
jour. Conjoncture unique! eclaircissement favorable en meme temps que
redoutable a toute pensee! car combien il faudra de nettete et de
justesse dans la nouveaute et la profondeur! La Bruyere en triompha.
Vers les memes annees, ce qui devait nourrir a sa naissance et composer
l'aimable genie de Fenelon etait egalement dispose et comme petri de
toutes parts; mais la fortune et le caractere de La Bruyere ont quelque
chose de plus singulier.

On ne sait rien ou presque rien de la vie de La Bruyere, et cette
obscurite ajoute, comme on l'a remarque, a l'effet de son oeuvre, et, on
peut dire, au bonheur piquant de sa destinee. S'il n'y a pas une
seule ligne de son livre unique qui, depuis le premier instant de la
publication, ne soit venue et restee en lumiere, il n'y a pas, en
revanche, un detail particulier de l'auteur qui soit bien connu. Tout le
rayon du siecle est tombe juste sur chaque page du livre, et le visage
de l'homme qui le tenait ouvert a la main s'est derobe.

Jean de La Bruyere etait ne dans un village proche Dourdan, en 1639,
disent les uns; en 1644, disent les autres et D'Olivet le premier, qui
le fait mourir a cinquante-deux ans (1696). En adoptant cette date de
1644[136], La Bruyere aurait eu vingt ans quand parut _Andromaque;_ ainsi
tous les fruits successifs de ces riches annees murirent pour lui et
furent le mets de sa jeunesse; il essuyait, sans se hater, la chaleur
feconde de ces soleils. Nul tourment, nulle envie. Que d'annees d'etude
ou de loisir durant lesquelles il dut se borner a lire avec douceur et
reflexion, allant au fond des choses et attendant! Il resulte d'une note
ecrite vers 1720 par le Pere Bougerel ou par le Pere Le Long, dans des
memoires particuliers qui se trouvaient a la bibliotheque de l'Oratoire,
que La Bruyere a ete de cette congregation[137]. Cela veut-il dire qu'il
y fut simplement eleve ou qu'il y fut engage quelque temps? Sa premiere
relation avec Bossuet se rattache peut-etre a cette circonstance. Quoi
qu'il en soit, il venait d'acheter une charge de tresorier de France a
Caen lorsque Bossuet, qu'il connaissait on ne sait d'ou, l'appela pres
de M. le Duc pour lui enseigner l'histoire. La Bruyere passa le reste de
ses jours a l'hotel de Conde a Versailles, attache au prince en qualite
d'homme de lettres avec mille ecus de Pension.

[Note 136: On sait enfin maintenant, apres bien des tatonnements, et
d'une maniere positive, que La Bruyere est ne a Paris et y a ete
baptise le 17 aout 1645. Le registre des naissances de la paroisse
Saint-Christophe-en-Cite eu fait foi.]

[Note 137: Histoire manuscrite de l'Oratoire, par Adry, aux Archives
du Royaume.]

D'Olivet, qui est malheureusement trop bref sur le celebre auteur, mais
dont la parole a de l'autorite, nous dit en des termes excellents:
"On me l'a depeint comme un philosophe, qui ne songeoit qu'a vivre
tranquille avec des amis et des livres, faisant un bon choix des uns et
des autres; ne cherchant ni ne fuyant le plaisir; toujours dispose
a une joie modeste, et ingenieux a la faire naitre; poli dans ses
manieres et sage dans ses discours; craignant toute sorte d'ambition,
meme celle de montrer de l'esprit[138]." Le temoignage de l'academicien se
trouve confirme d'une maniere frappante par celui de Saint-Simon,
qui insiste, avec l'autorite d'un temoin non suspect d'indulgence,
precisement sur ces memes qualites de bon gout et de sagesse: "Le
public, dit-il, perdit bientot apres (1696) un homme illustre par son
esprit, par son style et par la connoissance des hommes; mes; je veux
dire La Bruyere, qui mourut d'apoplexie a Versailles, apres avoir
surpasse Theophraste en travaillant d'apres lui et avoir peint les
hommes de notre temps dans ses nouveaux _Caracteres_ d'une maniere
inimitable. C'etoit d'ailleurs un fort honnete homme, de tres-bonne
compagnie, simple, sans rien de pedant et fort desinteresse. Je
l'avois assez connu pour le regretter et les ouvrages que son age et
sa sante pouvoient faire esperer de lui." Boileau se montrait un peu
plus difficile en fait de ton et de manieres que le duc de Saint-Simon,
quand il ecrivait a Racine, 19 mai 1687: Maximilien (_pourquoi ce
sobriquet de Maximilien?_) m'est venu voir a Auteuil et m'a lu quelque
chose de son _Theophraste_. C'est un fort honnete homme a qui il ne
manquerait rien, si la nature l'avoit fait aussi agreable qu'il a
envie de l'etre. Du reste, il a de l'esprit, du savoir et du merite."
Nous reviendrons sur ce jugement de Boileau. La Bruyere etait deja, un
peu a ses yeux un homme des generations nouvelles, un de ceux en qui
volontiers l'on trouve que l'envie d'avoir de l'esprit apres nous, et
autrement que nous, est plus grande qu'il ne faudrait.

[Note 138: J'hesite presque a glisser cette parole de Menage, moins
bon juge: elle concorde pourtant: "Il n'y a pas longtemps que M. de La
"Bruyere m'a fait l'honneur de me venir voir, mais je ne l'ai pas vu
"assez de temps pour le bien connoitre. Il m'a paru que ce _n'etoit "pas
un grand parleur." (_Menagiana_, tome III.)--On a oppose depuis a cette
idee qu'on se faisait jusqu'ici de La Bruyere quelques mots tires de
lettres et billets de M. de Pontchartrain. et desquels il resulterait
que La Bruyere etait sujet a des acces de joie extravagante; c'est peu
probable. Dans la disette des documents, on tire les moindres mots
par les cheveux. Mais enfin il parait bien qu'il etait tres-gai par
moments.]

Ce meme Saint-Simon, qui regrettait La Bruyere et qui avait plus d'une
fois cause avec lui[139], nous peint la maison de Conde et M. le Duc en
particulier, l'eleve du philosophe, en des traits qui reflechissent sur
l'existence interieure de celui-ci. A propos de la mort de M. le Duc
(1710), il nous dit avec ce feu qui mele tout, et qui fait tout voir a
la fois: "Il etoit d'un jaune livide, l'air presque toujours furieux,
mais en tout temps si fier, si audacieux, qu'on avoit peine a
s'accoutumer a lui. Il avoit de l'esprit, de la lecture, des restes
d'une excellente education (_je le crois bien_), de la politesse et
des graces meme quand il vouloit, mais il vouloit tres-rarement...
Sa ferocite etoit extreme, et se montroit en tout. C'etoit une meule
toujours en l'air, qui faisoit fuir devant elle, et dont ses amis
n'etoient jamais en surete, tantot par des insultes extremes, tantot par
des plaisanteries cruelles en face, etc." A l'annee 1697, il raconte
comment, tenant les Etats de Bourgogne a Dijon a la place de M. le
Prince son pere, M. le Duc y donna un grand exemple de l'amitie des
princes et une bonne lecon a ceux qui la recherchent. Ayant un soir, en
effet, pousse Santeul de vin de Champagne, il trouva plaisant de verser
sa tabatiere de tabac d'Espagne dans un grand verre de vin et le lui
offrit a boire; le pauvre _Theodas_ si naif, si ingenu, si bon
convive et plein de verve et de bons mots, mourut dans d'affreux
vomissements[140]. Tel etait le petit-fils du grand Conde et l'eleve de La
Bruyere. Deja le poete Sarasin etait mort autrefois sous le baton d'un
Conti dont il etait secretaire. A la maniere energique dont Saint-Simon
nous parle de cette race des Condes, on voit comment par degres en elle
le heros en viendra a n'etre plus que quelque chose tenant du chasseur
ou du sanglier. Du temps de La Bruyere, l'esprit y conservait une grande
part; car, comme dit encore Saint-Simon de Santeul, "M. le Prince
l'avoit presque toujours a Chantilly quand il y alloit; M. le Duc le
mettoit de toutes ses parties, c'etoit de toute la maison de Conde a qui
l'aimoit le mieux, et des assauts continuels avec lui de pieces d'esprit
en prose et en vers, et de toutes sortes d'amusements, de badinages et
de plaisanteries." La Bruyere dut tirer un fruit inappreciable, comme
observateur, d'etre initie de pres a cette famille si remarquable alors
par ce melange d'heureux dons, d'urbanite brillante, de ferocite et de
debauche[141]. Toutes ses remarques sur les _heros_ et les _enfants des
Dieux_ naissent de la: il y a toujours dissimule l'amertume: "Les
enfants des Dieux, pour ainsi dire, se tirent des regles de la nature et
en sont comme l'exception. Ils n'attendent presque rien du temps et des
annees. Le merite chez eus devance l'age. Ils naissent instruits, et ils
sont plus tot des hommes parfaits que le commun des hommes ne sort de
l'enfance." Au chapitre des _Grands_, il s'est echappe a dire ce qu'il
avait du penser si souvent: "L'avantage des Grands sur les autres hommes
est immense par un endroit: je leur cede leur bonne chere, leurs riches
ameublements, leurs chiens, leurs chevaux, leurs singes, leurs nains,
leurs fous et leurs flatteurs; mais je leur envie le bonheur d'avoir a
leur service des gens qui les egalent par le coeur et par l'esprit,
et qui les passent quelquefois." Les reflexions inevitables que le
scandale, des moeurs princieres lui inspirait n'etaient pas perdues, on
peut le croire, et ressortaient moyennant detour: "Il y a des miseres
sur la terre qui saisissent le coeur: il manque a quelques-uns jusqu'aux
aliments; ils redoutent l'hiver; ils apprehendent de vivre. L'on mange
ailleurs des fruits precoces: l'on force la terre et les saisons pour
fournir a sa delicatesse. De simples bourgeois, seulement a cause
qu'ils etaient riches, ont eu l'audace d'avaler en un seul morceau la
nourriture de cent familles. Tienne qui voudra contre de si grandes
extremites, je me jette et me refugie dans la mediocrite." Les _simples
bourgeois_ viennent la bien a propos pour endosser le reproche, mais je
ne repondrais pas que la pensee ne fut ecrite un soir en rentrant d'un
de ces soupers de demi-dieux, ou M. le Duc _poussait de Champagne_
Santeul[142].

[Note 139: Une pensee inevitable nait, de ce rapprochement: Quand La
Bruyere et le duc de Saint-Simon causaient ensemble a Versailles dans
l'embrasure d'une croisee, lequel des deux etait le peintre de son
siecle? Ils l'etaient, certes, tous les deux; mais l'un, le peintre
alors avoue, et dont les portraits aujourd'hui sont devenus un peu
voiles et mysterieux; l'autre, le peintre inconnu alors et clandestin,
et dont les portraits aujourd'hui manifestes trahissent leurs originaux
a nu.]

[Note 140: Au tome second des _Oeuvres choisies_ de La Monnoye (page
296), on lit un recit detaille de cette mort de Santeul par La Monnoye;
temoin presque oculaire; rien n'y vient ouvertement a l'appui du dire de
Saint-Simon: Santeul s'etait leve le 4 aout, encore gai et bien portant;
il ne fut pris de ses atroces douleurs d'entrailles que sur les onze
heures du matin; il expira dans la nuit, vers une heure et demie.
La Monnoye, qui devait diner avec lui ce jour-la, le vint voir dans
l'apres-midi et le trouva moribond; il causa meme du malade avec M. le
Duc, qui temoigna s'y interesser beaucoup. Apres cela, les symptomes
extraordinaires rapportes par La Monnoye, et les reponses peu nettes des
medecins, aussi bien que le traitement employe, s'accorderaient assez
avec le recit de Saint-Simon; on concoit que la chose ait ete etouffee
le plus possible. On se demande seulement si les effets de la tabatiere
avalee au souper de la veille ont bien pu retarder jusqu'au lendemain
onze heures du matin; c'est un cas de medecine legale que je laisse aux
experts.]

[Note 141: La Bruyere descendait d'un ancien ligueur, tres-fameux
dans les Memoires du temps, et qui joua a Paris un des grands roles
municipaux dans cette faction anti-bourbonienne; il est piquant que le
petit-fils, precepteur d'un Bourbon, ait pu etudier de si pres la race.
Notre moraliste dut songer, en souriant, a cet aieul qu'il ne nomme pas,
un peu plus souvent qu'au Geoffroy de La Bruyere des Croisades dont il
plaisante. Voir dans la _Satyre Menippee_ de Le Duchat les nombreux
passages ou il est question de ces La Bruyere, pere et fils (car ils
etaient deux), notamment au tome second, pages 67 et 339. Je me trompe
fort, ou de tels souvenirs domestiques furent un fait capital dans
l'experience secrete et la maturite du penseur.]

[Note 142: Bien des passages de Mme de Stael (De Launay) viennent a
l'appui de ce qu'a du sentir La Bruyere; ainsi dans une lettre a Mme
Du Deffand (17 septembre 1747): "Les Grands, a force de s'etendre,
deviennent si minces qu'on voit le jour au travers: c'est une belle
etude de les contempler, je ne sais rien qui ramene plus a la
philosophie." Et dans le portrait de cette duchesse du Maine qui
contenait en elle tout l'esprit et le caprice de cette race des Condes:
"Elle, a fait dire a une personne de beaucoup d'esprit que _les Princes
etoient en morale ce que les monstres sont dans la physique: on voit en
eux a decouvert la plupart des vices qui sont imperceptibles dans les
autres hommes._"]

La Bruyere, qui aimait la lecture des anciens, eut un jour l'idee de
traduire Theophraste, et il pensa a glisser a la suite et a la faveur
de sa traduction quelques-unes de ses propres reflexions sur les moeurs
modernes. Cette traduction de Theophraste n'etait-elle pour lui qu'un
pretexte, ou fut-elle vraiment l'occasion determinante et le premier
dessein principal? On pencherait plutot pour cette supposition moindre,
en voyant la forme de l'edition dans laquelle parurent d'abord les
_Caracteres_, et combien Theophraste y occupe une grande place. La
Bruyere etait tres-penetre de cette idee, par laquelle il ouvre son
premier chapitre, que _tout est dit, et_ que _l'on vient trop tard
apres plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent_. Il
se declare de l'avis que nous avons vu de nos jours partage par Courier,
lire et relire sans cesse les anciens, les traduire si l'on peut, et les
imiter quelquefois: "On ne sauroit en ecrivant rencontrer le parfait,
et, s'il se peut, surpasser les anciens, que par leur imitation." Aux
anciens, La Bruyere ajoute _les habiles d'entre les modernes_ comme
ayant enleve a leurs successeurs tardifs le meilleur et le plus beau.
C'est dans cette disposition qu'il commence a _glaner_, et chaque epi,
chaque grain qu'il croit digne, il le range devant nous. La pensee du
difficile, du mur et du parfait l'occupe visiblement, et atteste avec
gravite, dans chacune de ses paroles, l'heure solennelle du siecle ou il
ecrit. Ce n'etait plus l'heure des coups d'essai. Presque tous ceux qui
avaient porte les grands coups vivaient. Moliere etait mort; longtemps
apres Pascal, La Rochefoucauld avait disparu; mais tous les autres
restaient la ranges. Quels noms! quel auditoire auguste, consomme,
deja un peu sombre de front, et un peu silencieux! Dans son discours a
l'Academie, La Bruyere lui-meme les a enumeres en face; il les avait
passes en revue dans ses veilles bien des fois auparavant. Et ces
Grands, rapides connaisseurs de l'esprit! et Chantilly, _ecueil des
mauvais ouvrages!_ et ce Roi _retire dans son balustre_, qui les domine
tous! quels juges pour qui, sur la fin du grand tournoi, s'en vient
aussi demander la gloire! La Bruyere a tout prevu, et il ose. Il sait la
mesure qu'il faut tenir et le point ou il faut frapper. Modeste et sur,
il s'avance; pas un effort en vain, pas un mot de perdu! du premier
coup, sa place qui ne le cede a aucune autre est gagnee. Ceux qui, par
une certaine disposition trop rare de l'esprit et du coeur, _sont en
etat_, comme il dit, _de se livrer au plaisir que donne la perfection
d'un ouvrage_, ceux-la eprouvent une emotion, d'eux seuls concevable, en
ouvrant la petite edition in-12, d'un seul volume, annee 1688, de trois
cent soixante pages, en fort gros caracteres, desquelles Theophraste,
avec le discours preliminaire, occupe cent quarante-neuf, et en songeant
que, sauf les perfectionnements reels et nombreux que recurent les
editions suivantes, tout La Bruyere est deja la.

Plus tard, a partir de la troisieme edition, La Bruyere ajouta
successivement et beaucoup a chacun de ses seize chapitres. Des
pensees qu'il avait peut-etre gardees en portefeuille dans sa premiere
circonspection, des ridicules que son livre meme fit lever devant lui,
des originaux qui d'eux-memes se livrerent, enrichirent et accomplirent
de mille facons le chef-d'oeuvre. La premiere edition renferme surtout
incomparablement moins de portraits que les suivantes. L'excitation
et l'irritation de la publicite les firent naitre sous la plume de
l'auteur, qui avait principalement songe d'abord a des reflexions et
remarques morales, s'appuyant meme a ce sujet du titre de _Proverbes_
donne au livre de Salomon. Les _Caracteres_ ont singulierement gagne aux
additions; mais on voit mieux quel fut le dessein naturel, l'origine
simple du livre et, si j'ose dire, son accident heureux, dans cette
premiere et plus courte forme [143].

En le faisant naitre en 1644, La Bruyere avait quarante-trois ans en 87.
Ses habitudes etaient prises, sa vie reglee; il n'y changea rien. La
gloire soudaine qui lui vint ne l'eblouit pas; il y avait songe de
longue main, l'avait retournee en tous sens, et savait fort bien qu'il
aurait pu ne point l'avoir et ne pas valoir moins pour cela. Il avait
dit des sa premiere edition: "Combien d'hommes admirables et qui avoient
de tres-beaux genies sont morts sans qu'on en ait parle! Combien vivent
encore dont on ne parle point et dont on ne parlera jamais!" Loue,
attaque, recherche, il se trouva seulement peut-etre un peu moins
heureux apres qu'avant son succes, et regretta sans doute a certains
jours d'avoir livre au public une si grande part de son secret. Les
imitateurs qui lui survinrent de tous cotes, les abbes de Villiers, les
abbes de Bellegarde, en attendant les Brillon, Alleaume et autres, qu'il
ne connut pas et que les Hollandais ne surent jamais bien distinguer de
lui[144], ces auteurs _nes copistes_ qui s'attachent a tout succes comme
les mouches aux mets delicats, ces _Trublets_ d'alors, durent par
moments lui causer de l'impatience: on a cru que son conseil a un auteur
_ne copiste_ (chap. _des Ouvrages de l'Esprit_), qui ne se trouvait pas
dans les premieres editions, s'adressait a cet honnete abbe de Villiers.
Recu a l'Academie le 15 juin 1693, epoque ou il y avait deja eu en
France sept editions des Caracteres, La Bruyere mourut subitement
d'apoplexie en 1696 et disparut ainsi en pleine gloire, avant que les
biographes et commentateurs eussent avise encore a l'approcher, a le
saisir dans sa condition modeste et a noter ses reponses[145]. On lit dans
la note manuscrite de la bibliotheque de l'Oratoire, citee par Adry,
que madame la marquise de Belleforiere, de qui il etait fort l'ami,
pourroit donner quelques memoires sur sa vie "et son caractere."
Cette madame de Belleforiere n'a rien dit et n'a probablement pas ete
interrogee. Vieille en 1720, date de la note manuscrite, etait-elle une
de ces personnes dont La Bruyere, au chapitre _du Coeur_, devait avoir
l'idee presente quand il disait: "Il y a quelquefois dans le cours de
la vie de si chers plaisirs et de si tendres engagements que l'on nous
defend, qu'il est naturel de desirer du moins qu'ils fussent permis: de
si grands charmes ne peuvent etre surpasses que par celui de savoir y
renoncer par vertu." Etait-elle celle-la meme qui lui faisait penser ce
mot d'une delicatesse qui va a la grandeur? "L'on peut etre touche de
certaines beautes si parfaites et d'un merite si eclatant, que l'on se
borne a les voir et a leur parler[146]."

[Note 143: M. Walckenaer, dans son _Etude sur La Bruyere_, a rappele
une agreable anecdote tiree des Memoires de l'Academie de Berlin et qui
s'etait conservee par tradition: "M. de La Bruyere, a dit Formey, qui
le tenait de Maupertuis, venait presque journellement s'asseoir chez un
libraire nomme Michallet, ou il feuilletait les nouveautes, et s'amusait
avec un enfant fort gentil, fille du libraire, qu'il avait pris en
amitie. Un jour il tire un manuscrit de sa poche, et dit a Michallet:
"Voulez-vous imprimer ceci (c'etait _les Caracteres_)? Je ne sais si
vous y trouverez votre compte; mais, en cas de succes, le produit sera
pour ma petite amie." Le libraire, plus incertain de la reussite que
l'auteur, entreprit l'edition; mais a peine l'eut-il exposee en vente
qu'elle fut enlevee, et qu'il fut oblige de reimprimer plusieurs fois ce
livre, qui lui valut deux ou trois cent mille francs. Telle fut la
dot imprevue de sa fille, qui fit dans la suite le mariage le plus
avantageux et que M. de Maupertuis avait connue." On sait le nom du
mari; M. Edouard Fournier, dans ses recherches sur La Bruyere, l'a
retrouve. Elle epousa Juli ou Juilly, un honnete homme de la finance,
qui devint fermier general et qui garda une reputation sans tache. Il
eut de la petite Michallet, en se mariant, plus de cent mille
livres argent comptant. Ce livre, d'une experience amere et presque
misanthropique, devenu la dot d'une jeune fille: singulier contraste!]

[Note 144: On lit dans les _Memoires de Trevoux_ (mars et avril 1701),
a propos des _Sentiments critiques sur les Caracteres de M. de La
Bruyere_ (1701):"Depuis que les Caracteres de M. de La Bruyere ont ete
donnes au public, outre les traductions en diverses langues et les
dix editions qu'on en a faites en douze ans, il a paru plus de trente
volumes a peu pres dans ce style: _Ouvrage dans le gout des Caracteres;
Theophraste moderne, ou nouveaux Caracteres des Moeurs; suite des
Caracteres de Theophraste ut des Moeurs de ce siecle; les differents
Caracteres des Femmes du siecle; Caracteres tires de l'Ecriture sainte,
et appliques aux Moeurs du siecle; Caracteres naturels des hommes,
en forme de dialogue; Portraits serieux et critiques; Caracteres des
Vertus et des Vices_. Enfin tout le pays des Lettres a ete inonde de
Caracteres..."]

[Note 145: Il parait qu'une premiere fois, en 1691, et sans le
solliciter, La Bruyere avait obtenu sept voix pour l'Academie par le bon
office de Bussy, dont ainsi la chatouilleuse prudence (il est permis de
le croire) prenait les devants et se mettait en mesure avec l'auteur
des _Caracteres_. On a le mot de remerciment que lui adressa La Bruyere
(_Nouvelles Lettres_ de Bussy-Rabutin, t. VIII). C'est meme la seule
lettre qu'on ait de lui, avec un autre petit billet agreablement
grondeur a Santeul, imprime sans aucun soin dans le _Santoliana_.]

[Note 146: Cette dame a pu etre Marie-Renee de Belleforiere, fille
du Grand-Veneur de France, ou encore Justine-Helene de Henin, fille du
seigneur de Querevain, mariee a Jean-Maximilien-Ferdinand, seigneur de
Belleforiere (Voir Moreri). J'inclinerais pour la premiere.]

Il y a moyen, avec un peu de complaisance, de reconstruire et de rever
plus d'une sorte de vie cachee pour La Bruyere, d'apres quelques-unes de
ses pensees qui recelent toute une destinee, et, comme il semble, tout
un roman enseveli. A la maniere dont il parle de l'amitie, de ce _gout_
qu'elle a et _auquel ne peuvent atteindre ceux qui sont nes mediocres_,
on croirait qu'il a renonce pour elle a l'amour; et, a la facon dont
il pose certaines questions ravissantes, on jurerait qu'il a eu assez
l'experience d'un grand amour pour devoir negliger l'amitie. Cette
diversite de pensees accomplies, desquelles on pourrait tirer tour a
tour plusieurs manieres d'existences charmantes ou profondes, et
qu'une seule personne n'a pu directement former de sa seule et propre
experience, s'explique d'un mot: Moliere, sans etre Alceste, ni
Philinte, ni Orgon, ni Argan, est successivement tout cela; La
Bruyere, dans le cercle du moraliste, a ce don assez pareil, d'etre
successivement chaque coeur; il est du petit nombre de ces hommes qui
ont tout su.

Moliere, a l'etudier de pres, ne fait pas ce qu'il preche. Il represente
les inconvenients, les passions, les ridicules, et dans sa vie il y
tombe; La Bruyere jamais. Les petites inconsequences du _Tartufe_, il
les a saisies, et son _Onuphre_ est irreprochable[147]: de meme pour
sa conduite, il pense a tout et se conforme a ses maximes, a son
experience. Moliere est poete, entraine, irregulier, melange de naivete
et de feu, et plus grand, plus aimable peut-etre par ses contradictions
memes: La Bruyere est sage. Il ne se maria jamais: "Un homme libre,
avait-il observe, et qui n'a point de femme, s'il a quelque esprit, peut
s'elever au-dessus de sa fortune, se meler dans le monde et aller de
pair avec les plus honnetes gens. Cela est moins facile a celui qui est
engage; il semble que le mariage met tout le monde dans son ordre." Ceux
a qui ce calcul de celibat deplairait pour La Bruyere, peuvent supposer
qu'il aima en lieu impossible et qu'il resta fidele a un souvenir dans
le renoncement.

[Note 147: La Motte a dit: "Dans son tableau de _l'Hypocrite_, La
Bruyere commence toujours par effacer un trait du _Tartufe_, et ensuite
il en _recouche_ un tout contraire."]

On a remarque souvent combien la beaute humaine de son coeur se declare
energiquement a travers la science inexorable de son esprit: "Il faut
des saisies de terre, des enlevements de meubles, des prisons et des
supplices, je l'avoue; mais, justice, lois et besoins a part, ce m'est
une chose toujours nouvelle de contempler avec quelle ferocite les
hommes traitent les autres hommes." Que de reformes, poursuivies depuis
lors et non encore menees a fin, contient cette parole! le coeur d'un
Fenelon y palpite sous un accent plus contenu. La Bruyere s'etonne,
comme d'une chose _toujours nouvelle_, de ce que madame de Sevigne
trouvait tout simple, ou seulement un peu drole: le XVIIIe siecle, qui
s'etonnera de tant de choses, s'avance. Je ne fais que rappeler la page
sublime sur les paysans: "Certains animaux farouches, etc. (chap. _de
l'Homme_)." On s'est accorde a reconnaitre La Bruyere dans le portrait
du philosophe qui, assis dans son cabinet et toujours accessible malgre
ses etudes profondes, vous dit d'entrer, et que vous lui apportez
quelque chose de plus precieux que l'or et l'argent, _si c'est une
occasion de vous obliger_.

Il etait religieux, et d'un spiritualisme fermement raisonne, comme en
fait foi son chapitre des _Esprits forts_; qui, venu le dernier, repond
tout ensemble a une beaute secrete de composition, a une precaution
menagee d'avance contre des attaques qui n'ont pas manque, et a une
conviction profonde. La dialectique de ce chapitre est forte et sincere;
mais l'auteur en avait besoin pour racheter plus d'un mot qui denote le
philosophe aisement degage du temps ou il vit, pour appuyer surtout
et couvrir ses attaques contre la fausse devotion alors regnante.
La Bruyere n'a pas deserte sur ce point l'heritage de Moliere: il a
continue cette guerre courageuse sur une scene bien plus resserree
(l'autre scene, d'ailleurs, n'eut plus ete permise), mais avec des
armes non moins vengeresses. Il a fait plus que de montrer au doigt le
courtisan, _qui autrefois portait ses cheveux_, en perruque desormais,
l'habit serre et le bas uni, parce qu'il est devot; il a fait plus que
de denoncer a l'avance les represailles impies de la Regence, par le
trait ineffacable: _Un devot est celui qui sous un roi athee serait
athee_; il a adresse a Louis XIV meme ce conseil direct, a peine voile
en eloge: "C'est une chose delicate a un prince religieux de reformer la
cour et de la rendre pieuse; instruit jusques ou le courtisan veut lui
plaire et aux depens de quoi il feroit sa fortune, il le menage avec
prudence; il tolere, il dissimule, de peur de le jeter dans l'hypocrisie
ou le sacrilege; il attend plus de Dieu et du temps que de son zele et
de son industrie."

Malgre ses dialogues sur le quietisme, malgre quelques mots qu'on
regrette de lire sur la revocation de l'edit de Nantes, et quelque
endroit favorable a la magie, je serais tente plutot de soupconner La
Bruyere de liberte d'esprit que du contraire. _Ne chretien et Francais_,
il se trouva plus d'une fois, comme il dit, _contraint dans la satire_;
car, s'il songeait surtout a Boileau en parlant ainsi, il devait par
contre-coup songer un peu a lui-meme, et a ces _grands sujets_ qui lui
etaient _defendus_. Il les sonde d'un mot, mais il faut qu'aussitot il
s'en retire. Il est de ces esprits qui auraient eu peu a faire (s'ils ne
l'ont pas fait) pour sortir sans effort et sans etonnement de toutes les
circonstances accidentelles qui restreignent la vue. C'est bien moins
d'apres tel ou tel mot detache, que d'apres l'habitude entiere de son
jugement, qu'il se laisse voir ainsi. En beaucoup d'opinions comme en
style, il se rejoint assez aisement a Montaigne.

On doit lire sur La Bruyere trois morceaux essentiels, dont ce que je
dis ici n'a nullement la pretention de dispenser. Le premier morceau en
date est celui de l'abbe D'Olivet dans son _Histoire de l'Academie_. On
y voit trace d'une maniere de juger litteralement l'illustre auteur, qui
devait atre partagee de plus d'un esprit _classique_ a la fin du XVIIe
et au commencement du XVIIIe siecle: c'est le developpement et, selon
moi, l'eclaircissement du mot un peu obscur de Boileau a Racine.
D'Olivet trouve a La Bruyere trop d'_art_, trop d'_esprit_, quelque abus
de _metaphores_: "Quant au style precisement, M. de La Bruyere ne doit
pas etre lu sans defiance, parce qu'il a donne, mais pourtant avec une
moderation qui, de nos jours, tiendroit lieu de merite, dans ce style
affecte, guinde, entortille, etc." Nicole, dont La Bruyere a paru dire
en un endroit _qu'il ne pensoit pas assez_ [148], devait trouver, en
revanche, que le nouveau moraliste pensait trop, et se piquait trop
vivement de raffiner la tache. Nous reviendrons sur cela tout a l'heure.
On regrette qu'a cote de ces jugements, qui, partant d'un homme de
gout et d'autorite, ont leur prix, D'Olivet n'ait pas procure plus
de details, au moins academiques, sur La Bruyere. La reception de La
Bruyere a l'Academie donna lieu a des querelles, dont lui-meme nous a
entretenus dans la preface de son Discours et qui laissent a desirer
quelques explications[149]. Si heureux d'emblee qu'eut ete La Bruyere, il
lui fallut, on le voit, soutenir sa lutte a son tour comme Corneille,
comme Moliere en leur temps, comme tous les vrais grands. Il est oblige
d'alleguer son chapitre des _Esprits forts_ et de supposer a l'ordre de
ses matieres un dessein religieux un peu subtil, pour mettre a couvert
sa foi. Il est oblige de nier la realite de ses portraits, de rejeter
au visage des fabricateurs _ces insolentes clefs_ comme il les appelle:
Martial avait deja dit excellemment: _Improbe facit qui in alieno libro
ingeniosus est._ "En verite, je ne doute point, s'ecrie La Bruyere avec
un accent d'orgueil auquel l'outrage a force sa modestie, que le
public ne soit enfin etourdi et fatigue d'entendre depuis quelques
annees de vieux corbeaux croasser autour de ceux qui, d'un vol libre et
d'une plume legere, se sont eleves a quelque gloire par leurs ecrits."
Quel est ce corbeau qui croassa, ce _Theobalde_ qui bailla si fort et si
haut a la harangue de La Bruyere, et qui, avec quelques academiciens,
faux confreres, ameuta les coteries et _le Mercure Galant_, lequel se
vengeait (c'est tout simple) d'avoir ete mis _immediatement au-dessous
de rien_[150]? Benserade, a qui le signalement de _Theobalde_ sied assez,
etait mort; etait-ce Boursault qui, sans appartenir a l'Academie, avait
pu se coaliser avec quelques-uns du dedans? Etait-ce le vieux Boyer
[151] ou quelque autre de meme force? D'Olivet montre trop de discretion
la-dessus. Les deux autres morceaux essentiels a lire sur La Bruyere
sont une Notice exquise de Suard, ecrite en 1782, et un _Eloge_
approfondi par Victorin Fabre (1810). On apprend d'un morceau qui se
trouve dans _l'Esprit des Journaux_ (fevr. 1782), et ou l'auteur anonyme
apprecie fort delicatement lui-meme la Notice de Suard, que La Bruyere,
deja moins lu et moins recherche au dire de D'Olivet, n'avait pas ete
completement mis a sa place par le XVIIIe siecle; Voltaire en avait
parle legerement dans le _Siecle de Louis XIV_: "Le marquis de
Vauvenargues, dit l'auteur anonyme (qui serait digne d'etre Fontanes ou
Garat), est presque le seul, de tous ceux qui ont parle de La Bruyere,
qui ait bien senti ce talent vraiment grand et original. Mais
Vauvenargues lui-meme n'a pas l'estime et l'autorite qui devraient
appartenir a un ecrivain qui participe a la fois de la sage etendue
d'esprit de Locke, de la pensee originale de Montesquieu, de la verve de
style de Pascal, melee au gout de la prose de Voltaire; il n'a pu faire
ni la reputation de La Bruyere ni la sienne." Cinquante ans de plus, en
achevant de consacrer La Bruyere comme genie, ont donne a Vauvenargues
lui-meme le vernis des maitres. La Bruyere, que le XVIIIe siecle
etait ainsi lent a apprecier, avait avec ce siecle plus d'un point de
ressemblance qu'il faut suivre de plus pres encore.

[Note 148: Toutes les anciennes _clefs_ nomment en effet Nicole comme
etant celui que designe ce trait _(Des Ouvrages de l'Esprit: Deux
ecrivains dans leurs ouvrages_, etc., etc.; mais il faut convenir qu'il
se rapporterait beaucoup mieux a Balzac.--J'ai discute ce point ailleurs
(_Port-Royal,_ tome II, p. 390).]

[Note 149: Il fut recu le meme jour que l'abbe Bignon et par M.
Charpentier, qui, en sa qualite de partisan des anciens, le mit
lourdement au-dessous de Theophraste; la phrase, dite en face, est assez
peu aimable: "Vos portraits ressemblent a de certaines personnes, et
souvent on les devine; les siens ne ressemblent qu'a l'homme. Cela est
cause que ses portraits ressembleront toujours; mais il est a craindre
que les votres ne perdent quelque chose de ce vif et de ce brillant
qu'on y remarque, quand on ne pourra plus les comparer _avec ceux sur
"qui vous les avez tires._" On voit que si La Bruyere _tirait_
ses portraits, M. Charpentier _tirait_ ses phrases, mais un peu
differemment.]

[Note 150: Voici un echantillon des amenites que _le Mercure_
prodiguait a La Bruyere (juin 1693): "M. de La Bruyere a fait une
traduction des Caracteres de Theophraste, et il y a joint un recueil de
Portraits satyriques, dont la plupart sont faux et les autres tellement
ou tres, etc., etc. Ceux qui s'attachent a ce genre d'ecrire devroient
etre persuades que la satyre fait souffrir la piete du Roi, et faire
reflexion que l'on n'a jamais oui ce Monarque rien dire de desobligeant
a personne. (_Tout ceci et ce qui suit sent quelque peu la
denonciation._) La satyre n'etoit pas du gout de Madame la Dauphine, et
j'avois commence une reponse aux Caracteres du vivant de cette princesse
qu'elle avoit fort approuvee et qu'elle devoit prendre sous sa
protection, parce qu'elle repoussoit la medisance. L'ouvrage de M. de La
Bruyere ne peut etre appele livre que parce qu'il a une couverture et
qu'il est relie comme les autres livres. Ce n'est qu'un amas de pieces
detachees... Rien n'est plus aise que de faire trois ou quatre pages
d'un portrait qui ne demande point d'ordre... Il n'y a pas lieu de
croire qu'un pareil recueil qui choque les bonnes moeurs ait fait
obtenir a M. de La Bruyere la place qu'il a dans l'Academie. Il a peint
les autres dans son amas d'invectives, et dans le discours qu'il a
prononce il s'est peint lui-meme... Fier de _sept_ editions que ses
Portraits satyriques ont fait faire de son merveilleux ouvrage, il
exagere son merite..." Et _le Mercure_ conclut, en remuant sottement
sa propre injure, que tout le monde a juge du discours _qu'il etait
directement au-dessous de rien_. Certes, l'exemple de telles injustices
appliquees aux plus delicats et aux plus fins modeles serait capable
de consoler ceux qui ont du moins le culte du passe, de toutes les
grossieretes qu'eux-memes ils ont souvent a essuyer dans le present.]

[Note 151: Ce serait plutot Boursault que Boyer; car je me rappelle
que Segrais a dit a propos des epigrammes de Boileau contre Boyer: "Le
pauvre M. Boyer n'a jamais offense personne."--Je m'etais mis, comme on
voit, fort en frais de conjectures, lorsque Trublet, dans ses _Memoires
sur Fontenelle_, page 225, m'est venu donner la clef de l'enigme et
le nom des masques. Il parait bien qu'il s'agit en effet de Thomas
Corneille et de Fontenelle, ligues avec De Vise: Fontenelle etait de
l'Academie a cette date; lui et son oncle Thomas faisaient volontiers au
dehors de la litterature de feuilletons et ecrivaient, comme on dirait,
dans les _petits journaux_. On sait le mot de Boileau a propos de
la Motte: "C'est dommage qu'il ait ete _s'encanailler_ de ce petit
Fontenelle."]

Dans ces diverses etudes charmantes ou fortes sur La Bruyere, comme
celles de Suard et de Fabre, au milieu de mille sortes d'ingenieux
eloges, un mot est lache qui etonne, applique a un aussi grand ecrivain
du XVIIe siecle. Suard dit en propres termes que La Bruyere avait _plus
d'imagination que de gout_. Fabre, apres une analyse complete de ses
merites, conclut a le placer dans le si petit nombre des parfaits
modeles de l'art d'ecrire, _s'il montrait toujours autant de gout qu'il
prodigue d'esprit et de talent_[152]. C'est la premiere fois qu'a propos
d'un des maitres du grand siecle on entend toucher cette corde delicate,
et ceci tient a ce que La Bruyere, venu tard et innovant veritablement
dans le style, penche deja vers l'age suivant. Il nous a trace une
courte histoire de la prose francaise en ces termes: "L'on ecrit
regulierement depuis vingt annees; l'on est esclave de la construction;
l'on a enrichi la langue de nouveaux tours, secoue le joug du latinisme,
et reduit le style a la phrase purement francoise; l'on a presque
retrouve le nombre que Malherbe et Balzac avoient les premiers
rencontre, et que tant d'auteurs depuis eux ont laisse perdre; l'on a
mis enfin dans le discours tout l'ordre et toute la nettete dont il
est capable: cela conduit insensiblement a y mettre de l'esprit." Cet
esprit, que La Bruyere ne trouvait pas assez avant lui dans le style,
dont Bussy, Pellisson, Flechier, Bouhours, lui offraient bien
des exemples, mais sans assez de continuite, de consistance ou
d'originalite, il l'y voulut donc introduire. Apres Pascal et La
Rochefoucauld, il s'agissait pour lui d'avoir une grande, une delicate
maniere, et de ne pas leur ressembler. Boileau, comme moraliste et comme
critique, avait exprime bien des verites en vers avec une certaine
perfection. La Bruyere voulut faire dans la prose quelque chose
d'analogue, et, comme il se le disait peut-etre tout bas, quelque chose
de mieux et de plus fin. Il y a nombre de pensees droites, justes,
proverbiales, mais trop aisement communes, dans Boileau, que La Bruyere
n'ecrirait jamais et n'admettrait pas dans son elite. Il devait trouver
au fond de son ame que c'etait un peu trop de pur bon sens, et, sauf le
vers qui releve, aussi peu rare que bien des lignes de Nicole. Chez lui
tout devient plus detourne et plus neuf; c'est un repli de plus qu'il
penetre. Par exemple, au lieu de ce genre de sentences familieres a
l'auteur de l'_Art poetique_:

  Ce que l'on concoit bien s'enonce clairement, etc.,

il nous dit, dans cet admirable chapitre _des Ouvrages de l'Esprit_,
qui est son _Art poetique_ a lui et sa _Rhetorique_: "Entre toutes les
differentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensees, il
n'y en a qu'une qui soit la bonne: on ne la rencontre pas toujours en
parlant ou en ecrivant; il est vrai neanmoins qu'elle existe, que tout
ce qui ne l'est point est foible et ne satisfait point un homme d'esprit
qui veut se faire entendre." On sent combien la sagacite si vraie, si
judicieuse encore, du second critique, encherit pourtant sur la raison
saine du premier. A l'appui de cette opinion, qui n'est pas recente,
sur le caractere de novateur entrevu chez La Bruyere, je pourrais faire
usage du jugement de Vigneul-Marville et de la querelle qu'il soutint
avec Coste et Brillon a ce sujet: mais, le sentiment de ces hommes
en matiere de style ne signifiant rien, je m'en tiens a la phrase
precedemment citee de D'Olivet. Le gout changeait donc, et La Bruyere y
aidait _insensiblement_. Il etait bientot temps que le siecle finit: la
pensee de dire autrement, de varier et de rajeunir la forme, a pu naitre
dans un grand esprit; elle deviendra bientot chez d'autres un tourment
plein de saillies et d'etincelles. Les _Lettres Persanes_, si bien
annoncees et preparees par La Bruyere, ne tarderont pas a marquer la
seconde epoque. La Bruyere n'a nul tourment encore et n'eclate pas, mais
il est deja en quete d'un agrement neuf et du trait. Sur ce point il
confine au XVIIIe siecle plus qu'aucun grand ecrivain de son age;
Vauvenargues, a quelques egards, est plus du XVIIe siecle que lui. Mais
non...; La Bruyere en est encore pleinement, de son siecle incomparable,
en ce qu'au milieu de tout ce travail contenu de nouveaute et de
rajeunissement, il ne manque jamais, au fond, d'un certain gout Simple.

[Note 152: Et. M. de Feletz, bon juge et vif interprete des traditions
pures, a ecrit: "La Bruyere qui possede si bien sa langue, qui la
maitrise, qui l'orne, qui l'enrichit, l'altere aussi quelquefois et en
viole les regles." (_Jugements historiques et litteraires sur quelques
Ecrivains..._ 1840, page 250.)]

Quoique ce soit l'homme et la societe qu'il exprime surtout, le
pittoresque, chez La Bruyere, s'applique deja aux choses de la nature
plus qu'il n'etait ordinaire de son temps. Comme il nous dessine dans un
jour favorable la petite ville qui lui parait _peinte sur le penchant de
la colline!_ Comme il nous montre gracieusement, dans sa comparaison du
prince et du pasteur, le troupeau, repandu par la prairie, qui broute
l'herbe _menue et tendre!_ Mais il n'appartient qu'a lui d'avoir eu
l'idee d'inserer au chapitre du Coeur les deux pensees que voici: "Il y
a des lieux que l'on admire; il y en a d'autres qui touchent et ou
l'on aimerait a vivre."--"Il me semble que l'on depend des lieux pour
l'esprit, l'humeur, la passion, le gout et les sentiments." Jean-Jacques
et Bernardin de Saint-Pierre, avec leur amour des lieux, se chargeront
de developper un jour toutes les nuances, closes et sommeillantes, pour
ainsi dire, dans ce propos discret et charmant. Lamartine ne fera que
traduire poetiquement le mot de La Bruyere, quand il s'ecriera:

  Objets inanimes, avez-vous donc une ame
  Qui s'attache a notre ame et la force d'aimer?

La Bruyere est plein de ces germes brillants.

Il a deja l'art (bien superieur a celui des _transitions_ qu'exigeait
trop directement Boileau) de composer un livre, sans en avoir l'air,
par une sorte de lien cache, mais qui reparait, d'endroits en endroits,
inattendu. On croit au premier coup d'oeil n'avoir affaire qu'a des
fragments ranges les uns apres les autres, et l'on marche dans un savant
dedale ou le fil ne cesse pas. Chaque pensee se corrige, se developpe,
s'eclaire, par les environnantes. Puis l'imprevu s'en mele a tout
moment, et, dans ce jeu continuel d'entrees en matiere et de sorties,
on est plus d'une fois enleve a de soudaines hauteurs que le discours
continu ne permettrait pas: _Ni les troubles, Zenobie, qui agitent votre
empire_, etc. Un fragment de lettre ou de conversation; imagine ou
simplement encadre au chapitre _des Jugements: Il disoit que l'esprit
dans cette belle personne etroit un diamant bien mis en oeuvre_, etc.,
est lui-meme un adorable joyau que tout le gout d'un Andre Chenier
n'aurait pas _mis en oeuvre_ et en valeur plus artistement. Je dis Andre
Chenier a dessein, malgre la disparate des genres et des noms; et,
chaque fois que j'en viens a ce passage de La Bruyere, le motif aimable

  Elle a vecu, Myrto, la jeune Tarentine, etc.,

me revient en memoire et se met a chanter en moi[153].

[Note 153: M. de Barante, dans quelques pages elevees ou il juge
l'Eloge de La Bruyere par Fabre (_Melanges litteraires_, tome II), a
conteste cet artifice extreme du moraliste ecrivain, que Fabro aussi
avait presente un peu fortement. Pour moi, en relisant les _Caracteres_,
la rhetorique m'echappe, si l'on veut, mais j'y sons deplus en plus la
science de la Muse.]

Si l'on s'etonne maintenant que, touchant et inclinant par tant de
points au XVIIe siecle, La Bruyere n'y ait pas ete plus invoque et
celebre, il y a une premiere reponse: C'est qu'il etait trop sage, trop
desinteresse et repose pour cela; c'est qu'il s'etait trop applique a
l'homme pris en general ou dans ses varietes de toute espece, et il
parut un allie peu actif, peu special, a ce siecle d'hostilite et de
passion. Et puis le piquant de certains portraits tout personnels avait
disparu. La mode s'etait melee dans la gloire du livre, et les modes
passent. Fontenelle (_Cyclias_) ouvrit le XVIIIe siecle, en etant
discret a bon droit sur La Bruyere qui l'avait blesse; Fontenelle, en
demeurant dans le salon cinquante ans de plus que les autres, eut ainsi
un long dernier mot sur bien des ennemis de sa jeunesse. Voltaire, a
Sceaux, aurait pu questionner sur La Bruyere Malezieu, un des familiers
de la maison de Conde, un peu le collegue de notre philosophe dans
l'education de la duchesse du Maine et de ses freres, et qui avait lu le
manuscrit des _Caracteres_ avant la publication; mais Voltaire ne parait
pas s'en etre soucie. Il convenait a un esprit calme et fin comme
l'etait Suard, de reparer cette negligence injuste, avant qu'elle
s'autorisat[154]. Aujourd'hui, La Bruyere n'est plus a remettre a son
rang. On se revolte, il est vrai, de temps a autre, contre ces belles
reputations simples et hautes, conquises a si peu de frais, ce semble;
on en veut secouer le joug; mais, a chaque effort contre elles, de pres,
on retrouve cette multitude de pensees admirables, concises, eternelles,
comme autant de chainons indestructibles: on y est repris de toutes
parts comme dans les divines mailles des filets de Vulcain.

[Note 154: On peut voir au tome II des Memoires de Garat sur Suard, p.
268 et suiv., avec quel a-propos celui-ci cita et commenta un jour le
chapitre des _Grands_ dans le salon de M. De Vaines.]

La Bruyere fournirait a des choix piquants de mois et de pensees qui se
rapprocheraient avec agrement de pensees presque pareilles de nos
jours. Il en a sur le coeur et les passions surtout qui rencontrent a
l'improviste les analyses interieures de nos contemporains. J'avais note
un endroit ou il parle des jeunes gens, lesquels, a cause des passions
_qui les amusent_, dit-il, supportent mieux la solitude que les vieil"
lards, et je rapprochais sa remarque d'un mot de _Lelia_ sur les
promenades solitaires de Stenio. J'avais note aussi sa plainte sur
l'infirmite du coeur humain trop tot console, qui manque _de sources
inepuisables de douleur pour certaines pertes_, et je la rapprochais
d'une plainte pareille dans _Atala_. La reverie, enfin, a cote des
personnes qu'on aime, apparait dans tout son charme chez La Bruyere.
Mais, bien que, d'apres la remarque de Fabre, La Bruyere ait dit que_ le
choix des pensees est invention_, il faut convenir que cette invention
est trop facile et trop seduisante avec lui pour qu'on s'y livre sans
reserve.--En politique, il a de simples traits qui percent les epoques
et nous arrivent comme des fleches: "Ne penser qu'a soi et au present,
source d'erreur en politique."

Il est principalement un point sur lequel les ecrivains de notre temps
ne sauraient trop mediter La Bruyere, et sinon l'imiter, du moins
l'honorer et l'envier. Il a joui d'un grand bonheur et a fait preuve
d'une grande sagesse: avec un talent immense, il n'a ecrit que pour dire
ce qu'il pensait; le mieux dans le moins, c'est sa devise. En parlant
une fois de madame Guizot, nous avons indique de combien de pensees
memorables elle avait parseme ses nombreux et obscurs articles, d'ou
il avait fallu qu'une main pieuse, un oeil ami, les allat discerner
et detacher. La Bruyere, ne pour la perfection dans un siecle qui la
favorisait, n'a pas ete oblige de semer ainsi ses pensees dans des
ouvrages de toutes les sortes et de tous les instants; mais plutot il
les a mises chacune a part, en saillie, sous la face apparente, et comme
on piquerait sur une belle feuille blanche de riches papillons etendus.
"L'homme du meilleur esprit, dit-il, est inegal...; il entre en verve,
mais il en sort: alors, s'il est sage, il parle peu, il n'ecrit
point... Chante-t-on avec un rhume? Ne faut-il pas attendre que la voix
revienne?" C'est de cette habitude, de cette necessite de _chanter_ avec
toute espece de voix, d'avoir de la verve a toute heure, que sont nes
la plupart des defauts litteraires de notre temps. Sous tant de formes
gentilles, semillantes ou solennelles, allez au fond: la necessite de
remplir des feuilles d'impression, de pousser a la colonne ou au volume
sans faire semblant, est la. Il s'ensuit un developpement demesure du
detail qu'on saisit, qu'on brode, qu'on amplifie et qu'on effile au
passage, ne sachant si pareille occasion se retrouvera. Je ne saurais
dire combien il en resulte, a mon sens, jusqu'au sein des plus grands
talents, dans les plus beaux poemes, dans les plus belles pages en
prose,--oh! beaucoup de savoir-faire, de facilite, de dexterite, de
main-d'oeuvre savante, si l'on veut, mais aussi ce je ne sais quoi que
le commun des lecteurs ne distingue pas du reste, que l'homme de gout
lui-meme peut laisser passer dans la quantite s'il ne prend garde, le
simulacre et le faux semblant du talent, ce qu'on appelle _chique_ en
peinture et qui est l'affaire d'un pouce encore habile meme alors que
l'esprit demeure absent. Ce qu'il y a de _chique_ dans les plus belles
productions du jour est effrayant, et je ne l'ose dire ici que parce
que, parlant au general, l'application ne saurait tomber sur aucun
illustre en particulier. Il y a des endroits ou, en marchant dans
l'oeuvre, dans le poeme, dans le roman, l'homme qui a le pied fait
s'apercoit qu'il est sur le creux: ce creux ne rend pas l'echo le moins
sonore pour le vulgaire. Mais qu'ai-je dit? C'est presque la un
secret de procede qu'il faudrait se garder entre artistes pour ne pas
decrediter le metier. L'heureux et sage La Bruyere n'etait point tel en
son temps; il traduisait a son loisir Theophraste et produisait chaque
pensee essentielle a son heure. Il est vrai que ses mille ecus de
pension comme homme de lettres de M. le Duc et le logement a l'hotel de
Conde lui procuraient une condition a l'aise qui n'a point d'analogue
aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, et sans faire injure a nos merites
laborieux, son premier petit in-12 devrait etre a demeure sur notre
table, a nous tous ecrivains modernes, si abondants et si assujettis,
pour nous rappeler un peu a l'amour de la sobriete, a la proportion de
la pensee au langage. Ce serait beaucoup deja que d'avoir regret de ne
pouvoir faire ainsi.

Aujourd'hui que l'_Art poetique_ de Boileau est veritablement abroge
et n'a plus d'usage, la lecture du chapitre des _Ouvrages de l'Esprit_
serait encore chaque matin, pour les esprits critiques, ce que la
lecture d'un chapitre de _l'Imitation_ est pour les ames tendres.

La Bruyere, apres cela, a bien d'autres applications possibles par cette
foule de pensees ingenieusement profondes sur l'homme et sur la vie.
A qui voudrait se reformer et se premunir contre les erreurs, les
exagerations, les faux entrainements, il faudrait, comme au premier jour
de 1688, conseiller le moraliste immortel. Par malheur on arrive a le
gouter et on ne le decouvre, pour ainsi dire, que lorsqu'on est deja
soi-meme au retour, plus capable de voir le mal que de faire le bien,
et ayant deja epuise a faux bien des ardeurs et des entreprises. C'est
beaucoup neanmoins que de savoir se consoler ou meme se chagriner avec
lui.

1er Juillet 1836.




MILLEVOYE

Quand on cherche, dans la poesie de la fin du XVIIIe siecle et dans
celle de l'Empire, des talents qui annoncent a quelque degre ceux de
notre temps et qui y preparent, on trouve Le Brun et Andre Chenier,
comme visant deja, l'un a l'elevation et au grandiose lyrique, l'autre
a l'exquis de l'art; on trouve aussi (pour ne parler que des poetes en
vers), dans les tons, encore timides, de l'elegie melancolique et de la
meditation reveuse, Fontanes et Millevoye. Le poete du _Jour des Morts_
et celui de la _Chute des Feuilles_ sont des precurseurs de Lamartine
comme Le Brun l'est pour Victor Hugo dans l'ode, comme l'est Andre
Chenier pour tout un cote de l'ecole de l'art. Ce role de precurseur, en
relevant par la precocite ce que le talent peut avoir eu de hasardeux ou
d'incomplet, offre toujours, dans l'histoire litteraire, quelque chose
qui attache. S'il se rencontre surtout dans une nature aimable, facile,
qui n'a en rien l'ambition de ce role et qui ignore absolument qu'elle
le remplit; s'il se produit en oeuvres legeres, courtes, inachevees,
mais sorties et senties du coeur; s'il se termine en une breve jeunesse,
il devient tout a fait interessant. C'est la le sort de Millevoye; c'est
la pensee que son nom harmonieux suggere. Entre Delille qui finit et
Lamartine qui prelude, entre ces deux grands regnes de poetes, dans
l'intervalle, une pale et douce etoile un moment a brille; c'est lui.

Le Brun qui avait (il n'est pas besoin de le dire) bien autrement de
force et de nerf que Millevoye, mais qui etait, a quelques egards aussi,
simple precurseur d'un art eclatant, Le Brun tente des voies ardues,
heurte a toutes les portes de l'Olympe lyrique, et, apres plus de bruit
que de gloire, meurt, corrigeant et recorrigeant des odes qui n'ont
a aucun temps triomphe. Il y a dans cette destinee quelque chose de
toujours _a cote_, pour ainsi dire, et qui ne satisfait pas. Fontanes,
connu par des debuts poetiques purs et touchants, s'en retire bientot,
s'endort dans la paresse, et s'eclipse dans les dignites: c'est la une
fin non poetique, assez discordante, et que l'imagination n'admet pas.
Andre Chenier, lui, nature gracieuse et studieuse, mais energique
pourtant et passionnee, vaincu violemment et intercepte avant l'heure,
a son harmonie a la fois delicate et grande. Millevoye, en son moindre
geste, a la sienne egalement. Chez lui, l'accord est parfait entre le
moment de la venue, le talent et la vie. Il chante, il s'egaye, il
soupire, et, dans son gemissement s'en va, un soir, au vent d'automne,
comme une de ces feuilles dont la chute est l'objet de sa plus douce
plainte; il incline la tete, comme fait la marguerite coupee par la
charrue, ou le pavot surcharge par la pluie. De tous les jeunes poetes
qui ne meurent ni de desespoir, ni de fievre chaude, ni par le couteau,
mais doucement et par un simple effet de lassitude naturelle, comme des
fleurs dont c'etait le terme marque, Millevoye nous semble le plus aime,
le plus en vue, et celui qui restera.

Il y a mieux. En nous tous, pour peu que nous soyons poetes, et si nous
ne le sommes pourtant pas decidement, il existe ou il a existe une
certaine fleur de sentiments, de desirs, une certaine reverie premiere,
qui bientot s'en va dans les travaux prosaiques, et qui expire dans
l'occupation de la vie. Il se trouve, en un mot, dans les trois quarts
des hommes, comme un poete qui meurt jeune, tandis que l'homme survit.
Millevoye est au dehors comme le type personnifie de ce poete jeune qui
ne devait pas vivre, et qui meurt, a trente ans plus ou moins, en chacun
de nous[155].

[Note 155: M. Alfred de Musset m'a adresse, a l'occasion de ce
passage, de tres-aimables vers auxquels j'ai repondu. (Voir dans les
_Pensees d'Aout_.)]

Sa vie, aussi simple que courte, n'offre qu'un petit nombre de traits
sur lesquels nous courrons. Charles-Hubert Millevoye est ne a Abbeville
le 24 decembre 1782, et par consequent, s'il vivait aujourd'hui, il
aurait a peu pres le meme age (un peu moins) que Beranger. Il recut
tous les soins affectueux et l'education de famille; son pere etait
negociant; un oncle, frere de son pere, qui logeait sous le meme toit,
donna a l'enfant les premieres notions de latin, et on l'envoya bientot
suivre les classes au college. Il en profita jusqu'en 94, ou ce college
fut supprime. Deux de ses maitres, qui s'etaient fort attaches a lui,
bons humanistes et hellenistes, lui continuerent leurs soins. L'enfant
avait annonce sa vocation precoce par de petites fables en vers
francais, et les dignes professeurs, emerveilles, favoriserent cette
disposition plutot que de la combattre. Le jeune Millevoye perdit son
pere a l'age de treize ans; dix ans apres, il celebrait cette douleur,
encore sensible, dans l'elegie qui a pour titre _l'Anniversaire_. Il
reporta sur sa mere une plus vive tendresse. Des sentiments de famille
naturels et purs, une facilite de talent non combattue, bientot
l'emotion rapide, mobile, du plaisir et de la reverie, c'est la le fonds
entier de sa jeunesse, ce sont les caracteres qui, en simples et legers
delineaments, pour ainsi dire, vont passer de l'ame de Millevoye dans sa
poesie.

Il vint a Paris age de quinze ou seize ans, et suivit en 1795 le cours
de belles-lettres professe a l'Ecole centrale des Quatre-Nations par M.
Dumas. Il trouva en ce nouveau maitre, qui succedait cette annee-la a M.
de Fontanes, un eleve affaibli, mais encore suffisant, de la mome ecole
litteraire, un homme instruit et doux, qui s'attacha a lui et l'entoura
de conseils, sinon bien vifs et bien neufs, du moins graves et sains.
M. Dumas, dans une notice qu'il a ecrite sur Millevoye, nous apprend
lui-meme qu'il eut a le ramener d'une admiration un peu excessive
pour Florian a des modeles plus serieux et plus solides. Ses etudes
terminees, le jeune homme songea a prendre un etat; il essaya du barreau
et entra quelque temps dans une etude de procureur. Il sortit de la
pour etre commis libraire dans la maison Treuttel et Wuertz, esperant
concilier son gout d'etude avec ce commerce des livres. Le pastoral
Gessner avait su faire ainsi. Mais, un jour que le jeune Millevoye
etait, au fond du magasin, absorbe dans une lecture, le chef passa et
lui dit: "Jeune homme, vous lisez! vous ne serez jamais libraire."
Apres deux ans de cette tentative infructueuse, Millevoye, en effet, y
renonca. Il avait d'ailleurs amasse en portefeuille un certain nombre de
pieces legeres; il avait compose son _Passage du mont Saint-Bernard_,
une _Satire sur les Romans nouveaux_, couronnee par l'Academie de Lyon,
et sa piece des _Plaisirs du Poete_. Il publia ces essais de 1801 a
1804[156], et ne vecut plus que de la vie litteraire, et aussi de la vie
du monde, tout entier au moment et au Caprice.

[Note 156: Dans _la Decade_ de l'an XII (4e trimestre, page 561, n deg.
du 30 fructidor), on lit sur _les Plaisirs du Poete et autres
premiers opuscules de Millevoye un article de M. Auger, judicieux et
bienveillant, quoique sec; la mesure du jeune poete y est bien prise.]

Parmi les nombreux essais que Millevoye a faits en presque tous les
genres de poesie, il en est beaucoup que nous n'examinerons pas; ce sera
assez les juger. On y trouverait de la facilite toujours, mais trop
d'indecision et de paleur. Talent naturel et vrai, mais trop docile, il
ne s'est pas assez connu lui-meme, et a sans cesse accorde aux conseils
une grande part dans ses choix. Ayant commence tres-jeune a produire et
a publier, dans un temps ou le peu de concurrence des talents et un gout
vif des Lettres renaissantes mettaient l'encouragement a la mode, il
a subi l'inconvenient d'achever et de _doubler_, en quelque sorte, sa
rhetorique, en public, dans les concours d'academie. Il y a nombre de
ces prix ou de ces _accessits_ sur lesquels la critique de nos jours,
qui n'a plus le sentiment de ces fautes et de ces demi-fautes, est tout
a fait incompetente a prononcer. On a pu trouver ingenieux, dans le
temps, cet endroit de son poeme d'_Austerlitz_, ou il parle noblement de
la baionnette en vers:

  La, menacant de loin, le bronze eclate et tonne;
  Ici frappe de pres le poignard de Bayonne.

Tel passage du _Voyageur_, cite par M. Dumas, a pu exciter
l'enthousiasme de Victorin Fabre, genereux emule, qui y voyait l'un des
beaux morceaux de la langue. Il nous est impossible a nous autres, nes
d'autre part et nourris, si l'on veut, d'autres defauts, d'avoir pour
ces endroits, je ne dirai pas un pareil enthousiasme, mais meme la
moindre preference. La faible couleur est si passee, que le discernement
n'y prend plus. Les _Discours en vers_ de Millevoye, ses _Dialogues_
rimes d'apres Lucien, ses tragedies, ses traductions de l'_Iliade_ ou
des _Eglogues_ selon la maniere de l'abbe Delille, nous semblent, chez
lui, des themes plus ou moins etrangers, que la circonstance academique
ou le gout du temps lui imposa, et dont il s'occupait sans ennui, se
laissant dire peut-etre que la gloire serieuse etait de ce cote. Nous
nous en tiendrons a sa gloire aimable, a ce que sa seule sensibilite
lui inspira, a ce qui fait de lui le poete de nos melancolies et de nos
romances.

Les poetes particulierement (notons ceci) sont tres-sujets a rencontrer
d'honnetes personnes, d'ailleurs instruites et sensees, mais qui ne
semblent occupees que de les detourner de leur vrai talent. Les trois
quarts des pretendus juges, ne se formant idee de la valeur des oeuvres
que d'apres les genres, conseilleront toujours au poete aimable, leger,
sensible, quelque chose de grand, de serieux, d'important; et ils
seront tres-disposes a attacher plus de consideration a ce qui les aura
convenablement ennuyes. La posterite n'est pas du tout ainsi; il lui
est parfaitement indifferent, a elle, qu'on ait cultive d'une maniere
estimable, et dans de justes dimensions, les genres en honneur. Elle
vous prend et vous classe sans facon pour votre part originale et
neuve, si petite que vous l'ayez apportee[157]. Que Millevoye, tente
par l'immense succes des _Georgiques_ de Delille et par l'esperance
d'arriver, avec un grand ouvrage, a l'Academie, ait termine un chant de
plus ou de moins de sa traduction de l'_Iliade_, elle s'en soucie peu;
et c'est de quoi sans doute, autour de lui, on se souciait beaucoup.
Sans croire faire injure au tendre poete, nous sommes deja ici de la
posterite dans nos indifferences, dans nos preferences.

[Note 157: Il y a une piquante epigramme de Martial ou ce qu'il dit de
ses Epigrammes memes peut s'appliquer aux elegies, a toute cette poesie
vivante et vraie: "Tu crois, dit-il a un de ces estimables conseillers,
que mes epigrammes n'ont rien de serieux; mais c'est le contraire;
celui-la veritablement n'est pas serieux qui nous vient chanter pour la
centieme fois avec emphase le festin de Teree ou de Thyeste... C'est
pourtant la ce qu'on loue, ce qu'on estime, me diras-tu, ce qu'on honore
sur parole.--Oui, on le loue, mais moi, on me lit."

  Nescis, crede mihi, quid sint epigrammata, Flacce, etc.]

Son premier recueil d'Elegies est de 1812; il en avait compose la
plupart dans les annees qui avaient precede, et sa _Chute des Feuilles_,
par ou le recueil commence, avait, un peu auparavant, obtenu le prix aux
Jeux Floraux. Dans un fort bon discours sur l'Elegie, qu'il a ajoute
en tete, Millevoye, qui se plait a suivre l'histoire de cette veine de
poesie en notre litterature, marque assez sa predilection et la trace ou
il a essaye de se placer. Chez Marot, chez La Fontaine, chez Racine,
il cite les passages de sensibilite et de plainte qu'il rapporte a
l'elegie; et, quels que soient les eloges sans reserve qu'il donne
a Parny, le maitre recent du genre, on prevoit qu'il pourra faire
entendre, a son tour, quelque nouvel et mol accent. L'elegie chez
Millevoye n'est pas comme chez Parny l'histoire d'une passion sensuelle,
unique pourtant, energique et interessante, conduite dans ses incidents
divers avec un art auquel il aurait fallu peu de chose de plus du cote
de l'execution et du style pour garder sa beaute. C'est une variete
d'emotions et de sujets elegiaques, selon le sens grec du genre, une
demeure abandonnee, un bois detruit, une feuille qui tombe, tout ce qui
peut preter a un petit chant aussi triste qu'une larme de Simonide[158].

[Note 158: Puisque j'ai eu occasion de nommer Parny et que
probablement j'y reviendrai peu, qu'on me permette d'ajouter une note
ecrite sur lui en toute sincerite dans un livret de _Pensees_: "Le grand
tort, le malheur de Parny est d'avoir fait son poeme de _la Guerre des
Dieux_: il subit par la le sort de Piron a cause de son ode, de Laclos
pour son roman, de Louvet jusque dans sa renommee politique pour son
_Faublas_, le sort auquel Voltaire n'echappe, pour sa _Pucelle_, qu'a
la faveur de ses cent autres volumes ou elle se noie, le sort qu'un
immortel chansonnier encourrait pour sa part, s'il avait multiplie le
nombre de certains couplets sans aveu. On evite de s'occuper de Parny
comme de Laclos. La mode ayant change en poesie, les nouveaux venus le
meprisent, les moraux le conspuent, personne ne le defend. Ceux qui ont
assez de gout encore pour l'apprecier, ont aussi le bon gout de ne pas
le dire. Cela d'ailleurs n'en vaut pas la peine, et l'injustice se
consacrera. Et quelle vigueur pourtant par eclairs! quel plus beau
mouvement, quel plus desole delire que dans l'etincelante elegie:

  J'ai cherche dans l'absence un remede a mes maux!....

"Il a de la passion; Millevoye n'en a pas."]

La perle du recueil, la piece dont tous se souviennent, comme on se
souvenait d'abord du _Passereau de Lesbie_ dans le recueil de Catulle,
est la premiere, la _Chute des Feuilles_. Millevoye l'a corrigee, on ne
sait pourquoi, a diverses reprises, et en a donne jusqu'a deux variantes
consecutives. Je me hate de dire que la seule version que j'admette et
que j'admire, c'est la premiere, celle qui a obtenu le prix aux Jeux
Floraux, et qui est d'ordinaire releguee parmi les notes. Cette piece
que chacun sait par coeur, et qui est l'expression delicieuse d'une
melancolie toujours sentie, suffit a sauver le nom poetique de
Millevoye, comme la piece de Fontenay suffit a Chaulieu, comme celle du
_Cimetiere_ suffit a Gray.

  Anacreon n'a laisse qu'une page
  Qui flotte encor sur l'abime des temps,

a dit M. Delavigne d'apres Horace. Millevoye a laisse au courant du flot
sa feuille qui surnage; son nom se lit dessus, c'en est assez pour ne
plus mourir. On m'apprenait dernierement que cette _Chute des Feuilles_,
traduite par un poete russe, avait ete de la retraduite en anglais par
le docteur Bowring, et de nouveau citee en francais, comme preuve, je
crois, du genie reveur et melancolique des poetes du Nord. La pauvre
feuille avait bien voyage, et le nom de Millevoye s'etait perdu en
chemin. Une pareille inadvertance n'est facheuse que pour le critique
qui y tombe. Le nom de Millevoye, si loin que sa feuille voyage, ne
peut veritablement s'en separer. Ce bonheur qu'ont certains poetes
d'atteindre, un matin, sans y viser, a quelque chose de bien venu, qui
prend aussitot place dans toutes les memoires, merite qu'on l'envie,
et faisait dire dernierement devant moi a l'un de nos chercheurs moins
heureux: "Oh! rien qu'un petit roman, qu'un petit poeme, s'ecriait-il;
quelque chose d'art, si petit que ce fut de dimension, mais que la
perfection ait couronne, et dont a jamais on se souvint; voila ce que
je tente, ce a quoi j'aspire, et vainement! Oh! rien qu'un denier d'or
marque a mon nom, et qui s'ajouterait a cette richesse des ages, a ce
tresor accumule qui deja comble la mesure!..." Et mon inquiet poete
ajoutait: "Oh! rien que _le Cimetiere_ de Gray, _la Jeune Captive_ de
Chenier, la _Chute des Feuilles_ de Millevoye!"

Millevoye a surtout merite ce bonheur, j'imagine, parce qu'il ne le
cherchait pas avec intention et calcul. Il n'attachait point a ses
elegies le meme prix, je l'ai dit deja, qu'a ses autres ouvrages
academiques, et ce n'est que vers la fin qu'il parut comprendre que
c'etait la son principal talent. Facile, insouciant, tendre, vif,
spirituel et non malicieux, il menait une vie de monde, de dissipation,
ou d'etude par acces et de brusque retraite. Il s'abandonnait a ses
amis; il ne s'irritait jamais des critiques du dehors; il cedait outre
mesure aux conseils du dedans; des qu'on lui disait de corriger, il le
faisait. D'une physionomie aimable, d'une taille elevee, assez blond, il
avait, sauf les lunettes qu'il portait sans cesse, toute l'elegance du
jeune homme. Un rayon de soleil l'appelait, et il partait soudain pour
une promenade de cheval; il ecrivait ses vers au retour de la, ou en
rentrant de quelque dejeuner folatre. Aucune des histoires romanesques,
que quelques biographes lui ont attribuees, n'est exacte; mais il dut
en avoir reellement beaucoup qu'on n'a pas connues. La jolie piece du
_Dejeuner_ nous raconte bien des matinees de ses printemps. Il essayait
du luxe et de la simplicite tour a tour, et passait d'un entresol
somptueux a quelque riante chambrette d'un village d'aupres de Paris.
Il aimait beaucoup les chevaux, et les plus fringants[159]. Apres chaque
livre ou chaque prix, il achetait de jolis cabriolets, avec lesquels il
courait de Paris a Abbeville, pour y voir sa mere, sa famille, ses
vieux professeurs; il se remettait au grec pres de ceux-ci. Il aimait
tendrement sa mere; quand elle venait a Paris, elle l'avait tout entier.
Un jour, l'Archi-Chancelier Cambaceres, chez qui il allait souvent,
lui dit: "Vous viendrez diner chez moi demain."--"Je ne puis pas,
Monseigneur, repondit-il, je suis invite."--"Chez l'Empereur donc?"
repliqua le second personnage de l'Empire.--"Chez ma mere," repartit le
poete. Ce petit trait rappelle de loin la belle carpe que Racine, en
reponse a une invitation de M. le Duc, montrait a l'ecuyer du prince, et
qu'il tenait absolument a manger en famille avec ses _pauvres enfants_,
le grand Racine qu'il etait.

[Note 159: On peut lire a ce propos une histoire de cheval assez
agreablement contee par Arnault, _Souvenirs d'un Sexagenaire_, t. IV, p.
217 et suiv.]

Il reste plaisant toujours que le personnage qu'etait la-bas M. le Duc,
se trouve ici devenu le _citoyen_ Cambaceres.

Millevoye, sans ambition, sans un ennemi, tres-repandu, tres-vif au
plaisir, tres-amoureux des vers, vivait ainsi. Il n'etait pas encore
malade et au lait d'anesse, et certaines historiettes que des personnes,
qui d'ailleurs l'ont connu, se sont plu a broder sur son compte, ne
sont, je le repete, que des jeux d'imagination, et comme une sorte de
legende romanesque qu'on a essaye de rattacher au nom de l'auteur de _la
Chute des Feuilles_ et du _Poete mourant_. Il ne devint malade de la
poitrine qu'un an avant sa mort; jusque-la il etait seulement delicat
et volontiers melancolique, bien qu'enclin aussi a se dissiper. On doit
croire qu'en avancant dans la jeunesse, et plus pres du moment ou sa
sante allait s'alterer, sa melancolie augmenta, et par consequent son
penchant a l'elegie. Le premier livre des poesies rangees sous ce titre
porte l'empreinte de cette disposition croissante et de ces presages.
C'est alors que les beautes attrayantes, volages, passaient et
repassaient plus souvent devant ses yeux:

  Elles me disaient: "Compose
  De plus gracieux ecrits,
  Dont le baiser, dont la rose,
  Soient le sujet et le prix."
  A cette voix adoree
  Je ne pus me refuser,
  Et de ma lyre effleuree
  Le chant n'eut que la duree
  De la rose ou du baiser.

Dans _le Poete mourant_, admirable soupir, qui est toute son histoire,
les pressentiments vont a la certitude et l'on dirait qu'il a ecrit
cette piece d'adieux, a la veille supreme, comme Gilbert et Andre
Chenier:

  Compagnons disperses de mon triste voyage,
  O mes amis, o vous qui me futes si chers!
  De mes chants imparfaits recueillez l'heritage,
  Et sauvez de l'oubli quelques-uns de mes vers.
  Et vous par qui je meurs, vous a qui je pardonne.
  Femmes! etc., etc....

Le poete de Millevoye meurt pour avoir trop goute de cet arbre ou le
plaisir habite avec la mort; l'extreme langueur s'exhale dans cette voix
parfaitement distincte, mais affaiblie [160]; il n'a pas su dire a temps
comme un elegiaque plus recent, qui s'ecrie sous une inspiration
semblable:

  Otez, otez bien loin toute grace emouvante,
  Tous regards ou le coeur se reprend et s'enchante;
  Otez l'objet funeste au guerrier trop meurtri!
  Ces rencontres, toujours ma joie et mon alarme,
  Ces airs, ces tours de tete, o femmes, votre charme;
  Doux charme par ou j'ai peri!

[Note 160: Un critique ingenieux l'a exprime plus energiquement que
nous: "Millevoye a fait de charmantes choses, mais la force lui manque;
c'est Narcisse qui s'ecoule en eau par amour."]

Le service qu'il reclamait de ses amis, pour ses vers a sauver du
naufrage, Millevoye le rendait alors meme, autant qu'il etait en lui,
a ceux d'Andre Chenier. Le premier, il cita des fragments du poeme de
l'Aveugle dans les notes de son second livre d'Elegies, de meme que M.
de Chateaubriand avait cite la Jeune Captive. Millevoye ignorait que ce
morceau, par lui signale, d'un poete inconnu, et les autres reliques
qui allaient suivre, effaceraient bientot toutes ses propres tentatives
d'elegie grecque, et, s'il l'avait su, il n'aurait pas moins cite dans
sa candeur: toute jalousie, meme celle de l'art, etait loin de lui. Ce
second livre des Elegies de Millevoye reste bien inferieur au premier,
quoique l'intention en soit plus grande. Mais, chez Millevoye, l'art en
lui-meme est faible, et ce poete charmant, melodieux, correct, a besoin
de la sensibilite toujours presente. Comme il a manque, par exemple,
ce beau sujet d'Eschyle desertant Athenes qui lui prefere un rival! Je
cherche, j'attends quelque echo de ce grand vers resonnant d'Eschyle,
et je ne trouve que notre alexandrin clair et flute. Millevoye n'a pas
l'invention du style, l'illumination, l'image perpetuelle et renouvelee;
il a de l'oreille et de l'ame, et, quand il dit en poete amoureux ce
qu'il sent, il touche. Hors de la, il manque sa veine.

Nous avons compare plus d'une fois la muse d'Andre Chenier au portrait
qu'il fait lui-meme d'une de ses idylles, a cette jeune fille, chere a
Pales, qui sait se parer avec un art souverain dans ses graces naives:

  De Pange, c'est vers toi qu'a l'heure du reveil
  Court cette jeune fille au teint frais et vermeil:
  Va trouver mon ami, va, ma fille nouvelle,
  Lui disais-je. Aussitot, pour te paraitre belle,
  L'eau pure a ranime son front, ses yeux brillants:
  D'une etroite ceinture elle a presse ses flancs,
  Et des fleurs sur son sein, et des fleurs sur sa tete,
  Et sa flute a la main.........

La muse de Millevoye est bergere aussi, mais sans cet art inne qui
se met a tout, et par lequel la fille de Chenier, sous sa corbeille,
s'egale aisement aux reines ou aux deesses. Elle, sensible bergere, pour
emprunter a son poete meme des traits qui la peignent, elle est assez
belle aux yeux de l'amant si, au sortir de la grotte bocagere ou se sont
oubliees les heures, elle rapporte

  Un doux souvenir dans son ame,
  Dans ses yeux une douce flamme,
  Une feuille dans ses cheveux.

Le troisieme livre d'Elegies de Millevoye se compose d'especes de
romances, auxquelles on en peut joindre quelques autres encadrees dans
ses poemes. J'avais lu la plupart de ces petits chants, j'avais lu ce
_Charlemagne_, cet _Alfred_, ou il en a insere; je trouvais l'ensemble
elegant, monotone et pali, et, n'y sentant que peu, je passais, quand un
contemporain de la jeunesse de Millevoye et de la notre encore, qui
me voyait indifferent, se mit a me chanter d'une voix emue, et l'oeil
humide, quelques-uns de ces refrains auxquels il rendit une vie
d'enchantement; et j'appris combien, un moment du moins, pour les
sensibles et les amants d'alors, tout cela avait vecu, combien pour de
jeunes coeurs, aujourd'hui eteints ou refroidis, cette legere poesie
avait ete une fois la musique de l'ame, et comment on avait use de ces
chants aussi pour charmer et pour aimer. C'etait le temps de la mode
d'Ossian et d'un Charlemagne enjolive, le temps de la fausse Gaule
poetique bien avant Thierry, des Scandinaves bien avant les cours
d'Ampere, de la ballade avant Victor Hugo; c'etait le style de 1813 ou
de la reine Hortense, _le beau Dunois_ de M. Alexandre de Laborde, le
_Vous me quittez pour aller a la gloire_ de M. de Segur. Millevoye paya
tribut a ce genre, il en fut le poete le plus orne, le plus melodieux.
Son fabliau d'_Emma_ et d'_Eginhard_ offre toute une allusion
chevaleresque aux moeurs de 1812, sur ce ton. Il nous y montre la vierge
au depart du chevalier,

  Priant tout haut qu'il revienne vainqueur,
  Priant tout bas qu'il revienne fidele[161].

[Note 161: Tibulle avait dit, Elegie premiere, livre II:

  Vos celebrem cantate Deum, pecorique vocate
  Voce, palam pecori, clam sibi quisque vocet.

Le premier et le plus grand exemple de ce genre d'arriere-pensee, de
cette duplicite de sentiments, non plus seulement gracieuse, mais
pathetique et touchante, se rencontre dans Homere au chant XIX de
_l'Iliade_, quand les captives conduites par Briseis se lamentent autour
du corps de Patrocle, "tout haut sur Patrocle, mais au fond chacune sur
soi-meme et sur son propre malheur."]

Il y a loin de la a _la Neige_, qui est le meme sujet traite par M. de
Vigny dans un tout autre style, dans un gout rare et, je crois, plus
durable, mais qui a aussi sa teinte particuliere de 1824, c'est-a-dire
le precieux.

Parmi les romances de Millevoye, les amateurs distinguent, pour la
tendresse du coloris et de l'expression, celle de _Morgane_ (dans le
poeme de _Charlemagne_); la fee y rappelle au chevalier la bonheur du
premier soir:

  L'anneau d'azur du serment fut le gage:
  Le jour tomba; l'astre mysterieux
  Vint argenter les ombres du bocage,
  Et l'univers disparut a nos yeux.

Je recommanderai encore, d'apres mon ami qui la chantait a ravir, la
romance intitulee _le Tombeau du Poete persan_, et ce dernier couplet ou
la fille du poete expire sous le cypres paternel:

  Sa voix mourante a son luth solitaire
  Confie encore un chant delicieux,
  Mais ce doux chant, commence sur la terre,
  Devait, helas! s'achever dans les cieux.

Il y a certes dans ces accents comme un echo avant-coureur des premiers
chants de Lamartine, qui devait dire a son tour en son _Invocation_:

  Apres m'avoir aime quelques jours sur la terre,
  Souviens-loi de moi dans les cieux.

En general, beaucoup de ces romances de Millevoye, de ces elegies de son
premier livre ou il est tout entier, et j'oserai dire sa jolie piece du
_Dejeuner_ meme, me font l'effet de ce que pouvaient etre plusieurs des
premiers vers de Lamartine, de ces vers legers qu'a une certaine epoque
il a brules, dit-on. Mais Lamartine, en introduisant le sentiment
chretien dans l'elegie, remonta a des hauteurs inconnues depuis
Petrarque. Millevoye n'etait qu'un epicurien poete, qui avait eu Parny
pour maitre, quoique deja plus reveur.

Si l'on pouvait apporter de la precision dans de semblables apercus, je
m'exprimerais ainsi: Pour les sentiments naturels, pour la reverie, pour
l'amour filial, pour la melodie, pour les instincts du gout, l'ame, le
talent de Millevoye est comme la legere esquisse, encore epicurienne,
dont le genie de Lamartine est l'exemplaire platonique et chretien.

En refaisant le _Poete mourant_ dans de grandes proportions lyriques
et avec le souffle religieux de l'hymne, l'auteur des secondes
_Meditations_ semble avoir pris soin lui-meme de manifester toute notre
idee et de consommer la comparaison. Si glorieuse qu'elle soit pour lui,
disons seulement que l'un n'y eteint pas entierement l'autre. Le _Poete
mourant_ de Millevoye, a distance du chantre merveilleux, garde son
accent, garde son timide et plus terrestre parfum; eglantier de nos
climats, venu avant l'oranger d'Italie[162].

[Note 162: Nous retrouvons ce rapport de Millevoye a Lamartine
delicatement exprime dans une page du roman de _Madame de Mably_, par M.
Saint-Valry (1. I, 315). Il a de plus, par certaines de ses ballades ou
romances, par sa derniere surtout, celle du _Beffroi_, donne le ton et
la _note_ aux premieres de madame Desbordes-Valmore.]

Millevoye a jete, sous le titre de _Dizains_ et de _Huitains_, une
certaine quantite d'epigrammes d'un tour heureux, d'une pensee fine ou
tendre. Le huitain du _Phenix_ et de la _Colombe_ est pour le sentiment
une petite elegie. Il a fait quelques epigrammes proprement dites, sans
fiel; de ce nombre une _epitaphe_ qui pourrait bien avoir trait a Suard.
C'aurait ete, au reste, sa seule inimitie litteraire, et elle ne parait
pas avoir ete bien vive, pas plus vive que son objet.

Si Millevoye n'avait pas de passions litteraires, il en eut encore moins
de politiques. Le bon M. Dumas, son biographe sous la Restauration, a
essaye de faire de lui un pieux Francais devoue au trone legitime. Un
autre biographe, apres 1830 il est vrai, M. de Pongerville, a voulu nous
le montrer comme un fidele de l'Empire. Millevoye avait chante l'un, et
commencait a feter l'autre. Il aimait la France, mais il n'avait, de
bonne heure, ravi aucune des flammes de nos orages; le Dieu pour lui,
comme dans l'Eglogue, etait le Dieu qui faisait des loisirs: en tout, un
poete elegiaque.

Millevoye s'etait marie dans son pays vers 1813; epoux et pere, sa vie
semblait devoir se poser. Un jour qu'il avait a diner quelques amis a
Epagnette, pres d'Abbeville, une discussion s'engagea pour savoir si le
clocher qu'on apercevait dans le lointain etait celui du Pont-Remi ou
de Long, deux prochains villages. Obeissant a l'une de ces promptes
saillies comme il en avait, le poete se leva de table a l'instant, et
dit de seller son cheval pour faire lui-meme cette reconnaissance, cette
espece de course au clocher. Mais a peine etait-il en route, que le
cheval, qu'il n'avait pas monte depuis longtemps, le renversa. Il eut
le col du femur casse, et le traitement, la fatigue qui s'ensuivit,
determinerent la maladie de poitrine dont il mourut, le 12 aout 1816. Il
avait passe les six dernieres semaines a Neuilly, et ne revint a Paris
que tout a la fin; la veille de sa mort, il avait demande et lu des
pages de Fenelon.

Son souvenir est reste interessant et cher; ce qui a suivi de brillant
ne l'a pas efface. Toutes les fois qu'on a a parler des derniers eclats
harmonieux d'une voix puissante qui s'eteint, on rappelle le chant du
cygne, a dit Buffon. Toutes les fois qu'on aura a parler des premiers
accords doucement expirants, signal d'un chant plus melodieux, et
comme de la fauvette des bois ou du rouge-gorge au printemps avant le
rossignol, le nom de Millevoye se presentera. Il est venu, il a fleuri
aux premieres brises; mais l'hiver recommencant l'a interrompu. Il a sa
place assuree pourtant dans l'histoire de la poesie francaise, et sa
_Chute des Feuilles_ en marque un moment.

1er Juin 1837.




DES SOIREES LITTERAIRES
ou
LES POETES ENTRE EUX.

Les soirees litteraires, dans lesquelles les poetes se reunissent pour
se lire leurs vers et se faire part mutuellement de leurs plus fraiches
premices, ne sont pas du tout une singularite de notre temps. Cela s'est
deja passe de la sorte aux autres epoques de civilisation raffinee;
et du moment que la poesie, cessant d'etre la voix naive des races
errantes, l'oracle de la jeunesse des peuples, a forme un art ingenieux
et difficile, dont un gout particulier, un tour delicat et senti,
une inspiration melee d'etude, ont fait quelque chose d'entierement
distinct, il a ete bien naturel et presque inevitable que les hommes
voues a ce rare et precieux metier se recherchassent, voulussent
s'essayer entre eux et se dedommager d'avance d'une popularite
lointaine, desormais fort douteuse a obtenir, par une appreciation
reciproque, attentive et complaisante. En Grece, en cette patrie
longtemps sacree des Homerides, lorsque l'age des vrais grands hommes et
de la beaute severe dans l'art se fut par degres evanoui, et qu'on
en vint aux mille caprices de la grace et d'une originalite combinee
d'imitation, les poetes se rassemblerent a l'envi. Fuyant ces brutales
revolutions militaires qui bouleversaient la Grece apres Alexandre,
on les vit se blottir, en quelque sorte, sous l'aile pacifique des
Ptolemees; et la ils fleurirent, ils brillerent aux yeux les uns des
autres; ils se composerent en pleiade. Et qu'on ne dise pas qu'il n'en
sortit rien que de maniere et de faux; le charmant Theocrite en etait.
A Rome, sous Auguste et ses successeurs, ce fut de meme. Ovide avait a
regretter, du fond de sa Scythie, bien des succes litteraires dont il
etait si vain, et auxquels il avait sacrifie peut-etre les confidences
indiscretes d'ou la disgrace lui etait venue. Stace, Silius, et ces
_mille et un_[163] auteurs et poetes de Rome dont on peut demander les
noms a Juvenal, se nourrissaient de lectures, de reunions, et les tiedes
atmospheres des soirees d'alors, qui soutenaient quelques talents
timides en danger de mourir, en faisaient pulluler un bon nombre de
mediocres qui n'aurait pas du naitre. Au Moyen-Age, les troubadours nous
offrent tous les avantages et les inconvenients de ces petites
societes directement organisees pour la poesie: eclat precoce, facile
efflorescence, ivresse gracieuse, et puis debilite, monotonie et fadeur.
En Italie, des le XIVe siecle, sous Petrarque et Boccace, et, plus tard,
au XVe au XVIe, les poetes se reunirent encore dans des cercles a demi
poetiques, a demi galants, et l'usage du sonnet, cet instrument si
complique a la fois et si portatif, y devint habituel. Remarquons
toutefois qu'au XIVe siecle, du temps de Petrarque et de Boccace, a
cette epoque de grande et serieuse renaissance, lorsqu'il s'agissait
tout ensemble de retrouver l'antiquite et de fonder le moderne avenir
litteraire, le but des rapprochements etait haut, varie, le moyen
indispensable, et le resultat heureux, tandis qu'au XVIe siecle il
n'etait plus question que d'une flatteuse recreation du coeur et de
l'esprit, propice sans doute encore au developpement de certaines
imaginations tendres et malades, comme celle du Tasse, mais touchant
deja de bien pres aux abus des academies pedantes, a la corruption des
_Guarini_ et des _Marini_. Ce qui avait eu lieu en Italie se refleta par
une imitation rapide dans toutes les autres litteratures, en Espagne, en
Angleterre, en France; partout des groupes de poetes se formerent,
des ecoles artificielles naquirent, et on complota entre soi pour des
innovations chargees d'emprunts. En France, Ronsard, Du Bellay, Baif,
furent les chefs de cette ligue poetique, qui, bien qu'elle ait echoue
dans son objet principal, a eu tant d'influence sur l'etablissement de
notre litterature classique. Les traditions de ce culte mutuel, de cet
engouement idolatre, de ces largesses d'admiration puisees dans un fonds
d'enthousiasme et de candeur, se perpetuerent jusqu'a mademoiselle de
Scudery, et s'eteignirent a l'hotel de Rambouillet. Le bon sens qui
succeda, et qui, grace aux poetes de genie du XVIIe siecle, devint un
des traits marquants et populaires de notre litterature, fit justice
d'une mode si fatale au gout, ou du moins ne la laissa subsister que
dans les rangs subalternes des rimeurs inconnus. Au XVIIIe siecle,
la philosophie, en imprimant son cachet a tout, mit bon ordre a ces
recidives de tendresse auxquelles les poetes sont sujets si on les
abandonne a eux-memes; elle confisqua d'ailleurs pour son propre compte
toutes les activites, toutes les effervescences, et ne sut pas elle-meme
en separer toutes les manies. En fait de ridicule, le pendant de l'hotel
de Rambouillet ou des poetes a la suite de la Pleiade, ce serait au
XVIIIe siecle La Mettrie, d'Argens et Naigeon, _le petit ouragan
Naigeon_, comme Diderot l'appelle, dans une debauche d'atheisme entre
eux.

[Note 163: Cet article avait d'abord ete ecrit pour _le Livre des Cent
et Un_. On y repondait indirectement et sans amertume a un article _de
la Camaraderie litteraire_ qui fit du bruit dans le temps, et que le
tres-spirituel auteur (M. de Latouche) me permettra de qualifier de
partial et d'exagere.]

Pour etre juste toutefois, n'oublions pas que cette epoque fut le regne
de ce qu'on appelait _poesie legere_, et que, depuis le quatrain du
marquis de Sainte-Aulaire jusqu'a _la Confession de Zulme_, il naquit
une multitude de fadaises prodigieusement spirituelles, qui, avec les
in-folio de l'_Encyclopedie_, faisaient l'ordinaire des toilettes et des
soupers. Mais on ne vit rien alors de pareil a une poesie distincte ni a
une secte isolee de poetes. Ce genre leger etait plutot le rendez-vous
commun de tous les gens d'esprit, du monde, de lettres, ou de cour, des
mousquetaires, des philosophes, des geometres et des abbes. Les lectures
d'ouvrages en vers n'avaient pas lieu a petit bruit _entre soi_. Un
auteur de tragedie ou comedie, Chabanon, Desmahis, Colardeau, je
suppose, obtenait un salon a la mode, ouvert a tout ce qu'il y avait de
mieux; c'etait un sur moyen, pour peu qu'on eut bonne mine et quelque
debit, de se faire connaitre; les femmes disaient du bien de la piece;
on en parlait a l'acteur influent, au gentilhomme de la Chambre, et
le jeune auteur, ainsi pousse, arrivait s'il en etait digne. Mais il
fallait surtout assez d'intrepidite et ne pas sortir des formes recues.
Une fois, chez madame Necker, Bernardin de Saint-Pierre, alors inconnu,
essaya de lire _Paul et Virginie_: l'histoire etait simple et la voix
du lecteur tremblait; tout le monde bailla, et, au bout d'un demi-quart
d'heure, M. de Buffon, qui avait le verbe haut, cria au laquais: _Qu'on
mette les chevaux a ma voiture_!

De nos jours, la poesie, en reparaissant parmi nous, apres une absence
incontestable, sous des formes quelque peu etranges, avec un sentiment
profond et nouveau, avait a vaincre bien des perils, a traverser bien
des moqueries. On se rappelle encore comment fut accueilli le glorieux
precurseur de cette poesie a la fois eclatante et intime, et ce qu'il
lui fallut de genie opiniatre pour croire en lui-meme et persister. Mais
lui, du moins, solitaire il a ouvert sa voie, solitaire il l'acheve: il
n'y a que les vigoureuses et invincibles natures qui soient dans ce cas.
De plus faibles, de plus jeunes, de plus expansifs, apres lui, ont
senti le besoin de se rallier; de s'entendre a l'avance, et de preluder
quelque temps a l'abri de cette societe orageuse qui grondait alentour.
Ces sortes d'intimites, on l'a vu, ne sont pas sans profit pour l'art
aux epoques de renaissance ou de dissolution. Elles consolent, elles
soutiennent dans les commencements, et a une certaine saison de la vie
des poetes, contre l'indifference du dehors; elles permettent a quelques
parties du talent, craintives et tendres, de s'epanouir, avant que le
souffle aride les ait sechees. Mais des qu'elles se prolongent et se
regularisent en cercles arranges, leur inconvenient est de rapetisser,
d'endormir le genie, de le soustraire aux chances humaines et a ces
tempetes qui enracinent, de le payer d'adulations minutieuses qu'il se
croit oblige de rendre avec une prodigalite de roi. Il suit de la que
le sentiment du vrai et du reel s'altere, qu'on adopte un monde de
convention et qu'on ne s'adresse qu'a lui. On est insensiblement pousse
a la forme, a l'apparence; de si pres et entre gens si experts, nulle
intention n'echappe, nul procede technique ne passe inapercu; on
applaudit a tout: chaque mot qui scintille, chaque accident de la
composition, chaque eclair d'image est remarque, salue, accueilli. Les
endroits qu'un ami equitable noterait d'un triple crayon, les faux
brillants de verre que la serieuse critique rayerait d'un trait de son
diamant, ne font pas matiere d'un doute en ces indulgentes ceremonies.
Il suffit qu'il y ait prise sur un point du tissu, sur un detail
hasarde, pour qu'il soit saisi, et toujours en bien; le silence
semblerait une condamnation; on prend les devants par la louange. _C'est
etonnant_ devient synonyme de _C'est beau_; quand on dit _Oh!_ il est
bien entendu qu'on a dit _Ah!_ tout comme dans le vocabulaire de M. de
Talleyrand[164]. Au milieu de cette admiration haletante et morcelee,
l'idee de l'ensemble, le mouvement du fond, l'effet general de l'oeuvre,
ne saurait trouver place; rien de largement naif ni de plein ne
se reflechit dans ce miroir grossissant, taille a mille facettes.
L'artiste, sur ces reunions, ne fait donc aucunement l'epreuve du
public, meme de ce public choisi, bienveillant a l'art, accessible aux
vraies beautes, et dont il faut en definitive remporter le suffrage.
Quant au genie pourtant, je ne saurais concevoir sur son compte de bien
graves inquietudes. Le jour ou un sentiment profond et passionne le
prend au coeur, ou une douleur sublime l'aiguillonne, il se defait
aisement de ces coquetteries frivoles, et brise, en se relevant, tous
les fils de soie dans lesquels jouaient ses doigts nerveux. Le danger
est plutot pour ces timides et melancoliques talents, comme il s'en
trouve, qui se defient d'eux-memes, qui s'ouvrent amoureusement aux
influences, qui s'impregnent des odeurs qu'on leur infuse, et vivent de
confiance credule, d'illusions et de caresses. Pour ceux-la, ils peuvent
avec le temps, et sous le coup des infatigables eloges, s'egarer en des
voies fantastiques qui les eloignent de leur simplicite naturelle. Il
leur importe donc beaucoup de ne se livrer que discretement a la faveur,
d'avoir toujours en eux, dans le silence et la solitude, une portion
reservee ou ils entendent leur propre conseil, et de se redresser aussi
par le commerce d'amis eclaires qui ne soient pas poetes.

[Note 164: Ceci fait allusion a une anecdote souvent repetee de la
Presentation de l'abbe de Perigord a Versailles.]

Quand les soirees litteraires entre poetes ont pris une tournure
reguliere, qu'on les renouvelle frequemment, qu'on les dispose avec
artifice, et qu'il n'est bruit de tous cotes que de ces interieurs
delicieux, beaucoup veulent en etre; les visiteurs assidus, les
auditeurs litteraires se glissent; les rimeurs qu'on tolere, parce
qu'ils imitent et qu'ils admirent, recitent a leur tour et applaudissent
d'autant plus. Et dans les salons, au milieu d'une assemblee non
officiellement poetique, si deux ou trois poetes se rencontrent par
hasard, oh! la bonne fortune! vite un echantillon de ces fameuses
soirees! le proverbe ne viendra que plus tard, la contredanse est
suspendue, c'est la maitresse de la maison qui vous prie, et deja
tout un cercle de femmes elegantes vous ecoute; le moyen de s'y
refuser?--Allons, poete, executez-vous de bonne grace! Si vous ne
savez pas d'aventure quelque monologue de tragedie, fouillez dans vos
souvenirs personnels; entre vos confidences d'amour, prenez la plus
pudique; entre vos desespoirs, choisissez le plus profond; etalez-leur
tout cela! et le lendemain, au reveil, demandez-vous ce que vous avez
fait de votre chastete d'emotion et de vos plus doux mysteres.

Andre Chenier, que les poetes de nos jours ont si justement apprecie, ne
l'entendait pas ainsi. Il savait echapper aux ovations steriles et a ces
curieux de societe qui _se sont toujours fait gloire d'honorer les neuf
Soeurs_. Il repondait aux importunites d'usage, qu'_il n'avait rien_, et
que _d'ailleurs il ne lisait guere_. Ses soirees, a lui, se composaient
de son _jeune Abel_, des freres Trudaine, de Le Brun, de Marie-Joseph:

  C'est la le cercle entier qui, le soir, quelquefois,
  A des vers, non sans peine obtenus de ma voix,
  Prete une oreille amie et cependant severe.

Cette severite, hors de mise en plus nombreuse compagnie, et qui a tant
de prix quand elle se trouve melee a une sympathie affectueuse, ne doit
jamais tourner trop exclusivement a la critique litteraire. Boileau,
dans le cours de la touchante et grave amitie qu'il entretint avec
Racine, eut sans doute le tort d'effaroucher souvent ce tendre genie.
S'il avait exerce le meme empire et la meme direction sur La Fontaine,
qu'on songe a ce qu'il lui aurait retranche! L'ami du poete, le
_confident de ses jeunes mysteres_, comme a dit encore Chenier, a besoin
d'entrer dans les menagements d'une sensibilite qui ne se decouvre a lui
qu'avec pudeur et parce qu'elle espere au fond un complice. C'est un
faible en ce monde que la poesie; c'est souvent une plaie secrete qui
demande une main legere: le gout, on le sent, consiste quelquefois a se
taire sur l'expression et a laisser passer. Pourtant, meme dans ces
cas d'une poesie tout intime et mouillee de larmes, il ne faudrait pas
manquer a la franchise par fausse indulgence. Qu'on ne s'y trompe pas:
les douleurs celebrees avec harmonie sont deja des blessures a peu pres
cicatrisees, et la part de l'art s'etend bien avant jusque dans les plus
reelles effusions d'un coeur qui chante. Et puis les vers, une fois
faits, tendent d'eux-memes a se produire; ce sont des oiseaux longtemps
couves qui prennent des ailes et qui s'envoleront par le monde un matin.
Lors donc qu'on les expose encore naissants au regard d'un ami, il doit
etre toujours sous-entendu qu'on le consulte, et qu'apres votre premiere
emotion passee et votre rougeur, il y a lieu pour lui a un jugement.

Quelques amities solides et variees, un petit nombre d'intimites au sein
des etres plus rapproches de nous par le hasard ou la nature, intimites
dont l'accord moral est la supreme convenance; des liaisons avec les
maitres de l'art, etroites s'il se peut, discretes cependant, qui ne
soient pas des chaines, qu'on cultive a distance et qui honorent;
beaucoup de retraite, de liberte dans la vie, de comparaison rassise et
d'elan solitaire, c'est certainement, en une societe dissoute ou factice
comme la notre, pour le poete qui n'est pas en proie a trop de gloire ni
adonne au tumulte du drame, la meilleure condition d'existence heureuse,
d'inspiration soutenue et d'originalite sans melange. Je me figure que
Manzoni en sa Lombardie, Wordsworth reste fidele a ses lacs, tous deux
profonds et purs genies interieurs, realisent a leur maniere l'ideal de
cette vie dont quelque image est assez belle pour de moindres qu'eux.
Rever plus, vouloir au dela, imaginer une reunion complete de ceux qu'on
admire, souhaiter les embrasser d'un seul regard et les entendre sans
cesse et a la fois, voila ce que chaque poete adolescent a du croire
possible; mais, du moment que ce n'est la qu'une scene d'Arcadie, un
episode futur des Champs-Elysees, les parodies imparfaites que la
societe reelle offre en echange ne sont pas dignes qu'on s'y arrete
et qu'on sacrifie a leur vanite. Lors meme que, fascine par les plus
gracieuses lueurs, on se flatte d'avoir rencontre autour de soi une
portion de son reve et qu'on s'abandonne a en jouir, les mecomptes
ne tardent pas; le cote des amours-propres se fait bientot jour, et
corrompt les douceurs les mieux appretees; de toutes ces affections
subtiles qui s'entrelacent les unes aux autres, il sort inevitablement
quelque chose d'amer.

Un autre voeu moins chimerique, un desir moins vaste et bien legitime
que forme l'ame en s'ouvrant a la poesie, c'est d'obtenir acces jusqu'a
l'illustre poete contemporain qu'elle prefere, dont les rayons l'ont
d'abord touchee, et de gagner une secrete place dans son coeur. Ah! sans
doute, s'il vit de nos jours et parmi nous, celui qui nous a engendre a
la melodie, dont les epanchements et les sources murmurantes ont eveille
les notres comme le bruit des eaux qui s'appellent, celui a qui nous
pouvons dire, de vivant a vivant, et dans un aveu trouble, (_con
vergognosa fronte_), ce que Dante adressait a l'ombre du doux Virgile:

  Or se' lu quel Virgilio, e quella fonte
  Che spande di parlar si largo tiume?
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Vagliami 'l lungo studio e 'l grande amore
  Che m' lian fatto cercar lo tuo volume;
  Tu se' lo mio maestro, e 'l mio autore...,

sans doute il nous est trop charmant de le lui dire, et il ne doit pas
lui etre indifferent de l'entendre. Schiller et Goethe, de nos jours,
presentent le plus haut type de ces incomparables hymenees de genies, de
ces adoptions sacrees et fecondes. Ici tout est simple, tout est vrai,
tout eleve. Heureuses de telles amities, quand la fatalite humaine, qui
se glisse partout, les respecte jusqu'au terme; quand la mort seule les
delie, et, consumant la plus jeune, la plus devouee, la plus tendre au
sein de la plus antique, l'y ensevelit dans son plus cher tombeau! A
defaut de ces choix resserres et eternels, il peut exister de poete a
poete une male familiarite, a laquelle il est beau d'etre admis, et
dont l'impression franche dedommage sans peine des petits attroupements
concertes. On se visite apres l'absence, on se retrouve en des lieux
divers, on se serre la main dans la vie; cela procure des jours rares,
des heures de fete, qui ornent par intervalles les souvenirs. Le grand
Byron en usait volontiers de la sorte dans ses liaisons si noblement
menees; et c'est sur ce pied de cordialite libre que Moore, Rogers,
Shelley, pratiquaient l'amitie avec lui. En general, moins les
rencontres entre poetes qui s'aiment ont de but litteraire, plus elles
donnent de vrai bonheur et laissent d'agreables pensees. Il y a bien des
annees deja, Charles Nodier et Victor Hugo en voyage pour la Suisse,
et Lamartine qui les avait recus au passage dans son chateau de
Saint-Point, gravissaient, tous les trois ensemble, par un beau soir
d'ete, une cote verdoyante d'ou la vue planait sur cette riche contree
de Bourgogne; et, au milieu de l'exuberante nature et du spectacle
immense que recueillait en lui-meme le plus jeune, le plus ardent de
ces trois grands poetes, Lamartine et Nodier, par un retour facile, se
racontaient un coin de leur vie dans un age ignore, leurs piquantes
disgraces, leurs molles erreurs, de ces choses oubliees qui revivent une
derniere fois sous un certain reflet du jour mourant, et qui, l'eclair
evanoui, retombent a jamais dans l'abime du passe. Voila sans doute une
rencontre harmonieuse, et comme il en faut peu pour remplir a souhait
et decorer la memoire; mais il y a loin de ces hasards-la a une soiree
priee a Paris, meme quand nos trois poetes y assisteraient.

Apres tout, l'essentiel et durable entretien des poetes, celui qui ne
leur manque ni ne leur pese jamais, qui ne perd rien, en se renouvelant,
de sa serenite ideale ni de sa suave autorite, ils ne doivent pas le
chercher trop au dehors; il leur appartient a eux-memes de se le donner.
Milton, vieux, aveugle et sans gloire, se faisant lire Homere ou la
Bible par la douce voix de ses filles, ne se croyait pas seul, et
conversait de longues heures avec les antiques genies. Machiavel nous a
raconte, dans une lettre memorable, comment apres sa journee passee aux
champs, a l'auberge, aux propos vulgaires, le soir tombant, il revenait
a son cabinet, et, depouillant a la porte son habit villageois couvert
d'ordure et de boue, il s'appretait a entrer dignement dans les cours
augustes des hommes de l'antiquite. Ce que le severe historien a si
hautement compris, le poete surtout le doit faire; c'est dans
ce recueillement des nuits, dans ce commerce salutaire avec les
imperissables maitres, qu'il peut retrouver tout ce que les frottements
et la poussiere du jour ont enleve a sa foi native, a sa blancheur
privilegiee. La il rencontre, comme Dante au vestibule de son Enfer, les
cinq ou six poetes souverains dont il est epris; il les interroge, il
les entend; il convoque leur noble et incorruptible ecole (_la bella
scuola_), dont toutes les reponses le raffermissent contre les disputes
ambigues des ecoles ephemeres; il eclaircit, a leur flamme celeste, son
observation des hommes et des choses; il y epure la realite sentie dans
laquelle il puise, la separant avec soin de sa portion pesante, inegale
et grossiere; et, a force de s'envelopper de _leurs saintes reliques_,
suivant l'expression de Chenier, a force d'etre attentif et fidele a la
propre voix de son coeur, il arrive a creer comme eux selon sa mesure,
et a meriter peut-etre que d'autres conversent avec lui un jour.

1831.



CHARLES NODIER[165]

[Note 165: Au moment ou cette reimpression (1844) s'acheve, la mort,
qui se hate, nous permet d'y faire entrer ces pages, qui ne sont plus
consacrees a un vivant: _inter Divos habitus_.--(Seulement, pour eviter
la disproportion entre les volumes, on a mis a la fin du tome premier ce
que l'ordre naturel eut fait placer a la fin du second.)]

Le titre de _litterateur_ a quelque chose de vague, et c'est le seul
pourtant qui definisse avec exactitude certains esprits, certains
ecrivains. On peut etre litterateur, sans etre du tout historien, sans
etre decidement poete, sans etre romancier par excellence. L'historien
est comme un fonctionnaire officiel et grave, qui suit ou fraye les
grandes routes et tient le centre du pays. Le poete recherche les
sentiers de traverse le plus souvent; le romancier s'oublie au cercle du
foyer, ou sur le banc du seuil devant, lequel il raconte. Les livres et
les _belles-lettres_ peuvent n'etre que fort secondaires pour eux, et
l'historien lui-meme, qui s'en passe moins aisement, y voit surtout
l'usage positif et severe. On peut etre litterateur aussi, sans devenir
un erudit critique a proprement parler; le metier et le talent d'erudit
offrent quelque chose de distinct, de precis, de consecutif et de
rigoureux. Un litterateur, dans le sens vague et flottant ou je le
laisse, serait au besoin et a plaisir un peu de tout cela, un peu ou
beaucoup, mais par instants et sans rien d'exclusif et d'unique. Le pur
litterateur aime les livres, il aime la poesie, il s'essaye aux romans,
il s'egaye au pastiche, il effleure parfois l'histoire, il grapille
sans cesse a l'erudition; il abonde surtout aux particularites, aux
circonstances des auteurs et de leurs ouvrages; une note a la facon de
Bayle est son triomphe. Il peut vivre au milieu de ces diversites, de
ces trente rayons d'une petite bibliotheque choisie, sans faire un choix
lui-meme et en touchant a tout: voila ses delices. Il y a plus: poete,
romancier, prefacier, commentateur, biographe, le litterateur est
volontiers a la fois amateur et necessiteux, libre et commande; il
obeira maintes fois au libraire, sans cesser d'etre aux ordres de sa
propre fantaisie. Cette necessite qu'il maudit, il l'aime plus qu'il ne
se l'avoue: dans son imprevu, souvent elle lui demande ce qu'il n'eut
pas donne d'une autre maniere; elle supplee par acces et fait emulation
en quelque sorte a son imagination meme. Sa vie intellectuelle ainsi,
dans sa variete et son recommencement de tous les jours, est le
contraire d'une specialite, d'une voie droite, d'une chaussee reguliere.
Oh! combien je comprends que les parents sages d'autrefois ne
voulussent pas de litterateurs parmi leurs enfants! Les historiens, les
philosophes, les erudits, les linguistes, les _speciaux_, tous tant
qu'ils sont, encaisses dans leur rainure (en laquelle une fois entres,
notez-le bien, ils arrivent le plus souvent a l'autre bout par la force
des choses, comme sur un chemin de fer les wagons), tous ces esprits
justement etablis sont d'abord assez de l'avis des parents, et
professent eux-memes une sorte de dedain pour le litterateur, tel que je
le laisse flotter, et pour ce peu de carriere regulierement tracee, pour
cette ecole buissonniere prolongee a travers toutes sortes de sujets et
de livres; jusqu'a ce qu'enfin ce litterateur errant, par la multitude
de ces excursions, l'amas de ses notions accessoires, la flexibilite de
sa plume, la richesse et la fertilite de ses miscellanees, se fasse un
nom, une position, je ne dis pas plus utile, mais plus considerable que
celle des trois quarts des speciaux; et alors il est une puissance a son
tour, il a cours et credit devant tous, il est reconnu.

Nul ecrivain de nos jours ne saurait mieux preter a nous definir d'une
maniere vivante le litterateur indefini, comme je l'entends, que ce
riche, aimable et presque insaisissable polygraphe,--Charles Nodier.

Ce qui caracterise precisement son personnage litteraire, c'est de
n'avoir eu aucun parti special, de s'etre essaye dans tout, de facon
a montrer qu'il aurait pu reussir a tout, de s'etre porte sur maints
points a certains moments avec une vivacite extreme, avec une
surexcitation passionnee, et d'avoir ete vu presque aussitot ailleurs,
philologue ici, romanesque la, bibliographe et wertherien, academique
cet autre jour avec effusion et solennite, et le lendemain ou la veille
le plus excentrique ou le plus malicieux des novateurs: un melange anime
de Gabriel Naude et de Cazotte, legerement cadet de Rene et d'Oberman,
representant tout a fait en France un essai d'organisation depaysee de
Byron, de Lewis, d'Hoffmann, Francais a travers tout, Comtois d'accent
et de saveur de langage, comme La Monnoye etait Bourguignon, mariant le
_Menagiana_ a _Lara_, curieux a etudier surtout en ce que seul il
semble lier au present des arriere-fonds et des lointains fuyants de
litterature, donnant la main de Bonneville a M. de Balzac, et de Diderot
a M. Hugo. Bref, son talent, ses oeuvres, sa vie litteraire, c'est
une riche, brillante et innombrable armee, ou l'on trouve toutes
les bannieres, toutes les belles couleurs, toutes les hardiesses
d'avant-garde et toutes les formes d'aventures;... tout, hormis le
quartier-general.

C'est le quartier-general, en effet, la discipline seule qui de bonne
heure a manque a ces recrues genereuses et faciles, a ces ardentes
levees de bande qui eurent leur coup de collier chacune, mais qui, trop
vite, la plupart, ont plie. Je me figure une armee en bataille d'avant
Louvois; chaque compagnie s'est deployee sous son chef a sa guise;
chaque capitaine, chaque colonel a etale son echarpe et sa casaque de
fantaisie. En tout, Nodier a ete un peu ainsi; s'il etudie la botanique
ou les insectes,--ces brillants coleopteres a qui sa plume deroba leurs
couleurs,--dans le pli de science ou il se joue, c'est a un point de
vue particulier toujours et sans tant s'inquieter des classifications
generales et des grands systemes naturels: Jean-Jacques de meme en etait
a la botanique d'avant Jussieu. Nodier, dans les genres divers qu'il
cultive, s'en tient volontiers a la chimie d'avant Lavoisier, comme il
reviendrait a l'alchimie ou aux vertus occultes d'avant Bacon; apres
l'_Encyclopedie_, il croit aux songes; en linguistique, il semble un
contemporain de Court de Gebelin, non pas des Grimm ou des Humboldt.
C'est toujours ce corps d'armee d'avant le grand ordonnateur Louvois.

On dirait que dans sa destinee prodigue, dans cette vocation mobile
qui aime a s'epandre hors du centre, il se reflete quelque chose de
la destinee de sa province elle-meme, si tard reunie. Il y a en lui,
litterairement parlant, du Comtois d'avant la reunion, du federaliste
girondin.

A qui la faute? et est-ce une faute en ces temps de revolution et de
coupures si frequentes? Qu'on songe a la date de sa naissance. Nous
aurons a rappeler tout a l'heure les impressions de son enfance precoce,
les orages de son adolescence emancipee, cette vie de frontiere aux
lisieres des monts, aux annees d'emigration et d'anarchie, entre le
Directoire expirant et l'Empire qui n'etait pas ne; car c'est bien alors
que son imagination a pris son pli ineffacable, et que l'ideal en lui a
grands traits hasardeux, s'est forme. L'honneur de Nodier dans l'avenir
consistera, quoi qu'il en soit, a representer a merveille cette epoque
convulsive ou il fut jete, cette generation litteraire, adolescente
au Consulat, coupee par l'Empire, assez jeune encore au debut de
la Restauration, mais qui eut toujours pour devise une sorte de
contre-temps historique: ou _trop tot ou trop tard!_

_Trop tot_; car si elle eut tarde jusqu'a la Restauration, si elle eut
debute fraichement a l'origine, elle aurait eu quinze annees de pleine
liberte et d'ouverte carriere a courir tout d'une haleine.--_Trop tard_;
car si elle se fut produite aussi bien vers 1780, si elle fut entree en
scene le lendemain de Jean-Jacques, elle aurait eu chance de se faire
virile en ces dix annees, de prendre rang et consistance avant les
orages de 89.

Mais, dans l'un ou dans l'autre cas, elle n'aurait plus ete elle-meme,
c'est-a-dire une generation poetique jetee de cote et interceptee par un
char de guerre, une generation vouee a des instincts qu'exalterent et
reprimerent a l'instant les choses, et dont les rares individus parurent
d'abord marques au front d'un pale eclair egare. _Helas! nous aurions
pu etre!_ a dit l'aimable miss Landon dans un refrain melancolique,
recemment cite par M. Chasles. C'est la devise de presque toutes les
existences. Seulement ici, de ces existences litteraires d'alors qui ont
manque et qui _auraient pu etre_, il en est une qui a surgi, qui,
malgre tout, a brille, qui, sans y songer, a herite a la longue de ces
infortunes des autres et des siennes propres, qui les resume en soi avec
eclat et charme, qui en est aujourd'hui en un mot le type visible et
subsistant. Cela fait aussi une gloire.

J'insiste encore, car, pour le litterateur, c'est tout si on le peut
rattacher a un vrai moment social, si on peut sceller a jamais son nom a
un anneau quelconque de cette grande chaine de l'histoire. Quelle fut,
a les prendre dans leur ensemble, la direction principale et historique
des generations qui arrivaient a la virilite en 89, et de celles qui
y atteignaient vers 1803? Pour les unes, la politique, la liberte, la
tribune; pour les autres, l'administration ou la guerre. De sorte
qu'on peut dire, en abregeant, que les generations politiques et
revolutionnaires de 89 eurent pour mot d'ordre _le droit_, et que les
generations obeissantes et militaires de l'Empire eurent pour mot
d'ordre _le devoir_. Or, nos generations, a nous, romanesques et
poetiques, n'ont guere eu pour mot d'ordre que _la fantaisie_.

Mais que devinrent les eclaireurs avances, les enfants perdus de nos
generations encore lointaines, lorsque, s'ebattant aux dernieres soirees
du Directoire, essayant leur premier essor aux jeunes soleils du
Consulat, et croyant deja a la plenitude de leur printemps, ils furent
pris par l'Empire, separes par lui de leur avenir espere, et enfermes
de toutes parts un matin en un horizon de fer comme dans le cercle de
Popilius? Ce fut un vrai cri de rage[166].

[Note 166: On peut lire dans _les Meditations du Cloitre_, qui font
suite au _Peintre de Saltzbourg_, le paragraphe qui commence ainsi:
"Voila une generation tout entiere, etc., etc."]

Deux seuls grands esprits souvent cites resisterent a cet Empire et lui
tinrent tete, M. de Chateaubriand et madame de Stael. Mais remarquez
bien qu'ils etaient tres au complet, et comme en armes, quand il
survint. M. de Chateaubriand se faisait deja homme en 89; dix ans
d'exil, d'emigration et de solitude acheverent de le tremper. Madame de
Stael, de meme, ne put etre supprimee par l'Empire, auquel elle etait
anterieure de position prise et de renommee fondee. Nes dix ou quinze
ans plus tard, et s'ils n'avaient eu que dix-sept ans en 1800, ces deux
chefs de la pensee eussent-ils fait tete aussi fermement a l'assaut? Du
moins, on l'avouera, les difficultes pour eux eussent ete tout autres.

Il faut en tenir compte au brillant, aimable et intermediaire genie dont
nous parlons. Charles-Emmanuel Nodier doit etre ne a Besancon le 29
avril 1780, si tant est qu'il s'en souvienne rigoureusement lui-meme;
le contrariant Querard le fait naitre en 1783 seulement; Weiss, son ami
d'enfance, le suppose ne en 1781. Ce point initial n'est donc pas encore
parfaitement eclairci, et je le livre aux elucubrations des Mathanasius
futurs. Son pere, avocat distingue, avait ete de l'Oratoire et avait
professe la rhetorique a Lyon. Il fut le premier et longtemps l'unique
maitre de ce fils adore (fils naturel, je le crois), dont l'education
ainsi resta presque entierement privee et qui ne parut au college que
dans les classes superieures. Le jeune Nodier suivit pourtant a Besancon
les cours de l'Ecole centrale et fut eleve de M. Ordinaire, de M. Droz.
Ses relations avec le moine Schneider, telles qu'il s'est plu a nous
les peindre, ne sont-elles pas une reflexion fort elargie, une pure
refraction du souvenir a distance au sein d'une vaste et mobile
imagination? Nous nous garderions bien, quand nous le pourrions, de
chercher a suivre le reel biographique dans ce qui est surtout vrai
comme impression et comme peinture, et d'y decolorer a plaisir ce que le
charmant auteur a si richement fondu et deploye. Ce que nous demandons
a l'enfance et a la jeunesse de Nodier, c'est moins une suite de faits
positifs et d'incidents sans importance que ses emotions memes et ses
songes; or, de sa part, les souvenirs legerement _romances_ nous les
rendent d'autant mieux.

Les premiers sentiments du jeune Nodier le pousserent tout a fait dans
le sens de la Revolution. Son pere fut le second maire constitutionnel
de Besancon; M. Ordinaire avait ete le premier. L'enfant, des onze ou
douze ans, prononcait des discours au club. Une deputation de ce club de
Besancon alla rendre visite au general Pichegru qui avait repousse les
Autrichiens, du cote de Strasbourg: l'enfant fut de la partie; deux
commissaires le demanderent a son pere: "Donnez-nous-le, nous le ferons
voyager!" Pichegru lui fit accueil et l'assit meme sur ses genoux, car
l'enfant, tres-jeune, etait de plus tres-mince et petit, il n'a grandi
que tard. Il passa ainsi trois ou quatre jours au quartier-general et
partagea le lit d'un aide de camp. Cette excursion fut feconde pour sa
jeune ame; mille tableaux s'y graverent, mille couleurs la remplirent.
Il put dire avec orgueil: Pichegru m'a aime. Mais lorsqu'ensuite, dans
son culte enthousiaste, il s'obstina jusqu'au bout a parler de Pichegru
comme d'une pure victime, comme d'un bon Francais et d'un loyal
defenseur du sol, il fut moins fidele a l'information de l'histoire qu'a
la reconnaissance et au pieux desir.

Pendant la Terreur probablement, un M. Girod de Chantrans, ancien
officier du genie, force de quitter Besancon par suite du decret qui
interdisait aux ci-devant nobles le sejour dans les places de guerre,
alla habiter Novilars, chateau a deux lieues de la; il emmena le jeune
Nodier avec lui. C'etait un savant, un sage, une espece de Linne
bisontin. Il donna a l'enfant des lecons de mathematiques et d'histoire
naturelle, mais l'eleve ne mordit qu'a cette derniere. C'est la qu'il
commenca ses etudes entomologiques, ses collections, s'attachant aux
coleopteres particulierement: il y acquit des connaissances reelles,
decouvrit l'organe de l'ouie chez les insectes: une dissertation publiee
a Besancon en l'an VI (1798) en fait foi. M. Dumeril confirma depuis
cette opinion, ou meme, selon son jeune et jaloux devancier, s'en
empara: il y eut reclamation dans les journaux[167]. Des ce temps, Nodier
avait commence un poeme sur les charmants objets de ses etudes; on
en citait de jolis vers que quelques memoires, en le voulant bien,
retrouveraient peut-etre encore. Je n'ai pu saisir que les deux
premiers:

  Hotes legers des bois, compagnons des beaux jours,
  Je dirai vos travaux, vos plaisirs, vos amours...

[Note 167: On peut voir dans la _Decade_, 3e trimestre de l'an XII, p.
377, une lettre de Charles Nodier, de laquelle il resulte cependant que
M. Dumeril, loin de s'emparer de l'observation de son devancier, l'avait
negligee et n'en avait pas tenu compte. L'exactitude est bien difficile
a obtenir, en tout ce qui concerne Charles Nodier,--surtout si l'on a
cause avec lui.]

Mais qu'est-il besoin de poeme? ne l'avons-nous pas dans _Seraphine_,
aussi vif, aussi frais, aussi matinal et diapre que les ailes de ces
papillons sans nombre que l'auteur decrit amoureusement et qu'il etale?
Quand on est poete, quand la lumiere se joue dans l'atmosphere sereine
de l'esprit ou en colore a son gre les transparentes vapeurs, il n'est
que mieux d'attendre pour peindre, de laisser la distance se faire, les
rayons et les ombres s'incliner, les horizons se dorer et s'amollir.
Tous ces _Souvenirs_ enchanteurs de Nodier, qui commencent par
_Seraphine_, ont pour muse et pour fee, non pas le _Souvenir_ meme,
beaucoup trop precis et trop distinct, mais l'adorable _Reminiscence_.
C'est bien important, a propos de Nodier, de poser des l'abord en quoi
la reminiscence differe du souvenir. Un amant disait a sa maitresse
qui brulait chaque fois les lettres recues, et qui pourtant s'en
ressouvenait mieux:

  Au lieu d'un froid tiroir ou dort le souvenir,
  J'aime bien mieux ce coeur qui veut tout retenir,
  Qui dans sa vigilance a lui seul se confie,
  Recueille, en me lisant, des mots qu'il vivifie,
  Les mele a son desir, les plie en mille tours,
  Incessamment les change et s'en souvient toujours.
  Abus delicieux! confusion charmante!
  Passe qui s'embellit de lui-meme et s'augmente!
  Foret dont le mystere invite et fait songer,
  Ou la Reminiscence, ainsi qu'un faon leger,
  T'attire sur sa trace au milieu d'avenues
  Nouvelles a tes yeux et non pas inconnues!

C'est ce faon leger des lointains mysterieux, ce daim a demi fuyant de
l'Egerie secrete, que dans ses inspirations les plus heureuses Nodier
vieillissant a suivi.

Au retour de Novilars, il frequenta a Besancon les cours de l'Ecole
centrale; des 1797, il etait adjoint au bibliothecaire de la ville,
avec de petits appointements qui lui permirent quelque independance.
Jusqu'alors il avait ete plutot timide et d'une allure toute poetique;
il commenca de s'emanciper, et ces vives annees de son adolescence
purent paraitre tres-dissipees et tres-oisives. Son pere l'aurait voulu
avocat; il suivit le droit a Besancon, mais inexactement et sans fruit.
A cette epoque il en etait deja aux romans, soit a les pratiquer, soit a
les ecrire. L'influence de _Werther_ fut tres-grande sur lui et l'exalta
singulierement. La mode y poussait; le plus flatteur triomphe d'un
jeune-France en ce temps-la consistait a obtenir des parents de porter
l'habit bleu de ciel et la culotte jaune de Werther. Dans ces premiers
acces d'enthousiasme germanique, Nodier ne savait que fort peu
l'allemand; il lisait plus directement Shakspeare; mais il avait
pour ainsi dire le don des langues; il les dechiffrait tres-vite et
d'instinct, et en general il sait tout comme par reminiscence. Rien
d'etonnant que, comme toutes les reminiscences, ses connaissances,
d'autant plus ingenieuses, soient parfois un peu hasardees.

Il se trouva implique en 1799 (an vu) dans quelque petite echauffouree
politique. Il s'agissait d'_un complot contre la surete de l'Etat_.
Condamne d'abord par contumace, il fut ensuite acquitte a la majorite
d'une voix, le 10 fructidor an VII. Il avait perdu sa place de
bibliothecaire-adjoint; son pere l'envoya a Paris (vers 1800) pour y
continuer ses etudes interrompues; il y porta des romans deja faits, et
y contracta de nouvelles liaisons politiques. Apres un premier sejour
a Paris, il fut rappele a Besancon; c'etait l'epoque ou les emigres
commencaient a rentrer; il se lia avec ceux d'entre eux qui etaient
encore jeunes, et tourna au royalisme en combinant ses nouvelles
affections avec les anciennes. Revenu a Paris a l'epoque ou Bonaparte
consul visait de pres a l'empire, il y fit _la Napoleone_ (1802), encore
plus republicaine que royaliste: le dernier vers y salue _l'echafaud de
Sidney_. Il publia presque en meme temps le petit roman des _Proscrits_,
et, dans un genre fort different, une _Bibliographie entomologique_;
il avait ecrit des articles dans un journal d'opposition intitule _le
Citoyen francais_, qui paraissait pendant la premiere annee du Consulat.
Il avait deja fait imprimer a Besancon, en 1801, et tirer a vingt-cinq
exemplaires _Quelques Pensees de Shakspeare_, avec cette epigraphe de
Bonneville:

  Genie agreste et pur qu'ils traitent de barbare.

En quittant chaque fois Besancon, Nodier y laissait un ami qu'il
revoyait toujours ensuite avec bonheur, qu'il emerveillait de ses
nouveaux recits, au coeur de qui il gravait comme sur l'ecorce du hetre
les chiffres du moment, et que quarante annees ecoulees depuis lors
n'ont pas arrache du meme lieu. Weiss, cet ami d'enfance, bibliographe
comme Nodier, et, qui plus est, homme d'imagination comme lui, l'un des
derniers de cette franche et docte race provinciale a la facon du XVIe
siecle, heritier direct des Grosley et des Boisot, l'excellent Weiss est
reste dans sa ville natale comme un exemplaire depose de la vie premiere
et de l'ame de son ami, un exemplaire sans les arabesques et les
dorures, mais avec les corrections a la main, avec les marges entieres
precieuses, et ce qu'on appelle en bibliographie les _temoins_. Qui donc
n'a pas ainsi quelqu'un de ces amis purs et fideles qui est reste
au toit quand nous l'avons deserte, le pigeon casanier qui garde la
tourelle? mais l'autre souvent ne revient pas. C'est le tome premier de
nous-meme, et celui presque toujours qui nous represente le mieux. Pour
savoir le Nodier d'alors, c'est bien moins le Nodier d'aujourd'hui, trop
lasse de s'entendre, qu'il eut fallu interroger, que le temoin memoratif
et glorieux d'un tel ami, lorsque dans la belle promenade de Chamars, si
pleine de souvenirs (avant que le Genie militaire eut gate Chamars), il
s'epanchait en abondants et naifs recits, et faisait revivre sous les
grands feuillages d'automne les confidences des printemps d'autrefois,
desespoirs ardents, philtres mortels, consolations promptes, complots,
terreurs credules, fuites errantes, une fenetre escaladee, les annees
legeres.

Je me represente Nodier a ces heures de jeunesse, lorsque, superbe et
puissant d'esperance, ou, ce qui revient au meme, prodigue de desespoir,
il partit pour Paris du pied de sa montagne comme pour une conquete. Il
n'etait pas tel que nous le voyons aujourd'hui lorsqu'a pas lents, un
peu voute et comme affaisse, il s'achemine tous les jours regulierement
par les quais jusque chez Crozet et Techener, ou devers l'Academie les
jours de seance, _afin que cela l'amuse_, comme dirait La Fontaine.
"Vous l'avez rencontre cent fois, vous l'avez coudoye, dit un spirituel
critique, qui en cette occasion est peintre[168], et sans savoir pourquoi
vous avez remarque sa figure anguleuse et grave, son pas incertain et
aventureux, _son oeil vif et las_, sa demarche fantasque et pensive."
Prenez garde pourtant, attendez: il y a de la vigueur encore
sommeillante sous cette immense lassitude, il survient de singuliers
reveils dans cette langueur. Un jour que je le rencontrais ainsi
dans une de ces cours de l'Institut que les profanes traversent
irreverencieusement pour raccourcir leur chemin, comme on traverse
une eglise,--un jour que je le rencontrais donc, et qu'arrive tout
fraichement moi-meme de sa Franche-Comte et de son Jura, je lui en
rappelais avec feu quelques grands sites, il m'ecoutait en souriant;
mais j'avais cherche vainement le nom de _Cerdon_ pour le rattacher a
cette haute et austere entree dans la montagne apres Pont-d'Ain: ce nom
de _Cerdon_, que je ne retrouvais pas et que je balbutiais inexactement,
avait deroute a lui-meme sa memoire, et nous avions tourne autour,
sachant au juste de quel lieu il s'agissait, mais sans le bien denommer.
Il m'avait quitte, il etait loin, lorsque du fond de la seconde cour,
et du seuil meme de l'illustre _portique_, un cri, un accent net et
vibrant, le mot de _Cerdon_, qui lui etait revenu, et qu'il me lancait
avec une joie fiere en se retournant, m'arriva comme un rappel sonore
du patre matinal aux echos de la montagne: le Nodier jeune et puissant
etait retrouve!

[Note 168: _Portraits litteraires_, par M. Planche.]

Les soirs meme de dimanche, en cet _Arsenal_ toujours gracieux et
embelli, s'il s'oublie quelquefois, comme par megarde, a causer et a
rajeunir, si, debout a la cheminee, il s'engage en un attachant recit
qui ne va plus cesser, a mesure que sa parole elegante et flexible se
deroule, ecoutez, assistez! Voyez-vous cette organisation puissante qui
a faibli, comme elle se rehausse aux souvenirs! l'oeil s'eclaire, la
voix monte, le geste lui-meme, a peine sorti de sa longue indolence, est
eloquent. Je me figure un Vergniaud qui cause.

Dans le Nodier d'aujourd'hui, a travers la fatigue, il y a encore, par
acces, du montagnard elance a haute et large poitrine, de meme que dans
celui d'autrefois et jusqu'en sa pleine force, on dut entrevoir toujours
quelque chose de ce qui a promptement flechi. Les Francs-Comtois
transplantes ne sont-ils pas volontiers comme cela[169]?

[Note 169: Jouffroy, par exemple.]

Quoi qu'il en soit, lui, il etait tel lorsque ses premiers sejours a
Paris agrandirent sous ses pas bondissants le cercle des aventures.
J'ajourne pour un instant les echappees politiques: litterairement on le
possede des ce moment-la, d'une maniere complete et circonstanciee, dans
quelques petits ouvrages de lui qui furent concus sous ces coups de
soleil ardents, sous ces premieres lunes sanglantes et bizarres.

_Le Peintre de Saltzbourg_, journal des emotions d'un coeur souffrant,
suivi des _Meditations du Cloitre_, 1803.

_Le dernier Chapitre de mon Roman_, 1803.

_Essais d'un jeune Barde_, 1804.

_Les Tristes_, ou _Melanges tires des tablettes d'un Suicide_, 1806.
J'y ajouterais le roman intitule _les Proscrits_, si on pouvait se le
procurer[170]; mais j'y joins celui d'_Adele_, qui, publie beaucoup plus
tard, remonte pour la premiere idee et l'ebauche de la composition a ces
annees de prelude. En relisant ces divers ecrits, en tachant, s'il se
peut, pour les _Essais d'un jeune Barde_ et pour _les Tristes_, de
ressaisir l'edition originale (car dans les volumes des _oeuvres
completes_ la physionomie particuliere de ces petits recueils s'est
perdue et comme fondue), on surprend a merveille les affinites
sentimentales et poetiques de Nodier dans leurs origines.

[Note 170: On le peut assez aisement, car il a ete reimprime en 1820
(_Stella_ ou _les Proscrits_). L'auteur l'a rejete depuis avec raison,
comme trop juvenile et peu digne de ses _Oeuvres completes_. Les autres
ouvrages dont je parle en dispensent.]

Il est d'avant _Rene_, bien qu'il n'eclate qu'un peu apres et a cote. Il
n'a pas non plus besoin d'_Oberman_ pour naitre, bien qu'il le lise de
bonne heure et qu'il l'admire aussitot; mais si Oberman et Rene sont
pour lui des freres aines et plus muris, ce ne sont pas ses parents
directs, ses peres. Nodier, au debut, se rattache plus directement a
Saint-Preux, mais a Saint-Preux germanise, vaporise, wertherise. Il a lu
aussi _les dernieres Aventures du jeune d'Olban_, publiees en 1777, et
il s'en ressent d'une maniere sensible. Mais qu'est-ce, me dira-t-on,
que _les Aventures du jeune d'Olban_? Avant 89, il y avait en France un
tres-reel commencement de romantisme, une veine assez grossissante dont
on est tout surpris a l'examiner de pres: les drames de Diderot, de
Mercier, les traductions et les prefaces de Le Tourneur, celles de
Bonneville. Tout un jeune public, contre lequel tonnait La Harpe, y
repondait: on a vu ailleurs que M. Joubert, l'ami de Fontanes, en etait.
Or Ramond, depuis membre grave des assemblees politiques, de l'Academie
des Sciences, et historien si eminent des Pyrenees, Ramond jeune,
nourri dans Strasbourg, sa patrie, des premiers sucs de la litterature
allemande murissante, en fut legerement enivre. Sejournant en Suisse et
dans une sorte d'exil commande, a ce qu'il semble, par quelque passion
malheureuse, il publia a Verdun, en 1777, _les Aventures du jeune
d'Olban_ qui finissent a la Werther par un coup de pistolet, et l'annee
suivante il publia encore, dans la meme ville, un volume d'Elegies
alsaciennes de plus de sentiment et d'exaltation que d'harmonie et de
facture; on y lit cette rustique approbation signee du bailli du lieu:
_Permis d'imprimer les Elegies ci-devant_. Nodier, a la veille du
_Peintre de Saltzbourg_, se ressouvenait du roman de Ramond [171], il
ajouta meme a son _Peintre_, par maniere d'epilogue, une piece intitulee
_le Suicide et les Pelerins_, qui n'est qu'une mise en vers du dernier
chapitre en prose de _d'Olban_. Comme talent d'ecrire (bien que Ramond
en ait montre dans ses autres ouvrages), il n'y a pas de comparaison a
faire entre _le Peintre de Saltzbourg_ et le roman alsacien; mais c'est
le meme fonds de sentimentalite.

[Note 171: Il a pousse la complaisance et la longanimite du souvenir
jusqu'a donner une edition des _Aventures de d'Olban_, avec notice,
1829, chez Techener.]

Les _Essais d'un jeune Barde_ sont dedies par Nodier a Nicolas
Bonneville; c'est a lui surtout, a ses _apres et sauvages, mais fieres
et vigoureuses_ traductions, comme il les appelle, qu'il avait du d'etre
initie au theatre allemand. Bonneville avait debute jeune par des
poesies originales ou l'on remarque de la verve; ensuite il s'etait
livre au travail de traducteur. Vers 1786, en tete d'un _Choix de petits
romans imites de l'allemand_, il avait mis pour son compte une preface
ou il pousse le cri famelique et orgueilleux des genies meconnus. Il n'y
manque pas l'exemple de Chatterton, qu'il raconte et etale avec vigueur.
Il est l'un des premiers qui aient commence d'entonner cette lugubre
et emphatique complainte qui n'a fait que grossir depuis, et dont
l'opiniatre refrain revient a redire: _Admire-moi, ou je me tue!_ La
Revolution le dispersa violemment hors de la litterature[172]. Voila bien
quelques-uns des precurseurs parmi cette generation wertherienne d'avant
89, dont fut encore Granville, aussi decousu, plus malheureux que
Bonneville, et qui semble lui disputer un pan de ce manteau superbe et
quelque peu troue qui se dechira tout a fait entre ses mains. Granville,
auteur du _Dernier Homme_, poeme en prose dont Nodier s'est fait depuis
l'editeur, et que M. Creuse de Lesser a rime, Granville, atteint comme
Gilbert d'une fievre chaude, se noya le 1er fevrier 1805 a Amiens, dans
le canal de la Somme, qui coulait au pied de son jardin.

[Note 172: Voir sur Bonneville le portrait qu'en trace Nodier dans
_les Prisons de Paris sous le Consulat_, chap. I, et la note VIII du
_Dernier Banquet des Girondins_.]

Je demande pardon de remuer de si tristes frenesies; mais il le faut,
puisque c'est de la genealogie litteraire. Remarquez que le secret
du malheur de ces ecrivains tourmentes est en grande partie dans la
disproportion de l'effort avec le talent. Car de _talent_, a proprement
parler, c'est-a-dire de pouvoir createur, de faculte expressive, de mise
en oeuvre heureuse, ils n'en avaient que peu; ils n'ont laisse que des
lambeaux aussi dechires que leur vie, des canevas informes que les
imaginations enthousiastes ont eu besoin de revetir de couleurs
complaisantes, de leurs propres couleurs a elles, pour les admirer.

Ce fut sans doute un malheur de Nodier au debut, que de Se prendre de
ce cote, et de se trouver engage par je ne sais quelle fascination
irresistible vers ces faux et troublants modeles. Je concois et j'admets
qu'a l'entree de la vie, les premieres affections, meme litteraires, ne
soient pas dans chacun celles de tous. Dans sa jolie nouvelle de _la
Neuvaine de la Chandeleur_, Nodier en commencant explique tres-bien
comme quoi il n'y a de veritable enfance qu'au village, ou du moins en
province, dans des coins a part, bien loin des rendez-vous des capitales
et de la rue Saint-Honore. De meme en litterature, en poesie, les
premieres impressions, et souvent les plus vraies et les plus tendres,
s'attachent a des oeuvres de peu de renom et de contestable valeur, mais
qui nous ont touche un matin par quelque coin penetrant, comme le son
d'une certaine cloche, comme un nid imprevu au rebord d'un buisson,
_comme le jeu d'un rayon de soleil sur la ferblanterie d'un petit toit
solitaire_. Ainsi l'_Estelle_ de Florian ou la _Lina_ de Droz, les
_Fragments_ de Ballanche ou les _Nuits Elyseennes_ de Gleizes, peuvent
toucher un coeur adolescent autant et bien plus qu'une Iliade. Meme
plus tard, on pourrait, comme faible secret, et en ne l'avouant jamais,
preferer _Valerie_ a Sophocle; on peut, et en l'avouant, preferer le
_Lac_ des _Meditations_ a _Phedre_ elle-meme. Dans l'enfance donc et
dans l'adolescence encore, rien de mieux litterairement, poetiquement,
que de se plaire, durant les recreations du coeur, a quelques sentiers
favoris, hors des grands chemins, auxquels il faut bien pourtant, tot ou
tard, se rallier et aboutir. Mais ces grands chemins, c'est-a-dire les
admirations legitimes et consacrees, a mesure qu'on avance, on ne les
evite pas impunement; tout ce qui compte y a passe, et l'on y doit
passer a son tour: ce sont les voies sacrees qui menent a la Ville
eternelle, au rendez-vous universel de la gloire et de l'estime humaine.
Nodier, si fait pour pratiquer ces voies et pour les suivre, et qui,
jeune, en savait mieux que les noms, ne les hanta, pour ainsi parler,
qu'a la traverse, et ne s'y enfonca a aucun moment en droiture. Je ne
sais quelle fatalite de destinee ou quel tourbillon romanesque, du
_Peintre de Saltzbourg_ a _Jean Sbogar_, le jeta toujours par les
precipices ou sur les lisieres, a droite ou a gauche de ces grandes
lignes ou convergent en definitive les seules et vraies figures du poeme
humain comme de l'histoire. Par un genereux mais decevant instinct, il
s'en alla accoster d'emblee, en litterature comme en politique, ceux
surtout qui etaient dehors et qui lui parurent immoles, Bonneville ou
Granville, comme Oudet et Pichegru.

Et plus tard, tout a fait mur et le plus ingenieux des sceptiques, ne
voudra-t-il pas rehabiliter Cyrano? il appellera Perrault un autre
Homere.

Jeune, deux choses entre autres le sauverent et permirent qu'a la fin,
arrive a son tour, repose ou du moins assis, et comptant devant lui les
debris amasses, il se fit une richesse. Et d'abord, si sincere qu'il se
montrat dans le transport d'expression de ses douleurs juveniles, il
etait trop poete pour que son imagination, a certains moments, ne les
lui exagerat point beaucoup, et, a d'autres moments aussi, ne les
vint pas distraire et presque guerir. Sa sensibilite, temperee par la
fantaisie, ne prenait pas le malheur dans un serieux aussi continu que
de loin on pourrait le croire. Et par exemple, en ce temps meme du
_Peintre de Saltzbourg_, il ecrivait _le dernier Chapitre de mon Roman_,
reminiscence tres-egayee d'une generation legere qui avait eu, comme il
l'a tres-bien dit, _Faublas_ pour _Telemaque_. J'aime peu a tous egards
ce _dernier Chapitre_, si spirituel qu'il soit; il rappelle trop son
modele par des cotes non-seulement scabreux, mais un peu vulgaires. Je
ne sais en ce genre-la de vraiment delicat que le petit conte: _Point
de Lendemain_, de Denon, qu'on peut citer sans danger, puisqu'on ne
trouvera nulle part a le lire[173]. Mais dans ce _dernier Chapitre_, la
melancolie etait raillee, et il y etait fait justice des Werthers a la
mode, de facon a rassurer contre les autres ecrits de l'auteur lui-meme.
Il ne manque souvent a l'ardeur fievreuse de la jeunesse et a ces
fumeuses exaltations de tete, qu'une soupape de surete qui empeche
l'explosion et retablisse de temps en temps l'equilibre: _le dernier
Chapitre de mon Roman_ prouverait qu'ici, des l'origine, cette espece de
garantie etait trouvee.

[Note 173: Paris, 1812, Didot l'aine: tire a tres peu d'exemplaires.]

Mais ce qui sauva surtout Nodier et le lira hors de pair d'entre tous
ces faux modeles secondaires auxquels il faisait trop d'honneur en s'y
attachant, et qui ne devaient bientot plus vivre que par lui, c'est tout
simplement le talent, le don, le jeu d'ecrire, la faculte et le bonheur
d'exprimer et de peindre, une plume riche, facile, gracieuse et vraiment
charmante, et le plaisir qu'il y a, quand on en est maitre, a laisser
courir tout cela.

On peut se donner l'agrement, et j'y invite, de lire dans _Trilby_, des
la troisieme ou quatrieme page, une certaine phrase infinie qui commence
par ces mots: "Quand Jeannie, de retour du lac..." Jamais ruban
soyeux fut-il plus flexueusement devide, jamais soupir de lutin
plus amoureusement file, jamais fil blanc de _bonne Vierge_ plus
incroyablement affine et allonge sous les doigts d'une reine Mab? Eh
bien! quand on est destine a ecrire cette phrase-la, ou celles encore de
la magique danse des castagnettes dans _Ines de las Sierras_, on eprouve
trop de dedommagement secret a decrire meme ses erreurs, meme ses
desespoirs, pour ne pas devoir leur echapper bientot et leur survivre.

Nodier ecrivain, s'il faut le definir, c'est proprement un _Arioste_ de
la phrase. Or, si Werther qu'on semble au debut, quand je ne sais quel
Arioste est dessous, j'ai bon espoir, on en revient.

Ces fines qualites de style se presageaient deja vivement dans _le
Peintre de Saltzbourg_, qui n'a plus guere conserve d'interet que par
la. A travers le chimerique de l'action, le vague et l'exalte des
caracteres, on y peut relever quelques tableaux de nature qui
rappelaient alors les touches encore recentes de Bernardin de
Saint-Pierre, et qui supposaient le voisinage prochain de Chateaubriand
et d'Oberman. Nodier, grand _styliste_ predestine, a de bonne heure
excelle a revetir les formes et les teintes d'alentour: une de ses
images favorites est celle de la _pierre de Bologne_, qui garde, dit-on,
quelque temps les rayons dont elle a ete penetree. _Le Peintre de
Saltzbourg_ avait de plus, sur quelques points de sa palette, ses rayons
a lui. On distinguera cette belle page sur l'hiver, datee du 10 octobre:
"Oui, je le repete, l'hiver dans toute son indigence, l'hiver avec
ses astres pales et ses phenomenes desastreux, me promet plus de
ravissements que l'orgueilleuse profusion des beaux jours..." Si cette
page se fut trouvee aussi bien dans l'_Emile_ ou dans le _Genie du
Christianisme_, elle aurait ete mainte fois citee. Je note encore une
admirable description du matin (14 septembre), qui se termine par ces
traits de maitre: "... Chaque heure qui s'approche amene d'autres
scenes. Quelquefois, un seul coup de vent suffit pour tout changer.
Toutes les forets s'inclinent, tous les saules blanchissent, tous les
ruisseaux se rident, et tous les echos soupirent."

De plus en plus, en avancant, le style de Nodier, avec une grace et
une souplesse qui ne seront qu'a lui et qui composeront son caractere,
atteindra a peindre de la sorte les mouvements prompts, les reflets
soudains, les chatoiements infinis de la verdure et des eaux, moins sans
doute, dans toute scene, les grands traits saillants et simples
qu'une multitude de surfaces nuancees et d'intervalles qui semblaient
indefinissables et qu'il exprime. Ainsi, dans _Jean Sbogar_, sa plume
saisira le vol des goelands qui s'elevent a perte de vue et redescendent
_en roulant sur eux-memes, comme le fuseau d'une bergere echappe a sa
main_[174]. Ainsi, a un autre endroit, il prolongera dans le sable fin et
mobile de la plage les ondulations vagues qui bercent la voiture et le
reve d'Antonia[175]. Son mouvement de style, aux places heureuses, est
tout a fait tel, parfois rapide et plus souvent berce.

[Note 174: Chap. IV.]

[Note 175: Chap. V.]

Le roman d'_Adele_, que je rapporte a cette premiere epoque de Nodier,
s'ouvre avec interet et vie: il y a du soleil. Le monde rentrant des
emigres en province y est assez fidelement rendu. Les declamations meme
sur la noblesse, sur les inegalites sociales, sur les sciences, ces
traces presentes de Jean-Jacques, deviennent des traits assez vrais du
moment. Bien des pages y sont delicieuses de simplicite et de fraicheur:
celle, par exemple, a la date du 17 avril, sur les fleurs preferees et
les souvenirs qui s'y rattachent, On y voit deja ce choix de l'_ancolie_
qui en fait la fleur de Nodier, comme la _pervenche_ est celle de
Rousseau[176]. A la date du 8 juin, je note un doux projet d'Eden, un
reve adolescent de chaumiere; et puis (8 mai) l'ascension a la Dole, le
_Chalet des Faucilles_, ce joli nid a romans qu'on appelle pays de Vaud,
et l'eblouissante splendeur des monts d'au dela, de laquelle on peut
rapprocher encore, dans la nouvelle d'_Amelie_, la plus flottante
description de brume automnale et matinale au bord du lac de Neuchatel;
car c'est le triomphe de cette plume amusee d'avoir a derouler ainsi des
reseaux tour a tour scintillants ou Vaporeux.

[Note 176: Aime De Loy, poete franc-comtois des plus errants et des
plus naufrages, mais dont l'amitie vient de recueillir les debris sous
le titre de _Feuilles aux Vents_, a dit quelque part, en celebrant une
de ses riantes stations passageres:

  J'y cultive, au pied d'un coteau,
  La fleur de Nodier, l'ancolie,
  Si chere a la melancolie,
  Et la pervenche de Rousseau.]

Apres cela, malgre les graces courantes, les longs rubans flexibles et
les meandres de mots, les caracteres, dans ce petit roman d'_Adele_,
laissent fortement a desirer. Adele n'est pas une vraie femme de
chambre, ce qu'il faudrait pour que la donnee eut toute sa hardiesse
originale; elle n'est qu'une demoiselle declassee et meconnue. Maugis ne
differe en rien du pur traitre des vieux romans de chevalerie ou de ceux
de l'eternel melodrame. La conduite de Gaston et des autres manque tout
a fait d'une certaine faculte de justesse et de raisonnement qui n'est
jamais tellement absente dans la vie. Ce ne sont que personnages qui
croient, se detrompent, s'exaltent encore, ne verifient rien, et se
jettent par une fenetre ou se cassent d'autre facon la tete, un peu
comme dans les romans de l'abbe Prevost, mais d'un abbe Prevost pique de
Werther. Chez l'abbe Prevost ils s'evanouissaient simplement, ici ils se
tuent.

_Les Tristes_, ecrits dans des quarts d'heure de vie errante, ne sont
qu'un recueil de differentes petites pieces (prose ou vers), originales
ou imitees de l'allemand, de l'anglais, et qui sentent le lecteur
familier d'Ossian et d'Young, le melancolique glaneur dans tous les
champs de la tombe. Toujours memes couleurs eparses, memes complaintes
egarees, meme affreuse catastrophe, _L'inconnu_, auteur suppose des
_Tristes_, se tue d'un coup de lime au coeur, comme Charles Munster
(le peintre de Saltzbourg) se noyait dans le Danube, comme Gaston
dans _Adele_ se fait, je crois, sauter la tete. Ce qui a manque a ces
personnages infortunes de Nodier, si souvent reproduits par lui, c'a ete
de se resumer a temps en un type unique, distinct, et qui prit rang a
son tour, du droit de l'art, entre ces hautes figures de Werther, de
Rene et de Manfred, illustre posterite d'Hamlet. Au lieu de cela, il n'a
fait que fournir les plus interessants et, sans comparaison, les plus
regrettables dans cette suite de cadets trop palissants, qui ont tant
fait couler de pleurs d'un jour, de _d'Olban_ a _Antony_.

Plus tard, pour les figures de femmes, surtout de jeunes filles, il a
mieux atteint a l'ideal voulu, et, dans le charme de les peindre, son
pinceau gracieux et amolli n'a pas eu besoin de plus d'effort. Remarquez
pourtant comme le premier pli se garde toujours, comme le trait marquant
qui s'est prononce a nu dans la jeunesse se transforme, se deguise,
s'arrange, mais se reproduit inevitable au fond et ne se corrige jamais.
Meme dans les plus expansives et sereines reminiscences des soirs
d'automne de la maturite, meme quand il semble le plus loin de Charles
Munster et de Gaston de Germance, quand il n'est plus que _Maxime Odin_,
le doux railleur legerement attendri, quand pres de sa Seraphine,
en d'aimables gronderies, il est assis sur le banc de l'allee des
marronniers, le lendemain de sa nocturne enjambee au _bassin des
Salamandres_; quand se multiplient et se diversifient a ravir sous son
recit les plus rougissantes scenes adolescentes et (ideal du premier
desir!) ce bouquet de cerises malicieusement promene sur les levres
de celui qu'on croit endormi; lorsque veritablement il parait ne plus
vouloir emprunter de ses precedents romans trop ensanglantes que les
souriantes premices ou les douleurs embellies, comme etaient dans
_Therese Aubert_ les adieux a la _Butte des Rosiers_ et ce baiser a
travers les feuilles d'une rose; quand donc on se croit assure qu'il
en est la, tout d'un coup... qu'est-ce? mefiez-vous, attendez!... le
procede final n'a pas change; l'adorable idylle, la pastorale enchantee,
tout amoureusement tressee qu'elle semble, va se trancher net encore a
la Werther ou a la _Wertherie_, sinon par un coup de pistolet, au moins
par une petite verole qui tue, par un anevrisme qui rompt, par une
convulsion delirante; Seraphine, Therese, Clementine, Amelie, Cecile,
Adele, toutes ces amantes qu'il a touchees au front, elles en sont la;
il a comme resume leur destin en un seul dans ces Stances melodieuses,
ou du moins le rhythme et l'image ont tout revetu et adouci:

  Elle etait bien jolie, au matin, sans atours,
  De son jardin naissant visitant les merveilles,
  Dans leur nid d'ambroisie epiant les abeilles,
  Et du parterre en fleurs suivant les longs detours.

  Elle etait bien jolie, au bal de la soiree,
  Quand l'eclat des flambeaux illuminait son front,
  Et que, de bleus saphirs ou de roses paree,
  De la danse folatre elle menait le rond.

  Elle etait bien jolie, a l'abri de son voile
  Qu'elle livrait flottant au souffle de la nuit,
  Quand pour la voir, de loin, nous etions la, sans bruit,
  Heureux de la connaitre au reflet d'une etoile.

  Elle etait bien jolie; et de pensers touchants,
  D'un espoir vague et doux chaque jour embellie,
  L'amour lui manquait seul pour etre plus jolie!...
  "Paix! voila son convoi qui passe dans les champs!..."

Idylle et catastrophe, une vive et brillante promesse interceptee, son
imagination avait pris de bonne heure ce tour dans le sentiment de sa
propre destinee et dans l'experience des malheurs particuliers, reels,
auxquels il est temps de venir.

Nous serons bref dans un detail que lui-meme nous a orne de couleurs si
vivantes en mainte page de ses _Souvenirs_. Il suffira de nous rabattre
a quelques points precis et moins illustres. En 1802, _la Napoleone_,
dont les copies se multiplierent a l'infini, et une foule de petits
ecrits seditieux qui s'imprimaient clandestinement chez le republicain
Dabin et se distribuaient sous le manteau, attirerent les recherches
de la police. Dabin fut arrete. On m'assure que Nodier, dans un moment
d'exaltation genereuse, ecrivit a Fouche et se denonca lui-meme comme
auteur de _la Napoleone_[177]. Quoi qu'il en soit, Fouche avait pour
bibliothecaire le Pere Oudet, ancien ami du pere de Nodier dans
l'Oratoire. Cette circonstance ne laissa pas de temperer les premieres
severites politiques contre l'imprudent jeune homme. Il fut renvoye a
son pere a Besancon; mais d'actives liaisons avec les emigres rentrants
et avec les ennemis du Gouvernement en general le compromirent de
nouveau. Accuse d'avoir pris part a l'evasion de Bourmont, il s'evada
lui-meme de la ville, et n'y revint qu'apres qu'un jugement rendu l'eut
mis a l'abri. Il dut fuir encore, comme plus ou moins enveloppe dans
la grande machination denoncee par Mehee sous le nom d'_alliance des
jacobins et des royalistes_: il etait en danger de passer pour un
_trait-d'union_ des deux partis. Prevenu a temps, il gagna la campagne
et resta errant jusque vers le commencement de 1806, soit dans le Jura
francais, soit en Suisse[178]. C'est dans cet intervalle qu'il produisit
_les Tristes_, et meme le _Dictionnaire des Onomatopees_, singuliere
inspiration chez un proscrit romanesque, et bien notable indice d'un
instinct philologique qui grandira.

[Note 177: Depuis que cette notice est ecrite, je suis arrive a
recueillir des informations tout a fait exactes et singulieres sur ce
point de la vie de Nodier. Ce fut lui qui se denonca en effet par une
lettre, dont voici le texte dans toute son excentricite, et qui sent son
Werther au premier chef:

"Parvenu au comble de l'infortune et du desespoir; abandonne de tout
ce que j'aimais; veuf de toutes mes affections; a vingt-cinq ans j'ai
survecu a tout amour et a toute amitie.

"Un ouvrage intitule _la Napoleone_ et dirige contre le Premier Consul a
paru il y a deux ans. La police en a recherche l'auteur. C'est moi.

"Il me reste du moins le bonheur d'etre coupable, et de pouvoir vous
demander la prison, l'exil ou l'echafaud.

"Sans attendre des hommes et de vous ni egards ni pitie, je vous apporte
ma liberte. Demain l'usage en serait peut-etre terrible. Quiconque a pu
beaucoup aimer, peut hair avec exces, et mon temps est venu.

"Je m'appelle Charles Nodier.

"Je loge hotel Berlin, rue des Frondeurs."

L'adresse, digne de la lettre, est: "Au Premier Consul, et, en son
lieu, a l'un des prefets du Palais." La date est du 25 frimaire an XII
(decembre 1803); ce qui fait remonter la date de _la Napoleone_ a 1801.

On concoit que, sur le vu de cette lettre, il ait ete donne un ordre du
Grand-Juge "de faire rechercher l'auteur qui prend le nom de Nodier,
de l'interroger sur ses motifs pour ecrire et sur les projets qu'il
pourrait avoir."

Je reviendrai peut-etre un jour sur ce fol episode, si j'en viens a
traiter le Nodier reel et a le suivre de plus pres.]

[Note 178: M. Merimee, successeur de Nodier a l'Academie, et qui,
ayant a prononcer son Eloge, s'en est acquitte un peu ironiquement, a
dit en parlant de cette epoque de sa vie ou il etait peut-etre moins
persecute qu'il ne se l'imaginait: "Il croyait fuir les gendarmes et
poursuivait les papillons."]

En 1806, son mandat d'arret fut leve et converti en un permis de sejour
a Dole, sous la surveillance du sous-prefet, M. de Roujoux, homme
aimable, instruit, qui preparait des lors son estimable essai des
_Revolutions des Arts et des Sciences_. Nodier y connut beaucoup
Benjamin Constant, qui avait a Dole une partie de sa famille: leurs
esprits souples et brillants, leurs sensibilites promptes et a demi
brisees devaient du premier coup s'enlacer et se convenir. Il ouvrit un
cours de litterature qui fut tres-suivi, et s'il avait laisse le
temps aux preventions politiques de s'effacer, l'Universite aurait
probablement fini par l'accueillir. Le prefet Jean de Bry lui portait
interet; le ministre Fouche associait son nom a des souvenirs
oratoriens. Ces annees ne furent donc pas absolument malheureuses,
les sentiments consolants de la jeunesse les embellissaient, et de
frequentes tournees au village de Quintigny, qui recelait pour son coeur
une esperance charmante, lui decoraient l'avenir. Il revait de faire
une _Flore_ du Jura; il revait mieux, une vie heureuse, domestique,
studieuse, sous l'humble toit verdoyant. Il a exprime lui-meme ces
poetiques douceurs d'alors a quelques annees de la, lorsque dans son
exil d'Illyrie il se reportait avec une plainte melodieuse vers les
saisons deja regrettables:

  Qui me rendra l'aspect des plantes familieres,
  Mes antiques forets aux coupoles altieres,
  Des bouquets du printemps mon parterre epaissi,
  Le houx aux lances meurtrieres,
  L'ancolie au front obscurci
  Qui se penche sur les bruyeres,
  Le jonc qui des etangs protege les lisieres,
  Et la pale anemone et l'eclatant souci?
  Les arbres que j'aimais ne croissent point ici.

  O riant Quintigny, vallon rempli de graces,
  Temple de mes amours, trone de mon printemps,
  Sejour que l'esperance offrait a mes vieux ans,
  Tes sentiers mal frayes ont-ils garde mes traces?
  Le hasard a-t-il respecte
  Ce bocage si frais que mes mains ont plante,
  Mon tapis de pervenche, et la sombre avenue
  Ou je plaignais Werther que j'aurais imite?...

Rien n'est doux et brillant comme de regarder a distance nos jeunes
annees malheureuses a travers ce prisme qu'on appelle une larme.

Le poete, chez Nodier, est deja bien avance, bien en train de murir:
une circonstance particuliere vint developper en lui le philologue, le
lexicographe, et lui permit des lors de pousser de front ce gout vif
a cote de ses autres predilections un peu contrastantes. Le chevalier
Herbert Croft, baronnet anglais, prisonnier de guerre a Amiens, ou il
s'occupait de travaux importants sur les classiques grecs, latins et
francais, eut besoin d'un secretaire et d'un collaborateur: Nodier lui
fut indique et fut agree; il obtint l'autorisation d'aller pres de lui.
Il nous a peint plus tard son vieil ami sous le nom legerement adouci
de sir Robert Grove, dans son attachante nouvelle d'_Amelie_. Il
etait impossible de toucher un tel portrait a la Sterne avec une plus
gracieuse et, pour ainsi dire, affectueuse ironie: "Ce qui faisait
sourire l'esprit, conclut-il, dans les innocentes manies du chevalier,
faisait en meme temps pleurer l'ame. On se disait: Voila pourtant ce
que nous sommes, quand nous sommes tout ce qu'il nous est permis d'etre
au-dessus de notre espece!"

Sans plus recourir au portrait un peu flatte du vieux savant dans
_Amelie_ et en m'en tenant aux notices critiques de Nodier meme, du
vivant ou peu apres la mort du chevalier[179], il en resulte que sir
Herbert Croft, ancien eleve de l'eveque Lowth qui a ecrit l'_Essai sur
la Poesie des Hebreux_, l'eleve aussi et le collaborateur du docteur
Johnson soit pour la _Vie d'Young_, soit pour les travaux du
Dictionnaire, avait de plus en plus creuse et raffine dans les
recherches litteraires et dans l'etude singuliere des mots. Doue par la
nature de l'organe le plus exquis des commentateurs, il l'avait encore
arme d'une loupe grossissante qui ne se fixait plus decidement que
sur les _infiniment petits_ de la grammaire. "M. le chevalier Croft,
ecrivait de lui Nodier emancipe dans un article un peu railleur, peut se
dire hautement l'Epicure de la syntaxe et le Leibnitz du rudiment; il a
trouve l'atome, la monade grammaticale...." Quand il s'appliquait a un
classique, sous pretexte de l'eclaircir, il y piquait de tous points
ses vrilles imperceptibles et petit a petit destructives, presque comme
celles des insectes rongeurs particuliers aux bibliotheques. Son analyse
pointilleuse pretendait mettre a nu, par exemple, dans telle periode
de Massillon (car sir Herbert travaillait beaucoup sur nos auteurs
francais), une quantite determinee de _consonnances_ et d'_assonnances_
qu'une eloquence harmonieuse sait trouver d'elle-meme, mais qu'elle
derobe a la critique et qu'a ce degre de rigueur elle ne calcule jamais.
Ce fut durant la participation de Nodier, comme secretaire, aux travaux
du chevalier, que celui-ci fit paraitre son _Horace eclairci par la
ponctuation_, ouvrage curieux et subtil, dont le titre seul promet,
parmi les hasards de la conjecture, bien des apercus piquants. A ses
profondes preoccupations erudites, sir Herbert joignait par accident
certaines vues libres, romantiques, comme des ressouvenirs du biographe
d'Young. Il fut le premier a tirer d'un entier oubli _le dernier Homme_
de Granville, _cette admirable ebauche d'epopee_, s'ecriait Nodier,
_et qui fera la gloire d'un plagiaire heureux_. On voit par combien de
points vifs devaient se toucher d'abord le jeune secretaire et le vieux
maitre.

[Note 179: Au tome Ier, page 205, et au tome II, page 429, des
_Melanges de Litterature et de Critique_ de Charles Nodier, recueillis
par Barginet (de Grenoble), 1820.]

L'association ne dura pas aussi longtemps qu'on aurait pu croire. Apres
une annee environ, l'amour de l'independance et la passion de l'histoire
naturelle ramenerent Nodier dans son village de Quintigny. Il s'etait
marie, il allait etre pere: de nouveaux projets commencaient. Pourtant
les relations avec le chevalier porterent leur fruit; cette veine
d'etudes philologiques aboutit en 1811 au livre ingenieux des _Questions
de Litterature legale_. Il faut tout dire: le bon chevalier Croft, qui
n'etait pas tout a fait sir Grove, se montra un peu jaloux de son eleve
et du succes de cette _brochure populaire_, comme il la qualifia non
sans quelque intention de dedain: sur deux ou trois points de textes
compares, il revendiqua meme, a mots couverts, la priorite de la note.
Nodier, en rendant compte dans les _Debats_ de l'ouvrage ou percait
cette petite aigreur, la releva avec une vivacite spirituelle et polie,
mais assez aiguisee a son tour. A la mort du chevalier, il ne se
ressouvint plus que de ses merites dans un article necrologique detaille
et touchant. J'ai souri toutefois en saisissant l'instant meme ou
l'eleve philologue s'est emancipe: comme dans toute emancipation, il y a
eu un brin de revolte.

Ce livre des _Questions de Litterature legale_, fort augmente depuis
l'edition de 1812, et qui, sous son titre a la Bartole, contient une
quantite de particularites et d'amenites litteraires des plus curieuses
relativement au plagiat, a l'imitation, aux pastiches, etc., etc., est
d'une lecture fort agreable, fort diverse, et represente a merveille le
genre de merite et de piquant qui recommande tout ce cote considerable
des travaux de Nodier. Dans ses _Onomatopees_, dans sa _Linguistique_,
dans ses _Melanges tires d'une petite Bibliotheque_, dans cette foule
de petites dissertations fines, annexees comme des cachets precieux au
_Bulletin du Bibliophile_[180], on le retrouve le meme de maniere et
de methode, si methode il y a, d'erudition courante, rompue, variee,
excursive. Ne lui demandez pas une discussion suivie et rigoureuse,
armee de precautions, appuyee aux lignes etablies de l'histoire, aux
grands resultats acquis et aux jugements generaux de la litterature. Il
s'echappe a tout moment _par la tangente_, il ne vise qu'a des points
speciaux, a des trouvailles imprevues, a des raretes d'exception ou il
se porte tout entier et ou son scepticisme deguise agite l'hyperbole. Sa
critique, c'est bien souvent une vraie guerre de guerillas, une Fronde
qui fait echec aux grands corps reguliers de la litterature et de
l'histoire. Ou encore, sans but aucun, c'est un assaisonnement
perpetuel, le _hors-d'oeuvre_ a la fin d'un grand banquet, apres une
litterature finie. Athenee, en son temps, n'a guere fait autre chose.
Bayle parle quelque part de ces lectures melangees qui sont comme le
_dessert_ de l'esprit. Nodier accommode par gout l'erudition pour les
estomacs rassasies et dedaigneux. Son livre des _Questions legales_, par
exemple, c'est proprement un _quatre-mendiants_ de la litterature; on
passe des heures musardes a y grappiller sans besoin, a y ronger avec
delices. Il a pousse en ce sens le Bayle et le Montaigne a leurs
extremes consequences; ce ne sont plus que miettes friandes.

[Note 180: Chez Techener.]

Les esprits fermes, a regime sain, qui n'ont jamais eu de degout
indolent ni de caprice, les esprits applicables, d'appetit judicieux,
empresses de mordre d'abord a quelque piece de bonne digestion, pourront
se demander souvent a quoi bon ces raffinements de coup d'oeil sur des
riens, ces jeux de l'ongle sur des ecorces, ces degustations exquises
sur le plus rare des _Ana_; a quoi bon de savoir si la _sphere_ au
frontispice est un insigne tout special des Elzevirs, et si leur large
guirlande de _roses tremieres_ ne leur a pas ete en maint cas derobee.
Les esprits meme les plus en delicatesse de litterature pourront
desirer quelquefois plus de circonspection et de severite dans certains
jugements qui atteignent des noms connus: ainsi, M. de La Rochefoucauld
n'est pas formellement accuse, a l'article IV des _Questions_, d'etre
un plagiaire de Corbinelli; mais cette singuliere accusation, une fois
soulevee, n'est pas non plus refutee et reduite a neant, comme il
l'aurait fallu. Pascal, a l'article V, demeure hautement accuse d'avoir
pille Montaigne; son plagiat est meme proclame le plus evident et le
plus _manifestement intentionnel_ que l'on connaisse, et l'on oublie
que Pascal, mort depuis plusieurs annees lorsqu'on recueillit et qu'on
publia ses _Pensees_, ne peut repondre des petits papiers qu'on y insera
et qui, pour lui, n'etaient que des notes dont il se reservait l'usage.
Ses pieux amis, les editeurs, plus verses dans saint Augustin que dans
Montaigne, ne s'apercurent pas qu'ils avaient affaire par endroits a des
extraits de ce dernier, et negligerent naturellement d'en avertir. On
aurait a multiplier les remarques de ce genre a propos de la critique
de notre ingenieux et poetique erudit. Un jour, dans un article sur le
cardinal de Retz, il lui appliquera je ne sais quel mot de celui qu'il
appelle tout a coup _le sage et vertueux Balzac_, oubliant trop que cet
estimable ecrivain n'etait pas le moins du monde un philosophe ni un
sage, mais bien un utile pedant doue de nombre, sous qui notre prose a
fait et double une excellente rhetorique: voila tout.

Dans le plus suivi et le plus philosophique de ses jeux erudits, dans
ses _Elements de Linguistique_, Nodier a developpe un systeme entier
de formation des langues, l'histoire imagee du mot depuis sa premiere
eclosion sur les levres de l'homme jusqu'a l'invention de l'ecriture
et a l'achevement des idiomes. Ces sortes de questions depassent de
beaucoup le cercle des conjectures sur lesquelles nous nous permettons
d'exprimer et meme d'avoir un avis. Un savant article du baron
d'Eckstein[181] vint protester au nom des resultats et des procedes
de l'ecole historique: il fut severe. En revanche, de consolants et
affectueux articles de M. Vinet[182] exprimerent l'admiration sans reserve
et bien flatteuse d'un lecteur serieux, completement seduit.

[Note 181: _Journal de L'Institut historique_, 2e livraison.]

[Note 182: _Essais de Philosophie morale_.

A des endroits un peu moins antediluviens, et ou nous nous sentirions
plus a meme de prendre parti, il nous semble que Nodier, erudit, ne
triomphe jamais plus surement, ne s'ebat jamais avec une plus heureuse
licence qu'en plein XVIe siecle, en cette epoque de liberte, de
fantaisie aussi et de vaste bigarrure, et de style francais deja
excellent. Il est de son mieux quand il disserte a fond sur le _Cymbalum
mundi_, et la rehabilitation de Bonaventure des Periers peut en ce genre
passer pour son chef-d'oeuvre, a moins qu'on ne le prefere discourant,
apres Naude, sur les Mazarinades, et epuisant la theorie des deux
editions du _Mascurat_.

Pour revenir, est-ce aller trop loin que de croire de Nodier
bibliographe, lexicographe et philologue, qu'apres tout, l'eleve du
chevalier Croft garda toujours quelque chose de lui, et que meme pour
les doctes excentricites qu'il jugeait en souriant et que depuis il nous
a peintes, il s'en inocula des lors quelques-unes avec originalite? En
attendant, il est curieux de voir comme, des 1812, son butin se grossit,
comme sa pacotille encyclopedique se bigarre et s'amasse. Encore un
moment, encore le voyage d'Illyrie, et nous possederons Nodier au
complet, avec tous ses piquants romantismes et dilettantismes.

Comptons un peu et recapitulons, comme par le trou du kaleidoscope,
quelques points au hasard dans l'etincelant pele-mele d'ideal qui
survivra. Il aime, il caresse d'imagination les proscrits, les brigands
heroiques, les grands destins avortes, les lutins invisibles, les livres
anonymes qui ont besoin d'une clef, les auteurs illustres caches
sous l'anagramme, les patois persistants a l'encontre des langues
souveraines, tous les recoins poudreux ou sanglants de raretes et de
mysteres, bien des rogatons de prix, bien des paradoxes ingenieux et qui
sont des echancrures de verites, la liberte de la presse d'avant Louis
XIV, la publicite litteraire d'avant l'imprimerie, l'orthographe surtout
d'avant Voltaire: il fera une guerre a mort aux _a_ des imparfaits.

Vers 1811, l'ennui de ses facultes mobiles, bientot a l'etroit dans le
riant Quintigny, et l'esperance de trouver des ressources a l'etranger,
le pousserent en Italie, et de la en Carniole: il fut nomme
bibliothecaire a Laybach. Son caractere aimable et la douceur de ses
moeurs lui ayant procure, comme partout, des protecteurs et des amis,
il fut charge de la direction de la librairie et devint, a ce titre,
proprietaire et redacteur en chef d'un journal intitule _le Telegraphe_,
qu'il publia d'abord en trois langues, francais, allemand et italien,
puis en quatre, en y ajoutant le slave vindique. Il y insera, sur la
langue et la litterature du pays, de nombreux articles dont on peut
prendre idee par ceux qu'il mit plus tard dans le _Journal des Debats_
[183]. _Jean Sbogar_ et _Smarra_, et _Mademoiselle de Marsan_, furent, des
cette epoque, ses secretes et poetiques Conquetes.

[Note 183: Recueillis au tome II, pages 353 et suiv. de ses _Melanges
de Litterature et de Critique_, 1820.

L'arrivee de Fouche comme gouverneur semblait devoir donner a sa fortune
une face nouvelle; la place de secretaire-general de l'intendance
d'Illyrie lui fut proposee; il negligea ces avantages, et l'occasion
rapide ne revint pas. L'abandon des provinces illyriennes le ramena en
France, a Paris, ce centre final d'ou jusque-la il avait toujours ete
repousse. Il entra dans la redaction des _Debats_, alors _Journal de
l'Empire_, et que dirigeait encore M. Etienne. On assure que quand
Geoffroy sur les derniers temps fut malade, Nodier le supplea dans les
feuilletons en conservant l'ancienne signature et en imitant sa maniere;
si bien que le recueil qu'on fit ensuite de Geoffroy contient plusieurs
morceaux de lui. On court risque, avec Nodier, comme avec Diderot, de
le retrouver ainsi souvent dans ce que des voisins ont signe; il faut
prendre garde, en retour, de lui trop rapporter bien des ecrits plus
apparents on ne le retrouve pas.

Nodier, revenu en France, avait trente ans passes; il doit etre mur;
le voila au centre; une nouvelle vie mieux assise et plus en vue de
l'avenir pourrait-elle commencer? Par malheur, l'atmosphere est bien
fievreuse, et les temps plus que jamais sont dissipants. Je n'essayerai
pas de le deviner et de le suivre a travers ces enthousiastes chaleurs
de la premiere et de la seconde Restauration. Les Cent-Jours le
rejeterent a douze annees en arriere, aux fougues politiques du
Consulat: le 18 mars, il ecrivit dans le _Journal des Debats_ une autre
_Napoleone_, une philippique a l'envi de celle que Benjamin Constant y
lancait vers le meme moment. Il resista mieux a l'epreuve du lendemain.
Non pas tout a fait Napoleon, il est vrai, mais Fouche le fit venir, et
lui demanda ce qu'il voulait.--"Eh bien! donnez-moi cinq cents francs...
pour aller a Gand." Il est l'auteur de la piece intitulee _Bonaparte au
4 mai_, qui parut dans _le Nain jaune_ et dans _le Moniteur de Gand_;
il est l'auteur du vote attribue a divers royalistes, et qui circula au
_Champ-de-Mai_: "Puisqu'on veut absolument pour la France un souverain
qui monte a cheval, je vote pour Franconi." Au reste, il se deroba de
Paris durant la plus grande partie des Cent-Jours, et les passa a la
campagne dans un chateau ami.

Les annees qui suivent, et ou se rassemble avec redoublement son reste
de jeunesse, suffisent a peine, ce semble, a tant d'emplois divers d'une
verve continuelle et en tous sens exhalee: journaliste, romancier,
bibliophile toujours, dramaturge quelque peu et tres-assidu au theatre,
temoin aux cartels, tout aux amis dans tous les camps, improvisateur des
le matin comme le neveu de Rameau. Avec cela des retours par acces vers
les champs, des reprises de tendresse pour l'histoire naturelle et
l'entomologie: un jour, ou plutot une nuit, qu'il errait au bois de
Boulogne pour sa docte recherche, une lanterne a la main, il se vit
arrete comme malfaiteur.

Il demeura jusqu'en 1820 dans la redaction des _Debats_, et ne passa
qu'alors a celle de la _Quotidienne_, sans prejudice des journaux de
rencontre. Il publia _Jean Sbogar_ en 1818, _Therese Aubert_ en 1819,
_Adele_ en 1820, _Smarra_ en 1821, _Trilby_ en 1822: je ne touche qu'aux
productions bien visibles. Chacun de ces rapides ecrits etait comme
un echo francais, et bien a nous, qui repondait aux enthousiasmes
qui commencaient a nous venir de Walter Scott et de Byron. La valeur
definitive de chaque ouvrage se peut plus ou moins discuter; mais leur
ensemble, leur multiplicite denoncait un talent bien fertile, une
incontestable richesse, et il reste a citer de tous de ravissantes pages
d'ecrivain. A dater de 1820, la position litteraire de Nodier prit
manifestement de la consistance.

Pour mettre un peu d'ordre a notre sujet et eviter (ce qui en est
l'ecueil) la dispersion des points de vue, nous ne tenterons ni
l'analyse des principaux ouvrages en particulier, ni encore moins le
denombrement, impossible peut-etre a l'auteur lui-meme, de tous les
ecrits qui lui sont echappes. Deux questions, qui dominent l'etendue
de son talent, nous semblent a poser: 1 deg. la nature et surtout le degre
d'influence des grands modeles etrangers sur Nodier, qui, au premier
aspect, les reflechit; 2 deg. sa propre influence sur l'ecole moderne qu'il
devanca, qu'il presageait des 1802, qu'il vit surgir et qu'il applaudit
le premier en 1820.

L'influence des modeles etrangers sur Nodier (on peut deja le conclure
de notre etude suivie) est encore plus apparente que reelle. On a vu a
ses debuts sa vocation marquee, on a saisi ses inclinations a l'origine.
Il procede de _Werther_ sans doute; mais on ne se compromet pas en
affirmant que si _Werther_ n'eut pas existe, il l'aurait invente. Il ne
connut longtemps de la litterature allemande que ce qui nous en arrivait
par madame de Stael apres Bonneville; mais l'esprit lui en arrivait
surtout: la ballade de _Lenore_, _le Roi des Aulnes_, _la Fiancee de
Corinthe_, _le Songe_ de Jean-Paul, faisaient le plus vibrer ses fibres
secretes de fantaisie et de terreur. _Jean Sbogar_, concu en 1812 sur
les lieux memes de la scene, etait autre chose certainement que le
_Charles Moor_ de Schiller, et n'avait pas besoin de _Rob-Roy_. Ces
neuves et vivantes descriptions du paysage, la scene dramatique
d'Antonia au piano devant cette glace qui lui reflechit brusquement,
au-dessus des plis de son cachemire rouge, la tete pale et immobile de
l'amant inconnu, ce sont la des marques aussi de franche possession et
d'independante investiture. _Trilby_, le frais lutin, put naitre sans
l'_Ondine_ de La Motte-Fouque; _Smarra_ se reclamait surtout d'Apulee.
Il serait chimerique de pretendre ressaisir et designer, au sein d'un
talent aussi complexe et aussi mobile, le reflet et le croisement de
tous les rayons etrangers qui y rencontraient, y eveillaient une lumiere
vive et mille jets naturels. La venue d'Hoffmann et son heureuse
naturalisation en France durent imprimer a l'imagination de Nodier un
nouvel ebranlement, une toute recente emulation de fantaisie; la lecture
du _Majorat_ le provoqua peut-etre ou ne nuisit pas du moins a _Ines_ ou
a _Lydie_; _le Songe d'or_, ou _la Fee aux Miettes_, purent egalement se
ressentir de contes plus ou moins analogues; mais n'avait-il pas, sans
tant de provocations du dehors, cette autre lignee bien directe au coin
du feu, cette facile descendance du bon Perrault et de M. Galand? En
somme, il m'est evident que Nodier se trouve originellement en France de
cette famille poetique d'Hoffmann et des autres, et que s'il repond si
vite sur ce ton au moindre appel, c'est qu'il a l'accent en lui. Ce
qu'ils traduisent en chants ou en recits, il se ressouvient tout
aussitot de l'avoir pense, de l'avoir reve. Nodier peut etre dit un
frere cadet (bien Francais d'ailleurs) des grands poetes romantiques
etrangers, et il le faut maintenir en meme temps original: il etait en
grand train d'ebaucher de son cote ce qui eclatait du leur.

A l'egard de l'ecole francaise moderne, ce fut un frere aine des plus
empresses et des plus influents. On l'a vu, vingt ans auparavant, le
plus matinal au temeraire assaut et separe tout d'un coup de ceux-la, a
jamais inconnus, qui probablement eussent aide et succede. Nulle aigreur
ne suivit en lui ces mecomptes du talent et de la gloire. Les jeunes
essais, qui desormais rejoignent ses esperances brisees, le retrouvent
souriant, et il bat des mains avec transport aux premiers triomphes. Il
avait connu et aime Millevoye faiblissant; il enhardissait De Latouche,
editeur d'Andre Chenier; il n'eut qu'un cri d'admiration et de tendresse
pour le chant inoui de Lamartine. Il connut Victor Hugo de bonne heure,
a la suite d'un article qui n'etait pas sans reserve, si je ne me
trompe, sur _Han d'Islande_; il decouvrit vite, au langage vibrant du
jeune lyrique, les dons les plus royaux du rhythme et de la couleur. Un
voyage en Suisse qu'ils firent tous deux ensemble et en famille,
vers 1825, acheva et fleurit le lien. Dans le meme temps, par ses
publications avec son ami M. Taylor, par les descriptions de provinces
auxquelles il prit une part effective au moins au debut, il poussait
a l'intelligence du gothique, au respect des monuments de la vieille
France. Ses prefaces spirituelles, qu'en toute circonstance il ne
haissait pas de redoubler, harcelaient les classiques, et, en vrai pere
de Trilby, il sut piquer plus d'un de ses vieux amis sans amertume. Les
savantes experiences de sa prose cadencee, les artifices de deroulement
de sa plume en de certaines pages merveilleuses eussent ete plus
apprecies encore et eussent mieux servi la cause de l'art, si on ne les
avait pu confondre par endroits avec les alanguissements inevitables dus
a la fatigue d'ecrire beaucoup, a la necessite d'ecrire toujours. Nombre
de ses images, qui expriment des nuances, des eclairs, des mouvements
presque inexprimables (comme celle du goeland qui tombe, citee plus
haut), etaient faites pour illustrer et couronner l'audace; et, dans une
Poetique de l'ecole moderne, si on avait pris soin de la dresser, nul
peut-etre n'aurait apporte un plus riche contingent d'exemples. Le petit
volume de Poesies qu'il publia en 1827 vint montrer tout ce qu'il aurait
pu, s'il avait concentre ses facultes de grace et d'harmonie en un seul
genre, et combien cette admiration fraternelle qu'il prodiguait autour
de lui etait negligente d'elle-meme et de ses propres tresors par trop
dissipes. Deux ou trois tendres elegies, quelques chansonnettes
nees d'une larme, surtout des contes delicieux dates d'epoques deja
anciennes, firent comprendre avec regret que, si elle y avait plus tot
songe, il y aurait eu la en vers une nouvelle muse. Mais, avant tout, un
degout bien vrai de la gloire, un pur amour du reve y respiraient:

  Loue soit Dieu! puisque dans ma misere,
  De tous les biens qu'il voulut m'enlever,
  Il m'a laisse le bien que je prefere:
  O mes amis, quel plaisir de rever,
  De se livrer au cours de ses pensees,
  Par le hasard l'une a l'autre enlacees,
  Non par dessein: le dessein y nuirait!
  L'heureux loisir qui delasse ma vie
  Perd de son charme en perdant son secret;
  Il est volage, irregulier, distrait;
  Le nonchaloir ajoute a son attrait,
  Et sa douceur est dans sa fantaisie.
  On se neglige, il semble qu'on s'oublie,
  Et cependant on se possede mieux.
  On doit alors a la bonte des Dieux
  Deux attributs de leur grandeur supreme;
  Car on existe, on est tout par soi-meme,
  Et l'on embrasse et les temps et les lieux.
  En fait de biens chacun a son systeme,
  Desquels le moindre a du prix a mon gre:
  Si l'un pourtant doit etre prefere,
  Jouir est bon, mais c'est rever que j'aime[184].

[Note 184: _Le Fou du Piree_, conte._

La clarte facile et la grace melodieuse distinguent ce petit nombre de
vers de Nodier; et il s'etend meme assez souvent avec complaisance sur
ce chapitre des qualites naturelles, pour qu'on y puisse voir sans
malice une lecon insinuante a ses jeunes amis. En homme revenu et sage,
il se faisait toutes les objections; en ami chaud, il ne les disait pas.
Voici une piece de lui peu connue, et qui n'a pas ete inseree dans son
volume de vers: c'est une petite Poetique, telle, ce me semble, qu'a
deux ou trois mots pres l'aurait pu signer La Fontaine.


DU STYLE.


  "Tout bon habitant du Marais
  Fait des vers qui ne coutent guere,
  Moi c'est ainsi que je les fais,
  Et, si je voulois les mieux faire,
  Je les ferois bien plus mauvais."

  C'est ainsi que parlait Chapelle,
  Et moi je pense comme lui.
  Le vers qui vient sans qu'on l'appelle,
  Voila le vers qu'on se rappelle.
  Rimer autrement, c'est ennui.

  Peu m'importe que la pensee
  Qui s'egare en objets divers,
  Dans une phrase cadencee
  Soumette sa marche pressee
  Aux regles faciles des vers;

  Ou que la prose journaliere,
  Avec moins d'etude et d'apprets,
  L'enlace, vive et familiere,
  Comme les bras d'un jeune lierre
  Un orme geant des forets;

  Si la maniere en est bannie
  Et qu'un sens toujours de saison
  S'y deploie avec harmonie,
  Sans preter les droits du genie
  Aux debauches de la raison.

  La parole est la voix de l'ame,
  Elle vit par le sentiment;
  Elle est comme une pure flamme
  Que la nuit du neant reclame [185]
  Quand elle manque d'aliment.

  Elle part prompte et fugitive,
  Comme la fleche qui fend l'air,
  Et son trait vif, rapide et clair,
  Va frapper la foule attentive
  D'un jour plus brillant que l'eclair.

  Si quelque gene l'emprisonne,
  Deliez-vous de son lien.
  Tout effort est contraire au bien,
  Et la parole en vain foisonne,
  Sitot que le coeur ne dit rien.

  Le simple, c'est le beau que j'aime,
  Qui, sans frais, sans tours eclatants,
  Fait le charme de tous les temps.
  Je donnerais un long poeme
  Pour un cri du coeur que j'entends.

  En vain une muse fardee
  S'enlumine d'or et d'azur,
  Le naturel est bien plus sur.
  Le mot doit murir sur l'idee,
  Et puis tomber comme un fruit mur.

[Note 185: Je n'aime pas cette _nuit du neant_ qui _reclame_ une
_flamme_; c'est la rime qui a donne cela.]

Cette coulante doctrine de la facilite naturelle, cet epicureisme de la
diction, si bon a opposer en temps et lieu au stoicisme guinde de l'art,
a pourtant ses limites; et quand l'auteur dit qu'en style _tout effort
est contraire au bien_, il n'entend parler que de l'effort qui se
trahit, il oublie celui qui se derobe.

Un an avant la publication de ses propres Poesies, Nodier donnait, de
concert avec son ami M. de Roujoux, un second volume de Clotilde de
Surville[186], qui est en grande partie de sa facon. Il s'etait prononce
dans ses _Questions de Litterature legale_ contre l'authenticite des
premieres Poesies de Clotilde, et s'etait meme appuye alors de l'opinion
exprimee par M. de Roujoux[187]. Mais ce dernier possedait un manuscrit de
M. de Surville avec des ebauches inedites de pastiches nouveaux, et les
deux amis, malgre leur jugement anterieur, ne purent resister au plaisir
de rentrer, en la prolongeant, dans la supercherie innocente.

[Note 186: _Poesies inedites_ de Clotilde de Surville, chez Nepveu,
1826.]

[Note 187: Au tome II, page 89, des _Revolutions des Sciences et des
Beaux-Arts_.]

Comme, apres tout, la pretendue Clotilde est un poete de l'ecole
poetique moderne, un bouton d'eglantine eclos en serre a la veille de la
renaissance de 1800, il convenait a Nodier, ce precurseur universel, d'y
toucher du doigt. Il se trouve mele, plus on y regarde, a toutes les
brillantes formes d'essai, a tous les deguisements du romantisme.

En resume, Nodier, par rapport a la nouvelle ecole qu'il aurait pu
songer a se rattacher et a conduire, et qu'il ne voulut qu'aider et
aimer, Nodier sans pretention, sans morgue, sans regret, ne fut aux
poetes survenants que le frere aine, comme je l'ai dit, et le premier
camarade, un camarade bon, charmant, enthousiaste, encourageant,
desinteresse, redevenu bien souvent le plus jeune de tous par le coeur
et le plus sensible. Si on l'eut ecoute, volontiers il ne leur eut ete
qu'un heraut d'armes.

Sur ces entrefaites, son existence s'etait assise enfin et fixee. Il
avait tache de renoncer, des 1820, a la politique si effervescente; son
insouciance pour sa fortune personnelle n'avait pas change. En 1824, M.
Corbiere, ministre de l'interieur et bibliophile tres-eclaire, le
nomma, sur sa reputation et sans qu'il l'eut demande, bibliothecaire de
l'Arsenal en remplacement de l'abbe Grosier qui venait de mourir.
Un nouveau cercle d'habitudes se forma. La jeunesse, quand elle se
prolonge, est toujours embarrassante a finir; rien n'est penible a
demeler comme les confins des ages (_Lucanus an Appulus, anceps_); il
faut souvent que quelque chose vienne du dehors et coupe court. Dans
sa retraite une fois trouvee, au soleil, au milieu des livres dont
une elite sous sa main lui sourit, la vie de Nodier s'ordonna: des
apres-midi flaneuses, des matinees studieuses, liseuses, et de plus en
plus productives de pages toujours plus goutees. Je me figure que bien
des journees de Le Sage, de l'abbe Prevost vieillissant, se passaient
ainsi. Les travaux meme non voulus, les heures assujetties dont on
se plaint, gardent au fond plus d'un correctif aimable, bien des
enchantements secrets. A en juger par les fruits plus savoureux en
avancant, il faut croire que la fatigue interieure et trop reelle se
trompe, s'elude, dans la production, par de certains charmes. Je ne sais
quel penseur misanthropique a dit, en facon de recette et de conseil:
"Un peu d'amertume dans les talents sur l'age est comme quelque chose
d'astringent qui donne du ton." Assez d'ecrivains eminents en ont eu de
reste: ils n'ont pas menage cette dose d'astringent; Nodier, lui, en
manque tout a fait, et pourtant sa veine de talent a plutot gagne, elle
s'est comme echauffee d'une douce chaleur, en deployant au couchant
la diversite de ses teintes. Si de tout temps il y eut en sa maniere
quelque chose qui est le contraire de la condensation, ces qualites
elargies n'ont pas depasse la mesure en se continuant, et elles ont
rencontre, pour y jouer, des cadres de mieux en mieux assortis. Toutes
les fois qu'il reproduit des souvenirs ou des songes de sa jeunesse,
Nodier ecrivain reprend une seve plus montante et plus coloree.
_Seraphine_, _Amelie_, la fleur de ces recits heureux, l'ont assez
prouve: qu'on y ajoute la premiere partie d'_Ines_, on aura le plus
parfait et le dernier mot de sa maniere. Qu'on ne dedaigne pas non plus,
comme echantillon final, deux ou trois dissertations de bibliophile, ou,
sous pretexte de bouquins poudreux, il butine le joli et le fin: il y a
tel petit extrait sur la _reliure_ moderne, qui commence, a la lettre,
par un hymne au rossignol[188].

[Note 188: Depuis sa mort, on a fait un tout petit volume d'une
derniere nouvelle de lui, intitulee _Franciscus Columna_, ou il se
retrouve tout entier sous sa double forme; c'est un coin de roman loge
dans un cadre de bibliographie, une fleur toute fraiche conservee entre
les feuillets d'un vieux livre.]

En 1832, ses oeuvres completes, et pourtant choisies encore, parurent
pour la premiere fois, et vinrent deployer, en une serie imposante,
les titres jusqu'alors epars d'une renommee qui des longtemps ne se
contestait plus. En 1834, l'Academie francaise, reparant de trop longs
delais, le choisit a l'unanimite en remplacement de M. Laya. Nodier, qui
s'etait pris tant de fois de raillerie au celebre corps, fut saisi d'une
joie toute naive et attendrie en y entrant. Aucun autre discours de
recipiendaire ne respire peut-etre, a l'egal du sien, l'expansion sentie
de la reconnaissance. Il la prouva surtout par un devouement sans
reserve a ses devoirs d'academicien: le Dictionnaire futur n'a pas de
fondateur plus absorbe ni plus amuse que lui. Et qui donc serait plus
capable, en effet, de suivre en buissonnant l'histoire et les aventures
de chaque mot a travers la langue? Odyssee pour Odyssee, celle-la, a ses
yeux, en vaut bien une autre. Revenu de tout, il s'anime d'autant plus,
il se passionne, en sceptique qu'on croirait credule, a ces menues
questions de vocabulaire, d'etymologie, d'orthographe; prenez garde!
elles ne sont, dans la bouche du Lucien au fin sourire, qu'une facon
detournee et bienveillante d'ironie universelle. Ainsi souvent il se
delasse de l'ennui de trop penser. Il s'en delasse a moins de frais,
avec une plus vraie douceur, en famille, les soirs, en cet Arsenal
rajeunissant, ou tous ceux qui y reviennent apres des annees retrouvent
un passe encore present, un frais sentiment d'eux-memes, et des
souvenirs qui semblent a peine des regrets, dans une atmosphere de
poesie, de grace et d'indulgence.

1er Mai 1840.



CHARLES NODIER
APRES LES FUNERAILLES[189].

[Note 189: Nodier est mort le 27 janvier 1844. Les pages suivantes
parurent quelques jours apres, dans la _Revue des Deux Mondes_.]

La mort est a l'oeuvre et frappe coup sur coup. Hier la tombe se fermait
sur Casimir Delavigne, elle s'ouvre aujourd'hui pour Charles Nodier. La
litterature contemporaine, qu'on dit si eparse et sans drapeau, ne se
donne plus rendez-vous qu'a de funebres convois. La mort de Charles
Nodier n'a pas semble moins prematuree que celle de Casimir Delavigne;
et quoiqu'il eut passe le terme de soixante ans, ce qui est toujours un
long age pour une vie si remplie de pensees et d'emotions, on ne peut,
quand on l'a connu, c'est-a-dire aime, s'oter de l'idee qu'il est
mort jeune. C'est que Nodier l'etait en effet; une certaine jeunesse
d'imagination et de poesie a revetu jusqu'au bout chacune de ses
paroles, chaque ligne echappee de lui; le souffle leger ne l'a pas
quitte un instant. Quand il n'etait point brise par la fatigue et
succombant a la defaillance, il se relevait aussitot et redevenait le
Nodier de vingt ans par la verve, par le jeu de la physionomie et le
geste, meme par l'attitude. Il y a de ces organisations elancees et
gracieuses qui ressemblent a un peuplier: on a dit de cet arbre qu'il a
toujours l'air jeune, meme quand il est vieux. Dans des vers charmants
que les lecteurs de cette _Revue_ n'ont certes pas oublies, Alfred de
Musset, repondant a des vers non moins aimables du vieux maitre[190], lui
disait, a propos de cette fraicheur et presque de cette renaissance du
talent:

  Si jamais ta tete qui penche
  Devient blanche,
  Ce sera comme l'amandier,
  Cher Nodier.

  Ce qui le blanchit n'est pas l'age,
  Ni l'orage;
  C'est la fraiche rosee en pleurs
  Dans les fleurs.

[Note 190: _Revue des Deux Mondes_ du 1er juillet et du 15 aout 1843.]

Nous-meme, nous n'avions pas attendu le jour fatal pour essayer de
caracteriser cette veine si abondante et si vive, cet esprit si souple
et si colore, ce merveilleux talent de nature et de fantaisie[191]. On ne
trouvera pas que ce soit trop d'en rassembler encore une fois les traits
si regrettables et plus que jamais presents a tous, en ce moment
de mystere et de deuil ou le moule se brise, ou la forme visible
s'evanouit.

[Note 191: _Revue_ du 1er mai 1840; il s'agit de l'article precedent.]

Charles Nodier etait ne a Besancon, en avril 1780; il fit ses etudes
dans sa ville natale, et, sauf quelques echappees a Paris, il passa sa
premiere jeunesse dans sa province bien-aimee. Aussi peut-on dire qu'il
resta Comtois toute sa vie; au milieu de sa diction si pure et de sa
limpide eloquence, il avait garde de certains accents du pays qui
marquaient par endroits, donnaient a l'originalite plus de saveur, et
l'impregnaient a la fois de bonhomie et de finesse. Sa jeunesse fut
errante, poetique, et, on peut le dire, presque fabuleuse. La-dessus les
souvenirs des contemporains ne tarissent pas; quand une fois le nom de
Nodier est prononce devant le bon Weiss (aujourd'hui inconsolable),
devant quelqu'un de ces amis et de ces temoins d'autrefois, tout
un passe s'ebranle et se reveille, les histoires, les aventures
s'enchainent et se multiplient, l'Odyssee commence. Combien elle
abondait surtout aux levres de Nodier lui-meme, dans ces soirees de
dimanche ou debout, appuye a la cheminee, un peu penche, il renoncait a
sa veine de whist, decidement trop contraire ce soir-la, et consentait a
se ressouvenir! Bien que dans ses _Souvenirs de Jeunesse_, et dans cette
foule d'anecdotes et de nouvelles publiees, il n'ait cesse de puiser a
la source secrete et d'y introduire le lecteur, on peut assurer que, si
on ne l'a pas entendu causer, on ne le connait, on ne l'apprecie comme
conteur qu'a demi. Sa jeunesse donc essaya de tout, et risqua toutes
les aventures, politique et sentimentale tour a tour, passant de la
conspiration a l'idylle, de l'etude innocente et austere au delire
romanesque, mais arretant, coupant le tout assez a temps pour n'en
recueillir que l'emotion et n'en posseder que le reve. Nul plus que lui
n'evita ce que les autres prudents recherchent et recommandent si fort,
la grande route, la route battue; mais il connut, il decouvrit tous les
sentiers. Que de miel, que de rosee a travers les ronces! En ne songeant
qu'a pousser au hasard les heures et a tromper eperdument les ennuis, il
amassait le butin pour les annees apaisees, pour la saison tardive du
sage. Nous en avons joui a le lire, a l'ecouter; lui-meme en a joui a y
revenir.

De toutes ses vicissitudes, de tous ses travaux, de tous ses essais, de
toutes ses erreurs meme, il etait resulte a la longue, chez cette nature
la mieux douee, un fonds unique, riche, fin, mobile, propre aux plus
delicates fleurs, aux fruits les plus savoureux. De toutes ces aimables
soeurs de notre jeunesse qui nous quittent une a une en chemin, et qu'il
nous faut ensevelir, il lui en etait reste deux, jusqu'au dernier jour
fideles, deux muses se jouant a ses cotes, et qui n'ont deserte qu'a
l'heure toute supreme le chevet du mourant, la Fantaisie et la Grace.

Aucun ecrivain n'etait plus fait que Nodier pour representer et
pour exprimer par une definition vivante ce que c'est qu'un homme
_litteraire_, en donnant a ce mot son acception la plus precise et la
plus exquise. Nos hommes distingues, nos personnages eminents dans les
grandes carrieres tracees, ne se rendent pas toujours bien compte de ce
genre de merite complique, fugitif, et sont tentes de le meconnaitre.
L'exemple de Nodier est la qui les refute aujourd'hui et de la seule
maniere convenable en telle matiere, c'est-a-dire qui les refute avec
charme. Etre un esprit _litteraire_, ce n'est pas, comme on peut le
croire, venir jeune a Paris avec toute sorte de facilite et d'aptitude,
y observer, y deviner promptement le gout du jour, la vogue dominante,
juger avec une sorte d'indifference et s'appliquer vite a ce qui promet
le succes, mettre sa plume et son talent au service de quelque beau
sujet propre a interesser les contemporains et a pousser haut l'auteur.
Non, il peut y avoir dans le role que je viens de tracer beaucoup de
talent _litteraire_ sans doute, mais l'esprit meme, l'inspiration qui
caracterisent cette nature particuliere n'y est pas. Tout homme ne
litteraire aime avant tout les lettres pour elles-memes; il les aime
pour lui, selon la veine de son caprice, selon l'attrait de sa chimere:
_Quem tu Melpomene semel_. Il laisse la foule, si elle lui deplait, et
s'en va egarer ses belles annees dans les sentiers. Les sujets qu'il
choisit, et sur lesquels sa verve le plus souvent s'exerce, ne lui
arrivent point par le bruit du dehors et comme un echo de l'opinion
populaire; ils tiennent plutot a quelque fibre de son coeur, ou il ne
les demande qu'a l'echo des bois. Ce sont parfois des poursuites, des
entrainements singuliers dont les hommes positifs, les esprits judicieux
et qui ne songent qu'a arriver ne se rendent pas bien compte, et
auxquels ils sourient non sans quelque pitie. Patience! tout cela un
jour s'acheve et se compose. Cet interet qui manquait d'abord au sujet,
le talent le lui imprime, et il le cree pour ceux qui viennent apres
lui. Ce qui n'existait pas auparavant va dater de ce jour-la, et l'elite
des generations humaines saura le gouter. Qui donc plus que Nodier a
prodigue en litterature, meme en critique, ces creations piquantes,
imprevues, non point si passageres qu'on pourrait le croire? elles
s'ajouteront au depot des pieces curieuses et delicates, dont les
connaisseurs futurs, les Nodier de l'avenir s'occuperont.

Nous disons que Nodier fut toujours le meme jusqu'a la fin, toujours le
Nodier des jeunes annees; nous devons faire remarquer pourtant que sa
vie litteraire se peut diviser en deux parts sensiblement differentes.
Il ne vint s'etablir a Paris qu'au commencement de la Restauration, et,
pendant ces annees politiques ardentes, il n'aurait point fallu demander
a cette imagination si vive le calme souriant ou nous l'avons vu depuis.
En usant alors a la hate ce surplus des passions dont le milieu de
la vie se trouve souvent comme embarrasse, il se preparait a cette
indifference du sage, a cette bienveillance finale, inalterable, a peine
aiguisee d'une legere ironie. Fixe a l'Arsenal depuis 1824, il put, pour
la premiere fois, y asseoir un peu son existence, si longtemps battue
par l'orage; sa maturite d'ecrivain date de la. Il etait de ces natures
excellentes qui, comme les vins genereux, s'ameliorent et se bonifient
encore en avancant. Plus sa destinee continua depuis ce premier moment
de s'etablir et de se consolider, plus aussi son talent gagna en
vigueur, en louable et libre emploi. Nomme il y a dix ans a l'Academie
francaise, il y trouva une carriere toute preparee et enfin reguliere
pour ses facultes serieuses, pour ses etudes les plus cheries. Ce qu'il
avait entrepris et deja execute de travaux et d'articles pour le nouveau
Dictionnaire historique de la langue francaise ne saurait etre apprecie
en ce moment que de ceux qui en ont entendu la lecture; ce qui est bien
certain, c'est qu'il gardait, jusque dans des sujets en apparence
voues au technique et a une sorte de secheresse, toute la grace et la
fertilite de ses developpements; il n'avait pas seulement la science de
la philologie, il en avait surtout la muse[192].

[Note 192: On a raconte une anecdote assez piquante: Nodier lisait
dans une seance particuliere de l'Academie l'article _Abolition_ du
Dictionnaire: "Abolition, substantif feminin, etc., etc...; prononcez
_abolicion._--"Votre derniere remarque me parait inutile, dit un
academicien present, car on sait bien que devant l'_i_ le _t_ a toujours
le son du _c_."--"Mon cher confrere, ayez _picie_ de mon ignorance,
repond Nodier en appuyant sur chaque mot, et faites-moi l'_amicie_ de me
repeter la _moicie_ de ce que vous venez de me dire." On juge de
l'eclat de rire universel qui saisit la docte assemblee; on ajoute que
l'academicien refute (M. de Feletz) en prit gaiement sa part.]

Pour nous qui ne le jugions que par le dehors, il ne nous a jamais paru
plus fecond d'idees, plus inepuisable d'apercus, plus sur de sa plume
toujours si flexible et si legere, qu'en ces dernieres annees et dans
les morceaux memes dont il enrichissait nos recueils, fiers a bon droit
de son nom. Il avait acquis avec l'age assez d'autorite, ou, si ce mot
est trop grave pour lui, assez de faveur universelle pour se permettre
franchement l'attaque contre quelques-uns de nos travers, ou peut-etre
de nos progres les plus vantes. Le docteur _Neophobus_ ne s'y epargnait
pas, et ceux meme qui se trouvaient atteints en passant ne lui
gardaient pas rancune. Le propre de Nodier, son vrai don, etait d'etre
inevitablement aime. Il faut lui savoir gre pourtant, un gre serieux,
d'avoir, en plus d'une circonstance, oppose aux abus litteraires cette
expression franche, cette contradiction independante qui, dans une
nature de conciliation et d'indulgence comme la sienne, avait tout son
prix.

Le dernier morceau qu'il ait donne a cette _Revue_, le dernier acte de
presence de Nodier, c'a ete ses agreables stances a M. Alfred de Musset:

  J'ai lu ta vive Odyssee
  Cadencee,
  J'ai lu tes sonnets aussi,
  Dieu merci!...

On peut dire de cette jolie piece melodieuse, touchante, et dont le
rhythme gracieux, mais expres tombant et un peu affaibli, exprime a
ravir un sourire deja las, qu'elle a ete le chant de cygne de Nodier:

  Mais reviens a la vespree
  Peu paree,
  Bercer encor ton ami
  Endormi.

Nodier, depuis bien des annees, et meme sans qu'aucune maladie positive
se declarat, ressentait souvent des fatigues extremes qui le faisaient
se mettre au lit avant le soir, chercher le sommeil avant l'heure. Il
aimait le sommeil, comme La Fontaine, et il l'a chante en des vers
delicieux, peu connus et que nous demandons a citer, comme exemple du
jeu facile et habituel de cette fantaisie sensible:

LE SOMMEIL.

  Depuis que je vieillis, et qu'une femme, un ange,
  Souffre sans s'emouvoir que je baise son front;
  Depuis que ces doux mots que l'amour seul echange
  Ne sont qu'un jeu pour elle et pour moi qu'un affront;

  Depuis qu'avec langueur j'assiste a la veillee
  Qu'enchantent son langage et son rire vermeil,
  Et la rose de mai sur sa joue effeuillee,
  Je n'aime plus la vie et j'aime le Sommeil;

  Le Sommeil, ce menteur au consolant mystere,
  Qui dejoue a son gre les vains succes du Temps,
  Et sur les cheveux blancs du vieillard solitaire
  Epand l'or du jeune age et les fleurs du printemps.

  Il vient; et, bondissant, la Jeunesse animee
  Reprend ses jeux badins, son essor etourdi;
  Et je puise l'amour a sa coupe embaumee
  Ou roule en serpentant le myrte reverdi.

  Comme un enchantement d'esperance et de joie,
  Il vient avec sa cour et ses choeurs gracieux,
  Ou, sous des reseaux d'or et des voiles de soie,
  S'enchainent des Esprits inconnus dans les cieux;

  Soit que, dans un soleil ou le jour n'a point d'ombre,
  Il me promene errant sur un firmament bleu,
  Soit qu'il marche, suivi de Sylphides sans nombre
  Qui jettent dans la nuit leurs aigrettes de feu:

  L'une tombe en riant et danse dans la plaine,
  Et l'autre dans l'azur parcourt un blanc sillon;
  L'une au zephyr du soir emprunte son haleine,
  A l'astre du berger l'autre vole un rayon.

  C'est pour moi qu'elles vont; c'est moi seul qui les charme,
  C'est moi qui les instruis a ne rien refuser.
  Je n'ai jamais paye leurs rigueurs d'une larme,
  Et leur levre jamais ne denie un baiser.

  Ah! s'il versait longtemps, le prisme heureux des songes,
  Sur mes yeux eblouis ses eclairs decevants!
  S'il ne s'eteignait pas, ce bonheur des mensonges,
  Dans le neant des jours ou souffrent les vivants!

  Ou si la mort etait ce que mon coeur envie,
  Quelque sommeil bien long, d'un long reve charme,
  La nuit des jours passes, le songe de la vie!
  Quel bonheur de mourir pour etre encore aime!...

Ainsi pensait-il depuis que s'etaient enfuies les belles annees dans
lesquelles le poete s'accoutume trop a enfermer tout son destin. Le
souvenir, la reminiscence, le songe, venaient donc a son aide, et lui
obeissaient au moindre signe, comme des esprits familiers et consolants.
Plus d'une fois, nous l'avons vu, le matin, a quelque reunion d'amis
a laquelle il etait convie et dont il etait l'ame: il arrivait
au rendez-vous, fatigue, pali, se trainant a peine; aux bonjours
affectueux, aux questions empressees, il ne repondait d'abord que par
une plainte, par une pensee de mort qu'on avait hate d'etouffer. La
reunion etait complete, on s'asseyait: c'est alors qu'il s'animait par
degres, que sa parole facile, elegante, retrouvait ses accents vibrants
et doux, que le souvenir evoquait en lui les Ombres de ce passe charmant
qu'il redemandait tout a l'heure au sommeil; le conteur-poete etait
devant nous; nous possedions Nodier encore une fois tout entier. Depuis
des annees, il avait si souvent parle de la mort, et nous l'avions en
toute rencontre retrouve si vivant par l'esprit qu'on ne pouvait se
figurer qu'il ne s'exagerat pas un peu ses maux, et a lui aussi on
pourrait appliquer ce qu'on disait de M. Michaud, que la duree meme
de nos craintes refaisait a la longue nos esperances. On etait tente
surtout de repeter avec M. Alfred de Musset:

  Ami, toi qu'a pique l'abeille,
  Ton coeur veille,
  Et tu n'en saurais ni guerir,
  Ni mourir.

Mais non, il y avait plus que la piqure de l'abeille; l'aiguillon fatal
etait la. C'est trop longtemps insister et nous complaire a de gracieux
retours que la gravite de la fin derniere vient couvrir et dominer.
Nodier est mort en homme des esperances immortelles, en homme religieux
et en chretien. Ces idees, ces croyances du berceau et de la tombe,
etaient de tout temps demeurees presentes a son imagination, a son
coeur. Entoure de la famille la plus aimable et la plus aimee, d'une
famille que l'adoption des longtemps n'avait pas craint de faire plus
nombreuse, de ses quatre petits-enfants qui Jouaient la veille encore,
ne pouvant rien comprendre a ces approches funebres, de sa charmante
fille, sa plus fidele image, son oeuvre gracieuse la plus accomplie,
Nodier a traverse les heures solennelles au milieu de tout ce qui peut
les soutenir et les relever; si une pensee de prevoyance humaine est
venue par moments tomber sur les siens, elle a ete comprise, devinee et
rassuree par la parole d'un ministre, son confrere, l'ami naturel des
lettres[193]. Les temoignages d'interet et d'affection, durant toute sa
maladie, ont ete unanimes, universels; il y etait sensible; il croyait
trop a l'amitie qu'il inspirait pour s'en etonner. Il exprimait
pourtant, parfois, et de son plus fin sourire, du ton d'un Sterne
attendri, combien tout cela lui paraissait presque disproportionne avec
une vie qui lui semblait, a lui, avoir toujours ete si incomplete et si
precaire. Ainsi l'auraient pense d'eux-memes Le Sage ou l'abbe Prevost
mourants[194];

Nodier allait etre deja un mort illustre. C'est un honneur de ce pays-ci
et de cette France, on l'a remarque, que l'esprit, a lui seul, y tienne
tant de place, que, des qu'il y a eu sur un talent ce rayon du ciel, la
grace et le charme, il soit finalement compris, apprecie, aime, et qu'on
sente si vite ce qu'on va perdre en le perdant. Comme le disait devant
moi une femme de gout[195], ce serait un grand seigneur ou un simple
ecrivain, le duc de Nivernais ou Nodier, on ne ferait pas autrement: en
France, a une certaine heure, il n'y a que l'esprit qui compte. Oui,
l'esprit charmant, l'esprit aide et servi du coeur. L'interet public,
celui du monde proprement dit celui du peuple meme; on l'a vu aux
funerailles de Nodier cet interet d'autant plus touchant ici qu'il est
plus desinteresse, eclate de toutes parts; le nom de celui qui n'a rien
ete, qui n'a rien pu, qui n'a exerce d'autre pouvoir que le don de
plaire et de charmer, ce nom-la est en un moment dans toutes les
bouches, et tous le pleurent.

1er Fevrier 1844.

[Note 193: M. Villemain, ministre de l'Instruction publique.]

[Note 194: Je glisse au bas de la page ce mot humble, ce mot touchant,
que je prefere a d'autres mots plus glorieux, parce qu'il sent l'homme
cette heure de verite, ce mot toutefois qu'il faudrait etre lui pour
prononcer comme il convient, avec sensibilite et ironie, avec un sourire
dans une larme; il s'agissait de ces marques d'affection et d'honneur
qui lui arrivaient en foule et ne cesserent plus, des qu'on le sut en
danger: "Qui est-ce qui dirait, a voir tout cela, que je n'ai toujours
ete qu'un pauvre diable?"--Comme Cherubini dans le tableau d'Ingre il ne
voyait pas la Muse immortelle qui debout etait derriere.]

[Note 195: La comtesse de Castellane, celle qui fut l'amie de M.
Mole.]



APPENDICE


LA FONTAINE, PAGE 54.

    (L'article suivant, ecrit dans _le Globe_ (15 septembre 1827), a
    propos des Fables de La Fontaine rapprochees de celles des autres
    auteurs par M. Robert, ajoute quelques details et quelques
    developpements au morceau que contient ce volume.)

La litterature du siecle de Louis XIV repose sur la litterature
francaise du XVIe et de la premiere moitie du XVIIe siecle; elle y a
pris naissance, y a germe et en est sortie; c'est la qu'il faut se
reporter si l'on veut approfondir sa nature, saisir sa continuite, et
se faire une idee complete et naturelle de ses developpements. Pour
apprecier, en toute connaissance de cause, Racine et son systeme
tragique, il n'est certes pas inutile d'avoir vu ce systeme, encore
meconnaissable chez Jodelle et Garnier, recevoir grossierement, sous la
plume de Hardy, la forme qu'il ne perdra plus desormais, et n'arriver
a l'auteur des _Freres ennemis_ qu'apres les elaborations de Mairet et
avec la sanction du grand Corneille. On ne porterait de Moliere qu'un
jugement imparfait et hasarde si on l'isolait des vieux ecrivains
francais auxquels il reprenait son bien sans facon, depuis Rabelais et
Larivey jusqu'a Tabarin et Cyrano de Bergerac. Boileau lui-meme, ce
strict reformateur, qui, a force d'epurer et de chatier la langue, lui
laissa trop peu de sa liberte premiere et de ses heureuses nonchalances,
Boileau ne fait autre chose que continuer et accomplir l'oeuvre de
Malherbe; et, pour se rendre compte des tentatives de Malherbe, on est
force de remonter a Ronsard, a Des Portes, a Regnier, en un mot a toute
cette ecole que le precurseur de Despreaux eut a combattre. Mais si ces
etudes preliminaires trouvent quelque part leur application, n'est-ce
pas surtout lorsqu'il s'agit de La Fontaine et de ses ouvrages?
Contemporain et ami de Boileau et de Racine, le bonhomme, au premier
abord, n'a presque rien de commun avec eux que d'avoir aussi du genie;
et ce serait plutot a Moliere qu'il ressemblerait, si l'on voulait qu'il
ressemblat a quelqu'un parmi les grands poetes de son age. Rien qu'a
lire une de ses fables ou l'un de ses contes apres l'_Epitre au Roi_ ou
l'_Iphigenie_, on sent qu'il a son idiome propre, ses modeles a part et
ses predilections secretes. Il est fort facile et fort vrai de dire que
La Fontaine se penetra du style de Marot, de Rabelais, et le reproduisit
avec originalite; mais de Marot et de Rabelais a La Fontaine il n'y a
pas moins de cent ans d'intervalle; et, quelque vive sympathie de
talent et de gout qu'on suppose entre eux et lui, une si parfaite et
si naturelle analogie de maniere, a cette longue distance, a besoin
d'explication, bien loin d'en pouvoir servir. Sans doute il a du
trouver en des temps plus voisins quelque descendant de ces vieux et
respectables maitres, qui l'aura introduit dans leur familiarite: car
l'idee ne lui serait jamais venue de _restituer_ immediatement leur
_faire_ et leur _dire_, ainsi que l'a tente de nos jours le savant
et ingenieux Courier. Ce n'etait pas a beaucoup pres un travailleur
opiniatre ni un erudit que La Fontaine, ni encore moins un investigateur
de manuscrits, comme on l'a recemment avance[196], et il employait ses
nuits a tout autre chose qu'a feuilleter de poudreux auteurs, ou a palir
sur Platon et Plutarque, que d'ailleurs il aimait fort a lire durant
le jour. Aussi, en publiant ses savantes recherches sur nos anciennes
fables, M. Robert a grand soin d'avertir qu'il ne pretend nullement
indiquer les sources ou notre immortel fabuliste a puise: "Je suis bien
persuade, dit-il, que la plupart lui ont ete totalement inconnues." Un
tel aveu dans la bouche d'un commentateur est la preuve d'un excellent
esprit. Avant de parler du travail important de M. Robert, nous
essaierons, en profitant largement de sa science aussi bien que de celle
de M. Walckenaer, d'exposer avec precision quelles furent, selon nous,
l'education et les etudes de La Fontaine, quelles sortes de traditions
litteraires lui vinrent de ses devanciers, et passerent encore a
plusieurs poetes de l'age suivant.

[Note 196: C'est surtout Victorin Fabre qui soutenait cette these: il
avait interet a voir en toutes choses le laborieux.]

Et, d'abord, on a droit de regarder comme non avenus, par rapport a La
Fontaine et a son epoque, les anciens poemes francais anterieurs a la
decouverte de l'imprimerie, si l'on excepte le _Roman de la Rose,_ dont
le souvenir s'etait conserve, grace a Marot, durant le XVIe siecle, et
qu'on lisait quelquefois ou que l'on citait du moins. L'imprimerie, en
effet, fut employee dans l'origine a fixer et a repandre les textes des
ecrivains grecs et latins, bien plus qu'a exhumer les oeuvres de nos
vieux rimeurs. Personnne parmi les doctes ne songeait a eux; il arriva
seulement que leurs successeurs profiterent, depuis lors, du benefice
general, et participerent aux honneurs de l'impression. Marot, le
premier, en disciple reconnaissant et respectueux, voulut sauver de
l'oubli quelques-uns de ceux qu'il appelait ses maitres: il restaura
a grand'peine et publia Villon; il donna une edition du _Roman de la
Rose,_ dont il rajeunit, comme il put, le style. Mais son erudition
n'etait pas profonde, meme en pareille matiere, et tres-probablement il
dechiffrait cette langue surannee avec moins de sagacite et de certitude
que ne le font aujourd'hui nos habiles, M. Meon ou M. Robert par
exemple. Ronsard et ses disciples vinrent alors, qui abjurerent le culte
des antiquites nationales et les laisserent en partage aux erudits, aux
Pasquier, aux La Croix du Maine, aux Du Verdier, aux Fauchet, dont
les travaux, tout estimables qu'ils sont pour le temps, fourmillent
d'erreurs et attestent une extreme inexperience. L'ecole de Malherbe,
par son dedain absolu pour le passe, n'etait guere propre a reveiller le
gout des curiosites gauloises, et on ne le retrouve un peu vif que chez
Guillaume Colletet, Menage, du Cange, Chapelain, La Monnoye, tous doctes
de profession. Ce fut seulement au XVIIIe siecle que les fabliaux et
les romans-manuscrits devinrent l'objet d'investigations et d'etudes
serieuses. Irons-nous donc, a l'exemple de certains critiques, ranger La
Fontaine parmi ces deux ou trois antiquaires de son temps, et mettre le
bonhomme tout juste entre Menage et La Monnoye, lesquels, comme on sait,
tournaient si galamment les vers grecs et les offraient aux dames en
guise de madrigaux? Il y a dans un recueil manuscrit du XIVe siecle une
fable du _Renard_ et du _Corbeau,_ et dans cette fable on lit ce vers:

  Tenait en son bec un fourmage,

qui se retrouve tout entier chez La Fontaine. En faut-il conclure,
avec plusieurs personnes de merite consultees par M. Robert, que notre
fabuliste a evidemment derobe son vers a l'obscur Ysopet, et que, pour
s'en donner l'honneur, il s'est bien garde d'eventer le larcin? Ainsi,
le comte de Caylus, des qu'il eut mis le nez dans les fabliaux, saisi
d'un bel enthousiasme, crut y decouvrir tout La Fontaine et tout
Moliere, et se plaignit amerement du silence obstine que ces illustres
plagiaires avaient garde sur leurs victimes. Un critique eclaire du
_Journal des Debats,_ seduit par quelques traits de vague ressemblance,
et cedant aussi a cette influence secrete qu'exerce le paradoxe sur
les meilleurs esprits, estime que La Fontaine doit beaucoup "et a nos
contes, et a nos poemes, et a nos _proverbes_, depuis le _Roman
de Renart_, dont on ne me persuadera jamais qu'il n'ait pas eu
connaissance, jusqu'aux farces de ce Tabarin qu'il cite si plaisamment
dans une de ses fables." Quant aux farces de Tabarin, quant a nos
contes, a nos poemes _imprimes,_ je pourrais tomber d'accord avec le
savant critique; mais le _Roman de Renart_, alors manuscrit et inconnu,
ou le bonhomme l'eut-il ete deterrer? et quand on le lui aurait mis
entre les mains, de quelle facon s'y fut-il pris pour le dechiffrer,
meme _a grand renfort de besicles_, comme disent Rabelais et Paul-Louis?
On voit dans le _Menagiana_ que Menage (ou peut-etre La Monnoye; je
ne sais trop si l'endroit ne se rapporte pas a l'editeur) eut
communication, pendant deux jours, d'un vieux roman-manuscrit in-folio,
intitule _le Renart contrefait_, espece de parodie du _Roman de Renart._
A propos d'un passage du poeme, il remarque que Mr de La Fontaine aurait
pu en tirer parti pour une fable, et sa maniere de dire fait entendre
assez clairement que M. de La Fontaine ne le connaissait pas. Nous
persisterons donc a croire, jusqu'a demonstration positive du contraire,
qu'en matiere de poemes et de romans d'une pareille date, l'aimable
conteur etait d'une ignorance precisement egale a celle de Marot, de
Rabelais, de Passerat, de Regnier et de Voiture; on pourra meme trouver
que ces derniers le dispensaient assez naturellement des autres.

L'esprit leger, moqueur, grivois, qui de tout temps avait anime nos
auteurs de fabliaux, de contes, de farces et d'epigrammes, ne s'etait
pas eteint vers le milieu du XVIe siecle, avec l'ecole de Marot, en la
personne de Saint-Gelais. Malgre Du Bellay, Ronsard, Jodelle, et leurs
pretentions tragiques, epiques et pindariques, cet esprit, immortel en
France, avait survecu, s'etait insinue jusque parmi leur auguste troupe,
et tel qu'un malicieux lutin, au lieu d'une ode ampoulee, leur avait
dicte bien souvent une chanson gracieuse et legere. D'Aubigne et
Regnier, grands admirateurs et defenseurs de Ronsard, appartenaient par
leur talent a l'ancienne poesie, et lui rendaient son accent d'energie
familiere et, si j'ose ainsi dire, son effronterie naive; Passerat et
Gilles Durant lui conservaient son badinage ingenieux et ses piquantes
finesses. La venue de Malherbe n'interrompit point brusquement ces
habitudes nationales, et son disciple Maynard fut plus d'une fois, dans
l'epigramme, celui de Saint-Gelais. D'Urfe, Colletet, mademoiselle de
Gournay, mademoiselle de Scudery et beaucoup d'autres illustres de cet
age, aimaient notre ancienne litterature, tout en lui preferant la leur.
Il y avait quatre-vingts ans environ que le sonnet italien avait detrone
le rondeau gaulois, les ballades et les chants royaux: Voiture, Sarasin,
Benserade, y revinrent, et chercherent de plus a reproduire le style des
maitres du genre. Mais deja, depuis 1621, La Fontaine etait ne, vers le
meme temps que Moliere, quinze ans avant Boileau, dix-huit ans avant
Racine.

Les premiers contes pourtant ne parurent qu'en 1662 (d'autres disent
1664). Ils avaient ete precedes, et non pas annonces, en 1654, par la
faible comedie de _l'Eunuque_. La Fontaine avait donc quarante et un
ans lorsqu'il commencait au grand jour sa carriere poetique. Quelle
explication donner de ce debut tardif? Son genie avait-il jusque-la
sommeille dans l'oubli de la gloire et l'ignorance de lui-meme? Ou bien
s'etait-il prepare, par une longue et laborieuse education, a cette
facilite merveilleuse qu'il garda jusqu'aux derniers jours de sa
vieillesse, et doit-on admettre ainsi que les fables et les contes du
bonhomme ne couterent pas moins a enfanter que les odes de Malherbe?
J'avoue qu'_a priori_ cette derniere opinion me repugne; et, sans etre
de ceux qui croient a la suffisance absolue de l'instinct en poesie, je
crois bien moins encore a l'efficacite de vingt annees de veilles, quand
il s'agit d'une fable ou d'un conte, dut la fable etre celle de la
_Laitiere_ et du _Pot au lait_, et le conte celui de _la Courtisane
amoureuse_. Que La Fontaine ait travaille et soigne ses ouvrages, ce ne
peut etre aujourd'hui l'objet d'un doute. Il _confesse_, dans la
preface de _Psyche_, "que la prose lui coute autant que les vers."
Ses manuscrits, etc., etc..... (Voir page 63 de ce volume les memes
details.) Ce soin extreme n'a pas lieu de nous surprendre dans l'ami de
Boileau et de Racine, quoique probablement il y regardat de moins pres
pour cette foule de vers galants et badins dont il semait negligemment
sa correspondance. Mais meme en poussant aussi loin qu'on voudra cette
exigence scrupuleuse de La Fontaine, et en estimant, d'apres un precepte
de rhetorique assez faux a mon gre, que chez lui la composition etait
d'autant moins facile que les resultats le paraissent davantage, on
n'en viendra pas pour cela a comprendre par quel enchainement d'etudes
secretes, et, pour ainsi dire, par quelle serie d'epreuves et
d'initiations, le pauvre La Fontaine prit ses grades au Parnasse et
merita, le jour precis qu'il eut quarante et un ans, de recevoir des
neuf vierges le _chapeau de laurier,_ attribut de maitre en poesie,
a peu pres comme on recoit un bonnet de docteur. En verite, autant
vaudrait dire qu'amoureux de dormir, comme il etait, il dormit d'un long
somme jusqu'a cet age, et se trouva poete au reveil. Mais le mot
de l'enigme est plus simple. Livre, apres une premiere education
tres-incomplete, a toutes les dissipations de la jeunesse et des sens,
La Fontaine entendit un jour, de la bouche d'un officier qui passait par
Chateau-Thierry, l'ode de Malherbe: _Que direz-vous, races futures,_
etc. Il avait alors vingt-deux ans, dit-on, et son genie prit feu
aussitot comme celui de Malebranche a la lecture du livre de _l'Homme._
Des lors le jeune Champenois fit des vers, d'abord lyriques et dans le
genre de Malherbe, mais il s'en degouta vite; puis galants et dans le
gout de Voiture, et il y reussit mieux. Malheureusement, rien ne nous
a ete transmis de ces premiers essais. Sur le conseil de son parent
Pintrel et de son ami Maucroix, il se remit serieusement a l'etude de
l'antiquite: il lut et relut avec delices Terence, Horace, Virgile, dans
les textes; Homere, Anacreon, Platon et Plutarque, dans les traductions.
Quant aux auteurs francais, il avait ceux du temps, passablement
nombreux, et la litterature du dernier siecle, qui etait encore fort
en vogue, surtout hors de la capitale. En somme, Jean de La Fontaine,
maitre des eaux et forets a Chateau-Thierry, devait passer pour un
tres-agreable poete de province, quand un oncle de sa femme, le
conseiller Jannart, s'avisa de le presenter au surintendant Fouquet,
vers 1654. Ainsi introduit a la cour et dans le grand monde litteraire,
il y paya sa bienvenue en sonnets, ballades, rondeaux, madrigaux,
sixains, dizains, poemes allegoriques, et put bientot paraitre le
successeur immediat de Voiture et de Sarasin, le rival de Saint-Evremond
et de Benserade; c'etait le meme ton, la meme couleur d'adulation et de
galanterie, quoique d'ordinaire avec plus de simplicite et de sentiment.
A cette epoque, La Fontaine frequentait avec assiduite la maison de
Guillaume Colletet, pere du rimeur crotte et famelique, depuis fustige
par Boileau. Ce Guillaume Colletet, singulierement enclin, selon
l'expression de Menage, aux amours _ancillaires_, avait epouse, l'une
apres l'autre, trois de ses servantes, et en etait, pour le moment, a
sa troisieme et derniere, appelee Claudine, dont la beaute, jointe a la
reputation d'esprit que lui faisait son mari debonnaire, attirait chez
elle une foule d'adorateurs. Comme on y causait beaucoup litterature, et
que Colletet avait une connaissance particuliere et un amour ardent de
nos vieux poetes[197], La Fontaine ne dut pas moins retirer d'instruction
aupres de l'epoux que d'agrement aupres de la dame. Je suis sur que plus
tard il lui arriva de regretter la table du bon Colletet, ou, avec
bien d'autres licences, il avait celle d'admirer a son aise Cretin,
Coquillart, Guillaume Alexis, Martial d'Auvergne, Saint-Gelais, d'Urfe,
voire meme Ronsard[198], sans craindre les bourrasques de Boileau. Et
Racine, le doux et tendre Racine, qui avait plus d'un faible de commun
avec La Fontaine, n'etait-il pas oblige aussi de se cacher de Boileau,
pour oser rire des faceties de Scarron?

[Note 197: Colletet avait ete l'un des cinq auteurs qui formaient le
conseil litteraire de Richelieu; et, grace aux largesses du cardinal, il
avait pu acheter dans le faubourg Saint-Marceau, tout a cote de l'ancien
logement de Baif, une maison que Ronsard avait autrefois habitee;
circonstances glorieuses qu'il ne se lassait pas de rememorer. Il y
eut un moment ou les deux Colletet pere et fils, et la belle-mere de
celui-ci, la _belle-maman_, comme il disait, se faisaient a qui mieux
mieux en madrigaux les honneurs du Parnasse: ce qui devait preter assez
matiere aux rieurs du temps (_Memoires de Critique et de Litterature_,
par d'Artigny, tome VI).]

[Note 198: Il faut avouer pourtant que le nom de Ronsard, pour le peu
qu'il se trouve chez La Fontaine, n'y figure guere autrement ni mieux
que chez les autres contemporains; dans une lettre de lui a Racine
(1686), on lit: _Ronsard est dur, sans gout, sans choix_, etc.; et
il lui oppose Racan, si elegant et agreable malgre son ignorance. La
Fontaine, qui se laissait dire beaucoup de choses aisement, avait
pour lors adopte sur Ronsard l'opinion courante, et un peu oublie ce
qu'autrefois le vieux Colletet lui avait du en raconter.]

Nous n'avons pas l'intention de suivre plus longtemps la vie de notre
poete. Qu'il nous suffise d'avoir rappele que, durant les vingt ans
ecoules depuis l'aventure de l'ode jusqu'a la publication de _Joconde_
(1662), il ne cessa de cultiver son art; qu'il composa, dans le genre et
sur le ton a la mode, un grand nombre de vers dont tres-peu nous sont
restes, et que s'il y porta depuis 1664, c'est-a-dire depuis les debuts
de Boileau et de Racine, plus de gout, de correction, de maturite, et
parut adopter comme une seconde maniere, il garda toujours assez de la
premiere pour qu'on reconnut en lui le commensal du vieux Colletet, le
disciple de Voiture, et l'ami de Saint-Evremond. Ce n'est pas seulement
a la physionomie de son style qu'on s'en apercoit: le choix peu
scrupuleux de ses sujets, et, encore plus, le dereglement absolu de sa
vie, se ressentaient des habitudes de la _bonne_ Regence; le favori de
Fouquet avait longtemps vecu au milieu des scandales de Saint-Mande; il
les avait celebres, partages, et etait reste fidele aux moeurs autant
qu'a la memoire d'_Oronte_. Louis XIV du moins, meme avant sa reforme,
voulait qu'on mit dans le desordre plus de mesure et de _decorum_. Ces
circonstances reunies nous semblent propres a expliquer la defaveur de
La Fontaine a la cour, et l'injustice dont on accuse l'auteur de l'_Art
poetique_ de s'etre rendu coupable envers lui.

A ne les considerer que sous le cote litteraire, il est permis de
soupconner que Boileau et La Fontaine n'avaient peut-etre pas tout
ce qu'il fallait pour s'apprecier completement l'un l'autre; ils
representaient, en quelque sorte, deux systemes differents, sinon
opposes, de langue et de poesie. Un long parallele entre eux serait
superflu. On connait assez les principes et les preceptes de notre
legislateur litteraire. Son ami, trop humble pour se croire son rival,
en continuant de cheminer dans les voies tracees, se contentait d'etre
le dernier et le plus parfait de nos vieux poetes. C'etait, il est vrai,
un vieux poete unique en son genre, et par mille endroits ne ressemblant
a nul autre, ni a _maitre Vincent_, ni a _maitre Clement_, ni a _maitre
Francois_; un vieux poete, adorateur de Platon, _fou de Machiavel_,
_entete de Boccace_, qui cherissait Homere et l'Arioste, oubliait de
diner pour Tite-Live, goutait Terence en profitant de Tabarin, qu'une
ode de Malherbe transportait presque a l'egal de _Peau d'Ane_, et dont
l'admiration vive et mobile, comme celle d'un enfant, embrassait
toutes les beautes, s'ouvrait a toutes les impressions, en recevait
indifferemment du _nord_ ou du _midi_, et trouvait place meme pour
le prophete Baruch, quand Baruch il y avait[199]. De tant de richesses
amassees au jour le jour, sans efforts et sans dessein, deposees et
fondues ensemble dans le naturel le plus heureux du monde, s'etait forme
avec l'age cet inimitable style, a la fois trop complexe et trop simple
pour etre defini, et qu'on caracterise en l'appelant celui de La
Fontaine. Que Boileau n'ait pas rougi d'avancer (comme Monchesnay et
Louis Racine l'assurent) que ce style n'appartient pas en propre a La
Fontaine, et n'est qu'un emprunt de Marot et de Rabelais, nous repugnons
a le croire; ou, s'il l'a dit en un instant d'humeur, il ne le pensait
pas. Sa dissertation sur _Joconde_, et vingt passages formels ou il rend
a son confrere un eclatant hommage, l'attesteraient au besoin. Il est
pourtant vraisemblable que le censeur austere qui se repentait d'avoir
loue Voiture, qui sentait peu Quinault, et appelait Saint-Evremond un
_charlatan de ruelles_, ne coulait pas toujours avec assez d'indulgence
sur la fadeur galante, la morale _lubrique_, les restes de faux gout et
les negligences nombreuses du charmant poete[200]. Mais ce ne serait
pas assez pour motiver l'omission du nom de La Fontaine dans _l'Art
poetique_, si l'on ne songeait que, par son attachement pour Fouquet,
et principalement par la publication de ses contes, le bonhomme avait
provoque le mecontentement du monarque, si severe en fait de convenance,
et qu'il eut sa part de cette rancune glaciale et durable dont les
Saint-Evremond et les Bussy, beaux-esprits espiegles et libertins,
furent egalement victimes. Boileau sans doute eut tort de sacrifier,
je ne dis pas l'amitie, mais l'equite, a la peur de deplaire; du moins
aucune pensee de jalousie n'entra dans sa faiblesse. S'il parut se
glisser ensuite entre les deux grands ecrivains un refroidissement qui
augmenta avec les annees, la faute n'en fut pas a lui tout entiere.
Lui-meme il deplorait sincerement, dans l'homme illustre et bon, les
penchants, desormais sans excuse, qui l'arrachaient de plus en plus
au commerce des honnetes gens de son age. Ainsi s'etaient tristement
evanouies ces brillantes et douces reunions de la rue du Vieux-Colombier
et de la maison d'Auteuil. Moliere et Racine avaient de bonne heure
cesse de se voir; Chapelle, adonne a des gouts crapuleux, etait perdu
pour ses amis, et La Fontaine aussi les affligeait par de longs
desordres qui souillerent a la fois son genie et sa vieillesse.

[Note 199: La Fontaine ayant appris que le savant Huet desirait voir
la traduction italienne des _Institutions_ de Quintilien par Toscanella,
qu'il possedait, s'empressa de la lui offrir en y joignant cette Epitre
naive en l'honneur des anciens et de Quintilien: ce qui prouvait, dit
Huet, la candeur du poete, lequel, en se declarant pour les anciens
contre les modernes dont il etait l'un des plus agreables auteurs,
plaidait contre sa propre cause. On lit cela dans le _Commentaire_ latin
de Huet sur lui-meme, qui renferme de curieux jugements peu connus sur
Boileau, Corneille et autres: on s'en tient d'ordinaire au _Huetiana_,
qui n'est pas la meme chose.]

[Note 200: Dans une lettre a Charles Perrault (1701), Boileau, voulant
montrer qu'on n'a point envie la gloire aux poetes modernes dans ce
siecle, dit: "Avec quels battements de mains n'y a-t-on point recu les
ouvrages de Voiture, de Sarasin et de La Fontaine! etc." On le voit,
pour lui La Fontaine etait de cette famille un peu anterieure au pur et
grand gout de Louis XIV.]

Comme poete, il fut, avons-nous dit, le dernier de son ecole, et n'eut,
a proprement parler, ni disciples, ni imitateurs. N'oublions point,
toutefois, que bien des rapports d'inclinations et meme de talent le
liaient a Chapelle et a Chaulieu; que, jusqu'au temps de sa conversion,
il venait frequemment deviser et boire sous les marronniers du Temple, a
la meme table ou s'assirent plus tard Jean-Baptiste Rousseau et le jeune
Voltaire; et que ce dernier surtout, vif, brillant, frivole, puisa au
sein de cette societe joyeuse, ou circulait l'esprit des deux Regences,
certaines habitudes gauloises de licence, de malice et de gaiete, qui
firent de lui, selon le mot de Chaulieu, un successeur de Villon,
quoiqu'a dire vrai Voltaire n'eut peut-etre jamais lu Villon, et que,
pour un convive du Temple, il parlat trop lestement de La Fontaine...

FIN DU TOME PREMIER.



  TABLE DES MATIERES
  DU PREMIER VOLUME.



  Preface.
  Boileau.
  La Fontaine de Boileau, epitre.
  Pierre Corneille.
  La Fontaine,
  Racine.
  La reprise de _Berenice_.
  Jean-Baptiste Rousseau.
  Le Brun.
  Mathurin Regnier et Andre Chenier.
  Documents inedits sur Andre Chenier.
  George Farcy.
  Diderot.
  L'abbe Prevost.
  M. Andrieux.
  M. Jouffroy.
  M. Ampere.
  Du Genie critique et de Bayle.
  La Bruyere.
  Millevoye.
  Des Soirees litteraires.
  Charles Nodier.
  Charles Nodier apres les funerailles.
  Appendice sur La Fontaine.

  FIN DE LA TABLE.





End of the Project Gutenberg EBook of Portraits litteraires, Tome I
by C.-A. Sainte-Beuve

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PORTRAITS LITTERAIRES, TOME I ***

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