Project Gutenberg's Les Pardaillan, Tome 04, Fausta Vaincue, by Michel Zevaco

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Title: Les Pardaillan, Tome 04, Fausta Vaincue

Author: Michel Zevaco

Release Date: September 25, 2004 [EBook #13523]

Language: French

Character set encoding: ASCII

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MICHEL ZEVACO



LES PARDAILLAN

Tome 04

Fausta vaincue



I

LA FLAGELLATION DE JESUS

Une foule immense etait rassemblee sur la Greve; elle allait assister au
depart de la grande procession organisee pour porter au roi Henri III
les doleances de la bonne ville de Paris.

Pour la grande majorite des Parisiens, il s'agissait de reconcilier le
roi avec sa capitale.

Pour une autre categorie, moins nombreuse et initiee a certains projets
de Mgr de Guise, il s'agissait d'imposer a Henri III une terreur
salutaire et d'obtenir de lui, moyennant la soumission de Paris et son
repentir de la journee des Barricades, une guerre a outrance contre les
huguenots, c'est-a-dire leur extermination.

Pour une troisieme categorie, il s'agissait de s'emparer du roi et de le
deposer apres l'avoir prealablement tondu.

Enfin, pour une quatrieme categorie, reduite a une douzaine d'inities,
il s'agissait de tuer Henri III.

Non seulement la Greve etait noire de monde, mais encore les rues
avoisinantes regorgeaient de bourgeois qui, la pertuisane d'une main, un
cierge de l'autre, se disposaient a processionner jusqu'a Chartres.

Le voyage a Chartres, en tenant compte des lenteurs d'un pareil exode,
devait durer quatre jours. Le duc de Guise avait fait crier qu'il avait
dispose trois gites d'etape le long du chemin, et qu'a chacun de ces
gites on tuerait cinquante boeufs et deux cents moutons pour nourrir le
peuple en marche.

Ce jour-la, donc, vers huit heures du matin, les cloches des paroisses
de Paris se mirent a carillonner. Sur la place de Greve vinrent
se ranger, successivement, les delegues de l'Hotel de Ville, les
representants des diverses eglises, puis les confreries, les theories de
moines tels que feuillants, capucins, et enfin les Penitents blancs.

Parmi les files interminables de cierges et d'arquebuses, on vit dans
cette procession des choses magnifiques. D'abord les douze apotres en
personne, revetus d'habillements tels qu'on en portait du temps de
Jesus-Christ, et quelques soldats romains portant les instruments de
supplice de Jesus-Christ.

En effet, Jesus-Christ lui-meme etait represente par Henri de Bouchage,
duc de Joyeuse, lequel avait pris l'habit de capucin sous le nom de
frere Ange, et devait plus tard rejeter le froc pour guerroyer, puis
rentrer encore en religion.

Le duc de Joyeuse, donc, ou frere Ange, comme on voudra, portait sur ses
epaules une croix qui, par bonheur, etait en carton; sur sa tete, une
couronne d'epines egalement en carton peint, et autour du cou, par un
bizarre anachronisme, le chapelet des ligueurs.

Derriere Joyeuse, deguise en Christ, venaient deux grands gaillards qui
le fouettaient ou faisaient semblant de le fouetter, ce qui soulevait
dans la foule des cris d'indignation. Et cette indignation, vraie ou
feinte, prenait des proportions de rage lorsque, par un anachronisme
plus bizarre encore (mais on n'y regardait pas de si pres), les deux
flagellants, tous les quinze ou vingt pas, s'ecriaient:

--C'est ainsi que les huguenots ont traite Notre-Seigneur Jesus!

--Mort aux parpaillots! reprenait la foule.

A une vingtaine de pas derriere Jesus, ou frere Ange, ou duc de Joyeuse,
marchaient, cote a cote, quatre penitents qui, se tenant par le bras,
tete baissee, capuchon sur le visage, se faisaient remarquer par leurs
enormes chapelets et par leur piete extraordinaire. Peu a peu, le
desordre s'etant mis dans les rangs de la procession, ces quatre
penitents finirent par se trouver derriere Jesus au moment ou celui-ci,
d'une voix retentissante, criait:

"Mes freres, mort aux huguenots qui m'ont flagelle!..."

Une acclamation salua ces paroles du Christ qui, ayant essuye la sueur
qui coulait de son front, continua:

--Puisque nous allons voir Herode...

--Le roi! interrompit une voix imperieuse. Dites: le roi, messire,
puisque Paris se reconcilie avec Sa Majeste!

--C'est juste, sire de Bussi-Leclerc! reprit Jesus-Christ. Donc, mes
freres, puisque nous allons voir le roi, nous devons avant tout obtenir
qu'il renvoie ses Ordinaires!...

--Tres juste, dit Bussi-Leclerc. Mort aux Quarante-Cinq!

--A mort! A mort! reprit la foule des penitents.

La procession s'etendait sur une longueur d'une bonne lieue. Bien en
avant de ce troupeau. Guise, Mayenne et leur freres, a cheval, entoures
d'une cinquantaine de gentilshommes bien armes, s'entretenaient a voix
basse de choses mysterieuses.

Quant aux quatre penitents que nous avons signales, ils causaient entre
eux sans precautions.

--Dis donc, Chalabre, disait l'un, as-tu entendu frere Ange?

--J'ai envie de frotter un peu les cotes de messire Jesus!

--Es-tu bien retabli, mon cher Loignes?... Ta blessure?

--Eh! le coup fut bien applique. Le cher duc n'y va pas de main morte
quand il frappe. J'ai cru que j'etais mort. N'importe, je veux que Guise
recoive de ma main le meme coup qu'il m'a porte!...

--Tu es ingrat, Loignes! dit Montsery. Comment serions-nous sortis de
Paris s'il n'avait eu l'idee d'aller en procession voir notre sire?...

--Oui, fit sourdement Loignes. Il va a Chartres pour demander nos tetes
au roi!

--Et les offrir ensuite a Bussi-Leclerc et a Joyeuse! continua
Sainte-Maline.

--Messieurs, dit Chalabre, Joyeuse a crie tout a l'heure: "Mort aux
Ordinaires!" Bussi-Leclerc a crie: "Mort aux Quarante-Cinq!..." Joyeuse
est un miserable fou et ne vaut pas son coup de poignard. Quant a
Leclerc, il n'arrivera pas a Chartres. Est-ce dit?...

--C'est dit! reprirent les trois autres.

Laissant les quatre spadassins--quatre des Ordinaires d'Henri III--a
leurs projets de vengeance et de meurtre, nous suivrons la fantastique
procession en marche sur Chartres, et nous rejoindrons une litiere
fermee qui vient a quelques centaines de toises derriere la colonne.

Cette litiere etait entouree par une dizaine de cavaliers; dedans se
trouvaient deux femmes: Fausta et Marie de Montpensier.

--L'homme? demanda Fausta au moment ou nous rejoignons la litiere.

--Confondu dans la foule des penitents, il chemine en silence.

--Vous etes bien sure que ce moine se trouve dans la procession?
insistait Fausta.

--Je l'ai vu, repondit la duchesse, vu de mes yeux.

--Pardaillan m'avait dit vrai, soupira Fausta, Jacques Clement, libre,
marche a sa destinee. Allons! Valois est condamne. Rien ne peut le
sauver maintenant...

--Que dites-vous, ma belle souveraine? Il me semble que vous avez
prononce un nom... celui du sire de Pardaillan...

--Oui! dit Fausta en regardant fixement la duchesse.

--C'est que, ce nom, mon frere et ses gentilshommes le prononcent bien
souvent depuis trois ou quatre jours...

--Eh bien, si vous voulez que votre frere ne prononce plus ce nom...

--Moi? Cela m'est egal! fit Marie en riant.

--Oui, cela vous est egal, a vous. Mais il est necessaire que le duc de
Guise ait l'esprit libre pour ce qui va etre entrepris. Et, pour qu'il
ait l'esprit libre...

--Eh bien? demanda Marie.

--Dites-lui, faites-lui savoir, des que nous serons entres dans
Chartres, que Pardaillan est mort!... Et, afin qu'il n'ait point de
doute, dites-lui que c'est moi qui l'ai tue...

Ayant ainsi parle, Fausta baissa la tete et ferma les yeux comme pour
indiquer qu'elle voulait se renfermer dans ses pensees. Et ces pensees
devaient etre funebres, car son visage, dans son immobilite, semblait
refleter la mort...

Nos personnages sont donc ainsi disposes: en tete de ce long serpent de
foule qui se deroule sur la route, un groupe de cavaliers: Guise,
ses freres, ses gentilshommes. Pres de lui, Maineville insoucieux
et Maurevert inquiet. Quant a Bussi-Leclerc, il s'interesse a la
procession, sans doute, car il en parcourt les rangs, et on le voit
tantot sur un point, tantot sur un autre.

Puis, derriere cette bande de seigneurs, a une certaine distance,
commence la procession.

Puis, presque a la queue de la colonne, un moine marche seul, le
capuchon sur la figure, et ses mains serrent contre sa poitrine une
dague solide: c'est Jacques Clement.

Enfin, tres en arriere, c'etait la litiere de Fausta.

Le troisieme jour de marche, la procession se reposa dans le village de
Latrape, l'un des gites d'etape organises par le sieur Cruce, marechal
des logis de cet exode. Les penitents y etaient arrives vers quatre
heures, et aussitot s'etaient mis a table, c'est-a-dire qu'ils avaient
envahi une immense prairie ou ils s'etaient assis dans l'herbe.

Naturellement, Guise et sa suite avaient pris leurs logis dans les
meilleures maisons du village.

Dans la prairie, les gens de Latrape allaient et venaient, empresses
a faire bon accueil aux penitents. Ces braves gens avaient fait cuire
d'innombrables fournees de pain, mis en perce une trentaine de tonneaux
de cidre et de vin, et allume de grands feux dans la prairie. Devant
ces feux rotissaient des moutons entiers, des quartiers de boeuf et de
cochon.

Apres cette enorme ripaille, chacun s'enveloppa de son manteau et
chercha un coin pour dormir. Dix heures sonnerent au petit clocher du
village.

A ce moment, dans l'avant-derniere maison en allant vers Chartres, deux
hommes dormaient cote a cote, etendus sur des bottes de paille de la
grange.

Ou du moins, si l'un de ces deux hommes, en proie a quelque insomnie,
soupirait et se retournait sur la paille, l'autre dormait pour deux.

Dans cette meme maison, non plus dans la grange ni sur la paille, mais
dans une chambre assez convenable, dormait un autre personnage. Et qui
se fut approche de ce dormeur eut reconnu l'un des plus fideles, des
plus solides et des plus brillants gentilshommes du duc de Guise,
c'est-a-dire messire de Bussi-Leclerc en personne.

Comme dix heures venaient de tinter au clocher, quatre hommes
s'approcherent de la maison que nous venons de signaler: c'etaient
les quatre fideles de Henri III qui, profitant de la procession pour
rejoindre le roi sans danger d'arrestation, avaient jusque-la voyage
avec elle. C'etaient Montsery, Sainte-Maline, Chalabre et Loignes qui
guettaient l'occasion d'exercer leurs talents de spadassins sur la
poitrine du sire de Bussi-Leclerc.

--Tu es sur que c'est la? demanda Sainte-Maline.

--Je ne l'ai pas perdu de vue, repondit Chalabre. Surement, nous allons
trouver le sanglier dans sa bauge.

--Comment allons-nous proceder? demanda Montsery.

--Moi, je veux me battre avec lui, dit Sainte-Maline.

--Et s'il te tue?

--Vous me vengerez...

--C'est cela! firent Chalabre et Montsery, bataille!...

--Messieurs, dit Loignes, je crois que vous perdez la tete. Parce que
ce maroufle vous a injuries de son mieux, quand il vous tenait a la
Bastille, vous voulez, par-dessus le marche, qu'il vous etripe l'un
apres l'autre...

Loignes etait le plus age des quatre; c'etait un homme serieux et
positif, exercant en conscience son metier d'assassin royal.

Les trois autres, tout jeunes, comme nous avons dit, manquaient encore
d'experience. Devant les sages observations de leur aine--leur maitre en
guet-apens--ils baisserent donc la tete.

--Que faut-il faire? demanderent-ils.

--C'est bien simple. Nous allons l'appeler comme si son duc le mandait a
l'instant. Nous aurons nos dagues a la main. Et, quand il sortira, nous
le larderons proprement jusqu'a ce qu'il rende sa belle ame au diable.

Il faut rendre cette justice aux trois jeunes ecerveles qu'ils se
rallierent instantanement a ce plan si limpide.

Par ou entre-t-on? reprit le comte de Loignes.

--Il faut faire le tour, dit Chalabre qui, toute la journee, avait
guette pas a pas Bussi-Leclerc. Suivez-moi, messieurs!

Chalabre enfila aussitot un sentier, et, a vingt pas de la route, sauta
lestement par-dessus une porte a claire-voie. Les autres le suivirent.
Ils se trouvaient alors dans une cour dont le sol disparaissait sous
le fumier. Derriere eux, ils avaient une grange ou, sur la paille,
dormaient les deux inconnus que nous avons signales tout a l'heure.
Devant eux, la maison, ou plutot la chaumiere, divisee en deux parties:
a droite, le logis assez vaste des maitres de ceans, et a gauche une
chambre isolee, avec sa porte particuliere. Chalabre designa la porte du
doigt.

Tous les quatre degainerent leurs dagues; Sainte-Maline et Montsery
se placerent a gauche de la porte, le long du mur, prets a bondir sur
Bussi-Leclerc des qu'il apparaitrait. Chalabre se placa a droite.
Puis Loignes, ayant jete un coup d'oeil satisfait sur ce dispositif
d'attaque, heurta rudement a la porte du pommeau de son epee.

--Hola! hola! messire de Bussi-Leclerc! vocifera le comte de Loignes.
Vite, eveillez-vous et courez a monseigneur qui vous mande a l'instant!

--Au diable monseigneur! grommela Bussi-Leclerc. Attendez-moi, monsieur,
je m'habille.

--Non, non! Je cours reveiller M. de Maineville que le duc mande
egalement. Hatez-vous donc!...

La-dessus, Loignes s'effaca contre le mur, pres de Chalabre. Leclerc,
habitue a ces alertes continuelles, ne pouvait avoir aucune defiance.
Les quatre, ramasses sur eux-memes, la dague a la main, attendaient.
Tout a coup, ils entendirent le bruit que faisait Bussi-Leclerc en
commencant a ouvrir la porte.

--Bonsoir, messieurs! dit a ce moment une voix tres calme et sans nulle
raillerie apparente. Il parait que vous voulez meurtrir ce bon M. de
Bussi-Leclerc.

--Ouais! gronda Leclerc, qui, a l'interieur, s'arreta d'ouvrir, que veut
dire cela?

--Trahison! crierent les quatre spadassins en s'elancant le poignard
leve sur l'homme qui venait de parler, et qui s'avancait en saluant
poliment et repetait:

--Bonsoir, messieurs!

Les poignards leves s'abaisserent; les trois jeunes gens s'arreterent et
saluerent tres bas. Un rayon de lune se jouait sur le visage audacieux
et paisible de celui qui venait d'intervenir, et, ce visage, ils
venaient de le reconnaitre...

Loignes, ne comprenant rien a cette scene imprevue, fit un bond pour
s'elancer sur ce defenseur de Bussi-Leclerc. Mais, en meme temps, il se
sentit saisi a bras-le-corps.

--C'est notre sauveur! dit Chalabre...

--C'est celui qui nous a tires de la Bastille! dit Montsery.

--C'est le chevalier de Pardaillan! dit Sainte-Maline.

Loignes recula d'un pas, se decouvrit et dit:

--Eussiez-vous ete le pape que vous eussiez tate de mon fer pour le mal
que vous faites ici; mais vous etes M. de Pardaillan, et je n'ai rien
a dire. Retirez-vous donc, chevalier, et laissez-nous accomplir notre
besogne.

--Si je vous laisse faire, maintenant! cria la voix narquoise de
Bussi-Leclerc, derriere la porte.

--Bon, bon! patiente un peu, et tu verras comme on defonce une porte et
une poitrine! repondit Loignes. Monsieur, ajouta-t-il en s'adressant a
Pardaillan, c'est Bussi-Leclerc qui est la; c'est votre ennemi autant
que le notre; je pense que, si vous ne voulez pas nous aider, vous nous
laisserez du moins occire en paix ce sacripant.

--Messieurs, dit Pardaillan, lorsque j'eus le bonheur de vous tirer des
mains du gouverneur de la Bastille, vous m'avez promis, en echange des
votres, trois vies et trois libertes...

--C'est vrai! firent d'une seule voix Chalabre, Montsery et
Sainte-Maline.

--J'ai donc l'honneur de vous prier de payer cette nuit le tiers
de votre dette: je vous demande la vie et la liberte de M. de
Bussi-Leclerc.

Les trois spadassins, d'un seul mouvement, s'inclinerent. Loignes
lui-meme rengaina aussitot sa dague et son epee qu'il avait tirees.

--Monsieur, dit Sainte-Maline en saluant galamment, nous vous cedons
Bussi-Leclerc.

--Reste a deux, observa tranquillement le chevalier.

--Tres juste, dit Montsery, et nous tiendrons parole jusqu'au bout.

Les quatre hommes saluerent et se retirerent sans repondre a
Bussi-Leclerc qui, derriere sa porte, criait:

--Au revoir, messieurs! Je vais vous faire preparer un cabanon digne de
vous, a la Bastille...

Mais Sainte-Maline revint brusquement sur ses pas:

--Monsieur le chevalier, fit-il, y aurait-il de l'indiscretion a vous
demander pourquoi vous sauvez ce damne Leclerc qui vous veut autant de
mal qu'a nous?...

--Aucune, monsieur, repondit Pardaillan. J'ai promis sa revanche a M.
de Bussi-Leclerc. Or, comment aurais-je tenu ma promesse, si je l'avais
laisse tuer ce soir?

Sainte-Maline regarda avec etonnement le chevalier qui souriait, salua
et se hata de rattraper ses compagnons.

Pardaillan s'etait approche de la porte derriere laquelle se trouvait
Bussi-Leclerc et avait frappe du poing:

--Monsieur! he! monsieur de Bussi-Leclerc! cria-t-il.

--Que desirez-vous, sire de Pardaillan? demanda Leclerc, goguenard.

--Moi? Rien. Je veux simplement vous dire que, maintenant, je suis seul.
Alors, s'il vous convient d'essayer de prendre cette revanche apres
laquelle vous courez depuis si longtemps, eh bien, je suis votre homme.

--Bon! je prefere attendre...

--Comme il vous plaira, monsieur, j'ai tant de chances d'etre tue par
d'autres qu'il ne vous en reste guere de me retrouver. Qui sait si
j'arriverai seulement jusqu'a Chartres?

--Si vous mourez d'ici la, reprit Bussi-Leclerc haineux, soyez sur que
je le regretterai, car c'est ma plus douce esperance, maintenant, que de
penser a l'heureux moment ou je vous mettrai les tripes au vent!

--Merci, dit Pardaillan. Qui donc vous empeche, en ce cas, d'essayer de
satisfaire cette douce envie a l'instant?

--Ah! reprit Leclerc, c'est que je ne suis pas egoiste, moi. Je vais
vous dire. Nous sommes quatre qui vous haissons, et nous avons lie
partie pour vous mettre a mal. Je puis meme vous dire comment les choses
se passeront.

--Je serai flatte de l'apprendre...

--Vous allez voir comme c'est simple: d'abord, je vous passerai mon epee
au travers du ventre, sans vous tuer toutefois; puis Maineville vous
attachera a l'aile du premier moulin; c'est une manie, chez lui, vous
comprenez? Puis, quand vous aurez tourne suffisamment, c'est-a-dire
jusqu'a ce que mort s'ensuive, Maurevert vous arrachera le coeur, car il
a fait gageure de le manger saute aux petits lards; enfin, Mgr de Guise
abandonnera votre carcasse au bourreau pour la tirer a quatre chevaux.

Pardaillan comprit que Bussi-Leclerc, en parlant ainsi, devait ecumer.
Il l'entendit grincer des dents.

--Vous comprenez, reprit Leclerc, que, si je vous tuais tout de suite,
mes trois associes m'en voudraient la malemort. Tachez donc de vivre
encore quelques jours, jusqu'a ce que nous puissions mettre la main sur
vous...

--Je tacherai, fit doucement Pardaillan. Mais, vraiment, je vous repete
que je crains de ne pas arriver vivant jusqu'a Chartres. Vous devriez
profiter de l'occasion...

--Non! rugit Bussi-Leclerc.

--Allons donc, c'est que tu as peur, Leclerc!

La porte, a l'interieur, fut labouree de coups de poignard. Il y eut un
trepignement furieux.

--Bussi-Leclerc a peur! cria Pardaillan a haute voix.

--Truand de sac et de corde! Si Maurevert te mange le coeur, je te
mangerai le foie!...

Bussi-Leclerc se mit a frapper la porte a coups de dague. Pardaillan
haussa les epaules, et, dans la cour, sur le fumier, a la clarte de
la lune, il vit les gens de la chaumiere qui, reveilles par le bruit,
etaient sortis et livides d'effroi, assistaient a cette fantastique
conversation. Sans s'inquieter d'eux, sans les voir peut-etre, le
chevalier se dirigea vers la grange et, a l'entree, trouva son compagnon
qui, l'epee a la main, attendait les evenements.

--Oh! murmurait le jeune duc d'Angouleme, c'est affreux. Les menaces de
cet homme sont horribles.

--Oui, c'est assez hideux. Partons, monseigneur; l'air de ce village
est malsain pour nous maintenant. Et. quant a Maurevert, nous le
retrouverons surement a Chartres.

Les deux hommes s'envelopperent de leur manteau et d'un pas rapide,
prirent la route de Chartres. Bussi-Leclerc, la dague et l'epee aux
poings, sortit et grogna:

--Ou est-il?

Un paysan repondit:

--Je ne sais par ou il a pris, monseigneur, mais le fait est qu'il a
fui, et il doit etre loin.

--Je le retrouverai, grommela Leclerc.

Il sortit donc en toute hate de la chaumiere, et, par un chemin de
traverse que lui indiquerent ses hotes, gagna la place de l'eglise, au
coin de laquelle se dressait un grand calvaire. Autour de ce calvaire,
quelques tentes avaient ete dressees, et le duc de Guise dormait dans
l'une d'elles sur un lit de camp, tandis que Maurevert et un autre
officier dormaient sur des bottes de paille. Quant a Maineville, il
avait, comme Bussi, cherche gite dans le village.

Leclerc envoya chercher Maineville qui, une demi-heure plus tard, arriva
en pestant fort contre l'interruption de son sommeil. Alors, il fit
egalement reveiller le duc, et, ayant eu la permission d'entrer dans la
tente, les quatre se trouverent reunis. Et Bussi-Leclerc fit le recit
de ce qui venait de se passer. Guise profera une imprecation de rage;
Maineville sortit sa dague et en tata la pointe; Maurevert prononca ces
etranges paroles:

--Puisqu'il en est ainsi, monseigneur, le voyage a Chartres est inutile:
nous ferions mieux de retourner a Paris.

--Pourquoi? s'ecrierent Maineville et Bussi-Leclerc.

--Parce que, dit sourdement Maurevert, si Pardaillan est dans la
procession, la procession est maudite! Parce que ce n'est pas Henri III
qui sera tue, mais nous!

Et ces quatre hommes, egalement braves, passerent le reste de la nuit a
discuter comment ils se debarrasseraient de l'aventurier. Guise, sombre
et pensif, ecoutait sans rien dire ses trois fideles conseillers. Mais,
comme le jour se levait, il donna l'ordre de se mettre en route.

--Pour Paris? demanda Maurevert.

--Pour Chartres! repondit le duc.

Maurevert haussa les epaules et s'assura que sa cotte de mailles etait
solidement bouclee.

La procession se remit en marche et, s'engouffrant par la porte
Guillaume dans la bonne ville de Chartres, se dirigea vers la
cathedrale.

Une fois la porte franchie, la tete de la procession se trouva en
presence d'une nombreuse troupe armee. Guise reconnut Crillon a cheval,
qui dit en saluant:

--Sa Majeste, pour vous faire honneur, voulait absolument que je vinsse
a votre rencontre avec huit mille arquebusiers et les trois mille
cavaliers que nous avons assembles autour de Chartres. Mais j'ai fait
observer a Sa Majeste que deux ou trois mille hommes suffisaient pour
escorter une procession...

--Vous avez bien fait, messire. Ou et quand pourrai-je voir le roi avec
les echevins de Paris?

--Le roi est en ce moment a la cathedrale.

--Allons donc a la cathedrale! dit Guise.

--Monseigneur, je vous montre le chemin. Il serait inutile que ces
dignes penitents essayassent d'en trouver un autre. Eh effet, toutes
les rues sont pleines de nos gens d'armes qu'a attires une legitime
curiosite, sans compter les bourgeois de cette bonne ville venus
acclamer le roi.

--Allez, messire! dit Guise. Nous sommes venus en fideles sujets, et
nous joindrons nos acclamations a celles de la ville.

Et, levant sa toque empanachee et ornee d'un triple rang de perles.
Guise, d'une voix forte, cria:

--Vive le roi!

Mais, derriere lui, une immense acclamation repondit:

--Vive Henri le Saint!...

C'etait la procession qui donnait ainsi son avis, si bien que Crillon se
demanda un instant s'il ne ferait pas mieux de fermer les portes et de
laisser hors des murs les trois quarts des penitents qui attendaient.
Mais Crillon, brave, se dit qu'il serait ridicule d'avoir l'air de
redouter des porteurs de cierges. Ordonnant donc a ses hommes, d'un coup
d'oeil, de surveiller etroitement les arrivants, il se dirigea vers la
cathedrale. Guise suivait avec ses gentilshommes. Derriere ce groupe,
venait la procession des Parisiens que les gens de la ville, du haut
de leurs fenetres, examinaient curieusement et non sans une certaine
sympathie.

L'apparition de Jesus, suant sous son enorme croix de carton et plus
flagelle que jamais, fut saluee par un long murmure de pitie.

Devant la cathedrale, la foule etait plus serree, plus nerveuse, et
Guise put lire sur tous ces visages de bons provinciaux la curiosite
passionnee qu'il inspirait. En effet, Henri III, apres sa fuite, avait
ete accueilli par les habitants de Chartres avec courtoisie, mais sans
enthousiasme. La, comme dans tout le royaume, le nom de Guise etait
populaire et celui du roi meprise ou deteste.

Le duc jeta les yeux autour de lui, comme pour chercher s'il
n'apercevait pas le moine. A ce moment, les portes de l'immense
cathedrale s'ouvraient, et une foule de gentilshommes en sortaient,
refoulant les bourgeois. En meme temps les soldats de Grillon, par une
habile manoeuvre, couperent la procession et ne laisserent autour de
Guise qu'une dizaine de ses familiers.

--On se mefie de nous, ici! dit le duc en froncant le sourcil.

--Non pas, monseigneur, on vous rend les honneurs, repondit Grillon.

Joyeuse, quelques-uns de ses apotres et ses deux flagellants se
trouvaient dans ce cercle forme par les gens d'armes, les gentilshommes
royaux et la foule.

--Frappez! Frappez! dit Joyeuse.

Les deux flagellants se mirent a frapper a tour de bras, avec leurs
fausses lanieres.

--Sire! s'ecria Jesus, ou etes-vous? Voyez ce que font les huguenots!
et, pourtant, je ne me plains pas!...

Un grondement de la foule des bourgeois repondit a ces paroles. Et deja,
comme a Paris, les cris de: Vive Henri le Saint! eclataient, lorsque
Jesus, c'est-a-dire Joyeuse, se mit a pousser des lamentations qui,
cette fois, n'avaient rien de feint. En effet, quatre penitents venaient
de s'approcher de lui et s'etaient mis a le flageller, non plus avec
des lisieres de drap ou des lanieres de carton, mais avec de bonnes et
solides etrivieres de cuir.

Cela dura quelques minutes, pendant que les soldats contenaient la
foule, pendant que Guise, pale et stupefait, se demandait s'il n'etait
pas venu se jeter dans la gueule du loup. Les quatre enrages frappaient
de plus belle.

--Assez! dit tout a coup une voix forte.

Un homme venait de paraitre sous le porche de la cathedrale. Les quatre
flagellants cesserent aussitot leur besogne, et, s'etant precipites dans
l'eglise ou ils se depouillerent de leurs frocs, apparurent sous les
traits de Chalabre, Montsery, Loignes et Sainte-Maline...

L'homme qui venait de surgir s'avancait avec une sorte de dignite vers
le malheureux Joyeuse. A son aspect, un grand silence s'etablit, les
gens de Crillon presenterent les armes. Guise mit pied a terre et, se
decouvrant, s'inclina profondement...

Cet homme, c'etait le roi de France.



II

HENRI III

Le roi, sans faire attention a Guise, s'arreta devant Joyeuse et,
s'agenouillant, cria dans le silence:

--Monseigneur Jesus, vous m'avez appele, moi, pauvre roi que ses sujets
ont frappe, abandonne, chasse! Me voici, mon doux seigneur Jesus! Et,
puisque vous avez tant fait que de m'appeler a votre aide, laissez-moi
essuyer le precieux sang qui coule de vos plaies!...

A ces mots, Henri III se releva, saisit son mouchoir et se mit a essuyer
Joyeuse.

La foule est mobile dans ses sentiments. A la vue du roi s'agenouillant
devant le figurant qui representait Jesus, s'incorporant pour ainsi dire
a la procession parisienne, des applaudissements furieux eclaterent. Le
roi leva les bras pour commander le silence.

--Qu'on saisisse ces deux miserables! cria-t-il en designant les deux
flagellants effares; qu'on les jette en prison et puis qu'on les pende
haut et court!

--Mais, sire, begaya Joyeuse, Votre Majeste fait erreur... ce ne sont
pas eux...

--Ainsi seront traites les ennemis de Dieu et de l'Eglise! cria Henri
III.

Une immense acclamation salua ces paroles, et, cette fois, ce fut un
grand cri de "Vive le roi!" qui monta jusqu'au ciel; Henri III eut un
eclair dans les yeux. Alors, il se tourna vers le duc de Guise:

--Mon cousin, dit-il, allons louer et benir le Seigneur de la grande
joie qu'il nous accorde en ce jour. Et puis, nous ecouterons en l'hotel
de messieurs les echevins de cette bonne ville les plaintes que nos
Parisiens vous ont charge de nous transmettre. Et, tournant le dos a
Guise, il se dirigea le premier vers le portail central ouvert a deux
battants.

--Oh! gronda Guise en lui-meme, ce fantome de roi ose me braver et se
moquer de moi! Et j'hesitais!...

Il suivit avec ses gentilshommes et penetra dans l'enorme eglise, ou la
messe d'action de graces fut aussitot commencee. Dehors, la foule des
penitents parisiens et des bourgeois de Chartres confondus prenait de
cette messe ce qu'elle pouvait en prendre, c'est-a-dire ce qui lui
arrivait de cantiques et de benedictions par les portes ouvertes.

Quand la messe fut terminee, Henri III, entoure de gardes, sortit de
l'eglise et se dirigea vers l'hotel des echevins, ou il recevait de la
ville de Chartres une hospitalite sinon royale, du moins tres suffisante
pour un roi sans royaume. Il n'avait pas adresse un mot a Henri de
Guise.

Sur le parvis, le duc s'etait arrete, incertain de ce qu'il ferait,
devorant sa rage et se demandant s'il n'allait pas reprendre a l'instant
le chemin de Paris.

A ce moment, l'un des gentilshommes d'Henri III s'approcha de lui et,
l'ayant salue, lui dit:

--Monsieur le duc, le roi mon maitre m'a charge de vous dire qu'il vous
recevra demain matin a neuf heures, en audience a l'hotel de ville,
ainsi que les robins et bourgeois qui vous servent d'escorte...

--Dites a Sa Majeste, repondit-il, que je la remercie de l'audience
qu'elle veut bien m'accorder et que je m'y trouverai a l'heure dite.

La-dessus, Guise et ses gens se dirigerent vers l'hotellerie du
Soleil-d'Or. Quant au cardinal de Guise, quant a Mayenne, ils s'y
etaient rendus directement et ne s'etaient pas montres depuis l'entree
de la procession de Chartres. Au moment ou Guise et ses gentilshommes
entraient dans l'hotellerie, Maurevert saisit le bras de Maineville pres
de lui, et, lui montrant une figure dans la foule, lui dit en palissant:

--Regarde...

--Qu'est-ce? fit Maineville, insoucieux.

--Non, ce n'est pas lui! reprit alors Maurevert en passant la main sur
son front... mais il m'a semble d'abord que c'etait Pardaillan...

Le duc entendit ces mots et tressaillit.

--Ou est-il? demanda-t-il d'une voix basse et rauque.

--Il est mort! repondit quelqu'un pres de lui.

Guise, Maineville, Bussi-Leclerc, Maurevert, d'un meme mouvement, se
retournerent et virent la duchesse de Montpensier qui souriait. Elle fit
signe a Guise de la suivre.

--Pardieu! grogna Bussi-Leclerc, s'il est mort, il n'y a pas longtemps!

Le duc, trouble, avait marche jusqu'a l'appartement qui lui etait
destine, entraine par sa soeur.

--Mon frere, lui dit celle-ci quand ils furent seuls, vous devez cesser
de vous enquerir de ce Pardaillan.

--Vous dites qu'il est mort? Comment le savez-vous?

--Je le sais par celle qui sait tout, qui jusqu'ici ne s'est jamais
trompee, ne nous a jamais trompes...

--Fausta? fit le duc en tressaillant.

--Elle vient de me confirmer la chose.

Guise demeura pensif. Bussi-Leclerc s'etait-il trompe?... Fausta, elle,
ne se trompait jamais! Sans doute, elle savait que Pardaillan etait dans
la procession. Sans doute elle avait etabli quelque piege ou cette nuit
meme le chevalier etait tombe, apres sa rencontre avec Leclerc.

Guise dissimula soigneusement ses impressions. Mais le profond soupir
qui lui echappa prouva a sa soeur quel soulagement il eprouvait de cette
nouvelle.

--Laissons cela, reprit-il. Que cet aventurier soit mort ou vif, cela
m'est egal. Ou est l'homme?

--Dans Chartres, repondit tranquillement la duchesse. Il est venu avec
la procession. Etes-vous pret, mon frere?

--Pret?... Qu'entendez-vous par la? fit le duc en fremissant. Je ne
veux, d'aucune facon, etre mele a ce qui va se passer. Je suis perdu si
jamais on apprend...

--Soyez donc tranquille! La mort du roi ne sera qu'un de ces accidents
que Dieu permet parfois. Nul ne saura. Jacques Clement lui-meme ne sait
pas. Seulement soyez pret, mon frere!...

--Quand aura lieu... l'accident?

Marie de Montpensier regarda son frere et repondit:

--Demain!...

--Si tot!... murmura le duc en tressaillant.

--Demain, apres l'audience, Valois se rendra a la cathedrale, en
procession, les pieds nus, un cierge a la main et couvert d'un sac.
C'est un voeu qu'il a fait s'il se reconciliait avec Paris. Or, demain,
la reconciliation sera parfaite. Le moine marchera pres du roi, car,
dans ces processions, il est accessible a tous. Le coup sera porte
devant la cathedrale. Vous, cependant, vous reunirez hors des murs ce
que vous avez de gentilshommes et de ligueurs... le reste vous regarde!

Le duc de Guise, ayant fait appeler Mayenne et le cardinal, confera
longtemps avec eux. Puis, vers le soir, il se mit a table, et voulut que
Maurevert, Leclerc et Maineville prissent place a ses cotes. Et,
malgre l'acte terrible qui se preparait dans l'ombre, ce fut encore de
Pardaillan qu'ils causerent. Bussi-Leclerc se rappela fort a-propos que
le chevalier lui avait dit:

--Je n'arriverai peut-etre pas jusqu'a Chartres!...

Il ne fallait plus en douter: Pardaillan etait mort.

Vers cette heure-la, celui qui faisait l'objet de ces pensees sinistres
dinait tranquillement avec le duc d'Angouleme dans une petite auberge, a
une table accotee contre une fenetre. En face de l'auberge se dressait
un hotel,, et, de temps a autre, Pardaillan, soulevant les rideaux de la
fenetre, jetait un coup d'oeil sur la facade ou tout etait eteint.

--A qui appartient cet hotel? demanda Pardaillan a la servante, en
soulevant encore une fois le rideau.

--Cet hotel?... Ah! dame... il appartient comme qui dirait a personne.
C'est-a-dire, dans les temps jadis, c'etait l'hotel des sires de
Bonneval. Mais, depuis que je vis, et il y a vingt-neuf ans de cela,
je n'ai vu personne entrer la-dedans, jamais la porte ou les fenetres
s'ouvrir.

--Oui, murmura Pardaillan, mais, en ce moment, des gens sont rassembles
la-dedans. Et je voudrais bien savoir ce qu'ils font...

--Que voulez-vous qu'ils fassent, cher ami, grommela le duc d'Angouleme,
si ce n'est de conspirer quelque mauvais coup, puisque c'est la Fausta
qui les a assembles la?...

--C'est vrai. J'ai vu ma belle tigresse et ses gens se glisser dans
l'hotel par la porte du jardin.

--Pardaillan, fit le jeune duc avec un soupir, comme nous sommes loin
de...

--De Violetta, hein?... Patience, mon prince. Patience! Il y a deux
etres au monde qui peuvent nous faire savoir de quel cote nous devons
nous tourner: c'est Fausta... et c'est Maurevert. Nous les suivons. Nous
les tenons. Il faudra bien que l'un ou l'autre tombe dans nos mains. En
tout cas, notre situation est moins tragique que lorsque j'etais dans la
nasse.

--Figurez-vous que, cette nasse, au lieu d'etre en osier, etait en fer,
un solide treillis en fer, et que, dans chaque maille, je pouvais a
peine passer les bras... Heureusement, il y avait des cadavres, sans
quoi je serais encore dans la nasse... C'est une jolie invention de Mme
Fausta, que Dieu veuille me garder saine et sauve, car j'ai resolu de
lui rendre epouvante pour epouvante...

Le jeune duc frissonna. Il entrevoyait, a travers l'explication de
Pardaillan, une de ces hideuses aventures auxquelles succombent les
esprits les plus fermes.

Le chevalier n'avait cesse de regarder a travers les petits vitraux
ronds et verts de la fenetre. Charles regardait lui aussi, et, dans la
nuit de la ruelle, vit une ombre qui s'avancait.

Je savais bien qu'il viendrait! Et qu'il viendrait la! murmura
Pardaillan.

L'ombre se rapprochait de la grande porte de l'hotel. C'etait un homme
enveloppe d'un manteau qui lui cachait la figure. Mais, sans doute,
Pardaillan le reconnaissait a la taille et a la demarche, car il repeta:

--C'est lui!

L'homme ne heurta pas le marteau de la porte, mais frappa dans ses
mains. La grande porte s'entrouvrit aussitot et l'inconnu se glissa dans
l'interieur.

--Qui est-ce? demanda Charles.

--Vous le saurez tout a l'heure, dit Pardaillan. Lorsque je me
reveillai, j'etais assis, vous le savez, a califourchon sur deux poutres
dont l'une plongeait dans l'eau et dont l'autre partait en diagonale
pour aller soutenir le plancher de la salle ou se tenait le trou
carre... l'entree de la nasse. J'avais dormi. Comment? Je n'en sais
rien. Je vis qu'il faisait jour; la lumiere entrait par-dessous le
plancher qui etait au-dessus de ma tete, et je vis que j'etais entoure
de poutres qui s'enlacaient comme les madriers d'un echafaudage:
"Pardieu! me dis-je, je n'ai qu'a gagner de poutre en poutre jusqu'a
l'exterieur!" Et je voulus gagner la poutre voisine qui me rapprochait
de la grande ouverture par ou coulaient tout a la fois l'eau du fleuve
et la lumiere du jour. Ce fut alors que je me heurtai au treillis de
fer... J'avais oublie la nasse!...

--Alors j'examinai cette machine a prendre les hommes. Et je vis que
j'etais perdu. En effet, la nasse formait comme un puits en treillis de
fer, qui partait du plancher meme, pour aller plonger dans l'eau. Je dus
abandonner l'idee qui m'etait venue de me hisser de maille en maille
pour arriver a passer par-dessus. L'idee inverse me parut la bonne:
c'est-a-dire que je m'accrochai aux mailles, et que je me mis a
descendre, dans l'espoir que je pourrais passer par-dessous en
plongeant. Arrive au ras de l'eau, je fus heurte de nouveau par les
cadavres. Comprenant que la folie allait me gagner si je ne sortais
au plus tot, je me laissai glisser parmi les cadavres. Et, alors, je
compris pourquoi les cadavres ne s'en allaient pas, pourquoi ils ne
plongeaient pas... Lorsque j'eus de l'eau jusqu'aux epaules, je sentis
avec mes pieds que, de toutes parts, le treillis de fer se rejoignait
dans l'eau et que cela formait comme le fond d'une bouteille! Pas moyen
de sortir par en haut! Pas moyen de sortir par en bas!... Je me hissai
le long des mailles de fer pour eviter l'attouchement des cadavres,
et, accroche a une certaine hauteur, je m'arretai, et j'eus la pleine
horreur de ma situation: j'etais destine a mourir lentement dans ce
puits de fer!...

--C'est horrible! dit Charles en fremissant.

--Justement. Comme vous dites, c'etait horrible. Si bien qu'apres
quelques heures je pris la resolution de grimper jusqu'en haut et de
frapper au plancher jusqu'a ce qu'on m'entendit, jusqu'a ce qu'on
achevat de me tuer!

--Et comment etes-vous sorti?

Pardaillan se mit a rire et repondit:

--C'est bien simple; je suis sorti avec les cadavres. Sans doute, cela
ne devait pas etre fort agreable a Fausta, de dormir au-dessus de ces
morts. Pour cette raison, ou pour d'autres, il est certain que, si les
morts etaient prisonniers dans la nasse, Fausta devait avoir la pensee
de leur rendre la liberte. Et comment rendre libre ces cadavres
prisonniers? En les repechant l'un apres l'autre? Non, non! Fausta est
la femme des combinaisons simples! Pour delivrer les morts, il n'y avait
qu'a les laisser partir au fil de l'eau!

Pardaillan se mit a rire, puis jeta a l'exterieur un coup d'oeil
inquiet.

--Il ne faut pas manquer la sortie de notre homme, dit-il, il prend les
derniers ordres de la belle Fausta... Donc, comme je vous l'ai dit,
j'etais depuis plusieurs heures accroche au treillis de fer, a demi
assis sur une poutre, lorsque j'entendis au-dessus de moi une sorte de
grincement; et, en meme temps, de l'autre cote du treillis, je vis une
chose que je n'avais pas remarquee encore: une corde!... et cette corde
montait! D'en haut, on la tirait. Levant les yeux, je vis qu'elle
passait, a travers un trou pratique dans le plancher. Alors, d'un coup
d'oeil, je suivis la corde de haut en bas, et je fus a l'instant meme
rassure... En effet, monseigneur, la corde soulevait un carree du
treillis menageant une large ouverture. Dans le meme instant, je vis les
cadavres qui s'en allaient en se bousculant comme s'ils eussent eu hate
de partir. Au bout de deux minutes, ils etaient tous partis, entraines
par le fleuve.

Pardaillan avala un grand gobelet de vin et ajouta: "Je fis comme eux...
voila tout! Je me laissai tomber dans l'eau, je franchis l'ouverture
d'une brassee frenetique, et me trouvai hors de la nasse. Deux minutes
plus tard, j'abordai au quai.

Un long silence suivit ces paroles. Charles considerait son compagnon
avec une sorte d'effroi. Le chevalier sifflotait entre ses dents, et
regardait toujours par la fenetre.

--Il est temps de sortir, dit-il enfin. Et, s'adressant a la servante:

--Dites-moi, la belle enfant, mon camarade et moi, nous voudrions
prendre l'air avant de nous coucher. Comment ferons-nous pour rentrer?
Je dis: rentrer sans frapper, ni reveiller personne...

--Dame! vous passerez par les ecuries, que je laisserai ouvertes; et,
une fois dans la cour, vous n'aurez qu'a monter l'escalier de bois qui
est a l'interieur.

Pardaillan s'etait sans doute rendu compte de la disposition des lieux,
car il approuva d'un signe de tete, et, suivi de Charles, sortit par la
porte de l'auberge qui, aussitot, se referma derriere eux. Dans la rue,
ou plutot dans la ruelle etroite et tortueuse ou ils se trouvaient,
Pardaillan fit une dizaine de pas, puis s'arreta dans un renfoncement.

--Attendons ici, murmura-t-il; notre homme ne saurait tarder a sortir.

--Qui est-ce? demanda Charles pour la deuxieme fois.

--Vous ne l'avez pas reconnu?... C'est le moine! C'est Jacques Clement!
C'est l'homme qui, a l'auberge du Pressoir-de-Fer, etait assis pres de
nous et nous ecoutait...

--L'homme qui a dit qu'il vous vengerait en se vengeant...

--Oui: de Catherine de Medicis!...

--C'est-a-dire en assassinant son fils Henri III, dit froidement le
chevalier.

--Pardaillan! fit le jeune duc, ceci est affreux.

--Eh quoi! vous vous plaignez! Songez que votre pere a ete pousse au
desespoir, a la folie, a la mort par trois etres qui etaient: sa mere
Catherine, son frere le duc d'Anjou, aujourd'hui roi de France, et,
enfin, Mgr le duc de Guise! Vous voulez, vous cherchez un terrible
chatiment contre le roi?

--Oui. J'ai toujours pense que mon oncle Henri de France tomberait un
jour sous la morsure imprevue de l'une de ces douleurs qu'il a semees
sur la route de sa vie. Mais, si cela depend de moi. Pardaillan, Jacques
Clement ne frappera pas le roi. Ce n'est pas cela que je voulais!...

--Ainsi, monseigneur, si vous le pouvez, vous arreterez le bras du
moine?

--Je l'arreterai, dit Charles, sourdement.

Pardaillan hocha la tete:

--Allons! murmura-t-il satisfait, Guise n'est pas encore roi de France!

A ce moment, il saisit le bras du jeune homme qu'il serra fortement.
D'un signe, il lui montra la porte de l'hotel qui s'ouvrait a ce moment,
livrant passage a un moine encapuchonne qui sortait, et, lentement,
s'avancait vers eux.

--Je veux dire, reprit-il froidement, que vous tenez en ce moment le
sort du royaume et de la chretiente dans vos mains, monseigneur. Voyez
cet homme qui vient a nous. S'il passe, il marche au meurtre... demain,
votre oncle Henri III est poignarde, demain le duc de Guise est roi...
Monseigneur, voici la destinee qui passe! Un geste de vous, et la
fortune du monde est changee...

Le moine arrivait a leur hauteur. Pardaillan se renfonca contre le mur
et se croisa les bras. Le moine passait... Charles d'Angouleme, apres
une hesitation, fit deux pas rapides, posa sa main sur l'epaule de
l'homme et dit:

--Hola! sire moine, deux mots, s'il vous plait!...

Le moine s'etait arrete, avait releve sa tete penchee, et, avec cet
etonnement dedaigneux de l'homme qui se sait protege par des destins
superieurs, disait:

--Que me voulez-vous?

--Je veux vous prier de m'accorder quelques minutes d'entretien.

--Passez donc au large, gronda le moine, car, cette nuit, je ne puis
avoir d'entretien qu'avec Dieu!...

Pardaillan, a ce moment, s'avanca rapidement et, de sa voix la plus
joyeuse, s'ecria:

--Eh quoi! vous vous refusez donc a vous reposer un instant avec des
amis, messire Jacques Clement?

Le moine tressaillit; une joie profonde detendit ses traits d'ivoire et
colora son front; il tendit la main.

--Le chevalier de Pardaillan! fit-il d'une voix changee.

--Et Mgr le duc d'Angouleme, dit Pardaillan. Venez donc. Que diable,
meme en temps de procession, un verre de vin n'a jamais fait peur a un
moine!

Jacques Clement fit signe qu'il acceptait l'invitation, et tous trois
se dirigerent vers la petite auberge close, aveugle et muette a cette
heure. Mais, comme l'avait promis la servante, il n'y eut qu'a pousser
la porte des ecuries voisines. Quelques instants plus tard, ils etaient
assis autour d'une table qu'eclairait une chandelle fumeuse et sur
laquelle se trouvaient quelques bouteilles d'un certain vin, tres estime
dans tout le pays.

Pardaillan remplit trois verres et vida le sien d'un trait. Jacques
Clement posa ses levres sur les bords de son verre et le laissa presque
plein... Cependant, ses yeux pales etaient animes d'une espece de
cordialite rayonnante.

--Ce vin rechauffe le coeur, dit-il. Mais, bien plus encore, mon coeur
se dilate pres d'un ami tel que vous, chevalier. Vous le dirais-je? Dans
ma triste vie, dans mes moments de desespoir, quand je me sentais si
seul au monde, c'est a vous que je songeais. Moi qui ne portais dans mes
souvenirs ni l'image d'une mere ni celle d'un pere, il me semblait que
vous aviez ete pour moi comme un grand frere... Vous souvenez-vous du
jour ou je fabriquais des aubepines en papier et ou vous vous etes
arrete pres de moi?

--Certes! fit Pardaillan, emu.

--Vous m'avez encourage... puis, je vous ai revu le jour terrible... ou
vous m'avez montre la tombe de ma mere; et, de ce jour-la, vos traits
sont graves dans mon coeur...

Jacques Clement frissonna, saisit la main de Pardaillan, et ajouta d'une
voix grave:

--Dans cette nuit qui est sans doute une des dernieres de ma vie, si
pres de l'heure ou un evenement terrible va s'accomplir, c'est une
etrange rencontre que celle-ci! C'est la volonte de Dieu que j'aie eu
cette derniere joie de rencontrer le seul homme au monde qui soit pour
moi toute la famille de mon coeur!... Pardaillan, mon coeur crie malheur
a ceux qui ont tue ma mere!

--Oui, vous ne l'avez jamais connue, fit Pardaillan pensif; et qui sait
si, de la, ne vient pas cet amour que vous conservez a sa memoire!

--Je sais ce que vous voulez dire, gronda le moine en palissant. Je vous
dis que j'ai confesse l'une des femmes de la vieille Catherine! Je vous
dis que j'ai su toute la vie de ma mere... et ses crimes!

--Alice ne fut pas criminelle, dit gravement le chevalier. Elle fut
malheureuse, voila tout.

--N'est-ce pas? s'ecria le moine, radieux.

--Certes!... La vieille Medicis fut seule coupable. Quant a votre mere,
martyre d'un amour, prise dans l'alternative ou d'etre meprisee par
l'homme qu'elle adorait ou de tuer ce meme homme, sa vie fut d'une
admirable defense! Ce qu'elle depensa de force et d'esprit pour lutter
contre Catherine n'est pas supposable. Ce qu'elle souffrit depasse les
chatiments les plus cruels!...

Jacques Clement avait rabattu son capuchon et on l'entendait sangloter
doucement.

--Pardaillan, reprit-il au bout de quelques minutes, je comprends votre
pensee. Vous ne voulez pas dire au fils ce que fut la mere, et vous ne
voulez pas mentir.

--Nulle femme au monde autant qu'Alice de Lux ne merita la pitie, dit
Pardaillan.

Jacques Clement se leva et laissa retomber son capuchon sur ses epaules.

--Chevalier, dit-il d'une voix morne, vous me rappelez a la realite
terrible. Demain, ma mere sera vengee. Demain, la vieille Catherine
connaitra le desespoir sans issue.

--Ainsi, vous voulez tuer le roi de France?

--C'est un secret entre moi, Dieu et deux de ses anges, dit Jacques
Clement. Oui, chevalier, demain je tuerai le roi de France!... Demain,
vous serez venge du mal que Catherine nous a fait! Demain, vous aussi,
fils de Charles IX, serez venge du mal que Catherine et Henri ont fait a
votre pere!...

Le moine demeura quelques instants pensif. Puis, comme il faisait un
mouvement pour se retirer:

--Puisque vous avez tant fait que de nous confier ce secret, dit
Pardaillan, achevez de nous instruire en nous disant comment vous
comptez proceder...

--Soit! fit le moine apres avoir reflechi. Je ne vois pas pourquoi je
vous cacherai ces details, a vous. Demain, donc, a neuf heures du matin,
Valois recevra le duc de Guise en audience a l'hotel de ville. Apres
l'audience, il doit se rendre a la cathedrale. Je sais que le roi sera
prevenu qu'un confesseur doit s'approcher de lui pour lui remettre
indulgence pleniere de ses fautes. Ce confesseur viendra a ses cotes, au
moment ou il entrera dans la cathedrale. Ce confesseur, ce sera moi!...

Charles d'Angouleme fremit et demanda:

--Vous suivrez donc le roi pendant la procession?...

--Non, repondit le moine: je l'attendrai a la porte de la cathedrale.
Alors seulement je m'approcherai de lui, et quand il s'agenouillera...
regardez bien alors... Valois s'agenouillera pour ne plus se relever.

Jacques Clement baissa la tete. Puis, d'une voix sourde, il repeta:

--Adieu, priez pour moi!...

Et il se dirigea vers la porte. Charles se leva vivement pour s'elancer.
Mais Pardaillan le retint de la main, et, au moment ou le moine ouvrait
deja la porte:

--Jacques Clement, dit-il, j'ai un service a vous demander!...

Le moine s'arreta court, tressaillit, revint rapidement sur ses pas et,
rayonnant de joie, s'ecria:

--Aurais-je vraiment ce bonheur de pouvoir etre utile avant de mourir!
Vous avez parle d'un service... Chevalier?

--Un grand, dit Pardaillan avec une simplicite qui avait je ne sais
quoi de solennel; voici: j'ai besoin qu'Henri III vive encore quelque
temps... je vous demande la vie d'Henri de Valois, roi de France...

--Vous avez besoin que Valois vive encore? balbutia Jacques Clement,
livide.

--Oui. Ma vie est liee a la vie de ce roi que vous voulez tuer. Et,
puisque Dieu, dites-vous, a voulu notre rencontre cette nuit, je vous
dis: Clement... je te demande de me laisser vivre en laissant vivre
Valois, roi de France!...

--Que maudite soit la minute ou je t'ai rencontre! rala Jacques
Clement...

Il grelottait. Ses dents claquaient. Il fixait sur Pardaillan des yeux
hagards... Et, si Pardaillan eut pu entendre la pensee de ce moine,
voici ce qu'il eut entendu:

"La vie du roi! Il me demande cela!... Mais alors... L'ange... l'ange
d'amour. Elle m'attend a minuit!... J'aurai ma recompense terrestre et
son amour!... Et Pardaillan me demande de renoncer a cela... a l'amour
de Marie!..."

Comme Jacques Clement ruminait ces pensees, minuit sonna dans le grand
silence de la ville endormie... Au premier coup, le moine se releva,
frissonnant de fievre. Au sixieme coup, il joignit les mains et murmura:

--Grace, Pardaillan!...

Pardaillan assistait, etonne, a un drame qu'il ne pouvait comprendre. Le
douzieme coup de minuit sonna.

Puis, il y eut un long silence. Alors, le moine se laissa tomber a
genoux, baissa la tete et murmura:

--Le roi de France vivra!... O ma mere, c'est pour le chevalier de
Pardaillan!...

--Je crois, dit Pardaillan, que ce moine vient de faire un acte
heroique!....



III

HENRI III (suite)

Le lendemain matin, le roi Henri III se reveilla de bonne heure dans
la chambre qu'il occupait en l'hotel de M. Cheverni, gouverneur de la
Beauce.

Henri etait parti de Paris la mort dans l'ame.

Mais, lorsqu'il eut trouve dans l'hotel de ville de Chartres une
deputation de bourgeois venus pour le saluer, lorsqu'il eut passe en
revue les reitres de Crillon, il commenca a se dire que le metier de roi
en exil ne serait peut-etre pas trop deplaisant.

Plus d'une fois, la pensee lui vint de s'en retourner a Paris, de
rentrer dans son Louvre et de dire aux Parisiens:

--Me voila... tachons de nous entendre!

Car il ne manquait nullement de courage. Mais ses intimes, comme
Villequier, d'Epernon et d'O, ne manquaient pas de lui faire observer
que la reine mere etait restee a Paris pour arranger la situation, et
que le roi gaterait tout par un retour precipite!

Ce matin-la, donc, le roi se leva fort joyeux, passa dans l'appartement
voisin, ou Catherine de Medicis, arrivee depuis huit jours, lui avait
fait dire qu'elle l'attendait. Il entra gaiement chez sa mere et
l'embrassa sur les deux joues, contre son habitude.

--Mon fils, dit Catherine, voila bien longtemps que vous n'aviez
embrasse ainsi votre vieille mere.

--C'est que je suis bien content, madame; fit Henri en se jetant dans
un fauteuil. Grace a vous, ma mere, mes bons Parisiens veulent se
reconcilier avec moi, et, comme je ne vois pas d'obstacle a cette
reconciliation, je veux etre a Paris sous deux jours et y faire une
entree dont il sera parle, j'ose le dire.

Catherine de Medicis regarda son fils avec etonnement; mais elle vit
qu'il etait sincere.

--Henri, dit-elle, si je vous disais tout ce que veut le peuple de
Paris, tout ce qu'attend le peuple de France, je vous etonnerais. Si
pres de la tombe, j'ai jete un regard plus clairvoyant sur l'univers,
mais je ne vous dirai rien de tout cela, sire... car vous n'entendriez
pas sans doute la langue que je parle... Par Notre-Dame, je suis resolue
a me defendre et a vous defendre. Mon fils, ecoutez-moi: vous ne pouvez
retourner a Paris maintenant.

Henri III bondit. Il connaissait la prudence de Catherine; mais il
savait aussi qu'elle etait mortellement blessee dans son orgueil de
reine et de mere, qu'elle preparait avec ardeur la rentree a Paris et le
chatiment des Parisiens; il savait enfin qu'elle etait femme a braver
tous les dangers. Pour qu'elle se fut decidee a parler ainsi, il fallait
donc que le retour a Paris fut reellement impossible.

--Pourquoi, demanda-t-il avec une sourde irritation, pourquoi ne
pourrais-je rentrer a Paris? Ne suis-je donc pas le roi?... Qu'est-ce a
dire?

--C'est-a-dire, mon fils, qu'on veut vous attirer dans un piege et vous
massacrer! Vous, moi, mes amis...

Henri III s'ecroula dans son fauteuil et essuya son front mouille de
sueur, en disant:

--Que faut il faire, ma mere?... Chartres etait assez pres de Paris pour
que je pusse m'y rendre d'un bond. Dans la terrible conjoncture que vous
m'exposez, Chartres est trop pres de Paris!...

--Calmez-vous, mon cher fils, dit la vieille mere. Chartres est trop
pres de Paris! eh bien, nous avons Blois avec son chateau imprenable, ou
l'on soutiendrait au besoin un siege de dix ans!...

--Oui, oui!... Partons, ma mere, partons! s'ecria Henri.

Puis, se frappant brusquement le front:

--Et ces gens qui sont la!... Ces miserables!... Ce Guise imposteur!...
Oh! je ne veux pas les voir!

--Vous allez, mon fils, vous rendre a l'hotel de ville comme c'est
convenu, interrompit Catherine. Vous aurez votre air le plus confiant
pour ecouter les doleances des bourgeois de Paris. Et, quand vous verrez
Guise triomphant, alors vous lui dechargerez le coup que je lui ai
prepare... Pas de reponse! Le silence! Un mot: un seul!... Et ce mot...
ce mot qui sera l'ecrasement de Guise vous ramenera le royaume presque
tout entier...

--Dites! dites! ma mere!... Quel sera ce mot?

--Le voici: le roi convoque les etats generaux a Blois!... Les etats
generaux! Comprenez-vous? Guise n'est plus rien! Les Parisiens ne sont
plus rien! Le roi discute avec les ordres assembles... sans compter que
nous gagnons du temps, ajouta Catherine avec un mince sourire.

Henri III respira bruyamment et eclata de rire.

--Pardieu! fit-il, le tour est bien joue... Oui, vous avez raison,
madame! Les etats generaux arrangent tout!

--Allez donc, mon fils, allez porter ce coup a Guise... Et, quant a
celui qu'on voulait vous porter, a vous, des ce soir, mes espions auront
acheve de me renseigner. Allez a l'hotel de ville, puis faites votre
procession comme si rien ne vous menacait...

Henri embrassa de nouveau sa mere et se retira. Il etait bien le fils
de Catherine: s'il ne reculait pas devant un coup d'epee a donner ou a
recevoir, la ruse lui semblait la meilleure des armes. Il donna l'ordre
de porter douze cierges a Notre-Dame de Chartres pour la mettre dans
ses interets, puis declara qu'il etait temps de se rendre a l'hotel de
ville.

Dix minutes plus tard, le roi, entoure de ses gentilshommes, marchait
a l'hotel de ville, dans une double haie de soldats que Crillon avait
disposes le long du chemin. Derriere chaque haie, la foule silencieuse
et presque hostile regardait. C'etait sinistre.

La route s'acheva sans le moindre incident, et le roi, etant entre a
l'hotel de ville, prit place sur un trone qui lui avait ete eleve
dans la grande salle et donna l'ordre d'introduire la deputation des
Parisiens.

Il semblait que Guise eut compris les soupcons et eut voulu rassurer
completement le roi. En effet, ce n'etait pas a l'hotel de ville que
devait se jouer le drame combine par Fausta: c'etait dans la cathedrale
que Jacques Clement devait frapper Henri III. Guise avait donc rassemble
hors des murs tout ce qu'il avait de gens en etat de se battre, ligueurs
et gentilshommes. Aussitot la reception, il devait les rejoindre et
attendre le signal: douze coups de la grosse cloche devaient signifier
que le roi etait mort; six coups que Jacques Clement avait manque son
attaque.

Le chef de la Ligue entra donc, accompagne seulement de quelques
bourgeois que conduisait Maineville. A l'aspect de cette si faible
troupe, le roi respira. Guise traversa la salle dans toute sa longueur.
Il etait calme et grave. Parvenu devant le trone, il s'inclina
profondement.

--Mon cousin, dit gracieusement le roi, il parait que quelque sujet de
discorde s'est eleve entre mes bons Parisiens et moi. On m'affirme
que vous avez voulu recueillir les plaintes de mes sujets pour me les
apporter. Parlez donc hardiment, et soyez sur que je suis resolu a
donner pleine satisfaction a toute plainte.

--Oui, sire, repondit Guise; c'est le premier devoir de la noblesse de
soutenir le roi... C'est pourquoi, sire, je suis reste a Paris pour
representer aux bourgeois combien il etait necessaire de retablir une
paix durable entre le roi et ses sujets. La se borne mon role. Et, quant
aux plaintes des Parisiens, je n'ai pas eu a les recueillir. Si j'ai eu
le bonheur de decider les Parisiens a se reconcilier avec Votre Majeste,
il ne m'appartient pas de connaitre sur quelles bases doit se faire la
paix...

Ces paroles, a la fois modestes et fieres, laisserent le roi impassible.

--Sire, continua le duc de Guise, voici les deputes du corps de ville.
Ils vous diront, si cela plait a Votre Majeste, quels sont les desirs de
votre peuple...

Les deputes s'inclinerent en signe d'assentiment.

--Parlez, messieurs: je suis pret a vous entendre, dit le roi.

Alors, du groupe des bourgeois, se detacha un homme qu'Henri III
reconnut aussitot.

--Est-ce vous, monsieur de Maineville, qui parlez au nom des Parisiens?

C'etait Maineville, en effet. Il s'inclina et dit:

--Sire, la requete que je vais avoir l'honneur de vous soumettre est
adressee a Votre Majeste par MM. les cardinaux, princes, seigneurs et
deputes de la ville de Paris et autres villes catholiques, associes et
unis pour la defense de la religion...

Le roi tressaillit. Il ne s'agissait plus de quelques doleances des
Parisiens. C'etait tout le royaume, prelats, seigneurs et peuple, qui
parlait par la voix de Maineville.

--Voyons la requete, dit le roi d'un ton bref.

--Sire, reprit Maineville, lesdits associes, dont j'ai l'insigne honneur
d'etre ici le representant, ont decide et decident de supplier Votre
Majeste:

--Premierement, d'eloigner M. le duc d'Epernon comme fauteur d'heresie,
perturbateur et dilapidateur de finances.

D'Epernon eclata de rire.

--Sire, dit-il, faut-il partir tout de suite?...

Il se fit un silence terrible. Le roi eut un pale sourire, tourna a demi
la tete vers d'Epernon et dit:

--Comme il vous plaira, monsieur le duc...

A ces mots, d'Epernon devint livide. Guise regarda le roi avec
stupefaction, et les bourgeois deputes acclamerent le roi.

Pale de rage, d'Epernon saisissait deja son epee, et il allait se livrer
a quelque acte de folie, lorsqu'il vit le regard du roi fixe sur lui,
avec le meme sourire. Il comprit ou crut comprendre qu'Henri III jouait
la comedie.

--Sire, dit-il, je m'en irai, non pas quand il me plaira ni quand il
plaira aux bourgeois de Paris, mais quand Votre Majeste, pour prix
de mes services et du sang verse pour elle, m'en donnera l'ordre. En
attendant, je reste!

--Continuez, monsieur de Maineville, dit le roi.

--Lesdits cardinaux, princes, seigneurs et deputes supplient Votre
Majeste:

"Deuxiemement, de marcher de votre personne contre les heretiques de
Guyenne et d'envoyer M. le duc de Mayenne contre ceux du Dauphine; Sa
Majeste la reine mere tiendrait Paris en repos pendant l'absence du roi.

"Troisiemement, d'oter au sieur d'O tout gouvernement ou commandement
dans la ville de Paris.

"Quatriemement, d'approuver les elections des nouveaux, echevins et
prevots qui ont ete faites tant a Paris qu'en diverses villes.

"Cinquiemement, de rentrer en votre dite ville de Paris, et de tenir
tous gens de guerre eloignes de la capitale d'au moins douze lieues."

Maineville se tut: son role etait termine.

Tout a coup, le roi se redressa dans son fauteuil et jeta sur cette
assemblee ce coup d'oeil froid et vitreux qu'il tenait de sa mere:

--Monsieur de Maineville, dit-il d'une voix claire, et vous, messieurs
les bourgeois de Paris, et vous, mon cousin de Guise, ecoutez-moi. Ce
qui vient de nous etre expose ne touche pas seulement aux divisions qui
ont si malheureusement eclate entre nous et notre bonne ville de Paris.
En ce cas, il ne sied pas que je reponde ici: c'est devant tout le
royaume que le roi doit sa franche reponse...

Ici, Henri III prit un temps, comme pour mieux porter a Guise le coup
qu'avait prepare Catherine:

--C'est en presence des, deputes des trois ordres que nous devons
parler, reprit le roi d'une voix plus forte. Messieurs, veuillez donc
porter, en attendant, cette reponse, la seule qui soit digne de nous et
de notre peuple; le roi assemblera les etats generaux...

Un tonnerre d'applaudissements eclata dans la salle et se propagea
au-dehors, ou la nouvelle se repandit avec une foudroyante rapidite: le
roi consent a reunir les etats generaux!...

--Les etats generaux, continua le roi, auront lieu dans notre ville de
Blois, et nous en fixons l'ouverture au quinzieme de septembre.

--Vive le roi! crierent les deputes avec un sincere enthousiasme.

Et, dans la ville, bourgeois de Chartres et penitents de Paris
reprenaient ce cri, avec une sorte d'orgueil: la convocation des etats
generaux, c'etait en effet une victoire qu'on n'eut ose esperer.

Dans la rue, les bourgeois de Chartres, les moines et penitents venus de
Paris se formerent en rang. Mais les ligueurs, qui etaient venus armes,
n'etaient pas la. Bientot, on vit apparaitre Henri III, qui s'avancait
nu-tete, pieds nus et revetu d'une longue chemise de toile grossiere. Il
portait le chapelet autour du cou et tenait un grand cierge a la main.
Il marchait seul dans un vaste espace vide; a quelques pas derriere lui,
venaient deux moines soigneusement encapuchonnes.

Hors des murs, Mayenne et le cardinal de Guise attendaient. Ils avaient
reuni la trois ou quatre cents ligueurs bien armes. Le duc de Guise
arriva au moment ou toutes les cloches de la ville se mettaient a
carillonner. Le cardinal l'interrogea du regard.

--Eh bien! dit le duc en haussant les epaules, il convoque les etats
generaux pour le 15 septembre, a Blois.

--Oh! oh! dit le cardinal, voila qui pourrait bien sauver Valois si sa
destinee ne devait s'accomplir aujourd'hui meme, dans quelques minutes.

--Comment saurons-nous la chose? demanda Mayenne.

--La grosse cloche sonnera douze coups... Six coups voudront dire que le
coup est manque... mais il ne peut manquer!...

--Oh! s'ecria a ce moment le cardinal, voici les cloches qui se
taisent... le roi est a la cathedrale... c'est la minute tragique...

Et tous trois, penches sur l'encolure de leurs chevaux, ecouterent ce
grand silence qui venait de la ville.

Quelques minutes se passerent... Les trois freres se regardaient.. La
grosse cloche de la cathedrale se taisait...

--Approchons-nous du camp royal, dit Guise pour echapper a cette
impression de terrible attente.

A ce moment, dans le silence de la campagne, une sorte de mugissement
aux larges et profondes sonorites s'epandit dans les airs... c'etait le
premier coup de la grosse cloche de la cathedrale!... Les trois freres
demeurerent petrifies.

--Un! murmura le cardinal en tourmentant le manche de sa dague.

--Deux! fit Mayenne, dont les yeux s'exorbitaient.

--Trois!... quatre!... cinq!... comptait le cardinal, livide.

--Six, gronda le duc de Guise. Attention!...

Et, alors, un gemissement rala dans sa gorge; le cardinal baissa la
tete, Mayenne grommela entre les dents un juron... Et tous les trois,
se regardant encore, virent qu'ils avaient des visages convulses de
criminels qui ont peur!

Le septieme coup ne sonnait pas!... La grosse cloche se taisait!...
Henri III n'etait pas mort!... Le moine n'avait pas frappe!...

Pendant pres d'une demi-heure encore, les Guise attendirent, muets,
terribles, immobiles et livides. Enfin, le duc de Guise se maitrisa,
les veines de ses tempes se degonflerent; ses yeux, stries de fibrilles
sanglantes, reprirent leur eclat normal; le souffle rauque qui soulevait
sa poitrine s'apaisa.

--Mes freres, dit-il alors, c'est un immense malheur qui nous frappe...

--D'autant plus que la situation va changer, puisque Valois promet les
etats generaux! dit le cardinal.

--Oui, et nous avons besoin de nous recueillir, d'examiner cette
situation avec le courage et la froideur des gens dont la tete ne tient
plus que par miracle sur les epaules.

--Bah! fit Mayenne, Paris sera toujours a nous!

--C'est vrai! Allez donc m'attendre au village de Latrape ou mes
gentilshommes doivent me rejoindre.

La, nous saurons ce qui s'est passe, et nous pourrons alors parler de
l'avenir avec plus de certitude.

Le cardinal et Mayenne firent un geste d'assentiment et, piquant leurs
chevaux, s'eloignerent sur la route de Paris.

Guise s'avanca sur les ligueurs, essayant de donner a son visage
l'expression d'un triomphe qui etait bien loin de sa pensee.

--Mes bons amis, dit-il, nous venons de decider Sa Majeste a un acte qui
est plus qu'une grande victoire pour Paris: le roi promet d'assembler
les etats generaux...

--Vive le grand Henri!... hurlerent les ligueurs.

--Vive le roi! reprit le duc avec une rage concentree. Sa Majeste
temoigne une bonne volonte pour laquelle nous lui devons toute notre
reconnaissance. En une semblable et si heureuse conjoncture, mes bons
amis, vous n'avez plus qu'a retourner paisiblement a Paris, pour y
preparer vos cahiers. Vous savez que je vous aiderai de tout mon coeur,
lorsqu'il s'agira de les presenter a Sa Majeste...

--Vive Lorraine! Vive le pilier de l'Eglise! vocifererent avec frenesie
les ligueurs.

Mais deja le grand Henri avait mis son cheval au petit galop et
disparaissait vers le Nord, laissant derriere lui cette ville de
Chartres, ou il etait venu chercher une couronne. Il etait sombre.
Bientot, ce calme qu'il s'etait impose se fondit comme la glace au
soleil. La fureur se dechaina en lui. Seul, pareil a un fugitif, il
courait sur la route. Il labourait de coups d'eperon les flancs de son
cheval. Au bout d'une heure de cette course folle, la bete s'abattit.

Guise, cavalier consomme, sauta, se retrouva sur ses pieds. Ce qui le
rongeait surtout, c'etait de ne pas savoir pourquoi le moine n'avait
pas frappe. La chose etait si bien combinee!... Il avait fallu quelque
miracle pour sauver Henri III.

Comme il meditait ainsi, une quinzaine de cavaliers apparurent a
l'horizon et se rapprocherent de lui, rapidement. Bientot, il les
distingua clairement: c'etait une partie de ses gentilshommes qui
le rejoignaient. A leur tete couraient Bussi-Leclerc, Maineville et
Maurevert. En apercevant le duc de Guise a pied, debout pres de son
cheval fourbu, ils s'arreterent.

L'un des gentilshommes mit pied a terre et ceda sa monture au duc, qui
aussitot se mit en selle. Toute la troupe repartit en silence. Une
heure plus tard, on rejoignit le duc de Mayenne et le cardinal. Alors,
seulement, le duc de Guise interrogea ses familiers.

--Vous etiez a la cathedrale; vous avez tout vu... que s'est-il
passe?... Le moine...

--Le moine n'est pas venu, monseigneur, dit Bussi-Leclerc.

--Il a trahi! Je m'en doutais!...

--Le moine n'a pas trahi! Quelqu'un s'est empare de lui, cette nuit,..

--Ce quelqu'un, gronda le duc d'une voix tremblante de rage, qui
est-ce?... Vous ne le savez pas?...

--Pardon, monseigneur, nous le savons parfaitement.

Maurevert s'avanca alors, et, avec un etrange sourire qui courait sur
son visage livide:

--Eh bien, monseigneur, c'est Pardaillan!



IV

PARDAILLAN ET FAUSTA

Nous avons signale qu'au moment ou la procession royale se mit en marche
vers la cathedrale, deux capucins vinrent se placer derriere Henri III.
Et, par les bribes d'entretiens que nous avons rapportes, nous devinons
que ces frocs couvraient, l'un, la personne gracieuse et quand meme
toujours souriante de la duchesse de Montpensier, l'autre, la personne
majestueuse, sombre et fatale de Fausta.

Nul ne songeait a se defier de ces deux moines, et, d'ailleurs, le roi
avait positivement ordonne qu'on ne mit pas de gardes autour de lui
pendant la procession. Revetu de son sac, les pieds nus, le cierge a
la main et la tete basse, le roi de France s'acheminait donc vers la
cathedrale.

A la porte de l'eglise, le roi devait trouver un pere confesseur qui
venait en ligne droite de Rome et lui apportait force indulgences
plenieres. Les deux capucins, en approchant de la cathedrale, jeterent
un avide regard sous le portail. La, tout le clerge de Chartres
attendait Sa Majeste.

Mais, a gauche, un peu isole, sous une statue, se tenait, immobile, un
moine dont le chapelet se terminait par une croix d'or, destinee sans
doute a le faire reconnaitre.

--Le voici! murmura Marie de Montpensier.

Lorsque le roi parvint pres du choeur et s'agenouilla, Marie sentit ses
jambes flechir. Le moment terrible etait venu... C'etait a l'instant
precis de l'agenouillement que Jacques Clement devait frapper.

Le roi s'agenouilla... Marie se pencha comme pour mieux voir... Et, a ce
moment, une sorte de terreur s'empara d'elle... Le roi s'agenouillait...
et le moine ne frappait pas!... Le moine s'agenouillait pres du roi!...

Le moine, a voix basse, parlait au roi!...

"O salutaris hostia!..." entonnait alors le roi.

Le cantique se deroulait avec lenteur. La duchesse tombait a genoux,
n'ayant plus la force de se soutenir.

Que pensait Fausta pendant cette tragique minute ou son regard glacial
demeurait rive sur le moine qui ne frappait pas?... Elle regardait le
moine et songeait:

--Ce n'est pas lui!... Qui est la?... Qui est ce moine?... Oh! je le
saurai!... je veux le savoir!...

La ceremonie de l'adoration etait terminee... le roi se relevait... le
roi se remettait en marche... Et le moine, s'etant redresse lui aussi,
demeurait a la meme place!...

Marie de Montpensier jeta une sorte de gemissement rauque. Et, comme la
foule s'ecoulait, Fausta marcha au moine... s'arreta devant lui...
Une longue minute, ils se regarderent, tandis que la duchesse de
Montpensier, affolee, eperdue, cherchait le sonneur pour lui donner
l'ordre de sonner les six coups... le signal de la defaite...

--Qui es-tu? demanda Fausta d'une voix rude.

En meme temps, elle chercha sous son froc le poignard qu'elle portait
toujours sur elle.

Au son de cette voix, le moine avait eu un mouvement, et Fausta percut
comme une espece d'eclat de rire.

--Pardieu, madame, repondit le moine, moi je n'ai pas besoin de voir
votre visage! Car votre voix est de celles qu'on n'oublie jamais,
surtout quand on a ete dans la nasse!... Vous voulez savoir qui je
suis?... Regardez, madame!

Aux premiers mots, aux premiers sons de cette voix, Fausta avait recule
de deux pas. Sous son capuchon, son visage devint d'une paleur de morte.
Et, pendant que le moine parlait, elle se disait:

--C'est sa voix! C'est lui! Et il est mort! C'est sa voix que je hais
et... que j'aime!...

A ce moment, et comme le moine prononcait les derniers mots, il rabattit
son capuchon, et la tete de Pardaillan apparut. Fausta vit cette
tete pale, ou eclatait l'ironie nuancee de pitie. Un fremissement la
bouleversa. Le delire du meurtre, l'appetit de tuer se dechainerent en
elle. Et elle se ramassa comme pour bondir et frapper.

Pardaillan ne fit pas un geste. Un geste... Et il etait mort
peut-etre!... Cela dura un eclair.

Cette immobilite de spectre sauva Pardaillan.

Fausta, vaincue encore une fois par cet homme qui n'etait rien dans le
gouvernement des hommes, s'appuya a un pilier pour ne pas defaillir.
Pardaillan s'approcha d'elle. Sur son visage, il n'y avait plus
d'ironie.

--Madame, dit-il d'une voix basse, mais penetrante, laissez-moi vous
repeter ce que je vous ai dit a notre premiere rencontre: vous etes
belle, vous etes la jeunesse radieuse. Retournez en Italie... Soyez
simplement une femme... et vous trouverez le bonheur.

Aimez l'amour. L'amour, c'est toute la femme et tout l'homme. Etre reine
ou papesse, la belle affaire! Allez-vous-en, madame! Et laissez-nous
nous debrouiller ici contre ceux qui sont rois, princes ou ducs, car
nous voulons notre part de soleil et de vie. Vous avez voulu me tuer.
Mais, en me tuant, vous pleuriez. C'est pourquoi, madame, avant de
parvenir aux luttes irremediables, j'ai voulu vous donner un fraternel
avis. Plus tard, ma pitie serait un crime...

Fausta demeurait muette. Il semblait, que rien ne palpitat en elle.
Pas un frisson n'agitait les plis rigides de la robe de moine qui
l'enveloppait tout entiere... Qui sait quelles mortelles pensees
traversaient a ce moment son esprit?... Pardaillan continua:

--A ce sujet, madame, je dois vous dire que je me suis mis trois choses
dans la tete: d'abord que M. de Guise ne sera pas roi. Depuis ma
rencontre avec lui devant la Deviniere, le compte que j'ai a regler avec
lui s'est encore charge; ensuite, que je tuerai M. de Maurevert. Enfin,
que M. le duc d'Angouleme et la petite Violetta seront unis... Quoi,
madame, n'avez-vous pas pitie de ces deux enfants? Voyons, madame,
qu'ayez-vous fait de Violetta?... Si vous ne me repondez pas, je serai
force d'en venir a de rudes extremites...

Pardaillan se tut. L'eglise fut pleine de silence. Des parfums d'encens
flottaient encore.

--Madame, reprit Pardaillan, songez que j'attends votre reponse: ou est
la petite bohemienne Violetta?

Fausta jeta un rapide regard autour d'elle. Elle se vit seule, a
la merci du chevalier. Et comme elle avait resolu de ne pas mourir
encore...

--Je l'ignore, dit-elle dans un souffle. Cette enfant ne m'interesse
pas. Elle n'est rien pour moi...

Pardaillan tressaillit. Fausta reprit de sa voix morne:

--Ne vous l'ai-je pas dit a Paris, alors que je n'avais nul besoin de
deguiser la verite? Ce qu'est devenue cette enfant, je l'ignore depuis
qu'elle appartient a M. de Maurevert.

Pardaillan palit. Il n'y avait pas moyen de douter de ce que disait
Fausta. Il etait bien evident qu'elle n'avait eu aucun interet a mentir
dans leur rencontre a Paris. Ce n'etait donc plus du cote de Fausta
qu'il fallait chercher: seul Maurevert pouvait parler.

--Adieu, madame, dit-il d'une voix alteree par l'emotion. J'eprouve ici
une cruelle deception. Mais dois-je vous le dire? Je suis encore heureux
de savoir que, du moins, dans cette recherche, je ne vous ai point pour
ennemie.

--Je ne suis pas votre ennemie, dit Fausta a ce moment.

Et, ce mot, elle le prononca avec une telle douceur que Pardaillan
s'arreta. Fausta se rapprocha de lui, et posa sa main sur le bras du
chevalier.

--Attendez un instant, dit-elle toujours avec douceur.

--Que me veut-elle? grommela Pardaillan en lui-meme.

Fausta semblait hesiter. Sa main posee sur le bras du chevalier
tremblait legerement.

--Vous avez parle, dit-elle enfin d'une voix oppressee, a mon tour,
voulez-vous?...

Fausta s'arreta soudain, comme si elle eut regrette d'avoir parle. Et,
dans cette minute ou un double flot de passions contraires venait se
heurter en elle, humiliee dans son reve de purete extra humaine et de
divine domination, soulevee par l'amour feminin qu'elle portait dans son
sein, Fausta comprit avec terreur qu'elle etait double, qu'il y avait
deux etres en elle...

Il y avait en elle un orgueil sublime et un amour devorant. Et, par un
effort vraiment digne d'admiration, l'orgueil, jusqu'ici, avait vaincu
l'amour... Ces deux etres donc, ces deux ames contradictoires qui
habitaient le meme corps se livraient une effroyable bataille. Il
fallait le triomphe de l'un ou de l'autre; ils ne pouvaient plus
coexister.

Ou Fausta demeurerait la vierge, la pretresse, la dominatrice plus que
reine,--et il fallait la mort de Pardaillan.

Ou Fausta renoncerait a son reve, redeviendrait une femme--et il fallait
l'amour de Pardaillan...

Fausta, ayant annonce qu'elle voulait parler, Fausta se taisait. Une
derniere lutte se livrait en elle. Puis, peu a peu, cette forme de
statue s'anima; l'attitude devint feminine, et enfin, Pardaillan,
avec un etonnement mele de crainte et de pitie, entendit que Fausta
sanglotait doucement.

Fausta pleurait sur son reve!... elle pleurait sur la deroute de
son orgueil. L'amour, une fois de plus dans l'eternelle histoire de
l'humanite, l'amour etait vainqueur.

Elle se rapprocha un peu plus de Pardaillan. Sa main se crispa sur son
bras. Et, dans un murmure d'une douceur desesperee, elle prononca:

--Ecoute-moi. Mon coeur eclate. Je dois dire aujourd'hui des choses
definitives. Et, si je te les dis, a toi, alors qu'il me semblait que
jamais aucun homme ne les entendrait, c'est que tu n'es semblable a
aucun homme... ou plutot! non! ceci est une excuse indigne... Si je dis
que j'aime, c'est que, malgre moi, l'amour est en moi. Pourquoi est-ce
toi que j'aime? Je ne sais pas. Dans mon palais, je te l'ai dit sans
crainte... Car, alors, j'etais sure de tuer mon amour en te tuant...
Tu es vivant! Et, lorsque je veux te crier que je te hais! mes levres,
malgre moi, te disent que je t'aime... Me comprends-tu, Pardaillan?

--Helas! madame, dit Pardaillan.

--Moi aussi, continua Fausta, par les printemps embaumes, jeune, belle,
adulee, je me disais: n'aimeras-tu pas? Non, tu n'aimeras pas comme les
autres femmes. Voila ce que je me disais, Pardaillan. Je t'ai vu et,
d'une seule secousse, tu m'as ramenee du ciel sur la terre.

Fausta se tut. Pardaillan baissa la tete, et, apres quelques secondes de
silence, il dit doucement:

--Madame, pardonnez-moi ma simplicite d'esprit. Pourquoi diable
vouliez-vous chercher le bonheur si haut et si loin, alors qu'il est
partout autour de vous?

--Pardaillan, reprit Fausta, comme si elle n'eut pas entendu,
Pardaillan, tu connais maintenant ma pensee. Or, ecoute-moi; tu m'as
dit, tu me repetes que je trouverai le bonheur autour de moi si je veux
renoncer a la domination sublime que je revais. Pardaillan, j'y renonce!

Le chevalier tressaillit et ne put s'empecher de respirer.

--Je renonce a tout ce que j'avais patiemment elabore. Demain, je dis
adieu a la France. Je vais chercher au fond de l'Italie la paix, la
joie, le bonheur et l'amour... Mais, continua Fausta, c'est toi qui me
conduis!... Voila ce que je t'offre... La-bas, j'ai des domaines, des
richesses. Si tu veux, demain, nous partons, Pardaillan, poursuivit-elle
avec une espece de fievre, celle qui s'offre a toi ne s'offrira plus
jamais ni a toi ni a personne.

Elle etait belle... non plus de cette beaute tragique et fatale qui
inspirait autant d'effroi que d'admiration, mais d'une beaute de
douleur, d'espoir et d'amour qui la transfigurait. Elle rayonnait et
palpitait. Pardaillan soupira et songea, fremissant:

"Que de malheur va semer encore cet incomparable esprit de
malfaisance!... O ma pauvre petite Loise! Tu n'etais pas habile aux
sublimes discours, mais comme un seul regard de tes yeux bleus etait
plus sublime encore, puisque, apres tant d'annees, c'est le souvenir de
ton dernier regard qui me penetre et me charme, tandis que la flamme de
ces magnifiques yeux noirs ne me donne que malaise et frisson!..."

--Madame, reprit-il, que voulez-vous qu'un pauvre aventurier comme moi
reponde aux choses admirables que vous me dites? Que puis-je donc vous
dire, sinon ceci que vous savez deja: j'aimais une enfant, une jolie
petite fille d'amour qui s'appelait Loise. Elle est morte... et je
l'aime toujours... et toujours l'aimerai...

Il baissa la tete.

Fausta, d'un geste lent et raide, ramena son capuchon sur son visage
livide. Elle n'ajouta pas un mot et s'eloigna. Quand elle fut a quelques
pas, elle se retourna et vit que Pardaillan pleurait... Alors, une sorte
de rage, une jalousie furieuse contre la morte eclata dans son coeur.

Lorsque Pardaillan releva la tete, il vit qu'il etait seul et que Fausta
s'en etait allee. Il secoua la tete, et rapidement sortit a son tour.

Quant a Fausta, elle etait rentree dans le mysterieux hotel qui se
trouvait en face de l'auberge du Chant-du-Coq, c'est-a-dire cette petite
auberge ou Pardaillan et Charles d'Angouleme avaient pris leur logis.

Nul, dans l'entourage de Fausta, ne put se douter des emotions terribles
qu'elle venait d'eprouver. Peut-etre meme, ces emotions, ne les
eprouvait-elle plus, car, rentree dans sa chambre, elle murmura
froidement:

"Soit!... la lutte continue!... En fin de compte, la victoire doit me
rester. Et, pour commencer, frappons le miserable moine qui a trahi!..."

Elle saisit une plume et ecrivit en hate:

"Majeste, une amie devouee du roi vous previent qu'un moine de l'ordre
des Jacobins, nomme Jacques Clement, est venu a Chartres pour tuer le
roi. C'est un miracle du Seigneur Dieu que Sa Majeste n'ait pas ete
assassinee pendant la procession."

Quelques minutes plus tard un gentilhomme deposait cette lettre a
l'hotel de Cheverni et disparaissait aussitot.



V

L'AUBERGE DU CHANT-DU-COQ

HENRI III, cependant, apres avoir accompli ses devotions a la
cathedrale, etait rentre dans l'hotel de M. de Cheverni ou il se
mit aussitot a table et dina de grand appetit en presence de ses
gentilshommes les plus intimes.

Lorsque, tout a coup, parut un envoye de la reine mere qui lui dit
quelques mots a l'oreille.

--Dites a Madame la reine que je me rendrai aupres d'elle apres la
refection, repondit Henri III.

Et il continua de diner, riant et plaisantant. Comme le roi se levait de
table, le meme envoye de Catherine reparut.

--La reine est impatiente de connaitre la deconfiture de M. de Guise,
dit le roi. Allons, j'y vais...

Et, cette fois, il se dirigea vers l'appartement de sa mere.

--Dieu soit loue! s'ecria la vieille reine en le voyant.

--Qu'avez-vous madame? s'ecria le roi. Vous voila toute pale, comme si
vous veniez de courir quelque grand risque.

--Le risque etait pour vous, mon fils... risque de mort!

Henri III palit et regarda autour de lui avec inquietude. Mais la
vieille reine le serra dans ses bras en lui disant:

--Rassurez-vous, Henri, tout danger est conjure, pour l'instant...

--Pour l'instant!... Mais ce danger, madame, pourrait donc se
representer?...

--J'espere que non, si vous ecoutez mes avis. Au nom du Ciel, mou fils,
ne paraissez plus seul et sans armes dans ces processions. Savez-vous
que vous avez failli etre tue tout a l'heure? Lisez ceci, mon fils.

La reine tendit a Henri III la missive qu'elle venait de recevoir.

--Un moine! murmura le roi quand il eut lu. Et un moine de l'ordre
des jacobins! Je connais le prieur Bourgoing: c'est un homme qui
est incapable d'avoir trempe dans une aussi noire trahison... Qu'en
pensez-vous, madame?

--Je pense, dit Catherine, que votre confiance est la chose la plus
etonnante que j'aie vue. Defendez-vous, mon fils. Chartres, vous l'avez
dit vous-meme, est trop pres de Paris. Eh bien! que des demain, votre
depart pour Blois se prepare. Une fois en surete dans le vieux chateau,
vous pourrez avec plus de sang-froid chercher le moyen de sauver la
religion, le peuple... et la monarchie. En attendant, il faut a tout
prix retrouver ce moine, s'il est encore dans Chartres, et en faire un
exemple terrible.

--Soyez tranquille, ma mere, dit Henri III en se levant. Si l'homme est
encore dans Chartres, il ne m'echappera pas!

La vieille reine, demeuree seule, pressa son front ride dans ses doigts
maigres et jaunes comme de l'ivoire.

"Clement! murmura-t-elle. Ou ai-je entendu deja ce nom?... Il y a
longtemps... bien longtemps... Qu'est-ce que ce Clement? Il faut que je
sache... allons voir Ruggieri!"

Elle traversa deux pieces et aboutit a un escalier qui conduisait aux
combles de l'hotel Cheverni.

La, dans un de ces combles amenages en chambre, assis a une table
couverte de papiers, lisait un personnage que nous avons entrevu au
debut de cette histoire: c'etait l'astrologue Ruggieri, alors bien
vieux, bien fatigue, mais travaillant toujours a son reve, courant
toujours apres la chimere, qui fuyait des qu'il croyait la tenir
enfin... La pierre philosophale!... L'elixir de la vie eternelle!...

Ruggieri, ayant leve la tete, vit Catherine assise devant lui et sourit.
Il aimait la vieille reine. Ces deux existences etaient liees.

--Eh bien. Majeste, fit Ruggieri, vous avez vu Loignes? Gueri, bien
gueri, tel qu'il etait aux jours ou il donnait des rendez-vous a Mme la
duchesse de Guise, mais avec quelque chose de nouveau dans son coeur:
une belle haine bien feroce contre le duc...

--Je ne suis venue te parler ni de Loignes, ni de Guise, dit la vieille
reine. Ruggieri, on veut tuer le roi!... On veut me tuer mon fils.
Pourquoi ne cherche-t-on pas a me percer le coeur? J'ai verse plus de
larmes que la derniere des malheureuses dans sa chaumiere. Mais j'avais
une consolation. Si on me tue mon Henri, qu'est-ce que je vais devenir,
moi? Ruggieri, ce sont les Guise. J'en suis sure!... Ils ont arme contre
Henri le bras d'un moine...

--Un moine?...

--Oui. Un jacobin. Le moine devait frapper aujourd'hui. Il n'a pas ose
peut-etre. Mais ce n'est pas cela qui m'epouvante le plus... Ruggieri,
ce moine, ce jacobin, porte un nom que je crois avoir entendu et
prononce moi-meme... Ou?... Quand?... Ton admirable memoire va m'aider.

Ruggieri, etonne, considerait la vieille reine qui froissait dans ses
mains pales la lettre denonciatrice.

--Ce moine, reprit-elle brusquement, s'appelle Jacques Clement... Ce
nom, Ruggieri, ce nom ne te dit-il rien?

L'astrologue tressaillit. Son visage devint plus pale. Il se rapprocha
de la reine et lui tendit la main, se pencha sur elle, et d'une voix ou
il y avait de la terreur et de la pitie:

--Madame, vous avez raison d'avoir peur!... Organisez autour de
vous-meme et de votre fils une incessante surveillance!

--Ruggieri, Ruggieri, tu m'epouvantes!... Cet homme! Oh! cet homme!...
qui est-ce?...

--Je vous epouvante, Catherine. Dans un instant, vous serez plus
epouvantee encore. Car vous allez savoir! Car cet homme ne vient au nom
ni des huguenots ni des Lorrains, il vient en son propre nom! Car cet
homme, madame, vient pour venger sa mere martyrisee et tuee par vous!...
L'amant d'Alice de Lux s'appelait Clement! Et, Jacques Clement, c'est le
fils d'Alice de Lux!...

La reine demeura immobile, les yeux exorbites. Puis elle poussa une
espece de soupir rauque et rala:

--Le fis d'Alice de Lux!... mon fils condamne!...

Alors, avec un gemissement, elle leva les bras au ciel, et, a pas
tremblants, elle gagna la porte et disparut.

Ruggieri s'enveloppa d'un manteau et descendit.

Dans le grand vestibule de l'hotel, une trentaine de gentilshommes
bavardaient et riaient. Lorsque Ruggieri traversa le vestibule, les
rires cesserent. Il traversa les groupes devenus soudain silencieux et
qui s'ecartaient de lui.

Ruggieri, sans s'apercevoir de l'impression qu'il produisait, cherchait
des yeux quelqu'un dans cette foule et, ayant enfin apercu Chalabre, il
marcha droit a lui et lui dit:

--Monsieur de Chalabre, je voudrais vous parler, ainsi qu'a vos deux
amis.

--A vos ordres, seigneur.

Il suivit donc l'astrologue en faisant signe a Sainte-Maline et
a Montsery de l'accompagner. Dans la rue, les trois jeunes gens
rejoignirent Ruggieri qui s'arreta:

--Messieurs, dit-il, je pense que vous etes devoues a Sa Majeste... Je
sais aussi que vous etes braves, et que vous n'avez pas peur de trouer
une poitrine humaine...

--Quand c'est pour le service du roi, firent les trois spadassins en
s'inclinant.

--Justement, reprit vivement Ruggieri, c'est de cela qu'il s'agit...
Messieurs, voulez-vous sauver le roi? Un homme est venu a Chartres, dans
l'intention...

--De tuer le roi! interrompit Sainte-Maline. Nous le savons.

--Et Sa Majeste vient de nous charger de retrouver cet homme! ajouta
Montsery.

--C'est cela meme, fit Chalabre.

--Voila qui simplifie beaucoup ce que j'avais a vous dire, reprit
Ruggieri. Messieurs, il faut que ce moine meure!

--C'est ce qui se fera des que nous aurons mis la main sur lui, seigneur
astrologue, dit Sainte-Maline.

--Messieurs, fit Ruggieri, encore une question: connaissez-vous l'homme?

--Non!...

--En ce cas, messieurs, il faut suivre mes avis. Je connais le moine,
moi! S'il est encore dans la ville, je reponds de le trouver. Restez
donc a l'hotel, ne vous ecartez pas du roi, ne le perdez pas de vue un
instant.

Ruggieri, ayant parle, s'eloigna aussitot. Pas un instant l'idee ne
vint aux trois spadassins de s'etonner du ton d'autorite qu'avait pris
l'astrologue. Ils rentrerent donc a l'hotel, et, se conformant aux
instructions recues, se mirent a monter la garde devant la porte du roi.

Toute la journee ils attendirent le retour de Ruggieri. La nuit tomba.
Le roi recut ses gentilshommes comme d'habitude, et leur annonca le
depart pour Blois. La presence des trois spadassins qu'il avait charges
de retrouver le moine lui fit froncer les sourcils. Mais, habitue a
garder pour lui ses impressions, il ne souffla mot de cette affaire.

Le resultat de ses reflexions fut qu'il modifia la date du depart pour
Blois, et decida que, des le lendemain, on se mettrait en route. Puis il
s'alla coucher en recommandant a Crillon de doubler partout les gardes.

A onze heures, Ruggieri parut a l'hotel et reveilla les trois jeunes
gens. Chacun s'assura qu'il avait bien son poignard, ils suivirent
l'astrologue, marcherent en silence. Ruggieri devant, les trois autres
venant ensuite de front. Ruggieri entra enfin dans une ruelle et
s'arreta devant une assez pauvre maison elevee d'un seul etage.

La nuit etait noire. Une faible lumiere, d'une fenetre de l'etage,
jetait dans cette nuit de vagues lueurs qui eclairaient confusement une
enseigne qui se balancait au bout de sa tringle. Cette maison etait une
auberge, et, cette auberge, c'etait celle du Chant-du-Coq... Ruggieri
leva le bras vers la fenetre eclairee et dit:

--Il est la...

--Bon! grogna Chalabre, par ou entre-t-on?

--Cette porte, fit Ruggieri. Vous arrivez dans une cour. Il y a un
escalier de bois. En haut de l'escalier, une porte vitree. C'est la!...

Chalabre, Sainte-Maline et Montsery se glisserent vers la porte,
souples, nerveux, leurs poignards a la main. Ruggieri, en les voyant
disparaitre, murmura:

--Jacques Clement est mort!... Un de plus!... Puisque la mere est morte,
le fils peut bien mourir!..

Il ecouta un instant et rentra a l'hotel de Cheverni ou, ayant trouve la
reine mere qui veillait, il lui dit:

--Rassurez-vous, Catherine. Si le roi doit mourir, ce ne sera pas de la
main de Jacques Clement...

--On a tue le moine? demanda la vieille reine.

--On le tue! repondit Ruggieri, qui, alors, regagna les combles de
l'hotel.

Sainte-Maline, Chalabre et Montsery avaient rapidement traverse la cour.
Ils monterent l'escalier exterieur sans bruit.

Chalabre, doucement, tres doucement, essaya d'ouvrir la porte. Mais
la porte etait fermee au verrou a l'interieur. Chalabre, d'un coup de
coude, fit sauter une vitre, passa la main, tira le verrou; la porte
s'ouvrit. Tous les trois, le poignard au poing, firent irruption dans la
piece.

--Voila, pardieu, une nouvelle mode d'entrer chez les gens! cria une
voix.

--Monsieur de Pardaillan, murmurerent les trois spadassins en s'arretant
court, effares d'etonnement.

--Ca, messieurs, reprit le chevalier, etes-vous enrages? Ou bien est-ce
que vous venez me demander a boire? Dans le premier cas, je vais vous
jeter par la fenetre; dans le deuxieme, asseyez-vous et aidez-moi a
vider cette dame-jeanne de Beaugency...

Chalabre, Sainte-Maline et Montsery demeuraient hagards. Assis autour
d'une table, Pardaillan, Charles d'Angouleme et un troisieme personnage
les regardaient. Pardaillan, qui etait place le dos a la porte, s'etait
retourne vers les assaillants en pivotant sur son escabeau.

--Monsieur de Pardaillan, dit Sainte-Maline, excusez-nous de la facon un
peu vive avec laquelle nous sommes entres chez vous; mais ce n'est pas
vous que nous comptions trouver ici... et ce digne reverend que nous
voyons la pourrait peut-etre nous renseigner sur celui que nous
cherchons...

--Qui cherchez-vous? demanda le moine ainsi interpelle, tandis que
Pardaillan faisait signe a Angouleme de se tenir pret a degainer.

--Nous cherchons, dit Montsery, un certain frocard coupable de haute
trahison envers Sa Majeste le roi... un frocard du nom de Jacques
Clement.

--Et que lui voulez-vous? reprit le moine.

--Nous voulons, dit Chalabre, lui faire faire connaissance avec les
trois dagues que voici.

Le moine se leva et, d'une voix tres calme, prononca:

--Jacques Clement, c'est moi!...

--Monsieur de Pardaillan, dit Sainte-Maline se tournant vers le
chevalier, etes-vous fidele et devoue a Sa Majeste?

--Ma foi, monsieur, dit Pardaillan avec sincerite, cela depend des
jours... Ainsi, aujourd'hui, j'etais devoue au roi, puisque j'ai pris la
precaution de l'accompagner jusqu'a la cathedrale, faute de quoi il lui
fut sans doute arrive malheur... Est-ce vrai, messire Clement?

--C'est vrai, fit gravement le moine.

--La nuit derniere, reprit Pardaillan, j'etais encore tout devoue a
Sa Majeste, puisque j'ai obtenu la faveur que le roi ne fut point tue
aujourd'hui. Est-ce vrai, messire?

--C'est vrai, repeta le moine.

--Et maintenant? demanderent Chalabre, Montsery et Sainte-Maline.

--Ce soir, dit tranquillement le chevalier, pas plus qu'hier, pas plus
que demain, je ne prends conseil de personne. Messieurs, moi vivant,
aucun de vous ne touchera un cheveu du reverend jacobin qui est mon
hote...

Au meme instant, Pardaillan et Charles d'Angouleme furent debout, l'epee
a la main.

--Une minute, messieurs!... s'ecria Sainte-Maline, chevalier, je dois
vous prevenir que la ville est sillonnee par les patrouilles de M. de
Crillon. Vainqueur ou non, vous serez pris. Reflechissez, il en est
temps encore...

--Ce que vous dites la est plein de sens, fit Pardaillan en abaissant la
pointe de son epee. J'ai besoin de quitter Chartres au point du jour, et
je me soucie peu d'etre arrete. Aussi, messieurs, ne me battrai-je
pas contre vous, a moins que vous ne me forciez a vous tuer, ce dont
j'aurais le plus vif regret...

--Vous nous laissez donc faire? s'ecria Chalabre.

--Non pas!... Seulement, j'avais marque dans ma tete deux existences que
je comptais vous demander en paiement de votre dette. Je renonce a
l'une d'elles, et je vous demande la vie de messire Clement... C'est le
deuxieme tiers de votre dette, messieurs.

En parlant ainsi, Pardaillan rengaina paisiblement sa rapiere et reprit
place a table; il paraissait certain que les spadassins tiendraient
parole.

Il ne se trompait pas. Ces trois bravi qui, sur un signe de leur maitre,
tuaient sans scrupules, etaient gens d'honneur. Devant la soudaine
requete de Pardaillan, sans la moindre hesitation, les trois assassins
remirent poignards et epees au fourreau...

--Monsieur de Pardaillan, fit Montsery, cela fait deux existences
payees!

--Reste a une, dit Pardaillan.

--Nous serons heureux, dit Sainte-Maline, que cette une et derniere que
vous avez a nous reclamer soit la votre!

--Quand je n'aurai plus que ma propre vie a demander c'est que tout ira
bien... dit-il en hochant la tete.

Et comme les trois faisaient un mouvement pour se retirer:

--Une minute, messieurs! faites-nous donc la grace de boire avec nous...

Les trois spadassins se regarderent, puis, prenant leur parti de la
situation, s'assirent en eclatant de rire. Quelques moments plus tard,
ils choquaient leurs verres contre celui de l'homme qu'ils etaient venus
tuer!...

--Ce n'est pas tout, reprit Chalabre, que dirons-nous au roi? Nous ne
pouvons lui raconter que, venus pour verser le sang, nous nous sommes
contentes de verser du Beaugency en compagnie de messire Clement?

--Messieurs, intervint Pardaillan, voulez-vous me permettre?...

--Dites, dites! s'ecrierent les trois, car un homme comme vous doit etre
de precieux conseil...

--Voici donc ce que je vous propose, reprit Pardaillan. Procurez-nous
trois bons chevaux. Conduisez-nous jusqu'a la premiere porte. Et, comme
vous avez surement le mot de passe, faites-nous ouvrir... Alors, nous
disparaissons... le reverend rentre dans son couvent, vous n'entendez
plus parler de lui, et il vous est possible de dire au roi que vous
l'avez debarrasse de Jacques Clement.

--Par Notre-Dame, comme dit Sa Majeste la reine, le conseil est
excellent! s'ecria Sainte-Maline. Qu'en dis-tu, Chalabre?

--Je dis qu'il faut l'executer a l'instant meme.

L'oeil de Pardaillan brilla d'un eclair malicieux. Chalabre et Montsery
viderent un dernier verre de Beaugency et s'eloignerent aussitot.
Sainte-Maline demeura avec Pardaillan, le duc d'Angouleme et Jacques
Clement.

--C'est dommage, fit Sainte-Maline, que le digne pere jacobin n'ait pas
un habit de cavalier...

Pour toute reponse, Jacques Clement se defit de son froc, le roula et
le jeta sous le lit. Il apparut alors en cavalier, a sa ceinture etait
passe le poignard que lui avait donne l'ange... le poignard avec lequel
il devait frapper Henri III. Il etait ainsi meconnaissable.

Charles d'Angouleme deposa sur la table un ecu d'or en paiement de la
depense qu'ils avaient faite. Puis, tous les quatre descendirent sans
faire de bruit. Quelques instants plus tard, ils se trouvaient dans la
rue.

---Voulez-vous que je vous dise? murmura le jeune duc a Pardaillan. Nous
allons a un bon guet-apens. Les deux autres ont ete chercher du renfort,
et nous allons avoir tout a l'heure une vingtaine d'assaillants sur les
bras.

--Vous faites injure a ces gentilshommes, dit Pardaillan; ce sont des
assassins au service du roi de France, mais ils sont incapables de
manquer a la parole donnee.

Un quart d'heure se passa dans le silence de l'attente. Au bout de
ce temps, deux cavaliers deboucherent d'une rue voisine. Charles
d'Angouleme tressaillit et murmura:

--Vous aviez pardieu raison! Ce sont eux!...

Chalabre et Montsery etaient a cheval. Montsery conduisait une troisieme
monture par la bride. Les deux spadassins mirent pied a terre.
Pardaillan, Charles d'Angouleme et Jacques Clement enfourcherent les
trois betes. Alors Chalabre se detacha en avant et alla parlementer
avec l'officier du poste qui gardait la porte. Une minute plus tard, on
entendit le grincement des chaines du pont-levis, et Chalabre, de loin,
cria:

--Quand il vous plaira, messieurs!

Le coeur de Charles battait avec violence. Tout cela lui semblait
exorbitant. Jacques Clement, tout insensible qu'il fut, murmurait une
priere. Pardaillan souriait:

--Messieurs, dit-il, jusqu'au plaisir de vous revoir...

Les trois cavaliers passerent sous la porte. Quelques instants apres,
Jacques Clement, escorte par Charles d'Angouleme et Pardaillan, galopait
sur la route de Paris. A l'aube, ils s'arreterent dans un bourg pour
laisser souffler les chevaux, et entrerent dans un bouchon.

--Je vous quitte ici, dit Jacques Clement qui n'avait pas ouvert la
bouche depuis Chartres. Il faut que je rentre en mon couvent. Je n'en
etais sorti que pour accomplir les ordres de Dieu...

--Et de la signora Fausta! grommela Pardaillan

--Il a plu au Tout-Puissant, continua Jacques Clement, de vous mettre
sur ma route: c'est que l'heure de Valois n'est pas sonnee encore. Je
rentre donc dans ma cellule, et j'y attendrai qu'un ordre nouveau me
soit donne. Car je ne doute pas que l'ange ne revienne me voir...

--Tenez, fit Pardaillan emu, voulez-vous que je vous dise? Vous devriez
quitter votre couvent, votre cellule, vos prieres, vos macerations,
votre solitude. Vous etes jeune... vous pouvez aimer... etre aime...

Jacques Clement palit horriblement.

--Pardaillan, dit-il en secouant la tete, ma destinee doit s'accomplir.
Je ne suis pas seulement l'envoye de Dieu, chevalier! Si Dieu m'a choisi
pour debarrasser le monde de ce monstre qu'on nomme Valois, c'est sans
doute a l'intercession de celle qui a souffert, pleure, qui est morte en
maudissant Catherine de Medicis... Pardaillan, c'est la voix de ma mere
qui me guide!...

--Allez donc, fit Pardaillan songeur, je vois que rien ne saurait vous
detourner de la voie etroite...

--Rien! dit le moine.

--Seulement, reprit le chevalier, puisque vous etes decide a frapper le
roi de France... car vous etes decide plus que jamais?

--Il serait mort a cette heure si vous ne m'aviez dit: "J'ai besoin
qu'il vive encore..." Valois vivra donc tant que vous aurez besoin de sa
vie... Je suis patient... j'attendrai!...

--Je vous l'ai dit et vous le repete; la vie du roi de France m'est
indifferente. Seulement, je ne veux pas que sa mort puisse servir les
interets de M. de Guise.

--Oui... Tant que Guise peut devenir roi par la mort de Valois, vous ne
voulez pas que Valois meure!... Mais apres, Pardaillan?

--Oh! alors... je vous assure bien que la mort ou la vie de Valois sera
le dernier de mes soucis.

--Bien. Recevez donc mon serment, dit le moine d'une voix solennelle,
Pardaillan, par la memoire de ma mere, je vous jure que ce poignard ne
sortira pas de sa gaine tant que votre main sera etendue sur la tete de
Valois...

A ces mots, Jacques Clement sauta sur son cheval et s'eloigna rapidement
dans la direction de Paris.

Sainte-Maline, Chalabre et Montsery etaient rentres a l'hotel de
Cheverni. Comme ils allaient rentrer chez eux, une porte s'ouvrit dans
le corridor qu'ils longeaient, et un homme parut. Ils reconnurent
Ruggieri...

--Bonsoir, messieurs, dit l'astrologue.

--Bonsoir, monsieur de Ruggieri, firent tres poliment les trois
spadassins.

--Eh bien, messieurs... est-ce fait?

--Le moine est trepasse! dit Sainte-Maline.

--Qu'avez-vous fait du corps? fit le vieillard, au bout de quelques
instants. Car je vous sais gens de precaution...

--Le corps?... Ma foi, si vous aviez envie de le ressusciter, allez le
redemander aux flots de l'Eure...

--Bien, bien... vous etes de bons et fideles serviteurs... Bonsoir,
messieurs, bonsoir...

Les trois jeunes gens rentrerent chez eux et se haterent de pousser les
verrous. Quelques minutes plus tard, la vieille reine etait informee que
le moine Jacques Clement etait mort!...



VI

LA VIE DE COCAGNE

Croasse et Picouic, apres les innombrables tribulations que nous avons
relatees precedemment, venaient de se trouver, l'un et l'autre, sans le
sou. Ils etaient fort marris... et tres affames, se demandant ce qu'ils
allaient faire; soudain Croasse eut une idee merveilleuse qu'il expliqua
a Picouic:

--Dans ce couvent de benedictines, que tu vois tout pres de nous, sur
la hauteur de Montmartre, il y a une sainte femme a qui j'ai inspire un
amour extraordinaire: de par cet amour, c'est bien le moins que soeur
Philomene me nourrisse!

--Il est impossible, dit Picouic, que tu aies inspire une telle passion
a cette Philomene.

--Et pourquoi? demandait Croasse sans se vexer.

--Parce que tu es hideux.

--C'est peut-etre pour cela qu'elle m'aime!

Tout en discutant, les deux comperes atteignirent le couvent des
benedictines et passerent par la breche. Cependant, Croasse, la main en
abat-jour sur les yeux, etudiait attentivement le terrain de culture des
benedictines.

Il vit bien passer deux ou trois soeurs, mais non celle que desiraient a
la fois son coeur et son estomac.

Croasse se frappa le front, et designant l'enclos:

--Approchons-nous de ces palissades, dit-il, je suis sur que nous allons
trouver la celle que je cherche.

Mais, dans l'interieur des palissades, il y avait un batiment et c'est
dans ce batiment, si l'on s'en souvient, que Croasse avait recu de
Belgodere une volee de coups de gourdin qu'il ne pouvait avoir oubliee,
lui. Belgodere etait-il encore la?

Ce n'etait pas possible, puisque le bohemien n'etait la que pour
surveiller Violetta. Or, Violetta n'y etait plus, puisque lui, Croasse,
avait prevenu le chevalier de Pardaillan qui etait parti pour la
delivrer. Malgre ces raisonnements, Croasse n'approchait de l'enceinte
qu'avec prudence.

L'enclos etait solitaire. Le batiment ou il avait ete rosse paraissait
abandonne.

--Eh bien, demanda Picouic, ta belle Philomene?... Une chimere de ton
imagination!...

--Non, de par tous les diables! Elle existe bien, et je suis sur de sa
tendresse... Ou peut-elle etre?

Tout a coup, il tressaillit.

--Qu'y a-t-il? fit Picouic. Est-ce elle, enfin?...

--Regarde! repondit lugubrement Croasse.

--Eh bien, mais je ne vois rien que deux jeunes filles qui viennent de
sortir de ce batiment...

--Oui... mais reconnais-tu l'une d'elles?...

--Attends... elles me tournent le dos... elles se promenent... ou
plutot on dirait qu'elles marchent avec precaution... elles semblent
effrayees... Sur ma foi! on dirait des prisonnieres qui cherchent a
se sauver... ce sont sans doute des religieuses qui en ont assez du
couvent!...

Les deux jeunes filles signalees venaient de se retourner.

--Tu l'as reconnue? demanda Croasse.

--Violetta!...

--Allons-nous-en! reprit Croasse, car, du moment que la petite Violetta
est la, Belgodere y est aussi!...

--Qui peut etre l'autre? fit Picouic, suivant son idee.

--Peu importe... detalons!...

Croasse allait joindre l'acte a la parole lorsqu'il demeura cloue sur
place par ces mots prononces derriere lui par une voix criarde:

--Que faites-vous la?...

Il se retourna timidement et poussa un cri de joie:

--Philomene!...

C'etait en effet Philomene qui, en reconnaissant Croasse, baissa
pudiquement ses paupieres de vieille fille. Mais Philomene n'etait pas
seule: elle etait accompagnee d'une vieille, sorte de paysanne mal
vetue, aux yeux defiants, a la voix reveche, et c'etait elle qui venait
de crier.

Cette vieille, c'etait soeur Mariange.

--Que faites-vous la?

--Mais, dit Croasse, nous venons voir Belgodere, notre excellent ami
Belgodere... il va bien?

--Belgodere?... Qu'est-ce que Belgodere? fit Mariange d'un air pointu.

--Le bohemien... vous savez bien... qui logeait la...

--Oui! Eh bien, il est parti. Dieu merci, le couvent est debarrasse de
ce paien!...

--Parti! s'exclama Croasse. Ah! Philomene, ma chere Philomene, que je
suis donc heureux de vous revoir!...

Et, avant que Philomene eut pu s'en defendre, il la saisissait, la
soulevait, l'embrassait sur les deux joues et la reposait ensuite sur le
sol. Mariange etait indignee.

--Sortez, dit-elle, hatez-vous de sortir des terres du couvent, mauvais
sacripants que vous etes...

--Oh! ma soeur, dit doucement Philomene, M. Croasse n'est pas un
sacripant... il a une si belle voix!...

--Enfin, que faites-vous ici, mauvais droles? reprit la megere qui
pourtant s'apaisait.

--Je vais vous le dire, madame, fit Picouic en tirant son chapeau.

--Appelez-moi soeur Mariange, dit la vieille.

--Eh bien, ma soeur, ma digne soeur Mariange, voici ce qui m'amene,
ce qui nous amene... Je dois vous dire que je suis l'ami intime de M.
Croasse que vous voyez ici, a tel point qu'on nous prend pour les deux
freres...

--Eh bien, depuis qu'il est venu ici, mon ami ne dort plus, ne mange
plus, il n'est plus que l'ombre de lui-meme, et, s'il continue a maigrir
ainsi, il n'en restera plus rien, pas meme l'ombre. Et tout cela,
demoiselles et seigneurs... je veux dire ma soeur, tout cela parce que
mon ami, mon frere, a oublie ici, en partant, un tresor...

--Un tresor! fit Mariange dont les petits yeux petillerent.

--Son coeur! Oui, son coeur qu'il a laisse entre les mains de la belle
Philomene ici presente!...

--Quelle infamie! cria soeur Mariange.

--Ma soeur... supplia Philomene palpitante.

Soeur Mariange allait repliquer vertement, lorsque, tout a coup, elle
s'elanca vers la porte de l'enclos qui venait de s'ouvrir, livrant
passage aux deux jeunes filles.

--Sainte Vierge! cria-t-elle, les deux paiennes vont fuir!

Et elle se mit a courir de toute la force de ses jambes courtes...
Violetta et sa compagne, legeres comme des biches, bondissaient deja
vers la breche... Soeur Philomene et Croasse etaient demeures sur place,
petrifies.

Picouic, avec le coup d'oeil sur et prompt de l'homme affame qui
entrevoit un moyen de s'assurer le gite et la pitance, etudia la
situation.

En un instant, sa decision fut prise: il ouvrit l'immense compas de ses
jambes, et se mit a arpenter le terrain gagnant sur les deux fugitives
pour leur couper la retraite. En quelques enjambees, il eut atteint la
breche avant qu'elles n'y fussent arrivees elles-memes.

Violetta et sa compagne s'arreterent. Une expression de desespoir
envahit leurs visages; Violetta baissa la tete avec un soupir de
detresse, et celle qui l'accompagnait se prit a pleurer.

--Hola! coquines! faisait a ce moment Picouic, ou couriez-vous si vite?
On voulait donc fausser compagnie a ces bonnes religieuses pour courir
la pretantaine?...

--Monsieur... balbutia Violetta...

Et comme elle levait ses beaux yeux sur Picouic, elle le reconnut. Et
elle frissonna de terreur. Non pas que Picouic ou Croasse lui eut jamais
fait du mal quand elle faisait partie de la troupe vagabonde... Mais,
du moment qu'elle voyait Picouic, elle pouvait supposer que Belgodere
n'etait pas loin...

--Ah! murmura-t-elle avec accablement, je suis perdue... Belgodere rode
par ici...

A ce moment Picouic les rejoignait et les saisissait chacune par un
bras. A voix basse, rapidement, il murmura:

--Ne craignez rien, n'ayez pas peur, mais surtout feignez de me
considerer comme un ennemi... et pourtant, par le ciel qui nous eclaire,
je suis votre ami et je vous sauverai... car je suis un serviteur fidele
de M. de Pardaillan et de Mgr le duc d'Angouleme...

Violetta demeura saisie, extasiee... A ce nom que venait de prononcer
l'hercule, elle poussa un cri de joie.

--Silence! fit Picouic. Ca! reprit-il a haute voix, suivez-moi, que
je vous remette es-mains de cette digne, de cette sainte, de cette
excellente religieuse!

Mariange arrivait a ce moment toute essoufflee.

--Ouais! grommelait-elle, sans ce digne cavalier, les deux paiennes se
sauvaient, et je ne sais trop ce qui serait advenu de moi...

Picouic, continuant a tenir Jeanne et Violetta chacune par un bras, les
conduisit jusqu'a la porte de l'enclos, les fit entrer, et referma la
porte.

Mariange, alors, leva la tete pour apercevoir le visage de Picouic, et
ce nez pointu, ces yeux en trous de vrille lui plurent sans doute.

--Comment vous appelez-vous? demanda-t-elle.

--Picouic, pour vous servir, ma soeur, ma chere soeur, l'homme le plus
catholique de tout Paris, a telles enseignes qu'il sait chanter au
lutrin, en voici la preuve!

Sur ce mot, Picouic, d'une voix de fausset qui n'avait rien de
desagreable aux oreilles de Mariange, entonna:

"Tantum ergo sacramentum..."

Soeur Mariange joignit les mains avec une beate admiration. A ce moment,
la voix basse-taille profonde de Croasse se joignait a celle de Picouic.

--Quelle voix! Quelle voix! repetait soeur Philomene.

Soeur Mariange considerait du coin de l'oeil soeur Philomene qui,
palpitante, ne pouvait detacher son regard de Croasse, lequel relevait
en croc ses moustaches.

--A coup sur, songeait soeur Mariange, si je fais accueil a ces deux
hommes, la pauvre soeur Philomene va etre induite en tentation de peche
mortel... Mais, grace a ce grand bel homme, les deux paiennes n'ont pu
se sauver.,. Ecoutez, maitre Picouic... je vois que je m'etais trompee
sur votre compte. Vous etes un homme de coeur... En arretant ces deux
malheureuses heretiques au moment ou elles s'enfuyaient, vous avez rendu
a la reverende superieure un service qu'elle ne saurait oublier... Je
vais de ce pas lui en parler, et vous serez recompenses.

--Et quelle sera notre recompense, ma soeur?...

--Je ferai en sorte que vous soyez choisis comme chantres de notre
chapelle.

--Ma soeur, dit Picouic, excusez encore cette question: quel est le
paiement accorde a vos chantres?

--Nous ne les payons pas, dit Mariange avec dignite; les ressources du
couvent sont trop reduites pour le moment; mais le couvent ne saurait
manquer de devenir tres riche dans peu de temps... Alors, vous serez
paye double...

--Tenez, ma soeur, fit Picouic, j'aime autant vous le dire tout de
suite: je suis d'une modestie dont vous n'avez pas idee, je souffre
d'avance a l'idee de recevoir les eloges de la sainte et reverende mere
abbesse... je vous en prie, ne lui parlez pas de nous...

--Vraiment? fit Mariange, qui d'ailleurs, chargee de veiller sur
Violetta, ne tenait nullement a raconter a l'abbesse la tentative de
fuite due a sa negligence.

--C'est tel que je vous le dis. Ni mon ami M. Croasse ni moi-meme, nous
ne voudrions accepter les hautes fonctions de chantres, dont nous ne
sommes pas dignes. Nous nous contenterons de ce que vous venez de nous
promettre, c'est-a-dire la faveur du ciel, et la votre.,.

--Ah! s'ecria Croasse, nous ne vous quittons plus!

--Comment, vous ne nous quittez plus! s'ecria soeur Mariange
interloquee.

--Mon Dieu, oui, nous nous installons ici... Ne craignez rien, ma soeur!
Vous serez amplement dedommagee de l'hospitalite que vous allez nous
donner. D'abord, nous cultiverons pour vous; ensuite, nous surveillerons
etroitement les deux paiennes...

Soeur Mariange entrevit le parti qu'elle pouvait tirer de deux
serviteurs qui feraient sa besogne, et surtout qui deviendraient deux
geoliers pour les drolesses heretiques dont elle avait la garde.

--C'est dit! fit-elle tout a coup.

--Quoi? s'ecria Picouic, vous consentez a nous donner l'hospitalite?

--Certes... et de grand coeur...

--Et a... nous... nourrir?

--Sans aucun doute!...

--Venez, dit soeur Mariange aux deux hercules ravis.

Toute la bande se dirigea alors vers le pavillon voisin de la breche, et
y entra.

--Voila, reprit Mariange, vous habiterez la; ce soir, a la nuit, avec
soeur Philomene, nous vous apporterons de la bonne paille fraiche, que
nous prendrons dans les ecuries de l'abbesse. Vous ne vous montrerez
pas, lorsque nos soeurs seront dans le jardin; de plus, vous
surveillerez l'enclos et la breche...

--Pardon, ma soeur, dit Picouic, vous venez de nous promettre un lit.
Mais quelle sera notre nourriture?

--Vous mangerez ce que notre industrie nous procure tous les jours, car,
s'il fallait compter sur les vivres du couvent, il y a longtemps que
nous serions mortes... Dans un recoin cache, nous elevons des poules...
Et le dimanche, ajouta Mariange, nous tordons le cou a un poulet.

--Admirable! fit Croasse.

--Enfin, nous avons les legumes que nous cultivons, et dont nous faisons
une soupe presque tous les jours. Quand nous pouvons y joindre un
quartier de boeuf ou de lard, nous n'y manquons pas.

--Et le vin? s'ecria tout a coup Picouic.

--Nous buvons de l'eau, fit modestement soeur Philomene.

Les deux hercules firent la grimace. Mais soeur Philomene, les yeux
baisses, ajouta du meme ton de modestie:

--J'ai le moyen d'entrer dans la cave de l'abbesse... je crois donc que
nous pouvons esperer au moins une bouteille ou deux par jour...

--Une derniere question, ma soeur?... fit Picouic en extase, a quelle
heure dinez-vous?

--Peut-etre ces braves cavaliers ont-ils faim? insinua Philomene.

--C'est-a-dire que nous avons fait un magnifique repas, sous un chene de
la porte Montmartre, mais comme la course nous a aiguise l'appetit...

--Ma soeur, dit Philomene, je vais querir quelques oeufs que
j'accommoderai et que j'apporterai avec ce restant de venaison dont nous
fit hier cadeau le reverend frere queteur.

Et, sans attendre cette fois l'assentiment de sa compagne, Philomene
s'eloigna rapidement. Un quart d'heure plus tard, elle revenait avec les
provisions annoncees.

--Quant au vin, dit-elle en rougissant, il faut attendre la nuit pour
s'en procurer.

Les deux nonnes s'eloignerent alors pour vaquer a la grande occupation
qui leur etait devolue, c'est-a-dire pour aller espionner et surveiller
les deux jeunes filles enfermees dans l'enclos. Picouic et Croasse, tout
aussitot, se mirent a table.

--Qu'est-ce que je te disais! fit Croasse en devorant avec frenesie.

--Croasse, je te proclame le plus adroit compagnon!

--C'est comme cela que je suis... repondit Croasse avec modestie.

--Si nous sommes habiles, notre fortune est faite quand nous nous en
irons d'ici! fit Picouic.

--Comment cela?...

--Ecoute... la petite Violetta est ici, detenue prisonniere. Si M. le
chevalier de Pardaillan et M. le duc d'Angouleme sortent de la Bastille,
comme ils en sont bien capables, notre fortune est faite.

--Oui, mais sortiront-ils jamais de la Bastille?...

--En ce cas, j'aviserai d'autre maniere; il faut que je voie la petite
Violetta et que je l'interroge... J'ai toujours pense que cette petite
etait de haute famille. Qui sait si cette famille ne la cherche pas?...
Je te dis que Violetta, c'est notre fortune. Croasse!...

--Veux-tu que j'aille la chercher et que je l'amene?

Picouic haussa les epaules.

--Non, dit-il. Ne te mele de rien. Laisse-moi faire. Tu m'aideras
seulement quand il en sera temps... d'ici la, puisque nous sommes en
pays de cocagne, contente-toi d'engraisser un peu, tu en as besoin.



VII

MARIE DE MONTPENSIER

Jacques Clement, rentre a Paris, se dirigea tout droit vers son couvent,
rue Saint-Jacques.

Il etait sept heures du soir lorsqu'il arriva devant la porte du
couvent, ayant accompli dans sa journee les vingt lieues qui separent
Chartres de Paris.

Le prieur Bourgoing etait a table. Il lisait une lettre qui venait de
lui etre remise et froncait les sourcils, ce qui ne l'empechait pas de
faire honneur a un excellent repas.

Bourgoing n'aimait pas beaucoup qu'on le derangeat dans une aussi
importante occupation que le diner. Mais, lorsqu'il sut que le frere
Clement etait dans son antichambre, il replia vivement la lettre qu'il
lisait, et donna l'ordre d'introduire le jeune moine.

--Quoi, mon frere! s'ecria Bourgoing en apercevant Jacques Clement. Dans
ce costume si peu conforme aux regles de notre ordre!... Ce n'est pas
tout. Voila cinq jours que vous etes absent du monastere et que je vous
fais chercher partout dans Paris!... Vous n'avez recu aucune mission qui
puisse expliquer une si longue absence...

--Pardon, reverendissime seigneur, dit froidement Jacques Clement, ou
vos esprits sont frappes d'un trouble que je ne concois pas, ou vous
devez vous souvenir...

--Je ne me souviens de rien!

--Quoi! venerable pere... vous ne m'avez pas vous-meme donne votre
benediction a mon depart!...

--Le malheureux delire! s'ecria Bourgoing en levant les bras au ciel.

--Que ne suis-je devenu fou, en effet! dit amerement Jacques Clement.
Quoi!... ne m'avez-vous pas encourage vous-meme, m'affirmant que
l'Ecriture autorise certains actes irreguliers, quand il s'agit du
service du Seigneur!

--Mais, au nom du Ciel! cria le prieur en agitant son couteau, de quels
actes irreguliers voulez-vous parler?

--D'un seul, mon reverend pere, d'un seul!

--D'aucun! d'aucun! interrompit le prieur. Vous puisiez dans votre
imagination malade des pensees qui sont sans aucun doute la suggestion
du malin esprit...

--C'en est trop! dit Jacques Clement. Je suis parti avec approbation,
avec votre benediction, avec votre absolution! je suis parti, dis-je,
avec la grande procession de frere Ange, pour rejoindre a Chartres le
roi de France, et le tuer avec le poignard que voici!...

--Que dites-vous la? Tuer le roi!... Quel crime epouvantable osez-vous
concevoir!...

--Par le Dieu vivant, mon pere, je jure que...

--Ne jurez rien!... Estimez-vous heureux que je ne vous remette au bras
seculier! Allez, mon frere, allez. Mettez-vous a reciter les psaumes de
la Penitence.

Jacques Clement baissa la tete: il comprenait que, le coup etant manque,
Henri III n'ayant pas ete tue, le digne prieur voulait garder le silence
sur cette tentative... Il supposa que le prieur le renvoyait dans sa
cellule pour y faire penitence, mais, dans l'antichambre, il trouva
une douzaine de moines, solides gaillards, qui l'entourerent. Alors
seulement Jacques Clement comprit que non seulement on voulait lui
imposer silence, mais encore qu'on le punissait d'avoir manque le
coup!... Il voulut pousser un cri, se debattre... car le cachot de
penitence etait une oubliette dont rarement on sortait vivant... mais il
fut baillonne, lie, entraine...

Le cachot de penitence se trouvait au-dessous des caves du couvent. On
y descendait par un escalier de quarante marches en spirale. Il y avait
seulement une vieille cruche que Jacques Clement trouva pleine d'eau et
un pain.

Ainsi, sa mise au cachot etait decidee avant qu'il n'eut vu le
prieur!...

Il avait ete delie et debaillonne au moment ou il avait ete pousse dans
le cachot de penitence. Il etait donc libre de ses mouvements. Mais
l'obscurite etait opaque. Jacques Clement demeura donc immobile,
s'accroupit dans cet angle ou du pied il avait heurte la cruche et le
pain, et, la tete sur les genoux, se mit a mediter.

Il y avait trois etres en Jacques Clement: le visionnaire, l'amoureux,
le vengeur. C'etait la triple manifestation d'un coeur passionne.

La vision, l'amour et la vengeance etaient parfaitement d'accord dans
son esprit, son coeur et son ame.

Henri III, tyran de la religion catholique parce qu'il ne consentait
pas a recommencer la Saint-Barthelemy, Henri III, fils de Catherine de
Medicis, ne devait mourir que de sa main.

Apres les premiers mouvements irraisonnes et nerveux de la repulsion
qu'il eprouvait a se trouver dans cette tombe, il se dit qu'il n'avait
rien a redouter puisque le roi etait encore vivant... Puisqu'il etait,
lui, designe pour tuer Henri III, rien ne pouvait l'atteindre tant que
l'acte ne serait pas accompli.

Quelques heures s'ecoulerent, au bout desquelles il se sentit faim et
soif. Il mangea donc une moitie du pain qu'on lui avait laisse, et but a
la cruche.

Il finit par s'endormir d'un sommeil sinon paisible, du moins exempt de
crainte. Lorsqu'il se reveilla, il eut encore faim et soif; il mangea
le reste du pain et but une partie de l'eau qui restait dans la cruche.
Cependant les heures s'ecoulerent sans qu'il entendit le moindre bruit.

Un moment vint ou il n'y eut plus une goutte d'eau dans la cruche... Il
avait faim et soif. Mais ce n'etait pas encore la souffrance veritable
qui tord les entrailles.

Depuis des heures, deja, il marchait autour du cachot. Les tenebres
etaient toujours aussi completes, aussi absolues. Mais, par le toucher,
par le frolement de son epaule contre les murailles, par la regularite
des pas toujours poses de meme, il avait pris connaissance de son cachot
et il y marchait avec une certaine assurance. Cette marche monotone
finit par le briser de fatigue, et, une fois encore, il s'endormit.
Cette fois, son sommeil fut peuple de reves...

--Oh! que j'ai soif! rala Jacques Clement en se reveillant.

Il se leva et, pour tromper la soif, il voulut se remettre a marcher.
Et, alors, il s'apercut que ses jambes lui refusaient tout service. Et,
alors, il comprit l'horrible verite: il etait en train de mourir de faim
et de soif!...

Il se traina vers l'endroit ou il savait que se trouvait la porte, et
essaya de frapper; mais ses poings heurterent a peine le chene...
il retomba epuise... Alors, la souffrance se declara avec une sorte
d'impetuosite... Puis, au bout d'un temps qu'il ne put apprecier, les
souffrances s'apaiserent, et il n'eprouva plus qu'une infinie faiblesse.

Combien d'heures demeura-t-il ainsi, pantelant et ralant, etendu en
travers des dalles?... Il n'eut su le dire... Il lui sembla enfin
qu'il s'endormait, et perdit la notion des choses. Dans cette sorte de
sommeil, ou plutot d'evanouissement, son reve prit une forme. C'etait
Marie de Montpensier qui lui apparaissait.

Il se trouvait dans un appartement ou regnait une exquise fraicheur.
Il distinguait confusement qu'il etait etendu dans un lit d'une rare
magnificence. Dans cette chambre. Marie de Montpensier allait et venait,
legere, gracieuse comme une apparition qu'elle etait.

Du fond de son reve, Jacques Clement la suivait des yeux, extasie,
tremblant de se reveiller bientot, ainsi qu'il arrive souvent dans ces
songes ou l'esprit se dedouble.

--Tout a l'heure, songea-t-il, je vais recommencer a souffrir... puisque
tout ceci n'est qu'un reve.

Et il recommenca a regarder Marie de Montpensier... Il fit un effort
pour joindre les mains et, dans ce mouvement, il s'apercut que ses mains
froissaient reellement une etoffe tres fine et tres fraiche; dans le
meme instant, il s'apercut que ses yeux etaient reellement ouverts et
que cette etoffe c'etaient les draps du lit...

Il ne revait pas!... Et il n'etait plus sur les dalles du vieux
tombeau!... Comment se trouvait-il dans cette chambre?... Quand, comment
y avait-il ete transporte?...

A ce moment, et comme il venait de joindre les mains. Marie se rapprocha
de lui en souriant. Elle tenait a la main un gobelet d'or, tandis que de
l'autre elle soulevait legerement la tete pale, ascetique et pourtant
belle encore du jeune moine.

--Buvez un peu, dit-elle d'une voix de tendresse et de pitie, en
presentant a ses levres les bords du gobelet.

A mesure qu'il buvait, Jacques Clement sentait une fraicheur suave
l'envahir, en meme temps qu'il se ranimait et que la faiblesse se
dissipait.

Lorsque sa tete retomba sur les doubles oreillers il voulut balbutier un
mot... Mais elle placa sa main sur sa bouche comme pour lui recommander
le silence. Et, sur cette main, il deposa un baiser qui la fit
frissonner.

--Dormez maintenant, reprit-elle doucement.

Il obeit... il ferma les yeux, et presque aussitot tomba dans un profond
sommeil.

Quand il se reveilla, il se sentit fort, l'esprit degage, les membres
souples. Sur un fauteuil, pres de lui, il apercut les vetements de
cavalier qu'il avait lorsqu'il avait fait la route de Chartres a Paris.
Il s'habilla promptement et alors chercha des yeux son poignard; mais le
poignard avait disparu.

Il n'eut pas le temps de s'inquieter de cette disparition, car a ce
moment ses yeux tomberent sur une table toute servie ou deux couverts
etaient dresses, et presque aussitot une porte s'ouvrit. Marie de
Montpensier parut. Avec cette demarche sautillante qui lui servait a
dissimuler sa boiterie et qui etait un charme de plus chez elle, la
soeur du duc de Guise s'approcha et lui dit en souriant:

--Eh bien, messire, comment vous trouvez-vous?

--Madame, balbutia le moine, suis-je au ciel? L'eternel bonheur a-t-il
commence pour moi?...

--Helas! non. Ce n'est pas ici le paradis!... C'est tout bonnement
l'hotel de Montpensier... et l'ange que vous voyez, messire, bien
loin d'etre un ange, n'est qu'une pauvre pecheresse qui a bien besoin
d'indulgence... Mais, asseyez-vous la... et moi ici...

La table etait admirablement servie en mets et friandises de haut gout,
en vins genereux. Nul n'etait la pour servir les deux convives: c'etait
la duchesse elle-meme qui, avec une dexterite savante et gracieuse,
decoupait pates, venaison de chevreuil, remplissait les verres de ses
blanches mains chargees de diamants.

C'etait comme un reve qu'eut fait le jeune homme. Il mangeait et buvait
sans s'en apercevoir, et peu a peu l'ivresse montait a son cerveau. Mais
cette ivresse provenait surtout du spectacle merveilleusement impur
qu'il avait sous les yeux. En effet. Marie de Montpensier portait un
costume que lui eut envie quelque opulente ribaude. C'est a peine si
les gazes legeres qui flottaient autour d'elle dissimulaient ses formes
delicates. Un rire pervers, une volonte malicieuse etincelaient dans ses
yeux. Cependant, des l'instant ou ils s'etaient assis, ils s'etaient mis
a causer de choses qui ne se rattachaient pas a leur principale pensee
en ce moment--pensee de seduction chez la duchesse, pensee de delire,
d'enivrement et de defense chez le moine. Toute la scene etait pour la
seduction. Les paroles n'etaient la qu'un pretexte.

--Je suis bien heureuse, disait Marie de Montpensier, que vous soyez
revenu a la vie, et a la sante. Vous voici maintenant hors d'affaire.
Mais depuis neuf jours que vous etes ici... que de fois j'ai tremble!...

--Neuf jours!...

--Sans doute!... Ne vous en souvenez-vous plus?... Au surplus la fievre
a du vous faire oublier...

--Je ne me souviens de rien, madame.

--Quoi! vous ne vous souvenez meme pas de l'instant ou je vous ai trouve
a demi-mort... dans la Cite, derriere Notre-Dame. Il etait environ dix
heures du soir. Je regagnais mon hotel en sortant d'une maison que vous
connaissez... Soudain, un de mes porte-torches s'ecria qu'il y avait
un gentilhomme evanoui ou mort sur la chaussee. Je me penchai de ma
litiere... Je vous reconnus... Je descendis et, comme je me penchais sur
vous, vous revintes au sentiment, et vous me dites que des truands vous
avaient traque et laisse pour mort...

--Je vous ai dit?... je vous ai vue?... je vous ai parle?

--La preuve, c'est que je vous fis placer dans ma litiere et transporter
ici...

Jacques Clement etait stupefait. Mais, au fond, il admettait sans
discussion l'evenement, le miracle. L'ange l'avait enleve du cachot
de penitence et depose sur la route ou Marie de Montpensier devait
infailliblement passer.

Jacques Clement passa lentement une de ses mains sur son front: le reve
le reprenait.

Ou bien le cachot etait un reve, ou bien c'etait l'heure presente qui ne
pouvait etre qu'une illusion!...

En effet, Marie de Montpensier affirmait qu'elle l'avait trouve evanoui
dans la Cite le lendemain soir de la procession, c'est-a-dire au moment
ou il entrait au cachot de penitence ou il avait sejourne au moins une
semaine!...

--Madame, s'ecria-t-il, frappe d'une sourde terreur, je vous supplie
de rappeler exactement vos souvenirs... C'est bien le lendemain de la
procession de Chartres que vous m'ayez trouve?...

--Exactement, messire; le lendemain de ce jour ou Valois devait mourir!

Jacques Clement tressaillit. Ceci, du moins, n'etait pas une
illusion!... Le roi devait mourir!...

--Et vous m'avez trouve dans la Cite? reprit-il.

--Prive de sens, etendu de votre long, non loin de l'auberge du
Pressoir-de-Fer.

--La reconnaissance deborde de mon coeur, dit ardemment Jacques Clement;
mais il n'est pas besoin de cette gratitude pour vous assurer que la vie
de Valois est seulement prolongee de quelques jours... Ce qui ne s'est
pas fait a Chartres, madame, se fera ailleurs...

Marie de Montpensier palit. Son rire frais et sonore se figea sur ses
levres, et un eclair funeste jaillit de ses yeux. Elle quitta vivement
sa place, repoussa la table et vint s'asseoir sur les genoux de Jacques
Clement dont elle entoura le cou de ses bras. Ils etaient ainsi places
comme dans la nuit ou le duc de Guise avait surpris sa femme dans les
bras du comte de Loignes...

Jacques Clement, comme alors, sentait la double ivresse du vin et de
l'amour monter a son front brulant. Son coeur battit a grands coups
sourds; la passion le faisait vibrer tout entier, et, au fond de son
ame, la terreur, la honte, le remords du peche mortel grondaient...

--Vraiment? murmura la seductrice, la jolie fee aux ciseaux d'or...
vraiment? vous seriez pret a frapper?... Ce n'est donc pas la peur qui
vous a retenu a Chartres?...

--La peur! gronda Jacques Clement. Non, non, madame, ce n'est pas la
peur qui m'a empeche de frapper Valois. Ce n'est pas la pitie non plus,
car ni lui ni les siens n'ont eu pitie des miens...

--Alors... pourquoi? fit Marie d'une voix mourante et en resserrant son
etreinte.

--Pourquoi?... Ah! madame, je dois penser que Dieu a voulu prolonger la
vie du tyran dans un but que seule connait sa supreme sagesse, car il
a place sur mon chemin le seul etre qui pouvait saisir mon bras et me
dire: "Clement, je ne veux pas que tu frappes aujourd'hui!..." Cet
homme, madame! c'est le seul qui puisse disposer de ma volonte et de ma
vie... car, lorsque ma mere souffrait la plus effroyable agonie, cet
homme est le seul qui ait eu pitie d'elle!

--Pardaillan! s'ecria Marie de Montpensier avec une soudaine
inspiration.

--Je n'ai pas dit que ce fut lui! fit sourdement Jacques Clement.
Seulement, l'homme dont je parle a etendu sa main sur le roi de France,
et des lors le roi m'est sacre... Mais, bientot, cette protection
s'effacera, et alors, je le jure, le roi de France mourra de ma main!...

--Je vous crois, fit Marie frissonnante, je vous crois...

Et comme si, des lors, elle n'eut eu plus rien a dire, elle se leva
vivement et disparut. Jacques Clement demeura seul, en proie a un
trouble inexprimable.

La journee se passa sans que la duchesse ne reparut. Il avait essaye de
sortir, mais il avait trouve les portes fermees. Peu a peu il reprit
son sang-froid, n'ayant plus qu'une inquietude: celle de retrouver le
poignard sacre qui lui avait ete confie par l'ange dans la chapelle des
jacobins.

Vers le soir, il se sentit quelque appetit; La table etait encore la,
offrant en vins et en mets des restes estimables. Jacques Clement dina
donc tout seul, puis, n'ayant rien de mieux a faire, se mit au lit
et tomba rapidement dans un profond sommeil... Reve peut-etre?...
Chimere!... Il lui sembla tout a coup qu'une etrange sensation le
reveillait... dans le lit, pres de lui, se glissait une femme qui
l'enlacait de ses bras... il sentait, il reconnaissait son parfum
prefere!... et, soudain, il eut sur les levres l'impression violente et
douce a en mourir d'un baiser d'amour...

Alors, il entrouvrit les yeux... et reconnut les yeux rieurs et
malicieux de Marie de Montpensier.

Il voulut balbutier quelques mots: elle etouffa ses paroles sous ses
baisers...

Lorsqu'il redescendit sur terre, il portait au coeur un souvenir
imperissable, et il se murmurait a lui-meme que, pour une autre nuit
semblable, pour retrouver celle que ses mains brulantes de fievre
cherchaient encore, il donnerait plus que sa vie... Il damnerait son
ame.

Marie, en effet, avait disparu.

Une soif ardente dessechait la gorge de Jacques Clement. Pres du lit,
pres de lui, sur une petite table, il vit le gobelet d'or, le saisit
et but, reconnaissant le gout et la reposante fraicheur de la boisson
qu'elle lui avait versee pendant son delire. Presque aussitot apres
avoir bu, il retomba lourdement sur les oreillers et perdit la
connaissance des choses...

De reve en reve!... Jacques Clement vivait sans doute une partie
d'existence dans le fantastique. Reve ou realite?... oh! ou etait le
reve?... Ou etait la realite?...

Il venait de se reveiller... Une etrange torpeur engourdissait sa
pensee... Il venait d'ouvrir les yeux qu'il promenait sur ce qui
l'entourait... Et ce n'etait plus le cachot de penitence!... Mais ce
n'etait plus le lit a colonnes d'ebene... la chambre de delice et de
volupte... Il etait dans un lit etroit, sur une dure couchette. Les
murs etaient nus. Il apercevait seulement un crucifix, une petite table
chargee de livres... Et il tressaillit violemment: sur cette table,
cet objet qui jetait une vive lueur... c'etait son poignard!... Et il
reconnut qu'il etait dans sa cellule du couvent des jacobins.

Il se leva, s'habilla de son froc jete au pied du lit sur un escabeau.
D'un geste rapide, il saisit le poignard et le baisa... Puis il le remit
dans la gaine qu'il trouva sur la table et l'accrocha a sa ceinture,
sous le froc.

A ce moment la porte de sa cellule, entrebaillee selon la regle,
s'ouvrit tout a fait, et le prieur Bourgoing parut.

--Deo gratias! fit le prieur en entrant. Recevez ma benediction, mon
frere. Cette mauvaise fievre vous a, donc quitte?... Ah! depuis dix
jours que vous etes rentre au couvent, que de soucis nous avons eus!...

--Depuis dix jours? fit Jacques Clement.

--Certainement, mon frere. C'est-a-dire depuis le soir ou vous etes
revenu de ce voyage a Chartres, que vous aviez entrepris pour la plus
grande gloire du Seigneur...

--Ainsi, reprit le moine, je suis dans le couvent depuis mon retour de
Chartres?...

--Et vous n'avez pas bouge de votre cellule, mon frere... Seulement,
le delire ne vous a pas quitte; mais, grace au ciel, je vois que c'est
fini...

--Tout a fait fini, mon digne pere, repondit Jacques Clement pensif.
Permettez-moi seulement de vous poser une question... Avant mon entree
au cachot... je veux dire avant mon delire, votre haute bienveillance
m'avait accorde certaines libertes compatibles avec un projet dont je
crois me rappeler que je vous ai fait part...

--Je ne me souviens nullement de ce projet, dit Bourgoing.

--Et bien, mon digne pere, je voudrais savoir si je jouis encore des
memes privileges... des memes libertes...

--Toujours, mon frere, toujours! s'ecria le prieur. Vous etes libre
d'aller et de venir le jour ou la nuit, de vous absenter du couvent, et
meme sans m'en prevenir en cas de necessite urgente. Venez donc, mon
frere, venez... Tous nos freres sont rassembles a la chapelle afin de
louer Dieu de votre heureux retour a la sante et a la raison...

Jacques Clement suivit le prieur a la chapelle et alla s'agenouiller a
sa place habituelle. Mais, tandis que les moines attaquaient un cantique
d'actions de grace, lui, prosterne, sa tete pale dans ses mains, se
murmurait:

"Ou est le reve?... Ou est la realite?..."



VIII

LE CALVAIRE DE MONTMARTRE

Nous avons laisse le chevalier de Pardaillan et le duc d'Angouleme sur
la route de Chartres a Paris, arretes dans une pauvre auberge pour s'y
restaurer de leur mieux. La halte dura deux heures, au bout desquelles
ils se remirent en selle et poursuivirent leur chemin.

En somme, le voyage a Chartres n'avait donne aucun resultat, du moins
en ce qui concernait l'amour du pauvre petit duc. En effet, la Fausta
n'avait pu donner aucune indication sur Violetta. Pardaillan avait
raconte a Charles la scene de la cathedrale, et flegmatiquement ajoute
qu'il n'avait aucune raison de supposer que Fausta avait menti. Donc
toute trace de la petite bohemienne etait perdue.

--Ah! ca, monseigneur, dit a un moment Pardaillan, pourquoi tant de
tristesse?... Faites attention, monseigneur, que naguere vous etiez
enferme a la Bastille, et que moi-meme j'etais dans la nasse de Mme
Fausta... Or, nous voici chevauchant, sains de corps et d'esprit,
parfaitement capables de realiser l'impossible, meme de retrouver
Violetta... Que vous faut-il de plus?

--Retrouver Violetta! dit amerement le petit duc. Comme vous dites,
Pardaillan, il faudrait pour cela realiser l'impossible!...

--Et qui vous dit que c'est une oeuvre impossible que de retrouver une
jeune fille qui, de son cote, ne demande qu'a voler vers vous?

--Nous n'avons aucune indication. Ou tourner nos pas?...

--Nous irons simplement ou va Maurevert, dit Pardaillan.

Charles ignorait encore l'etrange mariage qui s'etait accompli dans
l'eglise Saint-Paul. Il ignorait que Maurevert eut sur Violetta des
droits de mari.

--Maurevert, reprit Pardaillan, c'est l'ame damnee du duc de Guise. Or,
vous pouvez tenir pour certain que Guise est pour quelque chose dans la
disparition de votre jolie petite bohemienne. Pouvons-nous directement
nous attaquer a Guise, qui ne sort jamais sans une imposante escorte?...

--C'est vrai, Pardaillan, c'est vrai... mais Maurevert?...

--Eh bien, nous rentrons a Paris! nous retrouvons facilement Maurevert;
nous l'attirons dans un endroit a l'abri de tout regard indiscret: et,
quand nous le tenons, nous lui mettons la dague sur la gorge et nous lui
disons: "Mon ami, vous passerez de vie a trepas si vous ne nous
dites pas ce que votre illustre maitre a fait de Mlle Violetta." Que
dites-vous de mon plan?

--Je dis, cher ami, que vous etes le coeur le plus genereux, le bras le
plus terrible, l'esprit le plus fecond en ressources...

--Fiez-vous donc a moi, reprit Pardaillan, du soin de mettre la main sur
Maurevert. Je sens que le moment approche ou je vais pouvoir liquider
avec lui une vieille dette.

Les deux cavaliers, en devisant ainsi, continuaient a marcher au pas ou
au trot de leurs chevaux, sans se hater. Le lendemain, ils entraient
dans Paris et filaient tout droit sur la Deviniere, ou ils arriverent
sans encombre sur le coup de midi. Huguette etait dans la cuisine,
surveillant, en depit de son chagrin, les allees et venues des
domestiques, jetant un coup d'oeil sur les casseroles, encourageant le
tournebroche.

Elle etait fort pale et triste, la bonne hotesse de la Deviniere, Elle
croyait Pardaillan toujours a la Bastille. Pour le sauver, elle avait
essaye une tentative desesperee. Cette aventure avait avorte comme on va
le voir. Et la pauvre Huguette se desesperait.

Elle passa dans la grande salle pour veiller a ce que tout fut en bon
ordre, et ce fut en passant cette inspection qu'el-le apercut tout
a coup Pardaillan, qui la regardait aller et venir avec un sourire
attendri. Huguette demeura petrifiee et se mit a trembler. Pardaillan se
leva, alla a elle, lui saisit les mains.

--Ah! monsieur le chevalier, murmurait Huguette toute pale, je n'ose en
croire mes yeux.

--Croyez-en donc alors ces deux baisers, fit Pardaillan qui l'embrassa
sur les deux joues.

Huguette se mit a rire en meme temps que les larmes coulaient de ses
yeux.

--Ah! monsieur, reprit-elle, vous voila donc libre!... Mais comment
avez-vous pu sortir de la Bastille?

--C'est bien simple, ma chere hotesse, j'en suis sorti par la grande
porte...

--M. de Bussi-Leclerc vous fit donc grace?...

--Non, Huguette. C'est moi qui ai fait grace a M. de Bussi-Leclerc!

Rasserenee, joyeuse, epanouie par ce sentiment ou il y avait peut-etre
autant l'affection d'une mere retrouvant son enfant que l'humble amour
d'une amante devouee, elle courait a la cave et en rapportait bientot
une venerable bouteille couverte de poussiere authentique.

--C'est de celui que preferait Monsieur votre Pere, dit Huguette; il
n'en reste plus maintenant que cinq bouteilles...

Pardaillan deboucha la bouteille, remplit trois verres et avanca un
siege pour l'hotesse.

Huguette palit de plaisir.

--Ma chere Huguette, reprit Pardaillan lorsque les verres furent vides,
vous me parliez tout a l'heure du sire de Bussi-Leclerc. Vous connaissez
donc ce digne gouverneur de la Bastille?

Huguette devint pourpre. Le chevalier nota cet emoi.

--Pourquoi rougissez-vous?

--M. de Bussi-Leclerc, balbutia Huguette, est souvent venu ici avec des
maitres d'armes qu'il traitait magnifiquement apres les avoir battus en
quelque passe d'escrime,..

--Voila qui est d'un galant homme... Et alors?

--Alors... murmura Huguette, je comptais sur lui... pour vous
delivrer... Il m'a si souvent affirme...

--Quoi donc, chere amie?... Vous savez qu'on peut tout me dire, a moi...

--Qu'il etait tout pret... a se mesallier!...

Elle redressa la tete fierement.

--Veuve, reprit-elle avec plus de fermete, sans enfants, libre de ma
personne, sinon de mon coeur, j'eusse pu accepter la proposition qu'il
me fit a diverses reprises et m'engager a etre une epouse fidele... Ma
vie en eut ete un peu plus triste, voila tout...

Huguette disait ces choses tres simplement, n'ayant pas conscience de
ce qu'il y avait de sublime dans son devouement. Le chevalier la
considerait avec un inexplicable attendrissement.

Donc, reprit-il, vous etes allee trouver ce Bussi-Leclerc?

--Oui, mais, le premier jour que j'y allai, je ne pus entrer a la
Bastille. Une sorte d'emeute venait de se produire a Chartres, avec la
procession de M. de Guise... J'attendais son retour.

--Il doit etre rentre, fit Pardaillan, et cette fois, vous le trouverez
surement.

--Pour quoi faire, puisque vous voila libre? dit Huguette.

Pardaillan et Charles d'Angouleme reprirent dans l'hotellerie les
chambres qu'ils y avaient occupees. La journee, la nuit, et encore la
journee et la nuit se passerent paisiblement. Ce repos n'etait pas de
trop apres les secousses de toute nature qu'avaient subies Pardaillan
et son compagnon. Il etait d'ailleurs necessaire pour leur permettre
d'etablir un plan d'operations.

Le troisieme jour au matin, ils sortirent de bonne heure. Et, pour
mettre un peu d'ordre dans la chronologie de ces divers evenements qui
se croisent, il n'est peut-etre pas inutile de faire remarquer que, ce
matin-la, il y avait quatre jours que Jacques Clement se trouvait dans
le cachot de penitence du couvent des jacobins.

Pardaillan se precipita vers la vieille rue du Temple.

--Nous allons donc a l'hotel de Guise? demanda Charles, chemin faisant.

--Sinon a l'hotel, du moins aux abords, pour y rencontrer, si possible,
le sire de Maurevert. Celui-ci n'ignore rien de ce que fait, dit ou
pense le duc de Guise. Or, vous admettrez que, si quelqu'un au monde
sait ou se trouve la dame de vos pensees, c'est Guise. Apres tout,
peut-etre pensez-vous qu'il vaut mieux s'adresser a Dieu qu'a ses
saints. Donc, si vous le voulez, nous allons entrer dans l'hotel et
penetrer jusqu'au duc a travers les deux cents gardes ou gentilshommes
qu'il a autour de lui.

--Ce que vous dites la est impossible, dit le jeune duc. Mais, enfin
pourquoi nous adresser de preference a Maurevert plutot qu'a tel autre
familier de Guise?

--Parce que je veux faire coup double, arranger a la fois vos affaires
et les miennes; vous savez que j'ai un vieux compte avec Maurevert et
que je cours apres lui depuis fort longtemps...

L'explication etait plausible, et soulagea le jeune duc de la vague
inquietude qu'il commencait a eprouver. Bientot, les deux compagnons
arriverent pres de la grande porte de l'hotel ou stationnait toujours
une certaine foule de badauds qui discutaient en gesticulant. Dans
cette foule, Pardaillan et Charles d'Angouleme passerent parfaitement
inapercus et se glisserent dans un groupe assez epais au centre duquel
perorait un homme qui exposait ses idees.

Pendant deux heures, le chevalier et le petit duc demeurerent les
yeux fixes sur cette porte grande ouverte a tout venant, et Charles
commencait a trouver que l'idee d'aller trouver le duc lui-meme n'etait
pas mauvaise, quitte a y laisser ses os, lorsque Pardaillan le poussa
du coude, et, d'un signe de tete, lui montra trois gentilshommes qui
entraient dans l'hotel.

C'etait Bussi-Leclerc, Maurevert et Maineville. Maurevert marchait au
milieu des deux autres. Un terrible sourire crispa les levres soudain
palies de Pardaillan. Mais dela les trois avaient disparu dans l'hotel.

Cependant, le temps s'ecoulait. Midi sonna.

--Qui sait s'ils sortiront aujourd'hui... ou meme s'ils ne sont pas deja
sortis par une autre porte? murmura Charles.

Comme il disait ces mots, il apercut Bussi-Leclerc, Maineville et
Maurevert. Le chevalier les avait vus lui aussi... Dans la rue, les
trois gentilshommes s'arreterent, causant entre eux a voix basse. Puis,
Bussi-Leclerc et Maineville, se donnant le bras, s'en allerent ensemble.
Maurevert demeura un instant a la meme place, puis se mit en marche.

Pardaillan ne quitta pas Maurevert des yeux. Celui-ci se dirigeait vers
la porte du Temple... Il la franchit.

Maurevert marchait tranquillement, tournant le dos aux marecages du
Careme-Prenant, et, suivant le chemin battu qui contournait l'enceinte
de Paris, chemin coupe de bosquets et parfois de masures qui
permettaient aux deux suiveurs de s'effacer.

Maurevert allait a Montmartre... Lorsqu'il commenca a monter la colline,
un sourire plus livide crispa les levres de Pardaillan; Maurevert se
dirigeait vers le hameau, vers cette partie de la colline ou se trouve
aujourd'hui le Calvaire du Tertre... C'etait le chemin qu'il avait
suivi, seize ans auparavant, avec Loise, avec le marechal de
Montmorency, avec son pere mourant dans une voiture!...

C'etait pres d'un champ de ble qu'on venait de faucher depuis quelques
jours... qu'il avait arrete la voiture... la que son pere etait mort
dans ses bras... la que Maurevert apparaissant tout a coup avait frappe
Loise avec le poignard empoisonne de Catherine de Medicis!... Oui!...
C'etait vers ce point a jamais inoubliable dans la memoire de Pardaillan
que Maurevert, ce jour-la, se dirigeait!...

Pardaillan etait devenu pale. D'un geste plus rapide, il s'assura qu'il
portait sa dague et son pistolet a la ceinture. Il s'arreta un instant,
amorca le pistolet.

--Allez-vous donc l'abattre de loin? murmura Charles.

--Non, fit le chevalier en souriant, mais, comme il va essayer de se
sauver, comme il detale avec une rapidite de cerf... je l'ai vu a
l'oeuvre... je veux m'assurer qu'il ne nous echappera pas; il suffira de
lui casser une jambe et nous pourrons alors causer...

Maurevert montait toujours... Pardaillan se remit en marche, et soudain,
a un detour de roches eboulees, il apercut la croix de bois qui marquait
l'endroit ou il avait enterre son pere.

Contre cette croix, Pardaillan entrevit une forme immobile. Qu'etait-ce
que cette forme... Une femme?... Que faisait-elle la?... Pardaillan n'y
preta aucune attention et la vit a peine.

Maurevert, en passant pres de la tombe du vieux Pardaillan, s'etait
arrete. Lui aussi, sans aucun doute, songeait a cette lointaine journee
d'aout, rayonnante comme celle-ci, ou, dans ce coin paisible, il avait
bondi d'un buisson pour frapper Loise de Montmorency!...

Maurevert jeta les yeux au loin, vers un point de la pente ou se
trouverait aujourd'hui la place Ravignan. La, il vit un cheval attache
a un arbre, et, pres de ce cheval, une voiture attelee de deux betes
vigoureuses. Un laquais surveillait le tout, assis a l'ombre des
chataigniers.

--Bon! fit Maurevert. Tout est pret!... Dans vingt minutes la petite
bohemienne est a moi... Ce que j'en ferai? peu importe, pourvu qu'elle
ne soit ni a l'imbecile duc incapable de me proteger, ni surtout a l'ami
de Pardaillan!... Je l'enferme dans la voiture, je saute a cheval...
Dans quatre jours au plus, je suis a Orleans... et, la nous verrons!...
Allons! Adieu, Guise! Adieu, Pardaillan!...

En prononcant ces mots, Maurevert s'etait retourne vers Paris avec un
sombre regard...

Pardaillan etait devant lui, a vingt pas!

Sur un signe de Pardaillan, le duc d'Angouleme qui marchait pres de lui
s'arreta et, saisissant l'intention de son compagnon, se croisa les
bras, pour exprimer que, dans ce qui allait se passer, il allait etre
temoin et non acteur. Le chevalier continua de s'avancer seul; mais,
quand il fut a dix pas de Maurevert, il s'arreta egalement.

Maurevert etait seul... seul en face de Pardaillan!...

Il comprit que toute tentative de defense etait vaine, car Pardaillan,
c'etait plus que le Droit et la Justice, c'etait la Represaille vivante
qui se dressait au nom des morts, pour un combat loyal, a armes
egales!...

Et, dans un combat a armes egales, Maurevert contre Pardaillan, c'etait
le chacal contre le lion.

Maurevert, ayant regarde a droite et a gauche, avec cette expression
d'epouvante qui decomposait son visage, murmura quelque chose de confus
qui voulait dire:

--Que me voulez-vous?...

Pardaillan parla alors,..

--Remarquez, monsieur, dit-il, que j'ai ma rapiere et ma dague, mais que
vous avez aussi votre poignard et votre epee... Il est vrai que j'ai un
pistolet, mais je ne m'en servirai que si vous essayez de fuir. Ceci, me
semble-t-il, nous met sur un pied d'egalite parfaite.

Maurevert fit un signe d'assentiment.

--Vous me demandez ce que je vous veux, continua Pardaillan. Je
veux vous tuer. En vous tuant, monsieur, je crois bien sincerement
debarrasser la terre d'un etre qui doit lui procurer de l'horreur. Ce
que vous m'avez dit dans le cachot de la Bastille m'a prouve une chose
dont je pouvais encore douter: c'est que vous etes un venimeux reptile
qu'il faut ecraser. Je vous jure donc que, trois minutes apres vous
avoir tue, j'aurai oublie jusqu'a votre nom... Je vais donc vous tuer.
Mais pas ici. Je vous prierai de m'accompagner jusqu'a Montfaucon. Vous
ne voudriez pourtant pas que votre sang tombat comme une rosee maudite
sur ce coin de terre qui recouvre la depouille de mon pere... Montfaucon
me parait un endroit favorable au combat que je vous propose et au repos
de vos os. Consentez-vous a m'accompagner jusque-la?

Maurevert fit un nouveau signe d'assentiment. Une esperance se levait
dans son esprit. La route etait assez longue de Montmartre a Montfaucon.
Peut-etre une occasion de fuite se presenterait-elle. En tout cas,
c'etait plus d'une demi-heure de gagnee... un siecle! Ce fut donc avec
une sorte de joie empressee qu'il repondit:

--Montfaucon, soit! La ou ailleurs, soyez sur que je ne me laisserai
pas tuer sans essayer de vous envoyer d'abord rejoindre Monsieur votre
pere...

Un peu rassure, Maurevert reprenait la forme de courage qui lui
convenait, c'est-a-dire l'insolence.

--Je ne sais si je succomberai dans le duel que je vous offre, dit
Pardaillan: c'est possible. Mais ce qui est sur, c'est que je vous
tuerai. Il me parait donc convenable de vous dire en deux mots pourquoi
j'ai resolu de vous tuer. En meme temps, je vous poserai une question...

--Mille questions, monsieur de Pardaillan, repondit Maurevert.

Au moment meme ou il prononcait ces mots, il fit un bond terrible en
arriere et se placa derriere la croix qui surmontait la tombe du vieux
Pardaillan. Aussitot, il se mit a courir frenetiquement vers le cheval
et la voiture qu'il avait tout a l'heure examines.

--Ah! miserable! hurla le duc d'Angouleme en s'elancant.

Pardaillan sourit, tira son pistolet et visa Maurevert. Il allait lacher
le coup... A cet instant, du pied de la croix ou elle etait accroupie,
une ombre se dressa, s'interposa entre le canon du pistolet et
Maurevert...

Cette forme, c'etait une femme... Pardaillan eut un regard terrible vers
le ciel... Son bras retomba...

Toute droite, appuyee a la croix, ses magnifiques cheveux d'or deroules
sur ses epaules, elle semblait ne voir ni Pardaillan, ni rien de ce qui
etait autour d'elle...

Pardaillan la regarda a peine: ses yeux etaient fixes sur Maurevert qui
fuyait et sur Charles qui le poursuivait... Maurevert faisait des bonds
insenses. Tout a coup, il eut l'impression que quelqu'un... passait a
son cote, le devancait, se retournait, et, soudain, il trouva devant lui
le jeune duc qui degainait en disant:

--Arriere, monsieur, ou vous etes mort!...

La rapiere de Maurevert flamboya au soleil: au meme instant, il tomba en
garde et fonca furieusement. L'epee de Charles le piqua au visage... Il
recula!...

Silencieux, les deux adversaires se tenaient, les epees engagees, sans
un geste... Soudain un bras se detendait... Puis tous deux reprenaient
la garde.

Mais, a chaque coup porte par Maurevert, Charles, apres une parade,
demeurait en place; tandis qu'a chaque fois que son bras, a lui, se
detendait, la pointe touchait presque le visage de Maurevert qui
bondissait en arriere... Et, alors, le jeune duc avancait vivement de
plusieurs pas... Ecumant, livide, d'une paleur mortelle, Maurevert
essayait alors de passer a droite ou a gauche... Mais toujours, devant
son visage, il trouvait la pointe menacante. Il reculait, il remontait
vers la croix... et, comme il y arrivait enfin, il entendit un etrange
eclat de rire qui semblait sortir de la tombe.

Alors, un frisson glacial le saisit, et il jeta ou plutot laissa tomber
son epee et se retourna: il vit Pardaillan qui n'avait pas bouge d'une
place... Il vit la femme aux cheveux d'or qui venait de pousser cet
eclat de rire funebre...

--Monseigneur, fit Pardaillan, veuillez remettre a cet homme son epee.

Le duc obeit, ramassa la rapiere par la pointe et la presenta par la
poignee a Maurevert qui la prit machinalement et la rengaina. Alors,
comme si rien ne se fut passe, comme si rien n'eut interrompu les
paroles qu'il adressait tout a l'heure a Maurevert, Pardaillan continua:

--La question que j'ai a vous poser, monsieur, la voici: que vous
avait-elle fait, elle? que vous ayez essaye dix fois, vingt fois, de
me frapper a mort, c'etait tout naturel. Que vous m'ayez cherche dans
l'hotel Coligny, que vous ayez lance contre mon pere et moi une troupe
de tueurs que le grand carnage rendait fous furieux, je le comprends
encore.

--Mais elle!... Que vous avait-elle fait? Que vous n'ayez pas eu pitie
de tant d'innocence, de jeunesse et de beaute, voila ce que je cherche a
comprendre depuis seize ans sans y parvenir!

Et si fort qu'il fut, quelle que fut a ce moment la haine qui ravageait
son coeur, Pardaillan ne put etouffer un rale de detresse et d'amour...

--Voila ma question, reprit-il au bout de quelques instants. Vous ne
repondez pas?...

Maurevert se taisait en effet... Et qu'eut-il pu dire?...

Pardaillan s'approcha de lui jusqu'a le toucher presque. Maurevert
laissa echapper un sourd gemissement. Il oubliait que Pardaillan lui
offrait un combat loyal. Il songeait seulement qu'il allait mourir...

--Vous ne repondez pas, dit alors Pardaillan. Eh bien, il faut que je
vous le dise: c'est pour cela... que j'ai resolu de vous tuer. Tout le
reste vous est pardonne. Mais, cela, j'ai voulu vous le faire expier par
seize ans d'epouvante. Et aujourd'hui je trouve que vous ayez assez eu
peur de la mort pour mourir enfin; et, puisque je vous rencontre sous
mon pied, je vous ecrase...

Maurevert s'abattit a genoux, leva son front ruisselant de sueur glacee
et gronda d'une voix rauque:

--Laissez-moi vivre... Faites-moi grace de la vie!... Grace! Grace!...
Au nom de Loise! Ne me tuez pas!...

Pardaillan, a ce nom, frissonna. Puis, jetant vers le duc d'Angouleme un
regard que le jeune duc eut trouve sublime s'il eut connu le sacrifice
qu'exprimait ce regard:

--Relevez-vous... dit-il, ecoutez-moi... peut-etre puis-je vous faire
grace comme vous me le demandez...

D'un bond, Maurevert fut debout. Ses mains crispees se serrerent
convulsivement l'une contre l'autre.

--Oh! rala-t-il, que faut-il faire? Parlez!... Ordonnez! Oui, vous avez
droit de vie et de mort sur moi! Oui, j'ai ete infame!... Mais vous...
vous dont on dit que vous etes le dernier chevalier de notre age...
vous qui etes la bravoure et la generosite... oh! vous serez aussi le
pardon!...

Le rire de la femme aux cheveux d'or, le rire etrangement funebre de
cette femme debout, appuyee a la croix, retentit de nouveau... Et
Pardaillan tressaillit...

--Vous parlez de pardon, fit celui-ci en secouant la tete. Je puis faire
grace, mais non pardonner. Voici ce que je puis faire...

Ici, un soupir s'etrangla dans la gorge de Pardaillan. Mais, reprenant
toute sa volonte, il continua:

--Vous avez assassine une jeune fille... Il en est une autre a laquelle
vous pouvez rendre la vie et le bonheur: contre la vie de Violetta, je
vous fais grace pour la mort de Loise.

Charles se rapprocha d'un bond, saisit la main du chevalier, et, le
coeur debordant, murmura:

--Pardaillan!... mon frere!...

--Violetta? fit Maurevert. Vous dites que, si je vous rends Violetta,
vous me faites grace de la vie?...

--Je le dis, repondit simplement Pardaillan. Parlez donc: ou est cette
jeune fille?

--Maurevert repondit:

--Je l'ignore!... Sur Dieu qui m'entend, j'ignore ou est cette jeune
fille... mais...

A ce dernier mot, Pardaillan respira. Charles, qui sentait le desespoir
l'envahir, se reprit a esperer. Et tous deux s'ecrierent:

--Mais?... Vous savez donc quelque chose?...

--Il ne sait rien! C'est un imposteur! Qui peut savoir ou est la
bohemienne?...

C'etait la femme aux cheveux d'or qui parlait ainsi. Mais ni Pardaillan
ni le duc d'Angouleme ne firent attention a elle...

Maurevert, pantelant, avait ferme les yeux pour ne pas laisser eclater
la joie frenetique et la pensee infernale qui etait la source de cette
joie.

--Oui! fit-il d'une voix haletante, je sais quelque chose... Je puis...
par une trahison, il est vrai... mais qu'importe une trahison, puisque
vous me faites grace!...

Maurevert baissa la tete... Il n'avait qu'une peur a ce moment: c'est
que l'accent de sa voix ne parut pas assez emouvant, c'est que son geste
ne revelat la joie hideuse qui l'inondait...

--Vous dites, fit le chevalier, que vous ignorez ou se trouve cette
jeune fille?

--Maintenant, oui! haleta Maurevert. Je le jure.

--Mais vous dites que vous pouvez le savoir?

--Des ce soir, monsieur!... Cela ne tient qu'a moi!... Oh! que n'ai-je
eu la precaution de m'en enquerir avant de sortir de Paris!

--Pardaillan! supplia ardemment le jeune duc.

--Messieurs, messieurs! continua Maurevert en se tordant les mains, je
vous jure sur mon ame que je puis vous donner cette satisfaction...
Tenez!... que l'un de vous m'accompagne!...

Pardaillan jeta un nouveau coup d'oeil sur Charles, qu'il vit bouleverse
d'espoir et de desespoir...

--Calmez-vous, monsieur, dit-il.

--Oh!... il y aurait donc un moyen?... Parlez!...

--Si ce que vous dites est vrai...

--Je le jure sur le paradis!...

--Je vous crois. Eh bien! nous ne pouvons en effet vous accompagner,
M. le duc d'Angouleme et moi, nous sommes resolus a ne plus mettre les
pieds dans Paris ou il y a trop de dangers pour nous...

Maurevert ecoutait avec une profonde attention.

--Nous nous sommes installes a la Ville-l'Eveque, continua Pardaillan.
Non pas ce soir, car la nuit est traitresse, mais demain, en plein jour,
a dix heures du matin, vous pouvez nous apporter l'indication moyennant
laquelle vous aurez la vie sauve. Viendrez-vous, monsieur?...

--Je viendrai! fit resolument Maurevert bleme de joie, comme, tout a
l'heure il avait ete bleme de terreur!

--C'est bien, dit Pardaillan. Allez: vous etes libre.

Pour la troisieme fois s'eleva le rire de la femme aux cheveux d'or,,.
Maurevert souleva son chapeau, salua du meme geste Pardaillan et Charles
immobiles et il s'eloigna... Tant qu'il sentit peser sur lui les regards
des deux hommes, il put, par un effort de volonte, marcher d'un pas
calme et mesure. Mais, des qu'il pensa qu'on ne pouvait plus le voir, il
se mit a bondir d'une course insensee.

--Il viendra! disait pendant ce temps le duc d'Angouleme.

--Je le crois! fit Pardaillan avec un soupir.

Et Charles etait si heureux qu'il lui eut ete impossible de comprendre
tout ce qu'il y avait d'amertume dans le soupir de cet homme qui venait
de renoncer a une haine vieille de seize ans pour assurer le bonheur de
son jeune ami...

--Mais pourquoi, reprit le duc, avez-vous dit que nous etions installes
a la Ville-l'Eveque, et que nous n'entrerions plus dans Paris?...

--Precaution supreme... Maurevert viendra... Maurevert ne trahira pas
ceux qui viennent de lui donner vie sauve... je le crois!... Mais,
enfin, est-ce qu'on sait?...

Ils demeurerent quelques minutes pensifs. Charles se demandait si
Maurevert viendrait au rendez-vous. Pardaillan n'avait aucun doute a cet
egard. La sincerite de Maurevert lui semblait evidente. En tout cas,
si Maurevert trahissait encore une fois, lui, Pardaillan, saurait le
retrouver...

En songeant ainsi, il s'etait rapproche de la tombe et, chapeau bas,
la tete penchee, se disait a lui-meme des choses par quoi il esperait
attenuer la douleur de son sacrifice. Et, comme il relevait les yeux, il
vit la femme aux cheveux d'or qui le regardait fixement.

Alors seulement il la reconnut. C'etait Saizuma la bohemienne. C'etait
la mere de Violetta... Charles d'Angouleme, lui aussi, l'avait reconnue
et s'etait approche.

Peut-etre le lecteur n'a-t-il pas oublie qu'apres sa premiere visite
au couvent des benedictines Pardaillan avait amene la bohemienne a
l'auberge de la Deviniere, ou il l'avait confiee aux soins de dame
Huguette. Mais, des le soir meme du jour ou le chevalier s'etait rendu
au duc de Guise, Saizuma avait disparu de l'auberge.

Avait-elle ete effrayee par le tumulte? Qu'etait-elle devenue depuis ce
temps? Comment avait-elle vecu?... Ou avait-elle trouve un gite?...

Saizuma le regardait en souriant. Il etait evident qu'elle le
reconnaissait et qu'elle se souvenait parfaitement de la scene de
l'auberge de l'Esperance.

--Prenez garde au traitre! dit-elle d'une voix douce. Prenez garde a
ceux qui font des serments!

--Madame, dit Pardaillan, venez avec nous. Il n'est pas seant qu'une
Montaigues soit ainsi errante par les chemins...

--Montaigues! fit-elle fremissante. Quel est ce nom?...

--Leonore, baronne de Montaigues, c'est le votre!

--Leonore? J'ai connu une pauvre fille qui s'appelait ainsi!... Elle est
morte!...

La bohemienne etait devenue toute blanche. Charles saisit, une de ses
mains et la pressa dans les siennes.

--Vous etes Leonore, repetait-il, vous etes la mere de celle que
j'aime!... Ah! madame. Ecoutez-nous... rappelez-vous!... Souvenez-vous
du pavillon de l'abbaye ou nous vous avons trouvee... Vous etiez avec
celui qui vous a aimee... avec celui qui nous a dit votre nom et le
sien... le prince Farnese... l'eveque!...

Elle eut un sanglot... un instant la lueur de la raison eclaira ses yeux
splendides... car, dans ces yeux, il y avait de la haine!... Charles la
fixait avec angoisse.

Reconquerir la raison de cette infortunee! Retrouver Leonore de
Montaigues dans la bohemienne Saizuma! Et rendre sa mere a Violetta,
retrouvee elle-meme...

--Votre fille, madame! cria le jeune duc. Votre fille!... Votre
Violetta!...

--Je n'ai pas de fille... dit-elle d'une voix morne.

Charles laissa retomber sa main et detourna son regard vers Pardaillan
comme pour lui dire:

--Qui donc au monde pourrait lui rendre la raison, puisque le nom de sa
fille la laisse indifferente?...

En effet, si Charles et Pardaillan avaient su, dans le pavillon de
l'abbaye, le vrai nom de la bohemienne et qu'elle etait la mere de
Violetta, ils ignoraient encore en quelles terribles circonstances
l'enfant etait nee... Folle avant d'etre mere, Leonore s'etait reveillee
en prison sans savoir qu'elle etait mere!...

Elle s'etait appuyee a la croix, ses yeux regardaient au loin sur la
campagne solitaire, et elle etait bien ainsi, toute raide, adossee a
cette croix, d'une beaute tragique, emouvante, qui faisait frissonner
les deux hommes immobiles.

--Qui a crie ainsi? reprit-elle. De quel abime de honte et de desespoir
a jailli ce cri atroce que j'entendrai toujours?... C'est la, dans la
vaste cathedrale, qu'a retenti cette clameur... Malheur a la sorciere!
Oh! tous les poings qui se tendent sur elle! et puis... plus rien!
Rien que le silence de la tombe, la nuit du cachot... le delire de
l'agonie... Et puis, tout a coup, elle revoit le jour, un jour sombre
ou le ciel voile sa face... Et voici la bohemienne que l'on conduit
la-bas... vers la hideuse machine de mort... et la... la... au pied du
poteau terrible, qui a encore crie?...

Saizuma s'interrompit soudain. Et, sur ces levres decolorees, ce rire
que Pardaillan avait entendu tout a l'heure, ce meme rire funebre
eclata.

--Adieu, dit-elle. Et surtout ne vous avisez pas de suivre la
bohemienne, car sa route est celle du malheur.

A ces mots, elle s'eloigna de son pas majestueux. Hors de lui, haletant,
le duc d'Angouleme s'elanca en criant:

--Leonore!

Elle se retourna, leva un doigt vers le ciel et dit:

--Pourquoi appelez-vous la morte? Si vous cherchez Leonore, allez au
pied du gibet.

--Le gibet! balbutia Charles eperdu, cloue sur place. Pourquoi la mere
de Violetta parle-t-elle du gibet?

A ce moment, Saizuma disparut derriere les roches eboulees. Les deux
amis s'elancerent sur le sentier qu'avait pris Saizuma pour s'eloigner.
Mais, lorsqu'ils eurent contourne les roches, ils ne la virent plus.
Charles d'Angouleme et Pardaillan battirent en vain les environs.
Saizuma demeura introuvable. Alors, ils reprirent le chemin de Paris ou
ils rentrerent par la porte Montmartre.

Ils passerent a la Deviniere une nuit exempte de toute alerte et,
le lendemain, a la premiere heure, se rendirent au rendez-vous que
Maurevert avait accepte, mais ils s'arreterent a mi-chemin de la
Ville-l'Eveque; Pardaillan etait persuade que Maurevert, enfin vaincu
dans son esprit de trahison, tiendrait parole. Mais, bien que Maurevert
eut accumule les serments, il pouvait bien, en une nuit, les avoir
oublies. C'est pourquoi, sans aller jusqu'a la Ville-l'Eveque, il prit
position avec le jeune duc dans un epais bosquet de chenes. Vers neuf
heures et demie, ils apercurent un cavalier qui s'avancait rapidement.

--C'est lui! dit tranquillement Pardaillan.

--C'est ma foi vrai! dit Charles lorsque Maurevert fut pleinement
visible.

--Avancons, dit Pardaillan.

Ils sortirent alors du bosquet et rejoignirent le sentier. Bientot
Maurevert sauta a terre, fut sur eux. Il se decouvrit et dit:

--Me voici, messieurs...



IX

LA PAROLE DE MAUREVERT

Apres etre rentre dans Paris, la veille, a la suite de sa rencontre avec
Pardaillan, Maurevert s'etait mis a parcourir la ville, au hasard, pour
le besoin de marcher.

Parfois, une sorte de rugissement de joie le soulevait. D'autres fois,
au contraire, venant a reconstituer cette minute horrible ou il s'etait
vu en face de Pardaillan, il eprouvait le choc en retour de l'epouvante
et se sentait defaillir. Alors, il entrait dans le premier cabaret,
buvait d'un trait un verre de vin, jetait sur la table une piece de
monnaie, puis reprenait sa marche...

Il tenait Pardaillan!... Enfin! Enfin! Enfin!

Il ne meditait pas encore comment il s'emparerait de Pardaillan. Il le
tenait!...

Le soir tomba sur Paris, bientot il fit nuit... Maurevert allait
toujours, passant et repassant vingt fois par les memes rues sans s'en
apercevoir. Il se dirigea vers l'auberge du Pressoir-de-Fer; en meme
temps qu'il recouvrit son calme, il s'etait apercu qu'il avait grand
appetit.

Il entra donc a l'auberge au moment ou on allait fermer les portes. Et,
comme la Roussette lui faisait observer que l'heure du couvre-feu etait
passee, Maurevert repondit par ce meme signe mysterieux qu'avait fait
Jacques Clement. Puis il ajouta:

--Maintenant, vous pouvez clore fenetres et porte, et me preparer un bon
souper, car je meurs de faim.

La Roussette et Paquette, fascinees sans doute par le signe, se haterent
d'obeir. Les deux hotesses, rallumant leurs feux, s'empresserent de
preparer un diner que Maurevert depecha de grand appetit.

Puis, brusquement, il laissa inachevee sa bouteille, et tomba dans une
sombre meditation.

Enfin, Maurevert se leva et rajusta son epee. Deja la Roussette se
precipitait pour lui ouvrir la porte. Mais il l'arreta d'un geste en
disant:

--Ce n'est pas par la que je m'en vais...

Et il refit le signe. L'hotesse s'inclina, marcha devant Maurevert et
parvint a cette salle qui communiquait avec le palais de Fausta...
Maurevert frappa sur les clous disposes en forme de croix... La porte
s'ouvrit... il passa... Dans la lumiere douce qui regnait toujours en
cette piece, Maurevert apercut les deux suivantes favorites Myrthis et
Lea.

--Votre maitresse peut-elle me recevoir? demanda-t-il. Est-elle
endormie?

Elles le regarderent d'un air etonne, comme s'il eut ete etrange de
supposer que Fausta put se reposer et dormir. Et, en effet, a peine
avait-il fini de parler que Fausta parut et prit place dans son
fauteuil. Les deux suivantes disparurent a l'instant.

--Je ne m'attendais pas a voir ce soir le sire de Maurevert, dit-elle.
Vous deviez attendre mes ordres a Orleans.

--C'est vrai, madame...

--Un cheval et une voiture vous attendaient sur les pentes de
Montmartre: la voiture pour elle, le cheval pour vous.

--J'ai vu le cheval et la voiture, madame; ils

etaient bien au rendez-vous que vous m'avez indique.

--Je vous avais fait donner une mission par M. de Guise, afin que vous
soyez libre de toute entrave, et puissiez gagner huit jours.

--C'est vrai, madame. Et le duc me croit sur la route de Blois ou j'ai
ordre de noter l'installation du roi et les forces dont il peut disposer
a l'occasion.

--Donc, tout etait parfaitement combine pour legitimer votre absence et
preparer votre depart. Je fais disposer pour vous vos relais pour une
marche rapide, Tout est pret. Vous n'avez qu'a partir... Et vous voici!
Monsieur de Maurevert, vous jouez un jeu dangereux.

--C'est vrai, madame. La partie que je joue en ce moment est dangereuse.
Ma vie n'a tenu qu'a un fil aujourd'hui, et peut-etre demain serai-je
mort. Sur les pentes de Montmartre, au moment ou je me dirigeais vers
l'abbaye, je me suis heurte a un obstacle: Pardaillan.

-Fausta rougit legerement, ce qui chez elle indiquait une violente
emotion. Elle demeura quelques instants silencieuse, sans doute pour que
sa voix ne trahit pas son trouble.

--Vous avez rencontre Pardaillan? demanda-t-elle froidement. Il vous a
vu?

--Il m'a parle! fit Maurevert avec un frisson. Madame, je vois dans vos
yeux l'etonnement de me voir vivant. Je vais vous etonner davantage:
Pardaillan est a nous!

Cette fois, en effet, la stupefaction fut si reelle chez Fausta qu'elle
ne songea pas a la deguiser.

--Vous l'avez blesse? fit-elle sans pouvoir dominer un sentiment que
Maurevert prit pour de la joie, et ou il y avait en effet de la joie.

Maurevert secoua la tete.

--Expliquez-vous...

--Nous le tenons, madame, dit Maurevert en qui eclata alors la haine.
Demain, a dix heures, nous n'avons qu'a le prendre! Il ne s'agit que de
combiner une bonne embuscade, et il y viendra tete baissee...

Un rire terrible secoua Maurevert. Fausta alors comprit comme elle ne
l'avait pas encore compris...

--Pardonnez-moi, haleta l'homme, je ris depuis cet apres-midi... je ris
comme jamais je n'ai pu rire depuis seize ans!... Ecoutez-moi, madame,
nous n'avons qu'a preparer l'embuscade: une centaine d'hommes solides et
bien armes suffiront. Car, Pardaillan ne se doute de rien. Sa confiance,
voyez-vous, est prodigieuse; au fond, c'est un imbecile... Il m'a donne
rendez-vous, demain, a dix heures, a la Ville-l'Eveque; le reste nous
regarde!...

Fausta, appuyee sur le bras de son fauteuil, pensive, considerait cette
manifestation de haine avec une curiosite effrayante.

--Ils etaient tous deux sur les pentes de Montmartre, continua
Maurevert, car ils n'osent rentrer dans Paris. Ils sont a la recherche
de la petite bohemienne. Je marchais, je montais, j'allais a l'abbaye...
et, tout a coup, j'ai vu Pardaillan... Et j'ai vu que j'allais mourir,
madame! j'ai vu cela dans ses yeux... Alors, la peur, la hideuse peur
qui me tient depuis tant d'annees, m'a mordu au coeur et je suis tombe
a genoux... et j'ai demande grace!... Ah! il ne manquait que cela a ma
haine!... Cette chose plus affreuse que tout ce que j'avais pu supposer:
il m'a fait grace.

Fausta eut un bref tressaillement.

--Il m'a fait grace de la vie! continua Maurevert. Et, je vous le dis,
madame, cela manquait a ma haine!... Voici: il m'a fait grace pour que
je puisse lui dire demain ou se trouve la petite bohemienne!...

Maurevert fut secoue de nouveau par son effroyable rire.

"Demain! murmura Fausta. Demain... a dix heures... a la Ville-l'Eveque."

Elle songeait... elle cherchait une solution...

Ah! certes, ce n'etait pas la solution exterieure qui l'occupait!...
Prendre Pardaillan? S'emparer de lui? C'etait facile en l'occurrence!...
Quels que fussent le courage, la force et la ruse de Pardaillan, il
succomberait infailliblement!...

Non! ce n'etait pas la ce qui l'inquietait! La solution qu'elle
cherchait etait interieure...

Depuis la scene de la cathedrale de Chartres, un travail etrange se
faisait dans le coeur de cette femme. Il y avait en elle de la haine et
de l'amour a poids egaux...

La haine, c'etait l'orgueil. L'amour, c'etait la verite.

Une seconde avant que Maurevert eut indique le moyen de s'emparer de
Pardaillan, Fausta songeait a le tuer. Une seconde apres que Maurevert
eut parle, cette decision n'existait plus. Dans les dix minutes
qui suivirent, elle voulut livrer, puis sauver, puis livrer encore
Pardaillan, et elle comprit avec une terrible angoisse qu'elle n'etait
plus maitresse d'elle-meme.

Voila la solution que cherchait Fausta... Hair!... Aimer?... Tuer, et
reprendre son role d'ange, de vierge de statue?... Sauver Pardaillan...
et vivre dans la honte de cette defaite?...

Maurevert tachait de suivre sur son visage le reflet de ses pensees.
Tout a coup, Fausta releva la tete... Et, alors, Maurevert fremit.
L'eclair qui jaillit une seconde des yeux de Fausta lui donna
l'impression qu'elle venait de prendre une resolution terrible... Et
c'etait vrai!... La haine l'emportait!... Fausta venait de condamner
Pardaillan!...

Et Maurevert, qui venait de la voir si calme, la vit un instant pale
comme une morte...

Une fois la mort de Pardaillan resolue, rapidement, elle combina le
lieu de la mort et le mode... En finir d'un coup!... Et, en meme temps,
debarrasser le duc de Guise de l'amour qui l'obsedait et le paralysait.
Voila la question qui se posa alors dans cet esprit si terriblement
lucide... Oui, faire disparaitre d'un coup, dans la meme catastrophe,
tout ce qui entravait sa marche au grand triomphe. Pardaillan et le
duc d'Angouleme!... Et Violetta!... Et le cardinal Farnese!... Et le
bourreau... maitre Claude! Les aneantir ensemble!

Et alors, delivree, oublier cet episode, et, plus forte, plus puissante,
son orgueil fortifie par cette victoire, reprendre le vaste projet de
domination. Devenir a la fois reine de France en epousant Guise, roi
par la mort de Valois.., et maitresse de l'Italie... maitresse de la
chretiente en ecrasant le vieux Sixte-Quint!...

--Monsieur de Maurevert, dit-elle alors, vous avez recu une mission du
duc de Guise?

--Grace a vous, oui, madame, fit Maurevert etonne.

--Eh bien, cette mission, il faut la remplir. Vous allez prendre le
chemin de Blois. Vous etudierez le chateau, les forces de Crillon et
leur disposition... l'installation du roi et les precautions qu'on a pu
prendre pour le mettre a l'abri d'un coup de main... Quand vous aurez vu
tout cela, vous reviendrez en rendre compte a votre maitre...

Maurevert etait stupefait. Il considerait Fausta avec une sorte de rage.

Tout cela, reprit-elle, peut vous demander huit jours, mettons dix...

--Madame, gronda Maurevert, je crois que vous n'avez pas...

--Je crois, interrompit Fausta froidement, que votre tete tient a peine
sur vos epaules et que je puis la faire tomber rien qu'en la designant a
M. le duc...

--J'obeis, madame, murmura Maurevert. Mais ma tete que vous menacez,
madame, je la donne!... Oui, je consens a mourir pourvu que je le voie
d'abord mourir, lui!...

--Prenez patience. Obeissez, et vous le verrez mourir...

--Et le rendez-vous a la Ville-l'Eveque? fit Maurevert haletant.

--Eh bien, vous irez... Vous irez seul...

Maurevert frissonna.

--Cela est necessaire. Il faut que la confiance de l'homme que vous
voulez tuer soit absolue... Puisque votre voyage a Blois durera huit
jours... mettons dix... eh bien! vous direz a ces deux hommes que, s'ils
veulent revoir la petite bohemienne, ils doivent se trouver, le dixieme
jour, a dater d'aujourd'hui, a la porte Montmartre, d'ou vous les
conduirez...

--Et ou les conduirai-je alors? haleta Maurevert.

--A la mort! dit Fausta d'une voix si calme et si glaciale que Maurevert
fut secoue d'un frisson.

--Quelle heure devrai-je designer?...

--Midi, repondit Fausta apres un instant de reflexion. Vous pouvez leur
faire serment, cette fois sans parjure, qu'ils verront Violetta...

A ces mots, Fausta se leva et, avant que Maurevert eut pu ajouter un
mot, disparut. Les suivantes, Myrthis et Lea, entrerent et lui firent
signe de les suivre. Elles l'escorterent jusqu'a la porte, et Maurevert
se trouva dans la rue.

Maurevert regagna son logis, entra sans faire de bruit a l'ecurie, sella
son cheval et, laissant les portes ouvertes derriere lui, s'eloigna,
trainant la bete par la bride. Vers huit heures du matin, il se retrouva
dans la campagne, galopant eperdument pour se briser de fatigue, repris
d'une crise d'allegresse effrayante comme celle de la veille...

Enfin, il revint sur Paris, et, comme l'heure du rendez-vous approchait,
il se mit a trotter dans la direction de la Ville-l'Eveque. Il vit alors
combien une embuscade eut ete difficile, lorsqu'il apercut Pardaillan
et le duc d'Angouleme qui, etant sortis du bosquet, arrivaient sur le
sentier.

Ce fut encore une minute de terrible angoisse pour Maurevert. Qui sait
si Pardaillan ne s'etait pas repenti de sa generosite!... Il marcha
cependant et, etant arrive pres d'eux, mit pied a terre en disant:

--Messieurs, ma presence au rendez-vous que vous m'aviez assigne doit
vous prouver que j'ai songe, a tenir ma parole.

Il s'arreta un instant comme pour attendre un mot, un geste
d'approbation. Mais Pardaillan demeurait dans la meme immobilite.

--Messieurs, reprit Maurevert, en acceptant votre merci, je m'engageais
ou a vous donner satisfaction, ou a revenir me mettre a votre
disposition. Je dois vous declarer que je n'ai pas reussi aussi
completement que je l'esperais. Et c'est pourquoi, si vous ne m'accordez
un nouveau credit, je serai votre prisonnier...

Charles avait affreusement pali. Pardaillan, aux derniers mots de
Maurevert, le regarda avec etonnement.

--Votre attitude, monsieur, rachete bien des choses, dit-il avec une
sorte de douceur. Vous disiez que vous n'aviez pas entierement reussi.
Ceci laisse supposer que vous avez reussi tout au moins en partie.

Le jeune duc etait haletant.

--Voici, de tres exacte facon, fit Maurevert, ce que j'ai pu savoir, et
ce que je n'ai pas pu savoir: la jeune fille dont vous me parliez n'est
plus a Paris; cela est certain. Mais en quel lieu monseigneur le duc
l'a-t-il fait conduire? Voila ce que je n'ai pu etablir. Et pourtant,
messieurs, j'ai passe ma nuit a cette recherche.

--Perdue! Perdue pour toujours! murmura Charles.

--Monsieur, dit Maurevert avec une apparente emotion, vous pouvez croire
que je n'ai aucun motif de haine contre cette jeune fille. Laissez-moi
donc vous dire que, peut-etre, tout n'est-il pas dit!...

--Parlez!... si vous avez un indice, si faible soit-il!

--Monsieur, dit Maurevert en se tournant vers Pardaillan, je vous
appartiens; pensez-vous que nous devons nous battre, ou bien
m'accordez-vous un nouveau credit de quelques jour?

--Parlez, dit Pardaillan.

--Eh bien, voici, messieurs: je me ferais fort, dans dix jours, non
seulement de vous dire ou se trouve la jeune fille, mais de vous mettre
en sa presence... Dix jours, messieurs, cela peut vous sembler long.
Mais c'est juste le temps qu'il me faut pour aller dans une ville ou je
suis sur de trouver l'indication cherchee, et d'en revenir.

--Quelle est cette ville? demanda Pardaillan.

--C'est Blois, repondit Maurevert du ton le plus naturel. L'homme a qui
la jeune fille a ete confiee est a Blois. Ceci, messieurs, est un secret
politique. Or, si je puis trahir le duc sur une question d'amour,
j'aimerais mieux etre tue sur place que de le trahir sur une question
d'Etat...

--Ceci etait admirable... Ceci confirmait la bonne volonte de Maurevert.

--Que la jeune fille soit a Blois, continua Maurevert, j'en doute.
Mais a Blois, messieurs, je trouverai l'homme qui sait. Or, cet homme,
messieurs, n'a rien a me refuser, et, quand je lui aurai dit que ma vie
depend du renseignement que je lui demande, a l'instant meme j'aurai
l'indication voulue...

Charles regarda Pardaillan. Et ce regard voulait dire:

--Il n'y a pas a hesiter...

C'etait aussi l'avis du chevalier, qui dit a Maurevert:

--Nous sommes au 12 octobre... le 21, a midi, aux environs de la porte
Montmartre, nous y serons, monsieur.

--Je puis donc partir, messieurs?

--Partez, monsieur, repondit Pardaillan, de cette voix rude qu'il avait
depuis quelques minutes.

Maurevert sauta en selle.

--A vous revoir, messieurs, le 21 octobre, a midi, dit-il alors.
J'entreprends une besogne difficile et perilleuse. Mais y eut-il
mille difficultes, mille dangers, ce serait encore avec joie que je
l'entreprendrais, car le souvenir de la journee d'hier ne s'effacera
jamais de mon coeur.

Aussitot, il mit son cheval au petit galop et s'eloigna pour rejoindre
directement la route de Blois. Pardaillan, pensif, le regarda tant qu'il
put le voir.

--Que dites-vous de cela? lui demanda alors le jeune duc.

--Je dis, fit Pardaillan en passant une main sur son front, que cet
homme est moins mauvais que je n'avais suppose...

--Il prend bien la route de Blois...

--La route du pardon! murmura Pardaillan.



X

LE CARDINAL

Le lendemain du jour ou Maurevert s'etait mis en route sur Blois, Fausta
sortit de son palais en litiere fermee, sans escorte. Elle portait un
vetement sombre.

La litiere s'arreta sur la place de Greve, pres du fleuve. Fausta, sans
prendre les precautions dont elle s'entourait toujours, marcha vers la
maison ou nous avons a diverses reprises introduit le lecteur. Elle
heurta le marteau, a plusieurs reprises, jusqu'a ce qu'un homme vint
ouvrir. Cet homme, ce n'etait pas celui qu'elle avait place la, naguere;
dans la maison, il n'y avait plus une creature a elle...

--Je viens, dit-elle, pour consulter Son Eminence le cardinal Farnese...

Le serviteur la regarda avec etonnement et repondit:

--Vous vous trompez, madame. Celui que vous dites n'est pas ici. Il n'y
a d'ailleurs dans toute la maison que moi qui suis charge de la garder.

--Mon ami, dit Fausta souriant, allez dire a votre maitre que je viens
lui parler de Leonore de Montaigues...

Alors, du fond de l'ombre que formait la voute du porche, quelqu'un se
detacha, s'approcha lentement, ecarta le serviteur, et d'une voix qui
tremblait:

--Daignez entrer, madame, dit-il.

Cette ombre, qui venait de s'avancer, cet homme aux yeux pleins de
feu et de passion, mais aux cheveux et a la barbe devenus entierement
blancs, c'etait le prince Farnese. Il offrit la main a sa visiteuse qui
s'y appuya, et, ensemble, ils monterent au premier etage, dans cette
large salle spacieuse qui donnait sur la place de Greve.

Fausta, tout naturellement, alla s'asseoir dans le fauteuil d'ebene
recouvert d'un dais.

--Cardinal, dit Fausta d'une voix douce, en vain vous essayez de me
fuir. Oh! Je sais que vous ne craignez pas la mort. Vous avez voulu
vivre pour la revoir... elle!... Mais pourquoi vous ecarter de moi?...
Vous etiez en mon pouvoir. Notre tribunal vous avait condamne. Je
n'avais qu'a vous laisser mourir... Et, cependant, je vous ai rendu a
la liberte... C'est que je vous aimais encore malgre votre trahison,
Farnese...

Elle s'arreta un instant, puis, plus aprement, reprit:

--D'ailleurs, si j'avais voulu me saisir de vous, je le pouvais,
cardinal!... Voulez-vous que je vous dise ce que vous avez fait depuis
que, presque mort de faim, je vous ai fait ouvrir la porte de votre
prison?... Vous etes reste trois jours dans l'auberge de la Deviniere...
Puis, sachant que j'etais revenue d'un voyage que je fis a Chartres,
vous avez trouve sans doute que la rue de la Calandre etait trop pres du
palais Fausta; vous vous etes dit que je ne pourrais pas supposer que
vous chercheriez un refuge ici meme... chez moi!... et, voyant la maison
vide, vous etes venu l'occuper.

--De terribles souvenirs m'y attiraient! murmura sourdement le cardinal.

--Je suis bien eloignee de vous en faire un reproche. J'ai seulement
voulu vous prouver qu'il etait inutile de vous garder contre moi.

Un sourire livide sur les levres, Fausta continua:

--Remarquez encore, Farnese, que je suis venue seule, en sorte que vous
pourriez facilement me tuer... Vous me tueriez peut-etre?

Le cardinal leva sur elle des yeux sans colere.

--J'en suis bien sure, dit Fausta. Mais je vous ai dit que j'avais a
vous entretenir de Leonore...

--Il n'est plus de bonheur pour moi, dit le cardinal.

--Qu'en savez-vous?... Jeune encore, un rayon d'amour peut faire fondre
cette glace qui pese sur votre coeur... Que Leonore revienne a la
sante... qu'elle vous pardonne le passe... que vous soyez releve de vos
voeux religieux...

Le cardinal ecoutait en fremissant. Un immense etonnement le stupefiait,
le paralysait...

Revoir Leonore! murmura-t-il.

Un eclair illumina l'oeil de Fausta.

Elle comprit qu'elle venait de porter au cardinal un coup decisif. Cet
homme etait donc encore ce qu'il avait toujours ete... le faible qui
n'ose prendre de decision.

--Cardinal, reprit Fausta, je n'essaierai pas de vous ecraser sous une
generosite qui n'existe pas; si je vous ai laisse vivre, si je vous
offre de vous rendre Leonore et de vous rendre votre fille, c'est que
j'ai besoin de vous.

--Violetta! murmura Farnese ebloui... Toute ma vie!...

Et une esperance plus ferme, plus lucide rentra dans ce coeur. Car il
connaissait l'orgueil et l'ambition de Fausta, et il fallait, en effet,
qu'elle eut bien besoin de lui pour parler comme elle venait de faire.

--Parlez, madame, dit-il d'une voix fremissante.

--Eh bien, dit Fausta, j'ai besoin de vous, Farnese! Tandis que je suis
ici, tandis que je prepare les grand evenements que vous connaissez.
Sixte, rentre en Italie, travaille avec sa prodigieuse activite... Notre
plan initial, qui etait d'attendre la mort de ce vieillard pour nous
declarer, ce plan est renverse... D'abord, Sixte ne meurt pas! Ensuite,
ce qui se passe en Italie nous oblige a precipiter les choses... En
France, tout va bien... Valois va succomber et bientot ce royaume aura
le roi de notre choix.

--C'est donc en Italie que ma faible puissance pourrait vous etre
utile?... demanda Farnese, tres attentif.

--Oui, l'Italie m'echappe. Plusieurs de nos cardinaux ont fait leur
soumission au Vatican. Une grande quantite d'eveques demeurent dans
l'attente, prets a se retourner contre moi au premier coup qui me
frappera. Or, c'est vous, Farnese. qui aviez entraine la plupart de ces
eveques et de ces cardinaux... C'est lorsqu'ils vous ont vu separe de
moi qu'ils ont tourne leur sourire vers le vieux Sixte.

Un profond soupir de sourde joie souleva la poitrine du cardinal. Oui,
tout cela etait vrai!

--Voici donc ce que je suis venue vous demander... Il s'agirait,
cardinal, de vous rendre en Italie, de voir les hesitants, et surtout
ceux qui se declarent contre nous. Vous avez sur eux un ascendant qu'ils
ont tous reconnus. Mais, pour frapper leurs esprits d'une terreur
salutaire, vous leur direz ce qui est la stricte verite...

Ici, Fausta s'arreta, hesitante.

--Parlez, madame, dit Farnese, parlez sans crainte: meme si nous devions
etre ennemis, les secrets que vous me confiez demeureront scelles dans
mon coeur.

--Eh bien, s'ecria Fausta, dites-leur donc, a ces pretres orgueilleux et
rebelles, dites-leur d'abord ce que vous savez deja: qu'Henri de Valois
va mourir! qu'Henri Ier de Lorraine va etre roi de France... qu'il va
repudier Catherine de Cleves... que je serai, moi, la reine de ce
grand et puissant royaume!... Mais dites-leur aussi une chose que vous
ignorez... Alexandre Farnese a prepare et reuni dans les Pays-Bas une
armee, la plus forte, la plus terrible qu'on ait vue depuis la grande
armee de Charles Quint!... Ces troupes devaient etre embarquees a bord
des vaisseaux de Philippe d'Espagne pour etre jetees en Angleterre...
Alexandre, sur un signe de moi, est pret a entrer en France... il
attend... et, des que Valois sera mort, ses troupes viendront se joindre
aux troupes de la Sainte Ligue!... Vous savez l'admiration et la terreur
que le nom d'Alexandre Farnese inspire en Italie... Dites-leur donc
qu'il m'est tout devoue! Que ce torrent, je le precipiterai sur
l'Italie!

Fausta s'arreta, fremissante... Et le cardinal, subjugue par cette
femme, courba la tete et murmura, vaincu.

--Que Votre Saintete veuille bien me donner ses ordres: ils seront
executes...

--Cardinal, dit Fausta avec emotion, vous etes donc de nouveau avec
nous, vous rentrez donc dans le giron de notre Eglise?

--Madame, dit sourdement Farnese, je vous ai promis de vous obeir, mais
c'est parce que vous m'avez promis, vous, de me donner le moyen de
sortir de cette Eglise.

--C'est vrai, murmura Fausta, pensive, la passion est plus forte
chez vous que la foi. Farnese, vous etes donc resolu a partir pour
l'Italie?...

--Des que vous m'en donnerez l'ordre.

--Tenez-vous pret a partir le 22 de ce present octobre. Vous vous
demandez pourquoi le vingt-deuxieme jour de ce mois, n'est-ce pas,
cardinal?

--Non, madame, dit le cardinal palpitant, mais vous m'avez fait tout a
l'heure une promesse.

--Celle de vous rendre Leonore et son enfant... Je m'explique, Farnese:
je ne pretends pas vous rendre la pauvre folle que le bohemien
Belgodere, un jour, rencontra, errante et sans gite, et qu'il attacha a
sa pitoyable destinee. Celle dont je parle, Farnese, c'est Leonore de
Montaigues, c'est la fiancee du prince Farnese... Je connais le moyen de
rappeler la raison dans cet esprit... y jeter le germe du pardon qu'elle
vous accordera... Quant a ramener l'amour dans son coeur, ceci vous
regarde!...

--Leonore... o Leonore!... balbutia Farnese, eperdu.

--Je vous rendrai Leonore, reprit Fausta avec une sorte de gravite, et,
avec elle, je vous rendrai cette enfant qui est comme un trait d'union
entre vous et celle que vous aimez. Donc, vous partez le vingt-deuxieme
d'octobre... mais vous ne partez pas seul... vous partez avec elles!...
Et, si j'ai choisi ce jour-la pour votre depart, c'est que le vingt et
un d'octobre sera rassemble le saint concile qui vous relevera de vos
voeux, qui fera du cardinal un homme, et qui vous dira: voici ton
epouse, voici ta fille!...

Farnese tomba a genoux... Il saisit une main de Fausta et y appuya ses
levres... Et il eclata en sanglots...

Fausta s'eloigna, laissant le cardinal ebloui, fascine, eperdu de
bonheur... Il la vit rejoindre sa litiere qui bientot disparut. Alors il
poussa un profond soupir et remonta dans la piece du premier etage.
Un homme etait la, debout, qui l'attendait. Cet homme, c'etait maitre
Claude.

--Vous avez entendu? demanda Farnese.

--Tout! dit Claude d'une voix sombre.

L'ancien bourreau regarda le cardinal:

--Je vous admire, dit-il avec un sourire d'une effrayante tristesse,
vous etes plus jeune de vingt ans...

--Oh! murmura Farnese, revoir Leonore et Violetta!... ma fiancee... ma
fille... Toutes deux les emmener!...

--Et me laisser, moi, dans mon enfer!...

--Que voulez-vous dire?...

--La verite, monseigneur! dit humblement maitre Claude. Vous allez
partir avec celle que vous adorez... et, ajouta-t-il avec un soupir
etouffe, avec elle... avec l'enfant...

--Maitre, j'ai assez souffert dans ma vie. Dieu me pardonne. N'est-il
pas juste que je connaisse une heure de joie apres tant d'annees de
desespoir?

--Oui, dit lentement Claude, Dieu vous pardonne a vous qui avez fait le
mal. Mais il ne me pardonne pas, a moi qui n'ai pas fait le mal. Ceci
est juste...

Le cardinal baissa les yeux, mais ne dit pas un mot. Claude se fit plus
humble encore:

--Je reste, monseigneur... Cette enfant que j'adore... qui est ma
fille... vous partez avec elle... vous me l'enlevez... Monseigneur,
n'avez-vous rien a me dire?...

--Que puis-je donc vous dire? fit sourdement le cardinal, sinon que je
compatis a votre douleur...

--Eh! quoi, monseigneur, dit Claude avec plus d'humilite encore, est-ce
vraiment tout ce que vous trouvez comme consolation?... Cette enfant,
des que je l'eus prise dans mes bras, je me suis mis a l'aimer!
Monseigneur... de grace... ayez pitie de ma detresse!... Pourquoi
voulez-vous m'arracher le coeur en m'arrachant ma fille?...

--Parlez, balbutia le cardinal, que puis-je?... Qu'avez-vous espere?

--Pendant que cette femme parlait, j'ai espere que le bonheur vous
rendrait genereux, monseigneur! Que vous auriez une minute assez de
courage pour me dire: tu es le bourreau, c'est vrai! Mais tu es le
vrai pere de Violetta!... Viens donc avec nous et prends ta part de
bonheur!...

--Jamais! gronda violemment le prince Farnese... Maitre, perds-tu la
tete? Oublies-tu ce que tu as ete?

--Monseigneur, vous me dites ce que je me suis dit maintes fois. Mais
sachez qu'elle sait, vous dis-je, ce que je fus! Et cet ange ne m'a pas
repousse...

--Mais, moi, moi... je mourrais de honte et d'horreur a voir ma fille te
donner la main...

--Monseigneur... vous ne me comprenez pas... Qu'est-ce que je
demande?... d'etre simplement un de vos serviteurs. Je ne vivrais meme
pas dans votre palais. Tenez, vous pourriez m'employer a cultiver vos
jardins...

--Maitre Claude, dit froidement Farnese, renoncez a ces idees. Vous-meme
vous sentez et comprenez que l'ancien bourreau jure de Paris ne peut
vivre aupres d'une princesse Farnese, meme parmi ses serviteurs...
Seulement, je m'engage sur le salut de mon ame a vous faire tenir tous
les trois ou six mois une lettre qui vous parlera d'elle...

--Vraiment? Vous me jurez cela?... Et c'est tout? Vous dites que jamais
vous ne consentiriez a me laisser vivre pres de mon enfant?

--Jamais!

Il y eut une longue minute de silence. Et le cardinal put croire qu'il
avait dompte le bourreau. Mais maitre Claude, les sourcils contractes,
semblait faire un effort de memoire... Enfin il alla a la porte et
poussa les verrous.

Farnese eut un livide sourire et s'appreta a combattre par le poignard.
Mais, au lieu de marcher sur lui, Claude s'adossa a la porte, les bras
croises et, d'une voix changee, tres calme, mais rude, ou il y avait une
menace contenue, il prononca:

--Monseigneur, ecoutez. Vous avez le papier, que je vous ai signe de mon
sang! Voici maintenant, monseigneur, le papier que vous m'avez signe,
vous!... Nous avons droit de vie et de mort l'un sur l'autre! Me suis-je
bien conforme a ce que j'avais signe de mon sang?...

--Oui! repondit Farnese sourdement.

--Puisque notre pacte prend fin aujourd'hui par votre reconciliation
avec la femme nommee Fausta, suis-je bien dans mon droit en vous
rappelant que vous m'appartenez, quels que soient le jour et l'heure?...

--Oui! repondit Farnese d'une voix d'epouvante.

Claude s'avanca de quelques pas, s'arreta devant Farnese, sans le
toucher, et prononca:

--Monseigneur, ce jour et cette heure sont venus. Vous m'appartenez, et
je vais user de mon droit!...

--Soit! rala le cardinal avec un accent de farouche desespoir... puisque
vous avez acquis droit de vie et de mort sur moi.., tuez-moi!

--Monseigneur, ce n'est pas vous que je dois tuer. Vous faites erreur...
repondit simplement Claude.

--Et qui donc? balbutia le cardinal en tressaillant.

--Fausta! dit Claude.

--Fausta!... Pourquoi elle et non moi?...

--Parce que je veux que vous viviez, monseigneur! Tandis qu'en tuant
Fausta je ne fais qu'executer le pacte qui nous lie!... Ensemble nous
avons convenu que cette femme doit mourir. Ecoutez, monseigneur, je
tuerai Fausta... je la tuerai devant vous... mais, vous, je vous
laisserai vivre.

--Demon! gronda le cardinal. Oh! je te comprends!...

--Le vingt et un octobre, on doit vous venir chercher de la part de
Fausta, continua Claude, pour vous conduire devant le concile. Ce
jour-la, vous devez Sortir de l'Eglise et recouvrer votre liberte...
Le lendemain, monseigneur, vous devez quitter Paris avec Leonore et
Violetta... Eh bien, ecoutez ceci: le vingt et un octobre, il n'y aura
pas de concile! Nul ne viendra vous chercher de la part de Fausta, parce
que Fausta sera morte!...

Le cardinal haletait. Claude lui appuya sa large main sur l'epaule.

--Grace! hurla Farnese en tombant a genoux.

--Me faites-vous grace, vous?...

--Oui! rugit Farnese avec un terrible soupir.

--Vous consentez donc?

--Oui, oui! Tout ce que tu m'as demande, je l'accorde!...

Le cardinal se releva alors et darda vers le ciel un regard ou il y
avait une interrogation supreme... Claude, lui, avait baisse les yeux.
D'une voix redevenue humble, avec une douceur et une tristesse etranges,
il murmura:

--Je vous remercie, monseigneur!...

--Oh! gronda Farnese en lui-meme, honte affreuse! Ma fille vivant avec
le bourreau!...

Et, a ce moment, maitre Claude le bourreau songeait a ceci:

--Ma Violetta, ne crains rien de moi! Ne redoute pas que je t'inflige la
honte de vivre pres du bourreau!... Que j'assure seulement ton bonheur!
Que je te voie une fois resplendissante de ta felicite pres du jeune
prince que tu aimes... que tu tiendras de moi!... Et alors... adieu pour
toujours... je disparaitrai... dans la mort!...



XI

LA MERE

La matinee etait pure. Huit heures venaient de sonner a la vieille
abbaye aux murs a demi ecroules. Dans les fourres des pentes de
Montmartre, les rouges-gorges, les pinsons et les moineaux chantaient a
coeur joie.

Pourtant, Fausta, qui montait a ce moment les rampes de la colline,
etait sourde a ces cris des oiseaux.

Au sommet, la litiere s'arreta. Fausta descendit. Mais, au lieu d'aller
sonner a la grande porte de l'abbaye, elle se dirigea vers ces quelques
chaumieres qui s'etaient baties autour du couvent des benedictines, et
entra dans une pauvre maison. L'interieur etait aussi miserable que
l'annoncait l'exterieur de cette chaumiere.

Une femme, assise a la porte, filait une quenouille. A la vue de Fausta,
cette femme se leva precipitamment:

--La bonne dame de Paris! avait murmure la paysanne.

--Eh bien, bonne femme? dit gaiement la visiteuse. Deja de si bonne
heure a l'ouvrage?

--Helas! ma noble dame! fit la paysanne. Voila que je me fais vieille et
que l'heure approche ou il faudra que je dise adieu a ce monde,.. Alors,
je file mon linceul.

Fausta demeura saisie. La vieille la regardait, surprise de son
etonnement.

--Grace a vous, ma noble dame, reprit-elle, grace aux pieces d'or que
vous m'avez donnees, mon linceul sera du plus beau lin, et il me restera
encore assez d'argent pour payer d'avance les messes necessaires au
salut de mon ame, et encore il en restera assez pour la layette de
l'enfant que ma fille va mettre au monde...

--Je vous en donnerai d'autres, dit Fausta. Mais, dites-moi, avez-vous
fait ce que je vous ai demande?

--Oui, ma noble dame. Depuis votre visite benie, mon fils ne quitte plus
la bohemienne; il la suit pas a pas, selon vos ordres, sans se montrer a
elle, c'est entendu...

--Et, depuis, elle n'a pas essaye de s'ecarter de cette montagne?...

--Non. La bohemienne rode autour de la sainte abbaye sans jamais y
entrer, mais sans jamais s'en eloigner non plus... Quand elle a faim,
elle vient ici.

--Je vous tiendrai compte de votre zele, dit Fausta.

--Que votre volonte s'accomplisse! dit la vieille en saisissant les
trois ou quatre ecus d'or que lui tendait la visiteuse.

--Et ou est maintenant la bohemienne? demanda Fausta.

--Partie des le chant du coq. Elle va et vient, et aime souvent a se
reposer aupres de cette croix noire que vous n'aurez pas manque de
remarquer, ma noble dame. Le plus souvent elle rode autour du couvent.

--C'est bien, bonne femme. Voulez-vous envoyer quelqu'un a la recherche
de votre fils?

La paysanne, sortant sur le pas de sa porte, dit quelques mots a un
marmot qui partit en courant.

Vingt minutes plus tard, le fils de la paysanne arrivait.

--Ou est la bohemienne? demanda Fausta.

--La-bas, fit le jeune homme en etendant le bras dans la direction du
couvent.

--Conduis-moi aupres d'elle...

Le paysan s'inclina et se mit a marcher devant Fausta. Il contourna les
murs du couvent et parvint a la breche situee pres du pavillon. La,
Fausta apercut Saizuma, qui, assise sur une pierre et dominant ainsi les
terrains de culture du couvent, regardait fixement devant elle.

--Tu peux te retirer, dit-elle a son guide.

Alors Fausta franchit la breche sans que la bohemienne parut prendre
garde a elle. Quand elle fut dans le jardin, elle se retourna vers
Saizuma, et d'une voix tres douce:

--Pauvre femme... pauvre mere...

Saizuma abaissa son regard sur la femme qui lui parlait ainsi, et la
reconnut aussitot. Saizuma n'avait vu Fausta que peu d'instants dans
la chambre de l'abbesse, Claudine de Beauvilliers; et pourtant elle la
reconnut.

--Ah! dit-elle avec une sorte de repulsion, c'est vous qui m'avez parle
de l'eveque!...

Fausta fut stupefaite, mais resolut de profiter de ce qu'elle prenait
pour un acces de lucidite.

--Leonore de Montaigues, dit-elle, oui, c'est moi qui vous ai parle de
l'eveque. C'est moi qui vous ai conduite vers lui, dans ce pavillon.
Mais je croyais que, peut-etre, vous l'aimiez encore...

--L'eveque est mort, dit Saizuma d'une voix sourde.

Fausta baissa la tete, reflechissant a ce qu'elle pourrait dire pour
eveiller une etincelle de raison dans ce cerveau.

--Ainsi, reprit-elle, vous croyez que l'eveque est mort?

--Sans doute! fit Saizuma avec une tranquillite farouche. Sans quoi,
serais-je vivante, moi?...

--Eh bien, vous avez raison plus que vous ne croyez peut-etre. Mais
ecoutez-moi, pauvre femme... Vous avez bien souffert dans votre vie...

--Mon mal n'est pas de ceux qu'on peut soulager, dit Saizuma avec
douceur, et il suffit que vous m'ayez plainte avec votre ame... Comme
vous etes belle!

--Leonore, vous avez ete plus belle encore, vous! dit sourdement Fausta.
Vous avez souffert dans votre coeur, Leonore! et c'est pourquoi vous
ne croyez plus au bonheur... Mais si je vous disais que le bonheur est
encore possible pour vous!

--Je ne suis pas Leonore; je suis Saizuma, bohemienne qui va par le
monde, lisant dans la main des gens...

--Tu es Leonore, affirma Fausta avec force. Et tu seras heureuse...
Ecoute, maintenant... Oui, l'eveque est mort! Oui, celui-la ne te fera
plus souffrir... Mais il est quelqu'un qui est vivant encore, qui te
cherche et qui t'adore... Celui qui t'a aimee. Celui que tu as aime...

--Qui est-ce? fit la bohemienne avec indifference.

--Jean...

Saizuma tressaillit et preta l'oreille comme a une voix qui lui eut
parle de tres loin.

--Jean? murmura-t-elle. Oui... peut-etre... oui... je crois que j'ai
entendu ce nom...

--Jean! duc de Kervilliers! repeta Fausta.

Saizuma palit. Elle se leva toute droite.

--Quel est ce nom? balbutia-t-elle avec douleur.

--Le nom de celui que tu as aime! reprit Fausta avec autorite. Jean de
Kervilliers, c'est celui qui devait etre ton epoux... Tu vois bien
que tu l'aimes encore, puisque tu fremis et palis a ce seul nom...
Souviens-toi, Leonore...

--Souviens-toi. Souviens-toi comme tu etais heureuse lorsque tu
l'attendais... lorsque, du balcon du vieil hotel de Montaigues, tu
guettais son arrivee.

--Oui... oui...! murmura la bohemienne dans un souffle.

--Souviens-toi comme il te prenait dans ses bras et comme tu te sentais
defaillir sous ses baisers. Jean de Kervilliers t'adorait... et, si une
fatalite vous a separes, il en a souffert autant que toi. Lui-meme me
l'a dit. Il n'a cesse de t'aimer!... Il te cherche... ne veux-tu pas le
voir?...

Saizuma, arrachant ses deux mains a l'etreinte de Fausta, les avait
placees devant ses yeux comme si une lumiere trop vive les eut eblouis.
Elle palpitait. De rapides frissons la secouaient. De confuses images de
son passe lui revenaient par lambeaux.

Ce nom, Jean de Kervilliers, etait un flambeau qui eclairait bien les
recoins tenebreux de son esprit.

Fausta la considerait avec l'attention passionnee qu'elle apportait a
tout ce qu'elle entreprenait.

--Suis-moi, dit-elle, je te jure qu'un jour, bientot, tu reverras celui
que tu aimes.

Palpitante, Saizuma suivit cette femme qui exercait sur elle un
prodigieux ascendant. Elle ne savait pas exactement qui etait ce Jean de
Kervilliers. Mais elle savait que ce nom provoquait en elle une douleur
melee de joie.

Fausta entra dans le pavillon. Saizuma l'y suivit en tremblant.

--Oh! dit-elle, c'est ici que j'ai revu l'eveque!... Si vous avez pitie
de moi, faites que jamais plus je ne le revoie.

--Et Jean de Kervilliers?...

Un sourire illumina le charmant visage de la folle:

--Je voudrais le voir, lui!... Pourtant, je ne le connais pas... et je
dois l'avoir connu...

--Tu le reverras, je te le jure!... Maintenant, ecoute-moi, Leonore...
Ce n'est pas seulement Jean de Kervilliers que tu verras, mais ta
fille... comprends-tu... ta fille...

--Ma fille! murmura Saizuma pensive. Mais je n'ai pas de fille, moi...
Les deux gentilshommes m'ont dit aussi que j'avais une fille... Voila
qui est etrange...

--Les deux gentilshommes? interrogea Fausta avec une sourde inquietude.

--Oui. Mais je ne les ai pas crus.

--Et pourtant, Leonore, tu te souviens de Jean de Kervilliers... son nom
et son image sont dans ton coeur...

Saizuma Jeta autour d'elle des yeux hagards et frissonna.

--Silence, madame, supplia-t-elle avec angoisse. Ne prononcez plus ce
nom... Si mon pere entrait tout a coup... S'il entendait!... Il faudrait
donc lui jurer encore qu'il n'y a personne dans la chambre!...

--Oui, gronda Fausta, ce serait terrible, Leonore!... Mais combien
plus terrible encore si le vieux baron se doutait de la verite que tu
caches...

Saizuma, brusquement, porta les mains a son visage. Un faible cri
jaillit de ses levres.

--Mon masque! murmura-t-elle. Mon masque rouge comme la honte de mon
front!... Je l'ai perdu!... Madame, vous ne savez pas... vous ne saurez
jamais...

--Je sais! Je sais quelle est ta honte et quel est ton bonheur,
Leonore!... Ton secret, ton cher secret que tu caches a ton pere, mais
que tu as dit a celui que tu aimes, je le sais!... Tu vas etre mere,
Leonore!...

Saizuma laissa tomber ses mains. Une immense stupefaction se lisait sur
son visage bouleverse.

--Mere? demanda-t-elle. Vous avez dit cela?

--N'est-ce pas la ton secret?... N'est-il pas vrai que Jean le sait?...
et qu'il va t'epouser...

--Oui, oui, haleta l'infortunee. Car il ne faut pas que mon pere
connaisse notre faute. Mon enfant, madame, mon pauvre cherubin, si vous
saviez comme je l'aime... comme je lui parle... Il aura un nom dont il
sera fier.

--Ton enfant... ta fille!... Oh! mais souviens-toi! fais un effort!...
Mere! tu l'as ete!... Souviens-toi, Leonore!... Souviens-toi: la place
noire de monde, la foule, les cloches qui sonnent le glas, les pretres
qui te soutiennent...

--Le gibet... hurla Saizuma en reculant, affolee, jusque dans un angle
du pavillon...

Toute a son infernale besogne, toute a son projet, transformee en
tourmenteuse sans pitie, Fausta courut a elle et la releva:

--Ecoute!... On t'a fait grace! puisque tu vis!...

--Oui... oui!... Je vis!... Par quel miracle? Je vis!... mais que
s'est-il passe en moi?...

--Il s'est passe que tu es mere... Il s'est passe que l'enfant de
Jean de Kervilliers est venu au monde!... Et que, pour cette enfant
innocente, on t'a fait grace!...

--Quoi! balbutia la bohemienne. J'ai une fille!...

Un eclat de rire, brusquement, resonna sur ses levres; et, presque
aussitot, elle se mit a pleurer. Peut-etre cette scene qui venait de
se derouler sortait-elle deja de son esprit. Mais, ce qui y demeurait
fortement, c'etait cette idee qu'elle etait mere... qu'elle avait une
fille...

--Eh bien, reprit alors Fausta, ne voulez-vous pas voir votre enfant,
Leonore de Montaigues?...

--Je l'ai appele bien souvent! murmura la folle a travers ses sanglots.
Je ne savais pas que j'etais mere.

--Ou peut etre mon enfant?... Si j'ai une fille, comment se fait-il
qu'elle n'est pas avec moi?...

--Je le sais, moi! dit Fausta.

--Oh! vous savez donc tout! gronda Saizuma d'une voix plus naturelle,
et surement une lueur de raison s'allumait dans ses yeux. Qui etes-vous
donc?

--Ah! eclata Fausta, tu reviens donc a toi! Tu me demandes qui je suis?
Une femme qui a pitie, voila tout! Un hasard m'a fait connaitre les
secrets de ta pauvre vie, et m'a fait rencontrer deux etres que j'ai
voulu mettre en ta presence: ton amant et ta fille... Vous etes devenue
mere en un temps ou la douleur avait egare votre esprit et ou vous etiez
en prison...

--Je me rappelle la prison, dit Saizuma en fremissant.

--Des mechants s'emparerent de votre enfant...

--Pauvre petite!... Comme elle a du souffrir!...

--Non! Rassurez-vous. Elle vecut au contraire heureuse. Il se trouva un
homme de bien, qui put soustraire l'enfant a ses persecuteurs et qui
l'eleva comme sa propre fille...

--Cet homme, madame! Son nom, pour que je le benisse?

--Il est mort, dit Fausta.

--Mort!...

--Il est mort miserable, au fond d'une prison...

Saizuma baissa la tete en pleurant.

--Son nom? fit-elle. Que je sache au moins son nom.

--Il s'appelait Fourcaud... c'etait un procureur...

--Fourcaud!... Ce nom est maintenant grave dans mon coeur pour
toujours... Mais comment un homme si bon a-t-il pu mourir miserable? Qui
fut cause de son malheur?...

--Votre fille!... Elle en fut la cause bien innocente, helas! Car elle
adorait celui qu'elle croyait son pere... Le procureur Fourcaud, ce
digne homme, voulut elever votre fille dans une religion qui etait la
votre... Souvenez-vous. Votre pere n'etait pas catholique...

--Non... nous n'allions jamais a l'eglise catholique...

--Vous etiez ce qu'on appelle des huguenots... Le procureur Fourcaud
voulut donc que Jeanne... votre fille, fut elevee dans la religion
des huguenots, qui etait celle de votre pere et la votre.. religion
proscrite...

--Oui, oui, helas!... Combien des notres sont morts!

--C'est vrai. Fourcaud a donc ete denonce comme heretique, et jete en
prison ou il est mort...

--Denonce!... Oh! si je connaissais le denonciateur!... J'irais lui
arracher le coeur!

--Je sais par qui cet homme de bien a ete denonce, dit alors lentement
Fausta. Ce ne fut pas par un homme, mais par une femme... une jeune
fille...

--C'est atroce!

--Oui... vous avez raison... c'est atroce... car le pauvre Fourcaud fut
supplicie... on l'attacha sur une croix... et on l'y laissa mourir...

--Et vous dites que vous la connaissez?

--Certes!... C'est elle-meme une heretique, une de ces filles sans feu
ni lieu... une sorte de chanteuse qui suivait une troupe de bohemes...
son nom est Violetta...

--Violetta!... Et c'est elle qui l'a fait mourir sur une croix?...

--C'est elle!... Mais il semble que ce nom de Violetta ne vous soit pas
inconnu?...

--Je la connais, en effet, dit Saizuma d'une voix sombre. J'ai vecu avec
elle. Car, moi-meme, je suivais cette troupe de bohemes. Elle chantait.
Sa voix m'allait au coeur. Quelquefois, quand je la regardais, j'avais,
envie de la serrer dans mes bras... mais elle semblait avoir peur de
moi...

--Ou plutot, c'etait une creature perverse, dit sourdement Fausta.
Une de ces filles qui n'ont pitie de rien ni de personne, puisqu'elle
n'avait pas pitie de votre malheur...

--C'est vrai, dit Saizuma avec un soupir, il fallait que ce fut une
creature bien perverse pour denoncer le bienfaiteur de ma fille...
Tenez, madame, ne parlons plus d'elle!...

--Elle merite pourtant un chatiment!...

--Oui! oh! un chatiment terrible!... Malheur a cette fille du demon si
mon enfant a souffert par elle!...

--Certes, elle a souffert, puisqu'elle-meme a ete en prison!... Elle
vous le dira...

--Elle me le dira! Je la verrai donc!...

--Je vous l'ai promis...

--Quand?... Ah! madame... si cela etait!... Si je pouvais seulement
savoir le jour...

--Des demain, dit Fausta, si c'est possible. Certainement d'ici quelques
jours... Je vous jure que vous reverrez aussi la Violetta maudite...
Seulement, il faut faire ce que je vous dirai... Il est necessaire que,
pendant ces quelques jours, tandis que j'irai chercher votre Jeanne
pour l'amener... il est necessaire qu'on ne vous voie pas... vous
comprenez?...

--Je resterai cachee sur le haut de la montagne, je connais de braves
gens qui me donnent a manger et qui me laissent dormir la nuit chez
eux... C'est la que je me retirerai...

--Et c'est la que je vous amenerai votre fille Jeanne!

--Venez donc, dit Saizuma, radieuse, transfiguree, venez que je vous
montre la demeure de ces gens...

La bohemienne s'elanca, repassa par la breche et arriva a la chaumiere
ou Fausta etait entree tout a l'heure...

"Maintenant, gronda Fausta en elle-meme, je crois que Dieu meme ne
pourrait pas les sauver.., je les tiens tous!..."



XII

LA FILLE

Fausta entra alors dans le couvent et se fit conduire chez l'abbesse,
laquelle la recut comme toujours avec ce melange d'inquietude et de
respect qu'elle avait pour ce personnage enigmatique. Elle etait dans le
secret de la grande conspiration. Elle savait que Valois etait condamne
et que le duc de Guise devait regner. De l'avenement de Guise devait
dater sa fortune et celle de son couvent.

Claudine de Beauvilliers savait que son abbaye serait richement dotee
par le nouveau roi. Elle savait d'autre part l'influence certaine
de Fausta sur le duc de Guise. C'etait plus qu'il n'en fallait pour
temoigner a la mysterieuse Fausta un respect et une obeissance tres
sinceres.

Lorsque Fausta entra chez l'abbesse, celle-ci etait en train d'etablir
ses comptes. Et, navree, elle constatait qu'il lui manquait six mille
livres pour arriver a gagner la fin de l'annee.

Lorsque Fausta parut, Claudine se leva et fit la reverence.

--Que faisiez-vous la, mon amie? demanda Fausta.

--Helas! madame, dit Claudine en poussant elle-meme un fauteuil dans
lequel Fausta s'assit, je revisais les comptes de l'abbaye...

--Et vous trouviez?...

--Que nos pauvres soeurs mourront de faim surement s'il ne nous tombe
quelque manne du ciel...

--Voyons, dit Fausta avec une sorte de bonhomie, vous disiez qu'il vous
manquait...

--Je ne le disais pas, madame, mais il me manque six mille livres...

--En sorte que, si je mettais encore a votre disposition une vingtaine
de mille livres...

--Ah! madame! je serais sauvee...

--Et vous pourriez attendre le grand evenement!...

--Certes!... surtout s'il ne se fait pas trop desirer, ajouta Claudine
en riant.

--Eh bien, ecoutez, mon enfant. Dans peu de jours.... prenons une date:
le vingt-deux octobre, par exemple...

--Ce jour me convient, madame.

--Ce jour-la, envoyez en mon palais un homme sur, il vous rapportera les
deux cent mille livres convenues.

Claudine fit un bond.

--Qu'avez-vous, mon enfant? demanda Fausta.

--Vous venez de dire... balbutia Claudine... mais c'est une erreur.

--J'ai dit deux cent mille livres.

--Cette somme... cette somme enorme...

--Elle est a vous le jour que je vous ai dit, a condition que, la veille
de ce jour... c'est-a-dire le vingt et unieme d'octobre, vous m'aidiez
dans une petite operation que j'ai resolu de mener a bien.

--Ah! madame, est-ce que je ne vous appartiens pas tous les jours!...

--N'en parlons donc plus. Au moment voulu, je vous expliquerai mon
operation et vous assignerai votre role. Pour le moment, veuillez
m'envoyez chercher celle de vos petites prisonnieres qui s'appelle
Jeanne.

Claudine, encore tout eblouie, s'elanca. Quelques minutes plus tard,
elle revenait, conduisant par la main la compagne de captivite de
Violetta, c'est-a-dire Jeanne Fourcaud.

Depuis qu'elle etait enfermee dans l'enclos du couvent, Jeanne Fourcaud
s'attendait toujours a voir apparaitre sa soeur Madeleine, ainsi qu'on
le lui avait promis. Elle avait cent fois repete a Violetta sa triste
histoire et sa merveilleuse delivrance.

Condamnee a mourir avec sa soeur Madeleine, une nuit, dans son cachot de
la Bastille, elle avait vu soudain entrer des gens; elle avait cru
que sa derniere heure etait venue et qu'on venait la chercher pour la
conduire au supplice. Mais une femme, un ange descendu dans cet enfer,
ou la pitie l'avait guidee, s'etait penchee sur elle en disant:

--Jeanne Fourcaud, vous ne mourrez pas. Et non seulement vous vivrez,
mais encore vous etes libre...

--Et Madeleine? s'etait ecriee Jeanne.

--Madeleine, avait repondu la femme, est deja delivree et en surete...

Alors, ivre de joie, elle avait suivi sa liberatrice. On l'avait
conduite jusqu'a une litiere qui se trouvait dans la sombre cour de la
forteresse; on l'avait fait monter dans cette litiere; un homme s'etait
installe pres d'elle, la litiere s'etait mise en route, et ne s'etait
arretee que devant la porte de l'abbaye de Montmartre... la, on l'avait
enfermee dans le pavillon de l'enclos...

Et puis, elle attendait... songeant a cette inconnue qui l'avait
delivree. Qui etait cette femme?

Lorsque Jeanne Fourcaud parut devant Fausta, elle ne la reconnut pas,
puisque Fausta portait un masque la nuit ou elle etait descendue dans
les cachots de la Bastille. La pauvre petite etait tremblante. Elle
etait bien jolie aussi.

--Je suis, dit doucement Fausta, celle qui est descendue dans votre
cachot de la Bastille et vous a delivree...

Jeanne jeta un cri de joie. Ses yeux s'illuminerent. Elle s'avanca
rapidement, saisit une main de Fausta et la baisa...

--Oh! madame! murmura-t-elle, combien je suis heureuse de pouvoir vous
remercier!

Elle s'arreta, hesitante, et, timidement, leva sur Fausta ses yeux noyes
de larmes.

--Parlez sans crainte, mon enfant, dit Fausta avec une douceur qui
bouleversa la pauvre petite.

--Oui, dit-elle, je sens, je devine combien vous devez etre bonne... je
puis donc vous dire que, si je vous ai benie depuis cette nuit-la,
j'ai beaucoup pleure... madame, ma soeur Madeleine... quand dois-je la
retrouver?

Si impassible que fut Fausta, si terrible que fut la pensee qui la
guidait, elle ne put s'empecher de frissonner.

--Vous reverrez votre soeur Madeleine, dit-elle... mais, mon enfant,
je suis venue vous trouver ici, ou je vous ai mise a l'abri, pour vous
entretenir d'un sujet bien grave... Dites-moi, vous rappelez-vous votre
pere?...

--Helas! madame, balbutia la malheureuse qui eclata en sanglots, comment
pourrais-je l'avoir oublie, alors qu'il y a quatre mois a peine mon
pauvre pere, plein de vie, nous prodiguait encore ses caresses, a ma
soeur et a moi?...

--Et votre mere?

--Madame, vous ne savez donc pas que ma mere est morte peu de temps
apres m'avoir donne le jour?

Ma soeur Madeleine, plus agee que moi, pourra sans doute vous parler
d'elle...

--Et qu'en disait votre soeur?... Quelle femme etait votre mere?...
Belle, n'est-ce pas?

--Tres belle, madame; Madeleine me disait que notre mere etait d'une
admirable beaute...

--N'avait-elle pas des yeux bleus?... De grands cheveux blonds?...

--C'est bien le portrait que m'en a souvent trace Madeleine... Mais,
madame... auriez-vous connu ma mere?...

--Je la connais, dit Fausta simplement.

--Oh!... mais... vous parlez comme si ma mere n'etait pas morte depuis
de longues annees deja...

--Dites-moi, mon enfant, reprit Fausta, est-ce que votre pere vous
parlait de votre mere?...

--Jamais, madame...

Fausta eut un tressaillement de joie.

--Sans doute mon pauvre pere cherchait a ecarter de lui de penibles
souvenirs.

--Et si je vous disais qu'il y a une autre explication plus naturelle
au silence de votre pere?... Si je vous disais que votre mere n'est
pas morte? Supposez qu'a la suite d'une grande terreur votre mere
soit tombee malade... Supposez qu'elle soit... par exemple... devenue
folle...

Jeanne fremissait de tout son etre.

--Si cela est, continua Fausta, si votre mere, a la suite de quelque
catastrophe, a perdu la raison, si votre pere a desespere de la guerir,
si enfin dans un acces de sa folie, elle a disparu, et si votre pere,
apres l'avoir longtemps cherchee, a du renoncer a la retrouver, n'est-il
pas naturel qu'il vous ait fait croire qu'elle etait morte?... Eh bien,
Jeanne, tout ce que je viens de vous dire est l'exacte verite!...

Jeanne tomba a genoux et se prit, a sangloter doucement. Fausta se
pencha vers Jeanne Fourcaud, la releva et lui dit doucement:

--Ne pleurez pas, pauvre petite... Ou plutot... oui, pleurez... car
votre mere, helas! n'est pas encore guerie... Seulement je sais, moi, le
moyen de lui rendre la raison... C'est de vous conduire a elle... C'est
vous, vous seule, qui pouvez guerir votre mere...



XIII

FIN DE LA VIE DE COCAGNE

Quelques jours se passerent et l'on arriva a la veille de ce vingt
et unieme d'octobre ou Fausta devait detruire d'un seul coup ses
ennemis--et Violetta!

Pardaillan et le duc d'Angouleme devaient etre amenes a midi par
Maurevert et succomber sous les coups des gens d'armes de Guise.

Fausta se reservait de faire prevenir a onze heures le duc de Guise que
le chevalier et son compagnon se trouvaient a Montmartre; les gens
de Guise arriveraient a l'abbaye presque en meme temps que les deux
gentilshommes.

Fausta avait parfaitement calcule son affaire: prevenir le duc plus tot,
c'etait le mettre en presence de Violetta vivante encore, et Guise,
amoureux de la petite bohemienne, etait tout a fait capable de la
sauver.

L'execution de Violetta etait fixee a dix heures, en presence de son
pere et de sa mere, Fausta le voulait ainsi. Fausta comptait que la mort
de Violetta serait aussi la mort du cardinal Farnese et de Leonore.

Apres cette hecatombe, il ne resterait plus a Fausta qu'a consoler le
duc de Guise de la mort de Violetta, chose facile, pensait-elle.

Et, alors, on marcherait sur Blois. Alors, c'etait la mort de Henri
III. Alors, c'etait la royaute de Guise... le triomphe de la Ligue...
l'entree en France d'Alexandre Farnese... la marche sur l'Italie,
l'ecrasement de Sixte-Quint... la souverainete assuree sur le monde
chretien!...

La veille donc du vingt et un octobre, Picouic et Croasse virent avec
etonnement un certain nombre d'ouvriers penetrer dans le terrain de
culture. Depuis quelques jours, a leur grande surprise, l'une des deux
petites prisonnieres avait disparu. Nos lecteurs ont vu que Jeanne
Fourcaud avait ete conduite a Fausta. Que devint cette jeune fille
pendant ces quelques jours? Il est vraisemblable qu'elle fut menee a
Saizuma dans la chaumiere ou habitait celle-ci.

Picouic avait mis dans sa tete que Violetta serait l'instrument de sa
fortune. Il avait donc tout interet a s'opposer a une fuite de la jeune
fille, mais, s'il la surveillait etroitement, c'est qu'il voulait la
garder pour lui... nous voulons dire qu'en ramenant la petite chanteuse
a Pardaillan il esperait se faire payer tres cher son devouement.

Malheureusement pour la pauvre petite Violetta, Picouic ne mit aucune
hate a realiser les esperances qu'il fondait sur elle. A quoi bon?...
Tant qu'il aurait le vivre et le couvert assures, pourquoi eut-il
contrarie le destin?...

Quant a Croasse, il nageait en pleine felicite.

Quelles ne furent donc pas la stupeur et l'inquietude de Picouic,
lorsque, la veille du vingt et un octobre, il apercut des ouvriers
macons se diriger vers la breche et commencer a la boucher tres
convenablement au moyen de grosses pierres cimentees.

--Mais il me semble qu'on nous enferme, dit-il a Croasse.

Les deux comperes s'etaient places de facon a tout voir sans etre vus.
Lorsque la breche fut entierement bouchee, ils durent constater qu'en
effet ils ne pouvaient plus s'en aller, sinon par la grande porte du
couvent.

Les murs de cette abbaye etaient ce qu'etaient alors tous les murs: de
veritables fortifications. S'il etait possible a Picouic de franchir
les murailles, il lui serait sans doute presque impossible de les faire
escalader a Violetta.

Cette impossibilite d'emmener avec lui la jeune fille qui devait assurer
sa fortune devint une evidence lorsque Picouic apercut six hommes
d'armes portant des piques se diriger vers l'enclos ou etait enfermee la
petite chanteuse. Deux d'entre eux s'arreterent a la porte de l'enclos,
deux autres se mirent a faire, les cent pas dans l'enclos, et les deux
derniers, enfin, se placerent a la porte meme de la batisse qui servait
de prison.

Cette fois, Picouic palit. Il se passait quelque chose de nouveau
et d'anormal dans le couvent. Alors il decida d'aller observer les
evenements.

Se faufilant d'arbre en arbre, il ne tarda pas a gagner le pavillon, et
le contourna avec sa prudence habituelle. Un etrange spectacle frappa
alors ses yeux. Derriere le pavillon, une vingtaine d'ouvriers
s'occupaient activement, sous les ordres de l'abbesse Claudine de
Beauvilliers elle-meme, a diverses besognes.

Il se prepare ici une fete religieuse...

Telle fut la premiere pensee de Picouic. En effet, voici ce qui se
passait.

Derriere le pavillon, s'etendait une esplanade bordee d'un cote par le
pavillon lui-meme, d'un autre par le mur d'enceinte, et bordee au fond
par un massif de cypres entourant le cimetiere des benedictines.

Sur le derriere du pavillon, s'ouvrait une porte; en sorte qu'une
personne entree dans ce vieux batiment par la porte situee pres de
la breche (maintenant bouchee) pouvait, par cette porte de derriere,
aboutir directement sur cette esplanade face au massif de cypres
cloturant le cimetiere.

Maintenant, qu'on se figure que ce pavillon lui-meme n'etait que le
prolongement ou pour mieux dire le vestibule d'une batisse plus vaste,
qui avait du jadis s'elever sur cette esplanade.

Cette batisse avait disparu; elle s'en etait allee en ruine. Mais
quelques debris encore debout permettaient de supposer que le batiment,
ruine par le temps et l'incurie, avait du etre sans doute affecte au
service religieux.

Entre deux colonnes, Picouic put apercevoir les restes d'un haussement
dalle de marbre, et qui avait peut-etre supporte le maitre-autel!... Il
regarda avec anxiete.

Or, a quoi s'occupait cette compagnie d'ouvriers dont Picouic suivait
les faits et gestes? Une partie d'entre eux raclait l'herbe qui avait
pousse, nettoyait les marches de marbre, et cette sorte d'estrade dallee
sur laquelle sans doute s'etait eleve le maitre-autel. Ils raclaient
egalement et lavaient a grande eau une stalle de marbre... une de ces
stalles reservees a l'officiant, dans les grandes ceremonies.

Au-dessus de cette stalle, de ce siege marmoreen, d'autres ouvriers
dressaient un dais en etoffe brochee. Et la stupefaction de Picouic fut
a son comble et confina a la terreur lorsqu'il eut constate que, sur
la retombee de ce dais, se croisaient les clefs symboliques de saint
Pierre...

Qui allait donc s'asseoir la?... et cette terreur du brave Picouic
devint plus aigue lorsque l'abbesse dit a ceux qui travaillaient sous
ses ordres:

--Maintenant, suivez-moi au cimetiere...

Picouic, pousse par la curiosite, se glissa vers le rideau de cypres. Le
soir enveloppait maintenant la colline de Montmartre, et les premieres
etoiles commencaient a clignoter dans le ciel pale. Deux torches
s'allumerent, et ce fut a la lueur de ces torches que Picouic put
assister au travail bizarre qui se faisait dans le cimetiere.

Au centre du cimetiere, s'elevait une grande croix de bois qui etendait
dans l'ombre ses larges bras moussus verdis par l'eau du ciel... C'etait
cette croix que deplantaient les travailleurs nocturnes, a la lueur des
torches. Elle fut transportee sur l'esplanade qu'on venait de si bien
nettoyer, et on la dressa debout, contre le mur du pavillon, pres de la
porte.

--Creusez la le trou! commanda alors l'abbesse.

L'endroit qu'elle designait etait juste en face la porte de derriere
du pavillon, et a quelques pas sur le flanc de la stalle de marbre. La
croix fut alors portee au trou qui venait d'etre creuse, et essayee;
elle s'y tenait parfaitement debout, et, l'ayant deplantee, les
travailleurs de cette scene nocturne la coucherent sur le sol.

Quand tous ces preparatifs furent acheves, les ouvriers macabres
disparurent, et l'abbesse elle-meme regagna les batiments de l'abbaye.

Pour si peu dispose a la reverie que fut Picouic, il demeura longtemps
a la meme place, se demandant s'il ne revait pas. Alors, il se decida a
regagner l'endroit ou il avait laisse Croasse, et le trouva etendu
dans l'herbe. Picouic avait son idee, comme on va voir. Il frappa sur
l'epaule de son compagnon.

--Il faut fuir, dit-il.

--Fuir? Attendons au moins le jour, et achevons la nuit dans l'enclos.

Picouic jeta un coup d'oeil vers le batiment ou Violetta etait enfermee,
et le vit eclaire. Alors, il songea a ces six hommes armes, qui etaient
venus prendre position dans l'enclos. Et ce souvenir se juxtaposa pour
ainsi dire a celui des preparatifs sinistres auxquels il avait assiste
derriere le pavillon...

--Oh! murmura-t-il, est-ce que ce serait possible?...

--Quoi donc? As-tu vu quelque chose? fit Croasse en regardant avec
inquietude autour de lui.

--Rien. Fuyons si nous pouvons. Quant a l'enclos, il n'y faut pas
songer. Il est garde...

Croasse, sans plus d'objection, suivit machinalement son compere
qui, traversant avec rapidite le terrain de culture, parvint au mur
d'enceinte.

--Cher ami, dit alors Picouic, colle-toi contre ce mur, tu me feras la
courte echelle; apres quoi, je te hisserai en haut, et nous n'aurons
qu'a nous laisser tomber de l'autre cote.

Croasse prit la position indiquee par Picouic, lequel, en quelques
instants, se trouva hisse sur ses epaules, du haut desquelles il put en
effet atteindre, non sans peine, le sommet du mur, sur lequel il s'assit
a cheval.

A mon tour, dit Croasse, penche-toi et me tends les mains.

--Excellent moyen de me faire retomber a l'interieur, dit tranquillement
Picouic; tache de trouver une issue; quant a moi, il faut que je parte a
l'instant; mais, sois tranquille, je reviendrai te delivrer.

La-dessus, laissant son compagnon stupefait, Picouic, se suspendant
par les mains, se laissa tomber de l'autre cote du mur, et se mit a
descendre bon train la colline.



XIV

MONSIEUR PERETTI

Or, dans cette soiree meme, un cavalier, qui venait de franchir la
Porte-Neuve un peu apres le coucher du soleil, se dirigeait vers le
moulin de la butte Saint-Roch, ou nous avons eu naguere occasion de
conduire le lecteur. Parvenu au pied de la butte Saint-Roch, le cavalier
descendit de sa monture, qu'il attacha a un arbre.

--Halte-la! fit une voix tout a coup.

Un homme arme d'un poignard et d'un pistolet surgit d'une haie, et
braqua le canon de son arme sur le cavalier, qui pour toute reponse
montra sa main, a un doigt de laquelle brillait un anneau d'or.

--C'est bien, passez, dit alors respectueusement la sentinelle, apres
avoir jete un coup d'oeil sur l'anneau.

Par trois fois encore, avant de pouvoir penetrer dans le moulin, le
cavalier fut arrete de cette facon, et, a chaque fois, grace a l'anneau,
il put continuer son chemin. Dans le moulin, on l'introduisit dans une
piece bien eclairee dont les fenetres etaient dissimulees sous des
rideaux epais.

A cette lumiere, quelqu'un qui se fut interesse aux faits et gestes du
cavalier eut reconnu en lui l'un des principaux acolytes de Fausta.
C'etait le cardinal Rovenni, celui-la qui, dans le palais Fausta, avait
lu l'acte d'accusation contre Farnese et maitre Claude.

Dans la piece ou il venait de penetrer, un vieillard etait enfoui au
fond d'un vaste fauteuil. Replie sur lui-meme, tres pale, secoue par des
acces de toux, le vieillard semblait bien pres de sa fin. Le cardinal
Rovenni s'approcha du fauteuil, se courba, s'inclina, s'agenouilla et
murmura:

--Saint-Pere, me voici aux ordres de Votre Saintete...

--Relevez-vous, mon cher Rovenni, rala d'une voix bien faible le
vieillard, et causons en bons amis...

Ce mourant, c'etait en effet le meunier qui, dans cette piece meme,
avait eu, sous le nom de M. Peretti, un entretien avec le chevalier de
Pardaillan. C'etait Sixte-Quint...

--J'ai voulu, fit le pape, gouter a la grandeur supreme, et voila que la
tiare m'ecrase... Ah! si je pouvais deposer le pouvoir!... mais il est
trop tard maintenant.

--Vous avez encore de longues annees a vivre, heureusement pour
l'Eglise, dit Rovenni.

Sixte-Quint haussa les epaules.

--Six mois, mon bon Rovenni... voila ce que j'ai devant moi... et
encore!... Et tant d'affaires a arranger!... Cette conspiration dans
laquelle vous vous etes laisse entrainer...

--Saint-Pere!...

--Ce n'est pas un reproche. Vous et d'autres, n'avez peche que par ma
faute... je me suis montre un peu dur... je croyais bien faire... n'en
parlons plus! Il faut donc, avant que je ne m'en aille rendre compte a
Dieu, laisser les clefs a un vigilant gardien de la Maison.

Rovenni tressaillit et considera le vieillard avec plus d'attention.

--Celui qui doit me remplacer... continua Sixte.

Un acces de toux l'interrompit, si dechirant que Rovenni se leva pour
appeler du secours.

--Vous voyez, fit-il tristement... Quand je dis six mois... je crains
d'exagerer... L'essentiel, dis-je, est que j'ecrase cette conspiration
avant de mourir, et puis que j'assure ma succession a quelqu'un qui en
sera digne...

Le pape darda un pale regard sur Rovenni palpitant.

--Ce quelqu'un, ajouta-t-il, vous le connaissez... c'est un de vos
amis... votre meilleur ami...

--Saint-Pere! balbutia Rovenni en palissant de joie.

--Chut!... Je n'ai pas dit que ce fut vous que je destine a me
remplacer, interrompit le pape avec un sourire; j'ai seulement dit que
c'etait votre meilleur ami...

--Je sais que je suis indigne d'un tel honneur...

--Pourquoi donc? dit Sixte. Parce que vous m'avez trahi?... Per bacco,
d'abord cela prouve que vous avez de l'energie, et j'aime les gens
energiques, moi! Ensuite, vous etes revenu a temps dans le giron de la
veritable Eglise... Eh! j'ai garde des pourceaux, moi, si vous avez
frequente des traitres!... Mon successeur, termina le pape, sera celui
qui m'aura aide a vaincre la terrible ennemie que m'a suscite Satan. Or,
c'est vous, mon bon Rovenni, qui m'apportez cette joie inesperee...

Plus convaincu que jamais, Rovenni s'inclina en fremissant d'espoir.

--Sait-elle ou je suis? reprit tout a coup le vieillard.

--Elle vous croit en Italie, Saint-Pere, bien loin de supposer que vous
etes aux portes de Paris. Elle a connu votre entrevue avec le roi de
Navarre et en a use avec une grande habilete pour decider le duc de
Guise.

--Navarre! murmura Sixte-Quint. Le huguenot!

--Que vous avez excommunie, Saint-Pere, et exclu de tout droit a quelque
trone ou principaute que ce soit!...

--Certes! dit Sixte avec un sourire. Mais si l'heretique rentrait dans
le sein de l'Eglise!... Si Henri de Bearn abjurait, l'excommunication
serait levee, entendez-vous, Rovenni?. Henri de Bearn reprendrait tous
ses droits. Je lui aurais ainsi donne la couronne de France... mais
j'aurais du meme coup decapite l'heresie!...

--Vos vues sont sages et profondes, murmura Rovenni.

--Les hommes sont des pourceaux. Il faut donc leur promettre ample
glandee si on veut les faire rentrer, au soir... Le soir est venu pour
moi, Rovenni. Il faut que je fasse rentrer mon troupeau avant de me
coucher. Mais laissons Navarre pour le moment. Vous dites donc qu'elle
ne sait pas que je n'ai pas quitte la France?

--Elle vous croit en Italie, repeta Rovenni.

--Oui... Et vous me disiez donc, mon bon Rovenni, que peut-etre une
occasion pouvait se presenter... tandis qu'elle me croit bien loin...
J'ai la tete si faible...

--Je vous disais, Saint-Pere, reprit le cardinal Rovenni, qu'une
circonstance devait se presenter bientot ou Votre Saintete pourrait
trouver les conspirateurs rassembles pour y preparer les evenements que
vous connaissez...

--C'est-a-dire la chute de Henri III et l'avenement des Guise au trone
de France.

--Oui, Saint-Pere!... Donc, les principaux d'entre les conspirateurs,
cardinaux ou eveques, doivent s'assembler pour une de ces ceremonies
qu'elle sait organiser avec son infernal talent. Vous saurez que nul
comme elle ne s'entend a frapper l'imagination de ceux qui l'entourent.

--Oui. C'est un point que j'ai trop neglige. Il faut aux hommes du
theatre, des spectacles magnifiques ou terribles. N'oubliez pas cela
quand vous serez pape, Rovenni...

--Ah! balbutia le cardinal, qui palit et joignit les mains, que dit la
Votre Saintete?...

--Cela m'a echappe... mais pas un mot!... Mettez que je n'ai rien dit...
poursuivez, mon bon ami...

--Eh bien, Saint-Pere, je disais que rien ne serait plus facile que de
profiter de cette reunion...

--Mais Guise? interrogea le pape, dans l'oeil duquel s'alluma un eclair.

--Le duc de Guise doit venir a cette ceremonie avec ses gentilshommes et
ses gens d'armes... Or, savez-vous qui doit le prevenir?... C'est moi,
Saint-Pere!

--Eh bien, fit le pape comme s'il n'eut pas deja compris.

--Eh bien, je ne le previendrai pas, voila tout!... Toute la question
est de savoir si Votre Saintete pourra...

--Rassurez-vous, mon cher ami. Pour cette circonstance, Dieu fera un
miracle et me rendra les forces necessaires.

--Et vous pouvez ajouter, Saint-Pere, que, grace a moi, la plupart des
conspirateurs sont maintenant hesitants, et qu'il faudrait bien peu de
chose pour les ramener a vous...

--Bien, mon ami... bien... Et ou doit avoir lieu cette reunion?... Dans
Paris?...

--Non, heureusement; dans un endroit solitaire, assez eloigne: a
l'abbaye de Montmartre.

--Va bene... J'enverrai en avant un homme a moi qui vous portera mes
instructions.

--A quoi le reconnaitrons-nous, Saint-Pere?

--Il portera au doigt un anneau semblable a celui que je vous ai
donne... Il ne vous restera plus, mon bon Rovenni, qu'a me prevenir du
jour...

--C'est de cela que je suis venu vous informer, Saint-Pere... C'est
demain! fit Rovenni triomphant. Si demain, vers dix heures du matin.
Votre Saintete entre a l'abbaye de Montmartre, elle y trouvera
rassembles autour de la revoltee des cardinaux qui persistent encore en
ce schisme etrange.

Un imperceptible tressaillement agita le vieillard. Rovenni s'etait
leve, et ce ne fut pas sans angoisse qu'il demanda:

--Moi et ceux qui sont prets a rentrer dans le devoir, devrons-nous
attendre Votre Saintete?

--Oui, dit nettement Sixte-Quint. Lors meme que je serais plus malade
encore. Dieu fera un miracle... j'irai!

Le cardinal Rovenni tomba a genoux, recut la benediction de Sixte-Quint,
puis, se relevant, sortit du moulin. Au bas de la butte Saint-Roch, il
retrouva son cheval ou il l'avait laisse. Il considera le moulin qui se
profilait sur le front pale de la nuit et murmura:

--Pape!... Avant deux mois je serai pape!...

A peine le cardinal etait-il sorti de la piece ou M. Peretti l'avait
recu que le vieillard affaisse dans son fauteuil redressa sa taille,
puis se releva et ricana:

--C'est trop facile decidement de jouer les hommes! Avec une promesse,
on leur ferait trahir Dieu... Toi, pape!... Allons donc!... Et puis...
patience! je ne suis pas mort!...



XV

LE 21 OCTOBRE 1588

Vers huit heures du matin, le prince Farnese attendait dans la maison de
la place de Greve l'envoye de Fausta. Maitre Claude, sombre et pensif,
allait et venait lentement. Botte, cuirasse de buffle, le grand manteau
de voyage agrafe aux epaules, il etait pret pour le depart. Parfois,
sa main, machinalement, s'arretait a l'aumoniere de cuir qu'il portait
suspendue a son ceinturon. L'aumoniere contenait un petit flacon; dans
le flacon, il y avait du poison.

"Pourtant, songeait maitre Claude, il ferait bon vivre dans ce bonheur
qui va commencer pour elle et qui pourrait recommencer pour moi. Je n'en
suis pas moins l'ancien bourreau de Paris. M. le duc d'Angouleme, s'il
apprend la chose, verrait des taches de sang sur les mains de la petite,
parce que je les ai tenues dans mes mains... Tandis que moi mort...
oui... mais pas avant de la voir vraiment en surete, heureuse et
libre...

Le prince Farnese, assis pres de la fenetre ouverte, revait. Il allait
revoir Leonore et Violetta, partir avec elles.

Ce fut avec un sourire enjoue qu'il reporta ses yeux sur la robe
rouge, sur les insignes cardinalices qu'il avait revetus selon la
recommandation de Fausta. Cette robe, il allait la depouiller pour
toujours!

Ainsi, de ces deux hommes, par le meme coup de la destinee, le meilleur
etait pousse a la mort, tandis que l'autre atteignait au bonheur. Tout a
coup, le cardinal se leva.

--Voici qu'on vient nous chercher, dit-il en fremissant de joie.

Claude poussa un soupir et, s'etant approche de la fenetre, vit une
litiere qui s'arretait devant la porte de la maison. Quelques instants
plus tard, ils etaient sur la place, et un homme remettait a Farnese un
billet qui contenait ces mots:

Suivez le porteur du present ordre et conformez-vous a ses indications.

Farnese et Claude prirent place dans la litiere, qui se mit aussitot en
route. Mais, au lieu de se diriger vers le palais Fausta, comme l'avait
pense le cardinal, elle gagna la porte Montmartre et commenca a monter
vers l'abbaye. Personne en vue. Le calme et le silence d'une belle
matinee. La litiere arriva sans incident a l'abbaye et s'arreta devant
le grand portail surmonte d'une croix. Farnese, ayant mis pied a terre,
se dirigea vers la porte.

--Entrez, monseigneur, dit le guide, s'adressant a Farnese.

Farnese, fremissant, reconnut l'endroit ou il avait vu Leonore. Il
poussa la porte en tremblant et se vit en presence d'une quinzaine
de personnages qu'il connaissait tous: cardinaux en rouge ou eveques
violets, ils avaient tous des visages d'une gravite funebre. Il chercha
des yeux Fausta et ne la vit pas. Avec un vague sourire ou commencait
a percer de l'inquietude, il fit le tour de ces personnages; mais leur
silence etait effrayant, et leurs regards fixes pesaient sur lui comme
une reprobation.

--Messieurs, balbutia Farnese avec ce meme sourire d'angoisse,
j'attendais... j'esperais une autre reception, et je m'etonne de trouver
des visages aussi severes...

L'un d'eux, alors, se leva et dit:

--Cardinal Farnese, ce n'est pas de la severite que vous voyez sur nos
visages: c'est de la tristesse, et n'est-elle pas bien naturelle a
l'heure ou le plus distingue, le plus energique de nous tous va nous
quitter pour toujours?...

Farnese respira... Non! Rien de funebre dans ce qu'il voyait...

--Veuillez donc attendre, continua celui qui parlait; la presence du
tres reverend Rovenni est necessaire pour la ceremonie de renonciation
qui nous assemble ici...

Farnese s'inclina; et, a ce moment meme, une porte qu'il n'avait pas
encore remarquee dans le fond du pavillon s'ouvrit, et Rovenni parut. Il
etait pale; Farnese attribua cette paleur aux motifs qui venaient de lui
etre exposes. A l'entree de Rovenni, tous les assistants se leverent et
s'eloignerent lentement, a l'exception du cardinal Farnese.

--Que signifie? balbutia Farnese. Ou est Sa Saintete? Elle seule a
qualite pour...

--Vous allez la voir, dit Rovenni. Prenez patience... Ce qui est dit
est dit. Si nous sommes restes seuls, Farnese, c'est que j'ai a vous
demander tout d'abord si vous avez bien consulte votre conscience.

--Je suis decide, repondit fermement le cardinal. Celle qui est la
maitresse de nos destinees a du vous dire qu'a cette condition et a
d'autres qu'elle connait j'ai accepte la dangereuse mission de me rendre
en Italie...

Rovenni avait ecoute ces derniers mots avec une grande attention. Il se
rapprocha de Farnese, et murmura:

--Vous savez que je vous aime. Vous n'ignorez pas, d'autre part, qu'il
est impossible a un pretre de sortir de l'Eglise avec le consentement de
l'Eglise meme...

Fausta s'est engagee a vous relever de vos voeux: elle inaugure la une
oeuvre de malefice qu'aucun pape n'a ose consommer... Soyez franc,
poursuivit Rovenni en jetant un regard vers la porte. Pour quelle
mission etes-vous envoye en Italie?...

--Pour parler aux principaux d'entre nos affilies, reveiller leur zele,
faire des promesses et des menaces a ceux qui semblent vouloir revenir a
Sixte.

--Et, contre votre aide en cette circonstance, que vous a-t-on promis?

Farnese garda le silence. Une vague terreur l'envahissait maintenant.

--Parlez donc! gronda Rovenni en lui saisissant le bras. Dans un
instant, il sera trop tard.

--Eh bien, palpita Farnese, on m'a promis...

A ce moment, une sorte de gemissement s'eleva au-dehors... un cri qui
traversa l'espace comme une plainte... puis tout retomba au silence.

--Trop tard! murmura Rovenni.

--Avez-vous entendu? begaya Farnese epouvante.

--Farnese, ecoute ton vieux camarade... Veux-tu rentrer dans le devoir
et implorer ton pardon de Sixte?...

Un sanglot, du dehors, parvint au prince Farnese, qui repeta:

--N'entendez-vous pas?... Qui vient de crier?...

--C'est toi qui ne m'entends pas! gronda Rovenni. Bientot, Sixte va
mourir. Je sais qui sera designe aux votes du conclave dans le testament
de Sixte! Farnese, il en est temps. Fais ta paix avec le pape mourant et
avec celui qui va le remplacer!

Dehors, le silence regnait a nouveau. Farnese passa une main sur son
front et murmura:

--Que me proposez-vous?...

--Je te propose la fortune, les grandeurs... Fausta ne peut rien te
donner, et tu l'avais bien compris, puisque le premier tu l'as quittee!
Un mot!... Un seul!... Hate-toi...

--Fausta fait de moi un homme, puisqu'elle me fait epoux en me rendant
celle que j'adore, puisqu'elle me fait pere en me rendant ma fille!...

--Votre fille! prononca Rovenni, d'une voix si glaciale que Farnese en
frissonna.

--Sans doute!... J'ai la parole de la Souveraine...

--La parole de la Souveraine!... tu crois en Fausta et en sa parole
sacree!... Eh bien, ecoute!...

Un son de cloche, grave et funebre, tomba dans le silence.

--Le glas! murmura Farnese eperdu.

--Ecoute! Ecoute encore! gronda Rovenni.

Des voix, alors, derriere la porte du fond, s'eleverent en un chant de
deuil... un chant aux larges modulations, qui tantot semblait se
perdre en gemissements d'horreur et tantot se gonflait, eclatait en
imprecations menacantes... Farnese, d'une violente secousse, se degagea
de l'etreinte de Rovenni, et sa voix hurla son epouvante:

--Le glas de mort!... Le chant des supplicies!... Qui meurt ici?... Qui
est mort?...

--Farnese! prononca Rovenni d'un accent d'ironie terrible, la souveraine
Fausta t'attend la, derriere cette porte... Va donc lui demander ton
amante et ta fille!...

Farnese se rua vers la porte du fond, et, d'une sauvage poussee,
l'ouvrit toute grande. En un instant, il demeura hagard, les cheveux
herisses, pris de vertige.

Dans le plein air, il put faire trois pas rapides et, soulevant les bras
vers la suppliciee, d'une voix sans accent humain, il hurla le meme mot:

--Ma fille!...

Et c'etait bien sa fille! C'etait bien Violetta! C'etait bien pour sa
fille que tintait le glas, comme jadis en place de Greve il avait tinte
pour Leonore!...

Et la, sur cette esplanade, se dressait l'estrade de marbre a demi en
ruine, sur laquelle s'etaient ranges les cardinaux et les eveques du
schisme; et, au centre de cette assemblee, lui faisant un entourage
d'une solennite angoissante, sous son dais rouge, frange d'or, en son
costume de somptuosite orientale, belle, fatale, terrible, ses yeux
de velours etrangement calmes, Fausta la souveraine, la papesse, lui
montrait Violetta la suppliciee!...

Et c'etait, devant lui, une grande croix verdie par la mousse des
pluies... la croix du cimetiere. Et, sur cette croix, attachee par les
poignets et les chevilles, couronnee de fleurs, toute blanche dans sa
robe de suppliciee, robe de lin legere comme une gaze pale, probablement
deja etourdie par quelque narcotique, evanouie... morte peut-etre...
c'etait Violetta! c'etait sa fille!...

Tout cet ensemble exorbitant, toute cette mise en scene somptueuse et
tragique, passerent dans l'oeil de Farnese avec la rapidite fantastique
d'un reve.

A cet instant, une femme, placee pres de cette sorte de trone sur lequel
etait assise Fausta, se retourna vers lui... Et cette femme, d'un bond,
fut sur le cardinal, lui intercepta la scene hideuse, et, comme jadis
sur les marches de l'autel de Notre-Dame, ses deux mains crispees
s'appesantirent sur les epaules de Farnese... Car, cette femme, c'etait
Leonore de Montaigues.

Leonore, flamboyante et livide a la fois, Leonore, belle comme une
lionne dechainee, planta son regard dans les yeux de Farnese... Puis, ce
regard, avec une stupefaction ou il y avait de la rage, de la haine,
du doute, du desespoir, se tourna vers Jeanne Fourcaud, agenouillee,
ecroulee elle-meme de stupeur et d'effroi...

--Que dis-tu? fit-elle dans une sorte de grognement bref. Votre fille...
Jean Farnese!... notre fille... la voici!...

--La voila! rala Farnese en etendant les bras vers la suppliciee....

--Violetta!...

--C'est ta fille!...

--La petite chanteuse que je repoussais?

--C'est ta fille!...

Leonore se retourna vers la croix. Ses mains tremblantes se leverent,
et, d'une voix faible, dans un gemissement tres doux, elle balbutia:

--Ma fille!... Est-ce vrai?... Est-ce, dis?... Oui, oui, c'est toi... je
te reconnais!... Ma fille... mon enfant!... Oh! aidez-moi a la descendre
de la, peut-etre n'est-elle pas morte...

Le cardinal Farnese demeurait a la meme place. L'effort qu'il faisait
pour se mettre en marche etait enorme; mais il demeurait sur place; il
lui semblait qu'il etait de bronze... En realite, il n'y avait plus de
vivant en lui que les yeux...

Les yeux rives sur l'adoree enfin retrouvee... la bien-aimee qui l'avait
reconnue!... Leonore, il ne voyait que Leonore!...

La mere avait etreint de sa fille tout ce qu'elle pouvait en etreindre,
c'est-a-dire le bas du corps; elle ne pleurait pas, elle ne gemissait
pas; elle disait en quelques secondes ce qu'elle eut pu dire en seize
ans; elle ne s'arretait que pour baiser furtivement les adorables petits
pieds que le& cordes faisaient enfler et marbraient de noir. Et, de
toutes ses forces decuplees, elle tentait de secouer la croix, de
l'arracher du trou.

--Aidez-moi donc... par pitie, je vous dis qu'elle n'est pas morte, et,
si elle est morte, je la rechaufferai. Je suis sa mere... Messieurs,
ayez pitie... je n'ai jamais vu mon enfant... je ne savais pas que
c'etait elle.

Elle fit un plus rude effort, et, dans cet effort meme, brisa ses
forces... Elle s'abattit a genoux... puis, tout a coup, elle se leva
toute droite, dans le meme instant retomba en arriere de toute sa
hauteur, sans un mouvement, livide, les yeux grands ouverts tournes vers
sa fille. Et elle ne respira plus... Pour toujours, elle fut immobile...

Voila ce que vit le cardinal Farnese dans cette minute d'horreur qui
suivit son entree sur l'esplanade.

Lorsqu'il vit tomber Leonore, lorsqu'il eut au coeur ce choc qui lui
apprenait qu'elle etait morte, il lui sembla que ses jambes se deliaient
enfin... Il se traina vers elle, se pencha et dit:

--Morte!...

Et ce fut un tel rale que les hallebardiers ranges en arriere du trone
de marbre frissonnerent et que les cardinaux parjures baisserent la
tete. Seule l'effroyable statue blanche et noire, seule Fausta demeura
immobile.

Alors, le cardinal tira le poignard qu'il portait a cote de la croix.
Son bras se tendit vers Fausta, et un long hurlement jaillit de ses
levres tumefiees:

Maudite!... Maudite!... A ton tour!...

Il crut qu'il s'elancait, qu'il se ruait, qu'il allait frapper Fausta...
En realite, il demeura sur place; encore une fois, il comprit que
tout mourait en lui. Alors, il repeta son cri sinistre et, levant le
poignard, se frappa a la poitrine. Presque aussitot, il tomba non loin
de Leonore.

Quelle que fut l'impassibilite des gens qui assistaient a cette scene,
un fremissement d'horreur parcourut cette assemblee. Peut-etre aussi un
autre sentiment agitait-il les dignitaires schismatiques; leurs regards
pleins d'une sourde anxiete allaient de Fausta au cardinal Rovenni, qui,
lui-meme, pale et fremissant, jetait avidement les yeux du cote des
batiments de l'abbaye et murmurait:

--Pourquoi Sixte n'arrive-t-il pas? Ou est l'homme qui devait le
preceder ici, porteur de son anneau?...

Fausta, en voyant tomber Leonore, puis le cardinal Farnese, avait eu un
mysterieux sourire et prononce en elle-meme:

--Deux!... Que Maurevert maintenant m'amene les autres! Que Guise
arrive, et tout est fini!...

Alors, jetant un long regard sur les deux cadavres, elle se leva
lentement sous l'eclatant soleil de cette matinee, toute droite dans
son lourd et somptueux costume: ce n'etait plus une femme, ni meme la
souveraine aux attitudes d'irresistible autorite; elle incarnait la
Puissance dans ce qu'elle a d'inhumain. D'une voix ou il n'y avait ni
pitie, ni colere, ni agitation, elle prononca:

--Prions pour les ames de ces deux malheureux, et demandons au Tres-Haut
de pardonner a la trahison du cardinal Farnese, mais aussi de frapper
les traitres comme celui-ci vient d'etre frappe. Ainsi periront tous
ceux qui...

Elle s'arreta brusquement. Ses levres devinrent blanches. Un
tressaillement la parcourut tout entiere, son regard noir se fixa sur
un point du mur d'enceinte, et, au fond d'elle-meme, il y eut un cri de
rage.

--Pardaillan!...

Dans le meme instant, Pardaillan sauta du mur; presque aussitot, Charles
d'Angouleme sauta derriere lui...

--Gardes! commanda Fausta, faites saisir ces deux hommes!...

Sur un signe du cardinal Rovenni, les hallebardiers s'elancerent.
Pardaillan porta la main a la garde de son epee.

--Il parait, madame...

Un cri atroce l'interrompit: c'etait Charles qui venait de reconnaitre
Violetta sur la croix et qui, fou d'horreur et de desespoir, se ruait
sur l'instrument de supplice...

--...qu'a toutes nos rencontres, continuait Pardaillan sans se
retourner, je suis destine a vous prendre en flagrant delit de meurtre!
Arriere, vous autres! tonna-t-il en tirant sa rapiere.

Les hallebardiers l'entourerent. Pardaillan avait Rovenni directement
devant lui. Il tomba en garde, et il allait de la pointe de sa rapiere
porter quelques coups destines a le degager, lorsqu'il demeura immobile
et stupefait... Rovenni, au lieu de fuir, s'inclinait tres bas devant
lui!... Sur quelques mots brefs du cardinal, les hallebardiers
reculaient!... Et Rovenni murmurait:

--Quels sont vos ordres?... Dites vite!...

Que se passait-il?

Il se passait simplement ceci: qu'au moment ou Pardaillan etait tombe en
garde, les yeux de Rovenni s'etaient fixes sur sa main droite... et qu'a
l'index de cette main brillait l'anneau d'or... que Sixte-Quint seul
pouvait lui avoir donne!...

Aux yeux de Rovenni, et presque aussitot aux yeux de tous ceux qui
entouraient Fausta, tout prets a la trahir, Pardaillan etait l'homme
envoye par le pape!... Et, cet anneau, c'etait celui que M. Peretti,
il y avait cinq mois, lui avait donne dans le moulin de la butte
Saint-Roch.

--Vos ordres! repeta Rovenni.

--Qu'on arrete cet homme! rugit Fausta...

--Mes ordres! dit Pardaillan a tout hasard: maintenez cette femme, en
attendant...

Fausta, livide, rugissante, pantelante de ce qu'elle entrevoyait,
descendit de son trone et marcha sur Pardaillan; mais, dans ce moment,
un chant eclata parmi les cardinaux, un chant qui la glaca d'epouvante.
Et c'etait le _Domine, salvum fac Sixtum Quintum..._

Fausta porta les deux mains a son front. Ses yeux lancerent des eclairs.
Un frisson convulsif l'agita...

"Trahie!... Trahie!..." murmura-t-elle.

A ce moment, au fond du terrain de culture, une fanfare de trompettes
eclata, une trentaine d'hommes d'armes apparurent, s'avancant a grands
pas...

--Le duc de Guise! hurla Fausta; A moi, mon duc...

--Cajetan! repondit le cardinal Rovenni. Sa Saintete Sixte-Quint!
_Domine, salvum fac Sixtum Quintum!_...

Fausta leva vers le ciel rayonnant un regard ou il y avait une
malediction supreme, puis elle baissa la tete; et, immobile,
dedaigneuse, redevenue la statue impassible, elle ne prononca plus un
mot...

Toute cette scene, depuis l'instant ou Pardaillan s'etait laisse glisser
du haut de la muraille, avait dure moins d'une minute... Lorsqu'il eut
constate la soudaine, l'inexplicable et fantastique volte-face des
gardes qu'il s'appretait a charger, Pardaillan rengaina tranquillement
sa rapiere, et, d'un coup d'oeil, embrassa le terrible spectacle qu'il
avait sous les yeux: les deux cadavres, la croix fleurie; sur la croix,
la jeune fille attachee par les poignets et les chevilles; au pied de la
croix, Charles agenouille, ecrase, tombait a la renverse...

Pardaillan se rua sur la croix... Il l'enlaca de ses deux bras
puissants, la secoua, cherchant a la soulever, a arracher le pied de son
alveole... La croix basculait, se balancait. Et plus fort a ce moment ou
un vieillard apparaissait sur la scene, la dextre levee, plus violemment
les cardinaux et les eveques prosternes tonnaient:

  "Domine, salvum fac pontificem nostrum!"

Fausta seule etait debout. Ses regards se croiserent avec ceux de
Sixte-Quint...

--A genoux, fille d'orgueil! dit le pape en levant ses trois doigts...
benediction ou malediction.

--Fils de la trahison, repondit Fausta en se redressant, ce front
d'orgueil ne se courbera que sous la hache de ton bourreau.

A ce moment, la croix frenetiquement secouee s'inclinait. Pardaillan
la soutenait dans ses bras, et doucement la posait sur le sol. En un
instant, il eut coupe les cordes qui attachaient les poignets et les
chevilles de Violetta. Il posa sa main sur le sein de la jeune fille...

A ce moment aussi, Charles d'Angouleme, hagard, a genoux, se trainait
vers Violetta.

Pardaillan venait de lui jeter un mot: "Vivante!..."

Alors, sans un mot, n'ayant plus en lui que cette idee: fuir ce lieu
maudit... oubliant jusqu'a Pardaillan, il souleva la jeune fille dans
ses bras et se mit en marche, dans la direction des batiments de
l'abbaye.

Lorsqu'il eut atteint la voute qui aboutissait a la grande porte
d'entree, il comprit que ses forces allaient l'abandonner; un brouillard
s'etendit sur ses yeux, et il sentit que la terre manquait sous ses pas
et qu'il tombait.



XVI

DEVANT L'ABBAYE

Pour que Violetta fut mise en croix, il avait fallu que Fausta trouvat
un executeur, un bourreau secret; ce bourreau, elle l'avait sous la
main... c'etait le bohemien Belgodere, c'est-a-dire le pere de celle qui
s'appelait Jeanne Fourcaud... de Stella.

Mais, si puissant que fut dans l'ame farouche et inculte du bohemien cet
eveil de paternite que nous avons constate, point n'etait besoin d'y
faire appel pour decider Belgodere: sa haine contre Claude suffisait...

Le bohemien s'etait donc trouve a l'abbaye, derriere le vieux pavillon
a l'heure precise qui lui avait ete fixee. On avait amene Violetta, ou
plutot on l'avait apportee, car, etourdie sans doute par quelque boisson
qui avait brise ses forces, elle n'eut pu se soutenir. Belgodere, avec
un mouvement de joie hideuse, avait saisi la malheureuse, l'avait
couchee sur la croix, et l'avait fortement attachee par les bras et les
pieds. Puis, avec l'aide de quelques hallebardiers, la croix avait ete
plantee dans le trou prepare la veille par les gens de l'abbesse.

Fausta, a ce moment, etait seule avec une douzaine de gardes sur
l'esplanade. Leonore et Jeanne Fourcaud (Stella) etaient enfermees dans
le pavillon avec Rovenni et les autres schismatiques. Une fois que
l'effroyable besogne fut terminee:

--C'est bien, dit Fausta a Belgodere, tu peux te retirer. Va m'attendre
devant la porte du couvent.

--Stella? grogna le bohemien qui jeta un regard sanglant sur Fausta.

Et elle comprit alors pourquoi Belgodere n'avait plus voulu la
quitter!... Elle comprit que cet homme la tuerait surement si elle ne
tenait parole!... Mais Fausta etait bien decidee a rendre Stella au
bohemien.

--Ecoute, dit-elle... retire-toi en toute confiance a l'endroit que je
te dis, et, dans une heure, tu verras celle que tu me demandes.

A ce moment meme, Belgodere vit une litiere s'arreter devant le portail.
Il reconnut aussitot les deux hommes qui en descendirent: c'etaient
Famese et maitre Claude.

Or, tandis que le cardinal seul etait entre dans l'abbaye, Claude
s'etait retire sous l'ombrage d'un grand chene, attendant que le
cardinal reparut avec Leonore et Violetta. En le voyant le bohemien
gronda:

--Voila donc celui qui a pendu celle que j'aimais... la mere de mes
filles... ma pauvre Magda!... Voila celui qui a refuse a un pere de lui
dire ou se trouvaient ses enfants! Par les etoiles funestes! ai-je assez
souffert! ai-je assez attendu cette minute!...

--Je le tiens!...

Belgodere eut un souffle rauque, secoua sa tete sauvage et s'avanca
vers Claude. Le bourreau, en le voyant s'arreter devant lui, eut un
tressaillement et palit.

--Que veux-tu? demanda-t-il rudement.

--Ne t'en doutes-tu pas? dit le bohemien.

Ils etaient l'un devant l'autre, pareils a deux dogues enormes, tous
deux formidables, livides tous deux.

--Monsieur, fit Claude avec une sorte de douceur humiliee, s'il s'agit
de vos filles, je vous ai explique...

--Bon! ricana Belgodere, voila que tu m'appelles monsieur tout comme si
j'etais gentilhomme...

--Je vous ai explique, dis-je, qu'en les confiant au procureur Fourcaud,
je croyais agir pour le mieux de leur bien... Helas! pouvais-je prevoir
ce qui devait arriver a ce digne homme! Mais, maintenant que j'ai subi
vos reproches, passez votre chemin, croyez-moi...

--Mais avoue donc que tu as eu tort d'arracher au pere ses deux
enfants!...

--Oui, murmura Claude, comme s'il se fut parle, a lui-meme, la fut
peut-etre le crime que j'ai expie par tant de desolation.

--Ton crime, dit Belgodere dans un rauque grondement, tu as bien dit le
mot, cette fois: ce fut ton crime!

--Ne m'as-tu pas enleve Violetta comme je t'avais enleve Flora et
Stella?...

--Ce n'est pas assez.

--N'ai-je pas subi la douleur meme que tu as subie? N'es-tu pas assez
venge pour avoir livre mon enfant a celle que tu sais, le jour meme ou
je la retrouverais?...

--Ce n'est pas assez!...

A mesure qu'il faisait ces reponses, Belgodere s'etait redresse, sa voix
avait fini par rugir.

--Parle donc, dit maitre Claude. Dis-moi ce qu'il te faut. Ce que tu me
demanderas, je te l'accorderai!...

--Sang pour sang! Vie pour vie! Mort pour mort!...

--Sois donc satisfait. Car, bientot, je ne serai plus!...

--Tu plaisantes, bourreau! Ah! ca, que veux-tu que ta mort me fasse?
Maitre Claude, le supplice de Flora appelle le supplice de Violetta!...

Claude saisit une branche de chene qui pendait au-dessus de sa tete, la
brisa, la tordit, l'arracha, et, monstrueux, terrible, grogna:

--Va-t'en...

--Je m'en irai tout a l'heure, dit Belgodere, quand ma fille Stella
sortira de ce couvent. Car je puis bien te l'annoncer: on va me rendre
ma fille... Et, quant a la petite chanteuse...

--Je te conseille de ne pas proferer ici des menaces contre elle.

--Des menaces! hurla Belgodere avec un eclat de rire. Tu ne me connais
pas, Claude! Je ne menace pas, moi! Je tue!... Et, si je te dis qu'il
me fallait le supplice de ta Violetta, c'est qu'a cette heure elle est
suppliciee!

Claude rejeta sa branche de chene. Sa main enorme s'abattit sur l'epaule
du bohemien qui ne plia pas et continua a le regarder les yeux dans les
yeux.

--Tu dis? fit-il presque a voix basse.

--Je dis, rugit Belgodere, que j'ai attache ta fille sur la croix, que
vingt hommes d'armes gardent cette croix, et qu'a cette heure elle
expire! Ecoute!... Voici le glas qui sonne!

La parole expira soudain sur ses levres. Claude venait de le saisir a
la gorge. Ses deux mains, tenailles vivantes, s'incrusterent dans les
chairs... Le bohemien, vigoureux et trapu, ses forces decuplees par la
haine, essayait, par violentes secousses, d'echapper a l'etreinte. Et
lui aussi empoigna le bourreau a la gorge; ses deux bras nerveux, dans
un geste foudroyant, se leverent, ses doigts velus s'enfoncerent dans la
gorge de Claude...

Cela dura quelques instants... Enfin, les doigts de Belgodere se
desserrerent... sa tete tomba sur ses; epaules. Il etait mort.

Les tintements funebres de la cloche de l'abbaye arreterent l'attention
de Claude; mais il ne comprenait pas encore pourquoi sonnait cette
cloche. Brusquement un reflux de la memoire le ramena dans la realite.

--Le glas! rugit-il.

Et il se rua vers la porte du couvent.

--Halte-la! cria une sentinelle en voyant arriver Claude, hagard,
echevele, hurlant et lance en bonds furieux.

Claude, sur son passage, renversa l'homme, sans s'arreter, simplement en
le heurtant. Et presque aussitot il s'arreta, avec une atroce clameur de
mortel desespoir.

Il venait de reconnaitre Violetta dans les bras du duc d'Angouleme qui
l'emportait. Violetta, blanche comme une morte. Morte sans aucun doute!.

A ce moment, le petit duc chancelait... il allait tomber... Claude
ouvrit ses bras de geant, et recut le double fardeau: Charles
d'Angouleme portant Violetta...

Et, d'un furieux effort, il les enleva tous les deux, s'elanca au
dehors, ses yeux rouges fixes sur Violetta, mordant ses levres jusqu'au
sang pour ne pas crier, courant, bondissant d'instinct vers la petite
source du calvaire... la source pres de laquelle, jadis, Loise de
Montmorency avait ete frappee par Maurevert...

Et, la, il les deposait tous deux sur le gazon, s'agenouillait, trempait
ses mains dans l'eau et baignait le front de la jeune fille qui, presque
au meme instant, poussait un soupir, et, dans un sourire, murmurait:

--Mon pere... mon bon petit papa Claude!

Les minutes qui suivirent furent pour Claude, pour Violetta et pour
Charles, promptement revenu de son evanouissement, d'intraduisibles
minutes d'extase.

Pour Charles et pour Violetta, la situation etait rayonnante; leur
felicite les enivrait, ils resplendissaient de leur pure joie comme le
soleil resplendissait dans le ciel. Pour Claude elle etait sombre...

Puisque Violetta etait sauvee, puisqu'elle etait reunie enfin a celui
qu'elle aimait, l'heure de disparaitre allait sonner pour lui... l'heure
de mourir!...

--Mon pere, dit Violetta, qu'avez-vous? Pourquoi, en un pareil moment,
n'etes-vous pas rayonnant de joie? Vous pleurez, pere!... Vous
sanglotez!

--C'est la joie!... Je te le jure...

--Non, dit-elle avec une fermete pleine de douceur, tandis qu'elle
palissait legerement; non, non, pere, ce n'est pas la joie qui vous fait
pleurer en ce moment... c'est la douleur... Mon pere, continua Violetta,
c'est vous qui m'avez prise, enfant, dans vos bras protecteurs,
qui m'avez consacre votre vie et donne le meilleur de vous-meme...
Monseigneur, je vous aime. Dans le secret de mon coeur, j'ai uni ma
destinee a la votre... Je ne pense pas que je puisse jamais vous
oublier, et je crois que, s'il fallait jamais nous separer,
ajouta-t-elle d'une voix alteree, je serais bientot morte...

--O mon enfant! fille adoree de mon coeur! sanglota maitre Claude.

--Nous separer! balbutia le duc d'Angouleme en frissonnant. Chere
fiancee, vous voulez donc que je meure?...

--C'est pourtant ce qui arriverait, dit Violetta, s'il fallait que
mon bonheur fut au prix du malheur de mon pere!... Ecoutez, mon cher
seigneur, mon pere s'appelle maitre Claude...

--Mon enfant... par pitie!... oui, par pitie pour ton vieux pere
Claude... tais-toi!...

--Mon pere, continua Violetta, mon pere est un bourgeois de Paris. Le
voici. Je n'en connais pas d'autre. C'est lui qui m'a elevee... Si je
vis, c'est a lui que je le dois... Or, apres une longue separation,
quand il me retrouva, ce fut encore pour sauver ma vie... Quand je
voulus savoir quel chagrin il y avait dans l'existence de ce juste, il
m'apprit qu'il n'etait pas digne de s'appeler mon pere, parce qu'il
etait autrefois bourreau jure de la ville de Paris. Monseigneur,
regardez-moi, je suis la fille de maitre Claude!...

Charles d'Angouleme, livide, frissonnant, recula de deux pas, et jeta
une sorte de gemissement lamentable:

--Le bourreau!...

--Puissances du Ciel, je puis mourir heureux! cria en lui-meme maitre
Claude, transfigure, le visage rayonnant d'une joie surhumaine...

A ces mots, il prit rapidement le flacon de poison qu'il portait dans
son aumoniere et en avala le contenu. Violetta, les yeux fixes sur
Charles, n'avait pas vu ce geste!...

Pendant quelques secondes, ses yeux fermes sous ses mains, demeurerent
pourtant comme eblouis par de sinistres lueurs... Quand il laissa
retomber ses mains, quand son regard se posa sur Violetta, la jeune
fille poussa un grand cri de joie eperdue... Car, dans les yeux de
son fiance, elle venait de voir que l'amour etait vainqueur de la
revelation.

Dans le meme instant, les deux amants etaient dans les bras l'un de
l'autre... Charles prit une main de Violetta dans sa main, s'avanca vers
Claude, et pale encore, mais la physionomie rayonnante de male loyaute,
prononca:

--Monsieur, laissez-moi saluer en vous le pere de celle que j'adore et a
qui, devant vous, je consacre ma vie... Ce que vous futes, je l'ignore.
Ce secret s'est deja evanoui de mon coeur. Voici ma main!...

Charles tendit sa main en fremissant malgre lui.

Claude la saisit et poussa un long soupir, en murmurant:

--Maintenant, je suis sur du bonheur de ma fille!...

--O mon noble Charles, balbutia Violetta. Comme je vous benis!... O bon
pere... tu auras donc, toi aussi, ta part de bonheur!...

Claude sourit d'un sourire qui contenait surement tout le bonheur et
tout l'amour... Presque au meme instant, il sentit une sueur glaciale
pointer a la racine de ses cheveux, il chancela, tomba sur les genoux,
puis, comme tout se mettait a tourner autour de lui, il s'allongea sur
le sol, les mains crispees sur l'herbe.

--Pere! pere! cria Violetta en s'agenouillant.

--Ne t'inquiete pas... c'est... c'est la joie...

--Oh! begaya la jeune fille epouvantee, mais son visage se decompose...
ses mains se glacent... Seigneur! est-ce que mon pere va mourir?...

Claude se raidit. Un sourire illumina son visage monstrueux et, d'une
voix infiniment douce, il repondit:

--Mourir... oui!... je meurs... Mon enfant, je meurs de joie... quelle
belle et heureuse fin! Monseigneur, ma benediction vous accompagnera
dans la vie... Je vous donne cette enfant... Adieu... ta main, mon
enfant...

Dans un dernier effort, il saisit la main de Violetta... Il l'appuya sur
ses levres et ferma les yeux...

Et comme Violetta, affaissee sur elle-meme, etouffait ses sanglots dans
un pan de son manteau ramene sur son visage, le duc d'Angouleme, jetant
les yeux autour de lui, apercut le petit flacon qui avait roule presque
au bord de la source. Il tressaillit et jeta sur le mort un regard de
pitie profonde...

Alors, il se baissa; et, pour que ce flacon ne fut pas vu de sa fiancee,
pour qu'elle put garder a jamais cette touchante illusion qu'avait voulu
creer le bourreau, il plongea la frele capsule dans l'eau pure de la
source...

A ce moment, une jeune fille sortit de l'abbaye, s'arreta un instant non
loin du chene sous lequel gisait Belgodere etrangle, jeta autour d'elle
des yeux egares, et, apercevant enfin Charles d'Angouleme et Violetta,
descendit d'un pas affole par la terreur, et se pencha sur Violetta:

--Chere et douce compagne de captivite, murmura-t-elle. Nous sommes donc
libres!... Au prix de quelles horreurs, helas!...

Violetta, levant son visage baigne de larmes, reconnut Jeanne Fourcaud,
se leva et se jeta dans ses bras:

--Mon pere est mort!... sanglota-t-elle.

C'etait en effet la fille de Belgodere!

Le duc d'Angouleme vit un secours dans l'arrivee de cette belle enfant
qu'il ne connaissait pas, mais qui semblait aimer tendrement sa
fiancee. Il glissa quelques mots a l'oreille de Jeanne Fourcaud, qui
entraina Violetta loin du pauvre corps du bourreau.

Quelques paysans du hameau s'etaient approches... Charles leur fit signe
et, moyennant une piece d'or, obtint qu'ils enlevassent le cadavre,
qui fut depose dans une chaumiere. Quant a celui de Belgodere, il fut
enterre a l'endroit meme ou il etait tombe.

Tandis que Jeanne Fourcaud, dans la chaumiere ou reposait le corps
de maitre Claude, essayait de consoler Violetta, Charles d'Angouleme
s'etait rapproche de l'abbaye. Inquiet de Pardaillan, il allait penetrer
dans l'interieur du couvent lorsqu'il le vit apparaitre.

Le chevalier semblait fort calme. Mais Charles connaissait bien cette
physionomie. Et, a certains signes, il vit que Pardaillan devait etre
bouleverse par quelque violente emotion. Il se contenta donc de le
mettre au courant de ce qui venait de se passer pres de la source.

--Bien, dit Pardaillan, qui hocha la tete, vous n'avez plus,
monseigneur, qu'a conduire votre fiancee a Orleans.

--Et vous, cher ami?... Je vous previens que je ne pars pas sans vous...

--Il le faut, dit Pardaillan. D'ailleurs, notre separation ne sera
pas longue. Des que j'aurai termine a Paris certaine affaire qui m'y
retient, je viendrai vous chercher a Orleans.

Apres une breve discussion, Charles dut se rendre a l'evidence. Il
fallait, de toute necessite, mettre Violetta en surete parfaite; et, sur
la promesse que le chevalier viendrait le chercher bientot a Orleans,
il se jeta dans ses bras pour lui faire ses adieux, puis regagna la
chaumiere ou Violetta pleurait pres du corps de Claude.

Le duc d'Angouleme passa cette journee a se procurer une litiere pour sa
fiancee et un cheval pour lui. Le lendemain matin, au lever du soleil,
maitre Claude fut enterre. Charles, apres la ceremonie, fit monter
Violetta dans la litiere ou Jeanne Fourcaud prit egalement place.
Lui-meme sauta en selle. Et la petite troupe se mit en route pour
contourner Paris et rejoindre la route d'Orleans.

Comme la litiere s'ebranlait, le duc d'Angouleme vit surgir deux grands
diables qu'il reconnut, surtout Picouic, grace auquel il avait pu sauver
Violetta.

Picouic, en effet, avait eu la pensee de se rendre a tout hasard a
l'auberge de la Deviniere et, etant entre dans Paris a l'ouverture
des portes, il avait trouve dans l'auberge Pardaillan et Charles qui
s'appretaient deja en vue du rendez-vous que Maurevert leur avait
assigne pour ce jour-la meme... Et Picouic leur avait appris tout ce qui
se passait a l'abbaye de Montmartre, en les suppliant de s'y rendre au
plus vite.

Picouic et Croasse, donc, apres la scene terrible qui s'etait deroulee
pres du pavillon de l'abbaye, s'etaient rejoints, et, lorsqu'ils virent
le jeune duc pret a partir, s'approcherent de lui.

--Monseigneur, cria Picouic, ne nous abandonnez pas!...

Charles fut emu de pitie... et, apres tout, c'etait a Picouic qu'il
devait en partie son bonheur present.

--Eh bien, lui dit-il avec un sourire en lui jetant quelque argent,
voici pour faire la route d'ici a Orleans. Une fois a Orleans, venez
me trouver, et, si mon service vous plait, eh bien, vous resterez avec
moi...



XVII

LA RECONNAISSANCE DE FAUSTA

Le premier mouvement du chevalier de Pardaillan avait ete de suivre le
jeune duc. En effet, Violetta sauvee, le reste ne le regardait plus. Une
pensee, a cet instant, fulgura dans son cerveau:

"Maurevert!..."

Maurevert, sans aucun doute, savait ce qui devait se passer dans
l'abbaye!... Maurevert lui avait donne rendez-vous pour ce jour-la, a
midi, pres de la porte Montmartre, et lui avait dit:

"Non seulement je vous dirai ou se trouve la petite chanteuse, mais je
vous conduirai a elle... vous la verrez!"

Si Maurevert lui avait donne rendez-vous pres de la porte Montmartre,
c'etait pour le conduire a l'abbaye! Si le rendez-vous etait a midi,
c'etait pour qu'il arrivat trop tard. Oui, dans le plan de Maurevert,
lui et le jeune duc devaient voir la petite chanteuse... mais ils ne
devaient la voir que vers une heure de l'apres-midi, alors qu'elle
aurait ete crucifiee a neuf heures du matin!...

Pardaillan frissonna. Un flot de haine monta a son cerveau a la pensee
de cette trahison si miserable. A ce moment, son regard se reporta sur
Fausta et sur l'homme qui, vetu comme un bourgeois, etait acclame par
ces eveques et ces cardinaux. Et il reconnut M. Peretti... le meunier
dont il avait sauve les sacs d'or!...

"Le pape! murmura Pardaillan. Le pape et la papesse en presence!..."

--A genoux! repetait Sixte-Quint en levant sa dextre menacante, a
genoux! ou je te fais saisir et attacher sur cette croix!...

Fausta ne s'agenouilla pas. Elle redressa sa tete orgueilleuse dont
le calme faisait un etrange contraste avec le visage du vieillard,
bouleverse de fureur... Du bout des levres, avec un dedain qui prouvait
tout au moins un courage a toute epreuve, elle laissa tomber ces mots:

--Pape du mensonge, tu l'emportes aujourd'hui! Fais-moi mettre a mort
si tu l'oses; je ne te precederai que de peu dans la tombe; mais tu
n'obtiendras pas de moi la soumission que tu esperes!

Sa voix s'etait a peine elevee au diapason du mepris. En prononcant les
derniers mots, elle remonta sans hate les degres de marbre et reprit sa
place sur son trone.

--Par le Dieu vivant! gronda Sixte-Quint, voila l'audace de l'heresie!
voila le frenetique orgueil du schisme! Gardes!... que cette femme
meure!...

Il y eut un tumulte; les gens d'armes de Sixte et les hallebardiers de
Fausta s'avancerent precipitamment sur l'estrade de marbre... Fausta,
dans cette supreme seconde ou la mort etait sur elle, ne fit pas un
geste de defense; elle vit l'eclair des piques et des poignards, elle
entendit le hurlement de la meute qui se ruait sur elle...

Dans cet instant ou elle s'appretait a mourir comme elle avait vecu, en
une attitude d'indestructible orgueil, un homme, d'un bond, venait de se
jeter devant elle...

Cet homme, avec un de ces gestes qui imposent l'effroi de la mort aux
multitudes, tirait du fourreau une longue, large et solide rapiere;
la pointe de cette rapiere, il la dirigeait sur la poitrine meme de
Sixte-Quint debout sur la derniere marche de l'estrade, et cet homme
disait:

--Saint-Pere, je serai au regret de vous tuer; mais, si vous n'arretez
cette bande de loups, vous etes mort!...

Sixte fit un signe desespere... Les gardes s'arreterent net, n'osant
plus faire ni un pas ni un geste, car il etait trop evident que l'homme
a la rapiere n'avait qu'a pousser sa pointe... et c'en etait fait du
pape...

--Pardaillan! murmura Fausta dans un soupir de joie, d'espoir, de
renaissance a la vie, et d'admiration.

--Monsieur, dit Sixte d'une voix ferme, oseriez-vous frapper le supreme
pontife de la Chretiente!...

--Aussi vrai que vous osez frapper cette femme!...

Dans le meme instant, Pardaillan se rapprocha du pape, tandis que les
gardes cherchaient s'ils ne pourraient le frapper a l'improviste sans
danger pour Sixte.

--Ne bougez pas, enfants! dit le pape. Dieu terminera cette querelle au
mieux de ses interets!...

--C'est sur! dit froidement Pardaillan, je ne comprends pas que les
hommes se veuillent a toute force meler des interets de Dieu... Madame,
veuillez descendre... Pas un geste, vous autres... ecartez-vous!...
Descendez, madame!... (Fausta, eblouie, domptee, dominee, obeissait.)
Bien... Gagnez maintenant la porte de ce pavillon. Vous y etes?...
Attention, vous autres!...

Au meme moment, Pardaillan lacha Sixte-Quint. D'un saut, il fut en bas
de l'estrade. Vingt poignards se leverent; vingt piques ou hallebardes
se croiserent...

Pardaillan fonca comme il foncait toujours dans les foules, c'est-a-dire
droit devant lui, sans un mot, la pointe de l'epee partout a la fois;
devant, a gauche, a droite, du sang gicla, des imprecations sauvages
retentirent, et, presque dans la meme seconde, le chevalier, sans
une blessure, mais son pourpoint dechire en deux ou trois endroits,
atteignait la porte du pavillon, se ruait a l'interieur, et
s'enfermait... barricader les deux portes fut pour lui l'affaire de
quelques minutes.

Fausta s'etait assise dans l'un des fauteuils qui avaient ete places la
pour les cardinaux, et, ramenant son voile sur son visage, en proie
a cette terrible emotion qui l'avait saisie dans la cathedrale de
Chartres, meditait...

Pardaillan, cependant, achevait sa besogne, tandis qu'au dehors les cris
de mort retentissaient plus violents et que deja les gardes de Sixte
cherchaient a enfoncer la porte. Quand il fut certain d'avoir gagne au
moins une heure de repit, Pardaillan se mit a frapper sur la porte en
criant d'une voix qui couvrit les hurlements de mort:

--Un peu de silence, que diable! on ne s'entend pas! Je veux parler a
votre maitre!...

Sans doute, Sixte-Quint dut faire un signe, car, bientot, le silence se
retablit par degres.

--Venerable et saint pere de la Chretiente, dit Pardaillan, etes-vous
la?

--Que voulez-vous? dit une voix rude qu'il ne connaissait pas et qui
etait celle de Rovenni.

--Je ne veux rien, reprit Pardaillan. Veuillez seulement rappeler a M.
Peretti qu'en certaine circonstance et en certain moulin il n'a pas eu a
se plaindre de moi...

--Le service que cet homme nous rendit alors est aboli par son insolence
et ses criminelles menaces d'aujourd'hui, fit la voix du pape. Cardinal,
demandez-lui si c'est la tout ce qu'il a a nous dire, et ajoutez qu'en
reconnaissance de ce service passe je lui accorde une heure pour dire
ses prieres...

--Vous avez entendu? gronda Rovenni.

--Oui! Dites a Sa Saintete qu'avant les trois heures que vous mettrez
certainement a defoncer cette porte, avant ce temps, dis-je, ce couvent
sera envahi, par des gens qui n'auront peut-etre pas pour le Saint-Pere
tout le respect que j'ai pour lui... c'est encore un service que je
rends a Sa Saintete!

--Miserable et insolent impie, vocifera Rovenni. Gardes, enfoncez cette
porte!...

Mais le pape fit un geste, et la meute s'arreta court.

--J'ai vu, etudie, pese cet homme, dit-il. C'est l'audace incarnee. Au
moulin de la butte Saint-Roch, il a accompli des prodiges. Partons!
Rovenni, je vous attendrai avec vos compagnons a Lyon. De la, nous
gagnerons l'Italie et Rome... Mon cher Rovenni, dites a vos compagnons
qu'il y a pour tous indulgence pleniere... sans compter le reste. Quant
a vous, vous savez ce qui vous attend... Partons maintenant. Il serait
horrible que, sur la fin de mes jours, j'aie la douleur de voir les
meilleurs d'entre les notres egorges par des truands!...

Sixte-Quint, alors, s'avanca jusqu'a la porte du pavillon.

--Mon fils, dit-il, etes-vous la?...

--Certes, Saint-Pere. Tout a votre devotion! repondit Pardaillan.

--Recevez donc ma benediction: c'est la seule vengeance que je veuille
exercer contre vous. Adieu. Si les hasards de votre vie aventureuse vous
conduisent un jour a Rome et que je sois encore de ce monde, venez sans
crainte frapper aux portes du Vatican. A defaut de Sixte-Quint, vous y
trouverez surement M. Peretti, le meunier de la butte Saint-Roch...

--Saint-Pere, cria Pardaillan, je recois avec joie votre benediction,
mais avec plus de plaisir encore l'invitation de M. Peretti, que j'ai
toujours considere comme un tres habile homme!

--Brigand! murmura Sixte-Quint qui, pourtant, ne put s'empecher de
sourire.

Et il s'eloigna, suivi de ses gens d'armes et gentilshommes, tandis
que le choeur des schismatiques enfin reconcilies, Rovenni en tete,
entonnait avec plus d'ardeur que jamais le _Domine, salvum fac
pontificem_...

En somme, et bien que Fausta lui echappat, le but de Sixte-Quint etait
atteint: il venait de detruire le schisme en le frappant au coeur meme.

Une demi-heure apres le depart du pape, Pardaillan, n'entendant plus
rien, se hasarda a demolir en partie les fortifications qu'il avait
elevees dans le pavillon. Ayant entrouvert la porte, il vit que
l'esplanade et l'estrade etaient egalement vides. Alors, il sortit,
inspecta l'etendue du terrain de culture et ne vit plus personne.

Il revint a l'esplanade et, pensif, s'arreta pres de la croix couchee
sur le sol... la croix sur laquelle Fausta avait fait attacher Violetta
par Belgodere.

--Pauvre petite chanteuse! murmura-t-il, attendri. Pourquoi un tel
supplice. Elle n'est coupable que d'etre trop jolie...

Pardaillan se retourna et vit Fausta. Cette femme extraordinaire
semblait n'eprouver aucune emotion ni des scenes tragiques qui venaient
de se derouler, ni du danger auquel elle venait d'echapper.

Fausta le considera quelques instants, cherchant peut-etre a percer
du regard cette enveloppe d'ironie et d'insouciance, qui masquait la
physionomie du chevalier.

--Vous m'avez sauve la vie, dit-elle enfin. Pourquoi?

Pardaillan releva la tete fine sur laquelle les rayons du soleil
mettaient a ce moment une sorte d'aureole.

--Ah! fit-il, si vous me parlez ainsi, madame, si nous sortons de la
folie furieuse des heresies, des mises en croix, si nous echappons au
cauchemar devenu mortel pour cette malheureuse et ce pretre (il montrait
les cadavres de Leonore et de Farnese), si nous rentrons enfin dans
le naturel, je vous repondrai seulement ceci: j'ai vu une femme qu'on
allait tuer; j'ai vu des fauves se ruer avec des cris de mort sur un
etre sans defense, et, sans me demander ni pourquoi ni comment, je me
suis trouve le fer au poing devant les fauves...

--Ainsi, reprit Fausta, si toute autre que moi se fut trouvee a ma
place, vous l'eussiez defendue.

--Sans doute! dit Pardaillan.

Fausta, pensive, baissa la tete, peut-etre pour cacher la paleur qui
envahissait son visage.

--Maintenant, madame, continua le chevalier, voulez-vous me permettre
de vous poser a mon tour une question?... Oui?... La voici: pourquoi le
sire de Maurevert m'avait-il donne rendez-vous aujourd'hui a midi, pres
de la porte Montmartre?...

--Parce que je lui en avais donne l'ordre, dit Fausta avec calme; parce
que Maurevert devait vous amener ici a un moment ou mon triomphe etait
assure; que, sans la trahison des miens, vous eussiez ete enveloppe
ici par des gens de Guise; et, qu'enfin je devais sortir de ce couvent
laissant votre cadavre pres de ces deux corps...

Un fremissement agita Pardaillan. Dans son coeur se dechaina la furieuse
envie de sauter sur cette femme, et de lui ecraser la tete comme a une
vipere...

Pendant quelques secondes, Fausta put croire que Pardaillan allait la
tuer... Pourtant, il ne bougeait pas... il ne faisait pas un geste... Sa
figure reprit son apparence d'insouciante audace, et le bon Pardaillan
se mit a rire, s'inclina, et, d'une voix exempte d'amertume, repondit:

--Je suis vraiment au regret, madame, que vos voeux n'aient pas ete
mieux accueillis par le Ciel. Puis-je, avant de nous quitter, vous etre
bon en quoi que ce soit?

Fausta devint bleme. Son orgueil souffrit plus qu'il n'avait jamais
souffert. Elle fut ecrasee par cette generosite simple et souriante, qui
lui apparut comme un prodigieux dedain. Des larmes perlerent a ses cils.

Une force inconnue la poussait vers cet homme qu'elle eut voulu tuer et
qu'elle adorait. Le souvenir de la cathedrale de Chartres passa comme la
foudre dans son esprit... Elle entendit la reponse de Pardaillan:

"J'ai aime... j'aime a jamais la morte... morte au monde, vivante
toujours dans mon coeur! Et vous, je ne vous aime ni jamais ne vous
aimerai..."

Et les paroles qu'elle criait au fond d'elle-meme se figerent sur ses
levres blanches. Elle demeura glacee dans son attitude d'orgueil... Et
la haine, avec la honte de sa defaite, une fois de plus triompha en
elle.

--Monsieur de Pardaillan, dit-elle avec un sourire, j'aurais en effet
un dernier service a vous demander: je crains que le depart des gens de
Sixte ne soit un piege... Sous la garde de votre epee, je ne redouterais
pas une armee. Mais peut-etre ne voudriez-vous pas m'accompagner jusque
dans Paris?...

--Pourquoi non, madame? repondit Pardaillan.

--Merci, monsieur, dit Fausta sans un tressaillement. Veuillez donc
m'attendre devant le portail de cette abbaye. Je vous y rejoindrai dans
quelques instants...

Le chevalier salua en soulevant son chapeau, mais sans s'incliner; puis,
d'un pas tranquille, sans retourner la tete, il s'eloigna et traversa le
terrain de culture.

Alors, Fausta ramena son regard pres d'elle et vit les deux corps
abattus pres de la croix: Farnese et Leonore enlaces dans l'etreinte du
supreme baiser qu'avait cherche l'amant... Un pale sourire vint crisper
ses levres.

"Celui-la, du moins, a recu le chatiment de la trahison, murmura-t-elle.
Quant aux autres, quant a ce miserable Rovenni, quant a ces laches, ces
fous, trois fois fous..."

A ce moment, l'abbesse, Claudine de Beauvilliers, parut, toute pale et
tremblante.

--Ah! madame, dit-elle, quelle catastrophe!... Vaincues... nous sommes
vaincues!...

--Qui vous dit que je sois vaincue! gronda Fausta. Est-ce que je puis
etre vaincue!... Allons, ma pauvre fille, la terreur vous fait perdre
l'esprit. Mais, moi, je ne perds pas la memoire de ce que je dois...
Vous m'avez bien servie, et ce n'est pas votre faute si un incident
recule de quelques jours l'execution de mes projets. Envoyez donc
quelqu'un a mon palais des aujourd'hui, la somme convenue vous sera
remise...

Claudine s'inclina avec un cri de joie:

--Vous etes plus que la puissance, murmura-t-elle, vous etes la
generosite!

--Vous vous trompez, dit froidement Fausta; je sais seulement payer mes
dettes, d'argent, d'amitie... ou de haine. Prenez soin de ces deux corps
et veillez a ce qu'ils soient enterres dans le cimetiere de l'abbaye...

Fausta se dirigea alors vers l'appartement de l'abbesse qui l'aida
elle-meme a se devetir de son lourd et splendide costume, a la fois
religieux et royal. Puis Fausta descendit, et, devant le portail de
l'abbaye, trouva Pardaillan qui l'attendait.

La litiere, qui avait amene le prince Farnese et maitre Claude, etait
toujours la. Le cheval de l'homme, qui etait venu les chercher, etait
attache a un anneau. Pardaillan sauta sur le cheval; Fausta monta dans
la litiere; et ce groupe se dirigea vers Paris. Tant que l'on fut hors
des murs, Fausta, par une fente des rideaux, tint son regard fixe sur le
chevalier, qui se tenait pres de la litiere. Pardaillan entrerait-il,
oserait-il entrer dans Paris?...

On arriva a la porte: Pardaillan franchit le pont-levis, et passa sous
la voute. Alors, Fausta, un eclair de joie aux yeux, retomba sur les
coussins en murmurant:

"L'insense!..."



XVIII

MAUREVERT

Tant que Pardaillan avait descendu les pentes de la colline, il avait
regarde au loin et inspecte les abords de la porte Montmartre. L'heure
que Maurevert lui avait assignee etait passee. Et Pardaillan ne doutait
pas que cet homme ne fut deja au courant de ce qui s'etait passe
a l'abbaye. Il ne fut donc nullement surpris de ne pas apercevoir
Maurevert.

Il avait donc franchi la porte et s'etait mis a suivre la rue
Montmartre. Au moment ou il disparaissait sous la voute, une tete
pale surgit d'entre les touffes d'un buisson, deux yeux flamboyants
l'escorterent quelques instants, et l'homme, sortant de sa retraite,
demeura immobile, agite par un tressaillement de joie sauvage.

C'etait Maurevert...

Il eut le meme mot qu'avait eu Fausta:

"L'insense!..."

Maurevert avait accompli son voyage a Blois; il y avait rempli la
besogne d'espionnage que Guise lui avait confiee. Puis, une fois en
possession de renseignements precis sur la garnison du chateau, sur les
habitudes de Henri III, enfin sur la possibilite d'un coup de main a
tenter contre la personne et l'entourage du roi, il avait repris le
chemin de Paris de facon a se trouver le 21 octobre, a midi, aux
environs de la porte Montmartre.

Le 20 octobre au soir, il etait a Paris. Le lendemain matin, il
s'appreta, s'arma soigneusement, et, quand il fut habille, revetu de
sa cotte de mailles sous le pourpoint et de sa cuirasse de cuir sur le
pourpoint, quand il fut pret, il s'apercut qu'il avait encore quatre
heures devant lui. Mais il ne tenait plus en place et, etant sorti, il
gagna directement la porte Montmartre et choisit un endroit d'ou il
pouvait tout voir sans etre vu.

S'etant assis dans l'herbe, a l'abri d'un fourre, il se menagea une
ouverture a travers les feuillages epais, et des lors ne bougea plus,
son regard fixe sur la porte. Il souriait vaguement et s'ingeniait a
compter le temps qui le separait encore de midi. Puis il combinait la
scene...

Pardaillan et Charles d'Angouleme apparaissant... et lui, marchant a
leur rencontre, le visage empreint d'une gravite convenable, et disant:

--Messieurs, je vous ai promis qu'aujourd'hui, a midi, je me trouverais
ici... m'y voici! Je vous ai promis que vous verriez aujourd'hui celle
que vous cherchez... Suivez-moi et vous allez la voir!...

Et il se mettait aussitot en marche vers l'abbaye... il y entrait... et
la, que se passerait-il? Il ne savait pas... Mais, ce qu'il savait bien,
c'est que Fausta avait du preparer un traquenard ou Pardaillan devait
succomber.

A cet instant, il fut secoue d'un grand frisson et faillit jeter un cri:
trois hommes venaient de sortir de la porte Montmartre et s'elancaient
vers l'abbaye!...

Il reconnut aussitot les deux premiers: c'etait Pardaillan et Charles
d'Angouleme; quant au troisieme, il ne le connaissait pas, et c'est a
peine d'ailleurs s'il le vit...

Maurevert demeura stupefie par l'horreur de ce qu'il entrevoyait. Si
Pardaillan se montrait a cette, heure, bien avant le rendez-vous, ce
n'etait pas pour le chercher! Bien mieux! Pardaillan montait a cette
abbaye ou il devait le conduire!... Pardaillan etait donc prevenu!...

"Oh! gronda Maurevert en se mordant les poings, c'est a devenir fou! Le
demon m'echapperait encore!..."

Il essuya son front ruisselant de sueur, et, comme Pardaillan avait
disparu, il se leva, sortit de sa cachette et a son tour s'elanca vers
l'abbaye.

Lorsque deux heures plus tard il redescendit les pentes de Montmartre,
Maurevert pleurait... La secousse etait terrible. Il se sentait faible
comme un enfant. Plus d'espoir. Tout etait fini...

Comment eut-il l'idee de reprendre sa place dans ce buisson ou il
s'etait abrite le matin? Qu'esperait-il encore?... Tout a coup, il
apercut Pardaillan, escortant la litiere de Fausta!

Maurevert ne se demanda pas pourquoi Fausta et Pardaillan rentraient
ensemble. Des qu'il eut vu Pardaillan franchir la porte, il rentra dans
Paris; un heraut d'armes passait. Maurevert l'obligea a descendre de son
cheval, sauta en selle, et, ventre a terre, prit le chemin de l'hotel de
Guise.

Le duc etait en conference dans son cabinet. Maurevert ecarta violemment
gardes et domestiques, ouvrit la porte, s'avanca vers Guise stupefait,
et dit:

--Monseigneur, Pardaillan est dans Paris!

Guise, qui s'appretait a rudoyer l'intrus, palit a ces mots.

--Monseigneur, repeta Maurevert, votre ennemi acharne, celui a qui vous
devez votre defaite de Chartres, vient d'entrer dans Paris...

--Il faut saisir le drole! s'ecria Maineville.

--Paix, Maineville! dit le duc de Guise. Voyons, Maurevert, precise:
quand, comment l'as-tu rencontre?... Et d'abord, depuis quand es-tu de
retour?...

--Depuis une heure, monseigneur. Je me rendais ici lorsque je vis
Pardaillan qui cheminait le plus paisiblement du monde, venait de la
porte Montmartre qu'il venait de franchir. Ah! monseigneur, vous pouvez
croire que j'ai du me faire violence pour ne pas provoquer sur-le-champ
ce demon... mais j'ai pense que ce gibier vous appartenait...

Guise grinca des dents. Cette insolente audace de Pardaillan penetrant
dans Paris en plein jour et sans se donner la peine de se cacher
l'humiliait et l'exasperait.

A ce moment, un valet de chambre du duc entra et annonca:

--Un homme est la, charge d'un important message de Mme la princesse
Fausta.

Maurevert recula de quelques pas en fremissant. Si le duc connaissait
ses secretes accointances avec Fausta, il etait perdu. Guise avait fait
un signe. L'homme annonce penetra dans la piece et s'inclina devant le
duc.

--Parle! dit celui-ci.

--Voici, monseigneur, dit l'homme. Mme la princesse est sortie ce
matin de Paris pour une affaire que j'ignore. Selon la coutume, divers
serviteurs etaient echelonnes de distance en distance sur le trajet que
devait suivre Sa Seigneurie au cas d'un ordre a recevoir. J'etais poste
pres de la porte Montmartre (Maurevert dressa les oreilles). J'ai vu
revenir la litiere de Sa Seigneurie. Naturellement, je n'ai pas bouge.
Mais, lorsque la litiere est passee pres de moi, j'ai vu les rideaux
s'entrouvrir, et ce papier roule en boule est tombe a mes pieds, en meme
temps que ces mots me parvenaient: Hotel de Guise!... Alors, je suis
venu, monseigneur, et voici le papier...

Guise deroula rapidement le papier, et lut ces mots:

"Faites cerner la Cite: j'y conduis Pardaillan!..."

--Ah! ah! tu avais raison, Maurevert! s'ecria Guise. En chasse donc!...
Bussi, prends cent hommes au Chatelet, postes-en cinquante au pont
Notre-Dame, et cinquante au Petit-Pont!... Maineville, prends cent
hommes a l'Arsenal: cinquante au pont aux Changeurs, cinquante au pont
Saint-Michel... Maurevert, prends cent hommes au Temple, dont tu mettras
cinquante au nouveau pont, et cinquante au pont des Colombes. Moi, je
vais me poster sur le parvis Notre-Dame avec tout ce que j'ai de monde
ici. Le drole est dans la Cite... Dusse-je demolir l'ile entiere, cette
fois il ne m'echappera pas!...



XIX

L'ECHAUFFOUREE DE LA CITE

Pendant que le duc de Guise mettait sur pied pres de quatre cents gens
d'armes pour s'emparer d'un seul homme, que devenait le chevalier de
Pardaillan, cause involontaire de toute cette emotion?

Pardaillan avait traverse Paris, chevauchant toujours a une quinzaine de
pas devant la litiere de Fausta. Il etait entre dans la Cite et avait
fini par s'arreter devant la sinistre maison de fer. Il sauta en bas
de sa monture et tendit le bras pour que Fausta put s'y appuyer en
descendant de sa litiere.

Pardaillan alla soulever le heurtoir. La porte s'ouvrit. Fausta regarda
fixement Pardaillan.

--Oserai-je vous prier, dit-elle, de vous reposer quelques instants en
mon logis?

Une seconde, Pardaillan fut tente de pousser la bravade jusqu'au bout;
mais, decidement, le souvenir assez hideux de la nasse en treillis de
fer ne lui inspirait que des reflexions de defiance.

--Madame, fit-il avec un sourire qui en disait long, je connais deja
l'interieur de ce magnifique palais, je ne gagnerais donc rien a une
nouvelle visite, et, d'ailleurs, depuis certaine aventure qui m'arriva
justement dans une maison de la Cite, vous n'avez pas idee comme j'ai
horreur d'etre enferme; c'est a un tel point que je passe maintenant mes
nuits a la belle etoile... Que dois-je faire de ce cheval?

--Gardez-le! fit gravement Fausta. sinon en amitie, du moins en souvenir
de moi.

Pardaillan attacha la bete a un anneau et repondit:

--Helas! madame, je ne suis qu'un pauvre gentilhomme sans maison ni
ecurie... J'ai deja une monture equipee; si j'acceptais celle que vous
voulez bien m'offrir, je serais force de la laisser mourir de faim. Sur
ce, madame, daignez me permettre de prendre conge...

--Je ne vous retiens pas, monsieur, dit Fausta. Adieu, et soyez
remercie!...

Pardaillan s'inclina profondement, tandis que Fausta rentrait a
l'interieur de son palais.

Pardaillan longeait sans hate maintenant les bords du fleuve, et ce fut
ainsi qu'il parvint non loin du pont Notre-Dame, au moment meme ou une
troupe d'une quinzaine de cavaliers prenait position sur ce pont.

"Qu'est-ce que cela veut dire? pensa-t-il. Garons-nous, a tout hasard!"

Il fit donc un crochet a gauche et parvint dans la rue de la Juiverie,
d'ou il put constater que le pont Notre-Dame etait garde. Il etait
d'ailleurs bien loin de supposer que c'etait a lui qu'on en voulait. Il
fit volte-face et, suivant la rue de la Juiverie, se dirigea vers le
Petit-Pont. A cent pas il s'arreta. La encore, il y avait une troupe de
cavaliers, et la chaine etait tendue!

Sans autre inquietude que celle du temps perdu, il se dirigea donc vers
la rue de la Barillerie; de ce cote, il pourrait deboucher soit sur le
quai de la Megisserie par le pont aux Changeurs, soit sur la rue de la
Harpe par le pont Saint-Michel. Ce ne fut pas sans fremissement que le
chevalier vit ces deux pont egalement barres.

Enfin, lorsqu'il eut constate qu'il n'y avait pas davantage moyen de
passer par le pont aux Colombes, ni meme par les echafaudages des
constructions du Pont-Neuf, il dut bien s'avouer qu'il etait prisonnier
dans la Cite.

Du pont Notre-Dame au pont des Changeurs, des hommes d'armes s'etaient
detaches et s'echelonnaient de facon a former une haie.

A ce moment meme, Pardaillan s'apercut que, de toutes parts, ces troupes
penetraient dans les rues de la Cite... Non seulement, il etait cerne,
mais il allait etre reconnu!...

Il etait evident qu'on traquait quelqu'un.

Une foule s'amassait peu a peu pour voir saisir et peut-etre pendre ou
bruler les individus recherches.

Pardaillan marchait, pousse par ce flot humain qui montait et debordait.
Et ce fut a ce moment qu'il entendit prononcer son nom. Son nom prononce
d'abord par l'un des officiers qui dirigeaient l'operation le fut
ensuite par un autre, puis par un autre encore!...

Pardaillan sentit un frisson le parcourir. C'etait lui qu'on
recherchait! C'etait pour lui que la Cite etait envahie, c'etait contre
lui que retentissaient les cris de mort!...

Il jeta un regard a droite, a gauche, devant et derriere. Devant,
c'etait une troupe qui s'avancait lentement, s'arretant de logis en
logis. Derriere, c'etait une troupe pareille devant laquelle il fuyait.
A gauche, c'etait les maisons de la rue de la Calandre, avec des gens
penches aux fenetres. A droite, enfin, c'etait un terrain vague, pele,
galeux, a l'herbe rare, au fond duquel se dressait l'arriere-batisse
du Marche-Neuf. Et, vers le milieu de ce terrain vague, s'elevait une
maison solitaire aux fenetres hermetiquement closes.

Mais, de son coup d'oeil sur et prompt, Pardaillan remarqua aussitot
que, si les fenetres de ce logis etaient fermees, il n'en etait pas de
meme de la porte, qui etait entrebaillee... Il s'y dirigea de son pas le
plus tranquille. La situation etait affreuse... Et, de l'effort qu'il
faisait pour paraitre paisible et ne pas se precipiter, Pardaillan
sentait la sueur couler de son front a grosses gouttes... Mais il
s'etait trouve deja a plus d'une aventure de ce genre et savait
conserver une allure et un visage de sang-froid, alors meme que son
coeur battait la chamade.

Au moment ou il atteignait la porte entrebaillee de cette singuliere
maison, les gens d'en face le virent de leurs fenetres et lui crierent;

--Prenez garde! N'entrez pas!...

Mais Pardaillan n'entendit pas: il poussa la porte, penetra dans une
sorte de vestibule, et, ayant tranquillement pousse la porte derriere
lui, cria;

--Y a-t-il quelqu'un dans ce logis?...

Aucune reponse ne lui parvint. Alors, il se decida a ouvrir; il se
trouva dans une piece assez vaste, garnie de quelques meubles d'aspect
severe; pour tout ornement aux murs, il n'y avait qu'un crucifix.

"C'est le logis de quelque chanoine de Notre-Dame, songea Pardaillan. Si
ce brave pretre rentre, je suppose qu'il ne me trahira pas..."

Mais, pendant qu'il songeait ainsi, Pardaillan remarqua qu'une epaisse
couche de poussiere couvrait les meubles. Il y avait d'ailleurs un
certain desordre dans cette piece. Il y regnait une atmosphere de
moisi...

Pardaillan sentait une sorte d'angoisse etreindre son coeur. Enfin, ne
pouvant plus supporter cette pesante tristesse qui semblait descendre
des murs nus de cette piece, il se secoua et alla pousser une porte par
ou il penetra dans une chambre voisine. Cette chambre etait plus claire
que la premiere. En effet, dans la piece qu'il venait de quitter, les
fenetres fermees ne laissaient filtrer qu'un faible rayon de jour.

Dans celle ou il venait d'entrer, il n'y avait pas de fenetre, mais
un oeil-de-boeuf place tres haut et que, du dehors, on ne pouvait
certainement pas atteindre. La lumiere arrivait par la sans obstacle.

"Ouf! respira Pardaillan. J'ai cru que j'etouffais! C'est sans doute
l'oratoire de ce chanoine... ici, au contraire, devait etre son lieu de
recreation..."

Comme il murmurait ces mots, son regard tomba sur un certain nombre
d'objets qui garnissaient les murs. Car si, dans la premiere piece, il
n'y avait aux murs qu'un crucifix, dans celle-ci, les murailles etaient
tres ornees... Mais ces ornements firent palir le chevalier.

C'etait toute une collection de haches. C'etaient des couteaux d'une
certaine forme, larges et effiles comme des couteaux de boucher.
C'etaient des masses de fer, herissees de clous. C'etaient des
paquets de corde accroches en bon ordre. C'etaient enfin de bizarres
instruments, des pinces, des tenailles. Tout cela methodiquement range,
et d'ailleurs couvert d'une epaisse couche de poussiere.

Pardaillan se sentit tressaillir, et un etrange malaise s'empara de lui.
Sur une table, au milieu de cette piece, quelques parchemins etaient
demeures.

A ce moment, un murmure confus de la foule se rapprocha de la maison
solitaire. Mais Pardaillan n'entendait rien... Il s'approcha de la table
poussiereuse sur un coin de laquelle, en bon ordre, s'entassaient l'un
sur l'autre une trentaine de parchemins... Et, ayant jete les yeux sur
celui de ces parchemins qui recouvrait les autres, il vit qu'il portait
le sceau de la grande prevote.

Sous la poussiere, il put dechiffrer les premiers mots... Et, alors, il
recula, pris d'un frisson... La maison solitaire et triste venait de lui
reveler son secret!... Ces parchemins, c'etaient des ordres d'execution!
Ces haches, ces tenailles, ces cordes, c'etaient des instruments de
supplice! Cette maison, c'etait le logis du bourreau!

Comme il reculait, fremissant, n'ayant plus qu'une idee: sortir... comme
il atteignait le vestibule, des coups violents ebranlerent la porte
d'entree, et une voix, dehors, dominant le tumulte, cria:

--Il est la, monseigneur! Nous le tenons!

Pardaillan reconnut la voix de Maurevert!...

--Qu'on cerne cette maison! commanda une autre voix, que le chevalier
reconnut pour etre celle de Guise.

Il jeta un regard d'angoisse sur la porte. Elle etait solide,
heureusement. Il comprit qu'il avait quelques minutes devant lui pour
prendre une decision. D'un bond, il fut dans la piece ou il etait entre
d'abord, courut a la fenetre, leva le chassis, et, par une fente des
lourds volets fermes, put voir ce qui se passait dehors:

Guise a cheval, au milieu d'une troupe de cavaliers. Devant la porte,
une vingtaine de gens d'armes qui soulevaient un madrier pour s'en
servir comme d'un belier. Maurevert etait la!... C'etait lui qui
dirigeait l'operation.

Pres de Guise, Pardaillan reconnut Bussi-Leclerc et Maineville, Derriere
cette troupe de cavaliers, c'etait la foule...

Pardaillan revint dans le vestibule au moment ou un grand cri, dehors,
saluait un coup de madrier qui venait de fendre la porte du haut en bas.

--Allons, murmura-t-il, c'est la fin! Je vais laisser ici mes os... Et
quand je pense que ce Maurevert...

Il s'arreta court, les poings crispes; une paleur de desespoir s'etendit
sur son visage...

Ayant franchi le vestibule, il parvint dans une etroite piece qui
servait de cuisine a la servante du bourreau. La cuisine s'ouvrait sur
une cour entouree de hautes murailles. Mais, contre le mur du fond, se
dressait une echelle.

Pardaillan monta. De la tete, il depassa la crete du mur... Il vit
alors qu'il dominait une infecte et etroite ruelle, un boyau qui se
subdivisait en deux brandies dont l'une faisait communiquer la rue de
la Calandre avec le Marche-Neuf, et dont l'autre, perpendiculaire a
ce dernier, s'enfoncait vers Notre-Dame et contournait le parvis pour
aboutir a la Seine.

Pardaillan vit tout cela d'un coup d'oeil. Mais il vit aussi qu'une
dizaine de gens d'armes gardaient la ruelle. Alors, il redescendit,
rentra dans la maison du bourreau, et, quelques instants apres, reparut,
une hache a la main. Presque aussitot il se trouva de nouveau en haut de
l'echelle.

A ce moment, dans la rue de la Calandre, une furieuse clameur s'eleva:
la porte etait defoncee; les troupes de Guise se ruaient dans la
maison... mais Maurevert n'etait pas entre!... Derriere lui, Pardaillan
entendit les hurlements, le bruit des armes, le tumulte des pas
precipites...

--A mort! hurlait la foule.

Pardaillan s'assit sur le mur... et sauta...

--Place! rugit-il en tombant sur ses pieds.

Les gardes postes la, un instant stupefaits, chercherent a se reunir, et
deja Pardaillan se ruait sur le groupe, la hache levee s'abattit, toute
rouge, une trouee se fit, et, pareil au sanglier qui, avant de mourir,
fonce a travers la meute, Pardaillan passa...

D'un bond, il s'ecarta, se rua en avant, et, se retournant tout a coup,
lanca sa hache a toute volee... Trois hommes tomberent, blesses ou
morts...

--Alerte! alerte! vociferaient les gardes.

En un clin d'oeil, les gens d'armes de la rue de la Calandre
envahissaient la ruelle; du haut du mur de la maison de Claude, d'autres
se lancaient... Le boyau, en quelques secondes, fut rempli de gens qui
se heurtaient, se pressaient, s'etouffaient...

Pardaillan s'etait elance d'un bon pas. Il avait mis l'epee a la main,
et marchait droit devant lui, sans tourner la tete...

Toujours droit devant lui, toujours poursuivi par la meute hurlante,
Pardaillan deboucha tout a coup derriere Notre-Dame. La meute etait sur
ses talons, il sentait des souffles rauques sur sa nuque; il se disait:

--Si je fais un faux pas, si je m'arrete, si je me retourne, je suis
mort!

Et, pourtant, il fallait que cela finit!... La Cite tout entiere etait
cernee; les berges gardees... ou aller?... Il n'avait qu'une ressource
unique: descendre sur une berge, et passer coute que coute, se jeter
dans la Seine!... Mais en aurait-il le temps?... Et put-il meme se jeter
a l'eau, est-ce qu'il ne serait pas repris aussitot!...

Comme il debouchait du boyau dont l'etroitesse meme l'avait sauve, il
comprit que, sur cet espace plus large, il allait etre enveloppe par les
poursuivants et qu'il allait tomber la, avec cette derniere esperance
de se faire tuer plutot que de retomber aux mains de Guise et de
Maurevert... Le desespoir l'envahit.

Dans ce supreme regard d'adieu au monde qu'il jetait autour de lui,
il se vit devant une maison sinistre a la porte de fer. Le palais
Fausta!... Il etait venu mourir devant le palais de Fausta!...

Un eclat de rire insense gronda sur ses levres blanches, et il fit un
dernier bond vers l'auberge du Pressoir-de-Fer, escalada les marches,
renversa a coups de pommeau quelques buveurs qui lui barraient le
passage, et, toujours droit devant lui, de piece en piece, il fonca...
sans savoir, eperdu, enrage de mourir avant Maurevert!...

Dans le meme moment, l'auberge fut pleine de tumulte... Les poursuivants
s'y jetaient tous ensemble... De piece en piece, les hurlements
frenetiques poursuivaient Pardaillan; fermer les portes lui etait
impossible... deja, il avait senti les rapieres ou les piques des plus
avances le heurter... Une clameur de mort, sinistre, affreuse, emplit
ses oreilles... et, accule dans la derniere piece de l'auberge,
continuant sa course eperdue, il vit une fenetre ouverte, l'enjamba...
sauta dans le vide!...

A la fenetre, des coups d'arquebuse eclaterent. Quelques instants,
l'auberge fut pleine de vociferations, puis toute cette foule reflua,
l'auberge se vida rapidement, et tous se precipiterent au bord de l'eau.

A ce moment, arrivait Maurevert, haletant, livide, sa dague a la main.
Derriere lui, le duc de Guise survint et gronda:

--Ou est le truand? Pourquoi n'est-il pas arrete?...

--Monseigneur, cria un officier, des bords de la Seine, le sire de
Pardaillan s'est jete dans la Seine; il est d'ailleurs blesse.

--Qu'on detache toutes ces barques, ordonna Guise; qu'on surveille le
fleuve, et, des que l'homme apparaitra, un bon coup d'arquebuse dans la
tete!...

Et, se tournant vers Maurevert:

--Je crois que nous le tenons bien, pour le coup!

Maurevert ne repondit pas. Un sourire crispa ses levres, et, l'un des
premiers, il se jeta dans une barque avec trois ou quatre hommes armes
d'arquebuses. Quelques secondes apres la chute, ou plutot le saut de
Pardaillan, la Seine etait sillonnee de barques, tandis que, sur les
rives, la foule attendait. Trois ou quatre cents hommes etaient prets a
faire feu sur Pardaillan des qu'il se montrerait a la surface de l'eau.

Une heure passa... Pardaillan ne reparut pas. Il fut evident pour tous
qu'il s'etait noye et que son corps roule par le courant avait du aller
se perdre plus loin.



XX

OU FAUSTA SE CONTENTE D'UNE COURONNE

Pardaillan, lorsqu'il sauta par la fenetre de l'auberge, ne se doutait
pas qu'elle donnait sur la Seine. En se sentant s'enfoncer dans l'eau,
la pensee lui vint qu'il pourrait peut-etre essayer de remonter le
courant et de prendre pied sur les berges de l'ile Notre-Dame (ile
Saint-Louis).

Mais, dans cette rapide seconde ou l'eau bourdonnait dans ses oreilles,
ou ses vetements colles a son corps le paralysaient, et ou deja la
necessite de remonter respirer lui apparaissait imminente et terrible,
car, remonter a la surface, c'etait courir au-devant des balles, dans
cette seconde, disons-nous, ses mouvements devinrent desordonnes; de
tout son effort, il lutta a la fois contre le courant qui l'entrainait
et contre la poussee naturelle de bas en haut; il suffoquait; il
tournoyait sur lui-meme, pris dans le remous du fleuve venant se briser
a cette pointe de la Cite... Bientot, la respiration lui manqua... et il
etendit les bras, dans un dernier spasme...

Dans cet instant, il eprouva le violent tressaillement de l'homme qui va
mourir et qui entrevoit un moyen de salut... En effet, dans ce mouvement
supreme que ses bras venaient de faire sous l'eau, sa main crispee
venait de heurter quelque chose... il ne savait quoi... c'etait un
poteau enfonce dans le fleuve... Ses doigts raidis s'amarrerent a cette
chose, et, tout aussitot, il s'y cramponna... En meme temps, il se
laissa remonter, se glissant, et, grimpant le long de ce poteau ou de
cette poutre, et l'instant d'apres, toujours cramponne a la poutre, il
emergea...

Son premier regard fut pour chercher la fenetre d'ou il s'etait jete
et essayer une derniere defense... Mais il ne vit rien au-dessus de sa
tete... rien qu'un plancher de bois...

Pardaillan etouffa un rugissement de joie; il comprit que, dans la lutte
contre le courant, il s'etait jete sous la prison du palais Fausta! sous
cette piece ou il y avait un trou par ou Fausta faisait jeter dans l'eau
les cadavres des condamnes! Au meme moment, il apercut un treillis de
fer... la nasse ou il avait failli perir!...

Pardaillan se hissa le long de la poutre a laquelle il s'etait accroche,
sortit completement de l'eau, et s'assit sur la premiere bifurcation de
poteaux. Il etait sauve...

Du dehors, on ne pouvait le voir... Il entendait les cris de ceux qui le
cherchaient et a qui, naturellement, l'idee ne pouvait venir de remonter
le courant... En effet, peu a peu, les cris s'eloignerent. Pardaillan
eut alors un rire silencieux. Soudain, il fut frappe par une idee qui
lui traversait le cerveau.

En effet, il se doutait bien que la Seine allait etre surveillee dans
son cours et sur ses berges, et qu'il lui serait tres difficile de
s'eloigner du refuge ou il se trouvait. D'autre part, la pensee pouvait
parfaitement venir a ceux qui le cherchaient de venir voir sous ce
plancher qui surplombait la Seine. Et comme, chez lui, l'execution
suivait toujours de pres la pensee, Pardaillan, de poutre en poutre,
gagna le treillis de fer... la nasse de Fausta.

Il constata que le panneau qui formait ouverture etait releve; il
l'etait sans doute depuis le jour ou l'on avait ouvert le passage aux
cadavres... Redescendant le long du treillis avec la fermete d'une
resolution bien arretee, il plongea, et, bientot, se retrouva dans
l'interieur de la nasse. Alors, il remonta jusqu'en haut, jusqu'au
plancher meme.

Cramponne d'un bras a la poutre a laquelle il s'accrochait, de l'autre
bras allonge, il parvint a soulever la trappe qui fermait le trou carre.
Alors, il se suspendit aux bords de ce trou, et se souleva par un tour
de force musculaire. Quelques secondes plus tard, il etait dans la
piece ou il s'etait battu contre les gens de Fausta, dans la salie des
supplices. Elle etait obscure, silencieuse...

La premiere pensee de Pardaillan fut de refermer la trappe. Puis il se
secoua, s'ebroua, se defit de son pourpoint, prit toutes les mesures
propres a le secher autant qu'il etait possible de le faire en pareille
situation.

Plusieurs heures se passerent ainsi... Pardaillan rhabille, a peu pres
seche, commencait a sentir la faim le gagner. En effet, sorti le matin
de bonne heure de la Deviniere, il n'avait rien pris de la journee.

La nuit vint. Dans le mysterieux palais, aucun bruit ne se faisait
entendre. Deux plans se presentaient au chevalier. Le premier, c'etait
de profiter de la nuit pour redescendre au fleuve et gagner le bord. Le
deuxieme, c'etait purement et simplement sortir du palais Fausta par
la porte. S'il ne restait la que quelques domestiques, Pardaillan se
faisait fort de les obliger a ouvrir cette porte! Il attendit donc deux
ou trois heures encore, et ce fut la faim qui le decida a agir.

Se mettant donc en marche, sur la pointe des pieds, il gagna la porte de
la salle des supplices. Elle etait ouverte... Pardaillan traversa cette
piece qui ressemblait a l'avant-cachot de la mort... Apres quoi, il se
trouva dans une galerie qu'il se mit a suivre.

Cependant, il etait plonge dans une obscurite profonde et marchait vers
une vague de lumiere, qu'il apercevait a une quinzaine de pas devant
lui, dans la galerie... Lorsqu'il eut atteint ce rais de lumiere, il
s'apercut qu'il venait de l'entrebaillement d'un double rideau de
velours qui formait une large baie, ouverte a cet endroit. Pardaillan
glissa un regard par cet entrebaillement, et vit une vaste salle,
eclairee par quelques flambeaux, allumes de place en place.

Cette salle, il la reconnut aussitot... C'etait la magnifique piece aux
colonnades, aux statues, aux torcheres d'or... la salle du trone!...

Il allait s'eloigner et continuer son excursion, lorsqu'il demeura cloue
sur place... Il lui semblait qu'il venait d'entendre comme un leger
bruit de pas.

Ce bruit venait de la grande salle du trone. Pardaillan colla son oeil a
la fente des rideaux, et apercut une sorte de fantome vetu de blanc qui
marchait, ou plutot glissait d'un pas majestueux.

"Fausta!"

C'etait Fausta, en effet, calme, grave, sereine comme a son habitude.
Derriere elle, venait un homme qui, en entrant dans la salle, laissa
retomber le manteau dont il se couvrait a demi le visage.

"Le duc de Guise!"

Fausta s'etait arretee vers le milieu de la salle, et, prenant place
dans un fauteuil, avait indique un siege a Guise, qui s'assit lui-meme.

"Voila donc, gronda Pardaillan dont le visage flamboya, voila la femme
qui a voulu me tuer a chacune de nos rencontres... et aujourd'hui meme!
Voici l'homme qui a jete une meute a mes trousses et a bouleverse la
Cite pour me faire assassiner!... Je les tiens la, tous deux... ils
sont seuls... Si je me montrais tout a coup, et si, profitant de leur
stupeur, je les frappais mortellement l'un et l'autre, ne serait-ce pas
mon droit?"


Pardaillan tourmentait le manche de son poignard. Mais, bientot sa
physionomie s'apaisa, sa main retomba, et, pensif, il murmura:

"Ce serait mon droit peut-etre... mais, alors, j'aurais merite ce mot
dont Guise m'a soufflete rue Saint-Denis... je serais un lache! Non, ce
n'est pas ainsi que je dois me venger... Ce mot, Guise doit en mourir...
Il en mourra. Je l'ai jure... mais il faut qu'il sache qu'un Pardaillan
ne frappe pas a l'improviste, et par derriere!..."

Fausta, au moment ou elle avait quitte Pardaillan, sur le seuil de son
palais, avait pu, a une lointaine rumeur, se douter que Guise avait bien
pris ses precautions contre Pardaillan.

Ce fut pour Fausta une minute de joie, un court repit dans la douleur
affreuse qu'elle etait parvenue jusque-la a cacher sous un visage
immuable. Mais, a peine fut-elle enfermee, verrouillee dans sa chambre,
seule, sa physionomie se decomposa, et des imprecations tordirent ses
levres. Tout ce que la rage et la fureur a leur paroxysme peuvent
suggerer a un esprit affole de blasphemes, de menaces, de projets
hideux, Fausta le jura dans sa pensee, Fausta le begaya en paroles
rauques.

Elle s'etait jetee tout habillee sur son lit, et la tete dans les
dentelles des oreillers qu'elle dechirait de ses ongles et de ses dents,
elle luttait contre la crise de desespoir qui s'abattait sur elle et la
terrassait. Les noms de Sixte, de Rovenni, de Farnese, de Violetta, de
Pardaillan se succedaient parmi des cris inarticules, des invectives,
des larmes, des gestes de folie...

Ces gentilshommes qu'elle avait enrichis, qui, le matin meme,
tremblaient devant elle, il avait suffi que Sixte apparut pour qu'ils
tournassent contre elle les epees qu'elle avait solennellement
distribuees en les benissant!... Ces cardinaux qui s'agenouillaient a
ses pieds!... avec quelle lache ardeur ils avaient entonne le _Domine,
salvum fac Sixtum_...

Pendant des heures, Fausta pleura, rugit, sanglota, se tordit dans la
crise.

Et, dans ce coeur, le fiel s'amassa goutte a goutte.

Fausta redevint plus femme, peut-etre, et, rejetee du rang des anges,
reprit sa place dans l'humanite. Lorsqu'elle remonta de cette descente
aux enfers, Fausta sentit le calme revenir dans son esprit, elle songea
a l'avenir, et voici ce qu'elle put nettement etablir:

Elle venait de subir une defaite: elle perdait du coup toute possibilite
de realiser son reve. Jamais elle ne serait a Rome la grande pretresse
reprenant la tradition de la papesse Jeanne. Mais, si elle ne pouvait
etre la papesse, elle pouvait, elle devait etre reine...

Reine de France, c'etait encore un magnifique et rutilant hochet, pour
une imagination pareille! Reine de France par Guise, roi de France!...
Et, plus tard, peut-etre, reine absolue par la mort de Guise!...

D'abord, la mort de Henri III lui donnant la moitie de la royaute. Puis,
la mort de Guise lui donnant la royaute tout entiere. Et, en attendant,
c'etait la vengeance assuree!... Avec Guise, avec Alexandre Farnese,
elle entreprenait la conquete de l'Italie, enfermait le pape dans Rome,
ne lui laissant qu'une puissance illusoire... tout le reve de Machiavel,
de Cesar Borgia, de tant de penseurs et de tant de reitres conquerants.

Elle sauta a bas de son lit, s'assit devant une glace, chef-d'oeuvre des
fabriques de Venise, et, pendant une heure, par des lotions reiterees,
par le secours des fards auxquels elle recourait bien rarement, s'etudia
a effacer de son visage ravage jusqu'a la moindre trace de larmes.

Lorsqu'elle y fut parvenue, elle ecrivit une lettre qui fut aussitot
portee a l'hotel de Guise. Deux heures plus tard, le duc, de Guise etait
au palais de Fausta.

--Je vous ecoute, madame, dit le duc de Guise lorsqu'il eut pris place
dans le fauteuil que Fausta venait de lui designer. Mais, avant de
commencer ce grave entretien, peut-etre serait-il bon que je m'assure...
que nous sommes bien seuls.

Et Guise, d'un regard, fouilla non seulement les coins d'ombre amasses
au fond de la vaste salle presque funebre dans sa somptuosite, mais
aussi le visage de Fausta.

--Oui, dit celle-ci, vous vous souvenez d'un entretien que vous avez eu
avec la reine Catherine, ou vous vous etes cru bien seul, ou vous avez
dit tout ce que vous aviez sur le coeur... et vous pensez que peut-etre,
moi aussi, j'ai poste derriere un rideau quelque Sixte qui recueillera
vos paroles. Rassurez-vous. Nous sommes ici sous le regard de Dieu,
qui, seul, peut nous voir et nous entendre... Monsieur le duc, continua
Fausta, lorsque, voici trois ans de cela, vous vintes a Rome pour
implorer l'assistance de Sixte-Quint, Sa Saintete vous donna sa
benediction... moi, je vous donnai deux millions en vieil or un peu
bruni par le temps, mais qui n'en avait pas moins cours... Vous me
demandates alors ce que je voulais en echange, et je vous repondis:
"Plus tard, vous le saurez!..."

--C'est vrai, dit Guise en s'inclinant, et ma reconnaissance...

--Ne parlons pas de reconnaissance, duc; parlons de nos interets... Je
continue. A notre deuxieme entrevue, vous m'exposates vos esperances.
Vous vouliez etre roi!...

Guise palit et jeta autour de lui des regards inquiets.

--Nous sommes seuls, reprit Fausta, non sans une pointe de dedain et
d'impatience. Donc, vous vouliez etre roi. Et vous n'osiez pas!... Ce
que vous n'osiez pas faire, je l'ai fait!... Tous ces fils tenus de la
Ligue, je les ai rassembles. J'ai jete mes agents sur la France. En meme
temps, je vous montrais ce que coutait chaque homme, chaque devouement,
chaque pensee acquise; en sorte qu'avec les deux millions que je vous
ai remis a Rome vous savez maintenant que vous m'etes redevable de dix
millions...

--C'est vrai, dit Guise en passant une main sur son front.

--Par dix fois, par vingt fois, vous m'avez demande ce que j'exigeais en
retour. Je vous ai repondu: "Vous le saurez plus tard!..." Et, si vous
n'etes pas deja sur le trone, ce n'est pas ma faute, c'est la votre!...

--C'est encore vrai, dit le duc en fremissant.

--Apres la fuite de Henri de Valois, reconnaissant que vous me deviez
votre victoire et votre future couronne, vous m'avez encore demande quel
etait mon but et ce que j'attendais de vous. Je vous ai repondu: "Vous
le saurez quand l'heure sera venue..." L'heure est venue!

--Demandez-moi ma vie, madame, je serai heureux de vous l'offrir.

--Votre vie, duc, vous est a vous trop precieuse et me serait a moi de
trop peu d'utilite. Gardez-la donc... Ce que j'ai a vous demander, en
revanche de tout ce que j'ai fait pour vous, continua Fausta, pourra
vous sembler plus difficile a donner que votre vie. Vous avez noblement
patiente des annees... vous pouvez bien patienter encore quelques
minutes. Voici d'abord mes preuves. Vous voulez etre roi. Pour cela, il
faut d'abord que le roi regnant meure; ensuite que vous puissiez ecarter
le pretendant naturel et legitime, qui est Henri de Bourbon, roi de
Navarre; enfin, que vous puissiez eviter une guerre civile et regner
avec l'assentiment des parlements de Paris et des provinces. Tout cela
est-il juste?

--Parfaitement juste, madame!

--Je vais vous prouver, monsieur le duc, qu'aucun de ces evenements ne
peut arriver que par mon assentiment expres et que, si je le veux, vous
ne serez pas roi de France; que, si je le veux, vous serez traite comme
rebelle et soumis au chatiment qui frappe les rebelles en ce beau pays
de France... Je reprends point par point. Nous disons qu'il nous faut,
d'abord, la mort du roi regnant... Eh bien, si je veux, Henri de Valois
ne mourra pas. En effet, si je ne leur donne pas contrordre, deux
cavaliers vont partir a la pointe du jour, l'un pour Blois, l'autre pour
Nantes. Je vous le repete, ces deux cavaliers, si je ne les vois pas
moi-meme cette nuit, si je ne leur retire pas leurs missives, seront en
route dans quelques heures. Le premier porte au roi de France la preuve
que vous le voulez assassiner...

Guise grinca des dents; et, si son regard eut pu foudroyer Fausta, elle
fut tombee a l'instant.

--Le deuxieme, poursuivit Fausta imperturbable, est a destination de
Nantes, ou se trouve le roi de Navarre, avec douze mille fantassins,
six mille cavaliers et trente canons. Ma depeche le previent de vos
intentions et lui prouve qu'il n'y a qu'un moyen pour lui de conserver
la couronne a la mort de Henri III. C'est de s'unir au roi de France
et de marcher avec lui sur Paris. Monsieur le duc, combien avez-vous
d'hommes et d'argent pour resister aux deux armees combinees?...

--Tres forte! grommela Pardaillan qui ne perdait ni un mot, ni un geste,
ni un battement de paupieres.

--Mais, madame, en verite, je crois que vous me menacez... souffla
peniblement le duc.

--Pas du tout. Je vous donne mes preuves. Supposons maintenant Valois
supprime par un de ces accidents que la Providence met parfois sur la
route des rois... et des pretendants. Supposons aussi que Henri de
Navarre ne bouge pas. Bref, vous n'avez qu'a vous laisser couronner...
si toutefois vos droits sont etablis...

Guise se mit a marcher a grands pas dans la direction de la baie
derriere les rideaux de laquelle se trouvait Pardaillan. Le Balafre
etait sombre. Et, de ses yeux, jaillissait une telle flamme qu'il etait
evident qu'une pensee de meurtre hantait cette tete violente.

"Oh! oh! murmura Pardaillan, je ne donnerais pas un denier de la vie de
la belle Fausta... si je n'etais la!... Mais je suis la, et je ne veux
pas qu'on me la tue..."

A tout hasard, il se prepara et, la dague au poing, attendit le
moment d'intervenir. Pendant cette seconde terrible ou Fausta comprit
parfaitement que sa vie ne tenait qu'a un fil, elle ne fit pas un
mouvement...

Guise parvint jusqu'aux grands rideaux de velours, et Pardaillan sentit
sur son visage le souffle rauque de cet homme qui debattait en lui-meme
la mort de Fausta. Mais, sans doute, le Balafre comprit qu'en tuant
Fausta il se tuait lui-meme; car, ayant fait demi-tour, et etant revenu
a elle, il s'assit a la place qu'il occupait et gronda:

--Vous me traitez un peu durement, madame, et les precautions que vous
avez prises contre moi m'enlevent tout le plaisir que j'aurais eu a
m'acquitter de bon coeur envers vous.

--Mes preuves vous semblent-elles suffisantes? dit Fausta. Et maintenant
que je vous ai montre l'abime ou vous roulerez si vous cessez de vous
appuyer sur la main que je vous offre, je vais vous montrer la gloire
eblouissante qui vous attend si nous unissons a jamais nos forces... Des
le lendemain de la mort de Valois, Alexandre Farnese entre en France.

--Farnese! fit le duc en tressaillant.

--C'est-a-dire l'armee qui devait debarquer en Angleterre et qui,
l'invincible Armada etant detruite, attend des ordres du roi
d'Espagne... a moins que je n'envoie, moi, les miens a Farnese!...

L'oeil de Guise etincela.

--Je crois que nous commencons a nous entendre, dit Fausta. Donc, Valois
mort, Farnese vous apporte son epee, appuyee de cinq mille lances, douze
mille mousquets, dix mille estramacons de cavalerie, et soixante-dix
canons... ce qui, joint aux troupes royales dont vous devenez seul
chef, vous constitue l'armee qui vous permet de vous emparer du roi de
Navarre. Henri de Bearn pris et... execute comme fauteur d'heresie, vous
gagnez les chefs huguenots, en leur promettant quelques privileges...
Alors, vous etes a la tete de la plus formidable armee de l'Europe!...
Alors, vous allez a Reims vous faire couronner dans la vieille
basilique!...

Guise haletant. Guise, transporte, ebloui, fascine, pret a s'agenouiller
devant cette femme qu'il revait de poignarder quelques minutes avant.
Guise s'ecria:

--Pardon!... oh! pardon!... Je vous ai meconnue!...

A ces mots, le Balafre jeta sa dague, s'agenouilla, courba la tete, et
dit:

--Ordonnez, je suis pret a obeir!...

Ce reve eblouissant que Fausta venait de faire miroiter a ses yeux,
il etait certes capable de le realiser s'il en avait les moyens,
c'est-a-dire l'armee et l'argent. Fausta lui ouvrait la barriere
derriere laquelle il etait enferme;

--Duc, repondit Fausta, en acceptant l'hommage du Balafre avec cette
serenite majestueuse qui lui etait particuliere, duc, ce n'est pas votre
obeissance que je vous demande.

--Que voulez-vous donc? fit le duc en se relevant.

--Votre nom! repondit Fausta.

--Mon nom?...

--La moitie de votre puissance. La moitie de votre gloire. M'asseoir
pres de vous sur le trone ou vous allez prendre place!... Etre enfin la
reine, comme vous allez etre le roi!... Ecoutez-moi: vous avez, il me
semble, des motifs de repudier Catherine de Cleves... puisqu'elle vit
encore!... Il vous faut un mois pour obtenir cette repudiation... Dans
les huit jours qui suivent, notre mariage sera celebre. Et c'est moi,
duc, qui etablirai le contrat que vous aurez a signer...

--Notre mariage! balbutia le duc.

--Le lendemain de notre mariage, continua Fausta, nous partons pour
Blois... le reste me regarde... tout le reste me regarde... tout le
reste, duc, jusqu'au jour ou, place a la tete de la triple armee de
Farnese, de Henri III et de Henri de Bearn, vous prendrez le chemin de
l'Italie en laissant la regence a la reine de France couronnee comme
vous... sacree comme vous... a jamais liee a vos interets, a votre
ambition et a votre gloire!... Duc, je vous donne trois jours pour vous
decider...

Le Balafre repondit:

--La reflexion est toute faite, madame!...

Fausta ne put s'empecher de tressaillir. Car, ce mot, elle l'esperait
ardemment. Le duc de Guise s'etait incline. Il saisit une main de
Fausta, la porta a ses levres.

--Duchesse de Guise, dit-il, reine de France, recevez l'hommage de votre
epoux, de votre roi, qui ne veut etre que le premier de vos sujets...

--Duc, repondit simplement Fausta, j'accepte l'engagement que vous
prenez par ces paroles.

Etourdi, fascine... reellement dompte par cette simplicite autant qu'il
l'avait ete par les menaces et par les promesses. Guise s'inclina de
nouveau tres bas. Fausta s'etait levee; elle saisit un flambeau et se
mit a marcher devant le Balafre.

--Que faites-vous, madame? s'ecria Guise.

--C'est un privilege royal que d'etre eclaire par le maitre de la
maison, repondit Fausta. Vous etes le roi: je vous montre le chemin,
sire!

Mais, en accompagnant le duc de Guise, Fausta avait une autre idee que
celle de lui rendre un royal hommage. En arrivant dans le vestibule,
elle posa son flambeau sur un meuble, fit signe a un laquais d'ouvrir
la porte, et se tourna alors vers Guise comme pour prendre conge. Guise
tressaillit... il comprit qu'il allait apprendre quelque nouvelle...

--Adieu, monsieur le duc, dit Fausta. Mais, avant votre depart, je
serais heureuse de savoir ce qu'est devenu l'homme qui a ete poursuivi
aujourd'hui...

--Pardaillan!... Il est mort, dit Guise.

--Cet homme a merite son chatiment, dit-elle.

Guise franchissait la porte, et, deja, faisait signe a ses gens de lui
approcher son cheval. Alors, Fausta, avec la meme simplicite, ajouta:

--Il a d'autant plus merite la mort qu'aujourd'hui meme, sous mes yeux,
il a tue d'un coup de dague au coeur une pauvre jeune fille innocente...
une chanteuse... une bohemienne nommee Violetta...

Et la porte, a cet instant, se referma!... La porte de fer separait
maintenant ces deux etres: Fausta et Guise. Mais, s'ils avaient pu se
voir, peut-etre eussent-ils eu pitie l'un de l'autre.

"Pardaillan est mort!"

"Morte!... Violetta morte!..."

Ces deux pensees de douleur palpiterent ensemble. Et, tandis que Fausta,
accablee par cette mort qu'elle avait pourtant voulue, regagnait en
chancelant sa chambre a coucher, le duc demeurait devant la maison,
comme frappe d'un coup de foudre.



XXI

LA LETTRE

Le duc avait passe la nuit, les coudes sur la table devant laquelle
il s'etait assis, la tete dans les deux mains. Au bruit que fit le
serviteur, il se reveilla de cette longue torpeur et vit qu'il faisait
grand jour.

"Adieu, murmura-t-il, adieu, Violetta, jeunesse, amour!... Tout cela
est mort!... Pensees d'amour et de jeunesse, eteignez-vous comme ces
flambeaux, et laissez la place aux reves d'ambition!... Le duc de Guise
amoureux de la petite bohemienne n'est plus... Guise le conquerant.
Guise roi de France et empereur, a l'oeuvre!"

Il fit ouvrir les portes de son cabinet, et la foule de ses
gentilshommes y entra.

--Messieurs, dit le Balafre d'une voix forte. Sa Majeste le roi a
convoque les etats generaux. Il me semble donc que notre place est
non pas a Paris mais a Blois, ou de grands evenements nous attendent
peut-etre. A cheval, donc, messieurs, nous partons dans une heure!...

Les courtisans se retirerent, empresses, pour faire leurs preparatifs de
depart. Le duc s'assit alors, et ecrivit la lettre suivante:

"Madame,

Vous m'avez si bien convaincu que je ne veux pas attendre une minute
pour commencer l'execution de l'admirable plan que vous m'avez
developpe. Ce n'est donc ni dans un mois ni dans huit jours que je me
rendrai a Blois. J'y vais tout de ce pas. C'est donc a Blois meme que
j'aurai l'honneur de vous attendre, afin de hater ces deux evenements
que je souhaite avec une egale ardeur: la mort de qui vous savez et
l'union des deux puissances que vous connaissez.--Henri, duc de
Guise... pour le moment."

Guise cacheta sa lettre et, regardant autour de lui, ne vit que
Maurevert.

--Tiens! fit-il avec une rude ironie, vous etes la, vous?

--Monseigneur, dit Maurevert en s'inclinant, vous m'avez ordonne qu'en
dehors des missions qu'il vous plairait de me confier je me tienne
constamment pres de vous...

--Maurevert, je vous ai envoye a Blois. Savez-vous pourquoi? demanda le
duc.

--Je m'en doute. Blois est loin de l'abbaye de Montmartre, n'est-ce pas,
monseigneur?

--C'est vrai! dit Guise en palissant.

--Vous me voyez tout heureux d'avoir conquis la confiance de mon
maitre...

--Oui, mais je ne vous ai pas dit pourquoi!... Maurevert, si je n'ai
plus de soupcons, si vous etes libre d'aller a Montmartre a votre
convenance... c'est que... elle n'est plus!...

Le visage de Maurevert n'exprima que de l'etonnement, et non cette
douleur que le duc attendait.

--Monseigneur veut parler de la petite chanteuse?

--Elle est morte, te dis-je!...

--Ah! ah!... s'ecria Maurevert de plus en plus etonne, mais sans donner
le moindre signe de regret.

--Morte!... fit Guise en etouffant un sanglot. Morte, mon bon ami...
assassinee par l'infernal Pardaillan...

--Ah! ah! repeta Maurevert stupefait.

--Heureusement, le sacripant est puni... son corps servira de pature aux
poissons... mais ce n'est pas ainsi que j'eusse voulu le frapper... la
mort est trop douce pour lui...

--Monseigneur, malgre toutes les recherches, le corps de Pardaillan n'a
pas ete retrouve. Or, tant que je ne l'aurai pas vu mort de mes yeux,
je m'attendrai toujours a voir le truand reparaitre au moment ou on
l'attendra le moins...

--La peur que cet homme t'inspirait te fait radoter, mon pauvre ami.
Mais n'y pensons plus. Prends cette missive. Au palais de la Cite, le
plus tot possible. Et qu'elle ne sorte pas un instant de tes mains!

--Monseigneur, je place votre lettre dans mon pourpoint, je saute a
cheval, et, dans un quart d'heure, la missive sera a son adresse...

Maurevert, des qu'il ne fut plus en vue de l'hotel, passa du galop au
trot, et du trot au pas.

"Imbecile! gronda-t-il, tandis qu'un double eclair de haine jaillissait
de ses yeux. Monseigneur me rend sa confiance!... Vraiment!... Et tout
est dit!... Il oublie les humiliations dont il m'a abreuve! Ah! si
j'etais sur que Pardaillan soit mort!... Tu ne me reverras plus. Guise."

Tout en grommelant ainsi, Maurevert gagnait non pas la Cite, ou il eut
du se rendre directement, mais son propre logis. Ayant mis son cheval a
l'ecurie, il monta a son appartement, s'enferma a double tour, alluma
un flambeau et, saisissant la lettre destinee a Fausta, se mit a
l'examiner, en la tournant en tous sens.

Alors, il commenca a se livrer a un singulier travail au moyen d'une
pince legere et d'un couteau a lame tres fine. Au bout de cinq minutes,
la lettre etait ouverte, son cachet intact.

Maurevert la lut et la relut, d'abord avec une grimace desappointee,
puis avec un battement de coeur, puis avec la sourde joie de l'homme qui
a dechiffre une enigme...

Alors, il commenca a se livrer a une autre operation: il recopiait la
missive, lettre par lettre, recommencant dix fois sa copie, jusqu'a ce
qu'enfin il eut obtenu une imitation parfaite de l'ecriture de Guise.
Puis, il brula les mauvaises copies, et ecrasa de son pied les cendres
legeres qu'elles faisaient. Puis, apres un travail qui amena a son front
des gouttes de sueur, il finit par enlever le cachet de la vraie lettre
et l'adapta sur la fausse.

"Ceci pour Fausta", dit-il en recachetant la fausse lettre.

Puis, avec un sourire livide, regardant la vraie lettre, celle qui etait
de la main de Guise:

"Et ceci... Ce sera pour le roi de France!"

Alors, il cacha la missive de Guise dans une poche secrete de son
pourpoint; et, tenant a la main la copie qu'il venait de faire,
descendit, sauta a cheval, et se rendit tout droit au palais de la Cite.
Quelques instants plus tard, la fausse lettre etait entre les mains de
Fausta...



XXII

LA ROUTE DE DUNKERQUE

Pardaillan, apres le depart de Fausta et de Guise, etait demeure a sa
place, dans la galerie, assez abasourdi de ce qu'il venait d'entendre.

"Mordieu! songea-t-il, quel dommage que cette femme soit petrie de
mechancete! Du courage, de grandes pensees, une eclatante beaute... quel
admirable type de conquerante!"

Il en etait la de ses reflexions lorsqu'il vit entrer Fausta dans la
salle du trone.

"Ce serait le moment, pensa-t-il, de me montrer et de lui reprocher la
vilenie qu'elle a commise a mon egard!... Mais que diable fait-elle?,..
Elle pleure?... Pourquoi?..."

Fausta, en effet, etait tombee sur un siege et le bruit d'un sanglot
parvenait au chevalier. En proie a une emotion etrange, Pardaillan
allait peut-etre s'avancer lorsque Fausta, relevant et secouant la tete,
appela en frappant du marteau sur un timbre.

Un laquais parut aussitot. Alors Fausta se mit a ecrire. Sans doute
ce qu'elle ecrivait etait grave et difficile a dire, car souvent elle
s'arretait, pensive.

La lettre etait longue. Ce ne fut qu'au bout d'une heure que Fausta la
cacheta. Alors elle se tourna vers le laquais, ou du moins l'homme qui
semblait etre un laquais.

--Ou est le comte?

--A son poste: pres de la basilique de Saint-Denis.

--Faites-lui parvenir cette lettre. Qu'il l'ait demain matin a huit
heures. Qu'il se mette aussitot en route. Qu'il gagne Dunkerque
directement. Et qu'il remette la missive a Alexandre Farnese.

L'homme disparut.

"Bon! pensa Pardaillan. C'est la lettre qui ordonne a Farnese de tenir
son armee prete a entrer en France!

Bientot Fausta se leva et se retira. Puis, au bout de quelques minutes,
un autre laquais parut qui eteignit les flambeaux.

Alors, Pardaillan, sa dague a la main, se mit en route. Il marchait au
hasard, et avec de telles precautions qu'une demi-heure s'ecoula entre
le moment ou il quitta son poste d'observation et celui ou il parvint
dans une piece assez vaste qu'eclairait faiblement une lanterne
accrochee au mur. Pardaillan reconnut aussitot cette piece. C'etait le
vestibule du palais Fausta.

La porte, que du dehors on eut ete oblige d'enfoncer, etait au contraire
facile a ouvrir du dedans. Les enormes verrous qui la barricadaient,
soigneusement entretenus, glissaient bien et sans bruit; en quelques
minutes, Pardaillan eut ouvert la porte et se trouva dehors.

A ce moment la demie de minuit sonnait a Notre-Dame. Pardaillan prit
d'un bon pas le chemin de la Deviniere, ou il arriva sans encombre.

L'auberge etait fermee. Mais, bien que tout y parut plonge dans un
profond sommeil, Pardaillan avait une maniere a lui de frapper. Et il
parait que cette maniere etait la bonne, car, au bout de dix minutes,
une servante mal reveillee lui ouvrit.

--A diner! fit le chevalier qui mourait de faim.

--Monsieur le chevalier, je tombe de sommeil, fit la pauvre servante.

Pardaillan regarda la fille de travers. Mais ayant constate que vraiment
elle ne mentait pas:

--Eh bien, fit-il en souriant, va dormir, va. Seulement, te charges-tu
de me reveiller a six heures du matin?

--Oui-da, puisque je me leve. a cinq!

Le chevalier, penetrant dans la cuisine, alluma deux flambeaux; puis il
se defit de son epee, ota son pourpoint et sa casaque de cuir. Comme
il connaissait admirablement la maison, il descendit a la cave et en
remonta avec deux bouteilles. Alors, il alla au bucher et en revint
avec un fagot qu'il jeta dans l'atre et auquel il mit le feu. La flamme
petilla.

"Si Mgr le duc de Guise, si Fausta, Bussi-Leclerc et Maineville... tous
ceux qui courent et ont couru apres moi pour me tuer, qui n'ont pas
assez de pistolets, de rapieres, de dagues et d'arquebuses pour me faire
la chasse, qui mettent une armee sur pied pour me prendre mort ou vif,
s'ils me voyaient, dis-je, en bras de chemise, allumant le feu et me
preparant a faire sauter une omelette... j'entends d'ici leur eclat de
rire!..."

Et Pardaillan, son poelon a la main, se mit a rire... A ce moment,
derriere lui, comme un echo eclata un autre rire...

--Hein! s'ecria Pardaillan qui se retourna pret a sauter sur son epee.

Mais il se rassura aussitot. Le rire etait clair. Et il ne pouvait
sortir que d'une bouche jeune et amie. En effet, c'etait Huguette qui,
arretee sur le seuil de la cuisine, contemplait le chevalier en riant de
tout son coeur...

--Je renverrai Gillette, dit-elle en s'avancant et en arrachant le
poelon des mains de Pardaillan.

--Ma chere amie, dit Pardaillan, c'est moi qu'il faut renvoyer en ce
cas. Car c'est moi qui ai force la pauvre fille a aller dormir. Mais
laissez-moi faire...

--Asseyez-vous, dit Huguette. Ici, c'est moi qui commande.

En un tour de main, Huguette eut mis le couvert sur une petite table
qu'elle approcha de la grande flambee de l'atre. Quelques minutes plus
tard, Pardaillan, avec son bel appetit, attaquait l'omelette que lui
servait Huguette, et vidait le verre que la bonne hotesse venait de lui
remplir ras bord.

Ce fut un diner complet. Un des meilleurs qu'eut jamais fait Pardaillan,
qui en avait fait de si bons dans sa vie. La cuisine etait toute claire
de la flambee. Le vin exquis. L'hotesse, en jupe courte, allait et
venait, souriante... Jamais Pardaillan n'avait senti un tel bien-etre
l'envahir peu a peu...

Huguette le contemplait en souriant. Et, certes, ce regard etait a ce
moment plutot celui d'une amie, d'une soeur, que d'une amante, Huguette
avait bien pu, dans une terrible circonstance, laisser echapper le
secret de son amour, mais, le calme revenu, elle redevenait ce qu'elle
etait en realite, c'est-a-dire la bonne hotesse.

--Savez-vous, ma chere Huguette, dit Pardaillan, que votre auberge est
un veritable paradis?... Voici que je commence a me rouiller quelque
peu... je suis las de la vie d'aventure!...

--Ah! monsieur le chevalier, dit Huguette en soupirant, si cela
etait!...

--Et cela est, pardieu! De vrai, le harnais commence a me peser;
toujours a cheval, toujours par monts et par vaux, par la pluie, par le
vent, par le soleil, ne jamais savoir le matin ou l'on couchera le soir,
eh bien, a la longue, cela devient fatigant!...

--Que ne vous reposez-vous? s'ecria Huguette palpitante de joie.
L'auberge est bonne, l'hotesse pas mechante. Restez-y.

--Ah! Huguette, avec le bon diner que vous venez de m'octroyer, vous
m'en faites venir l'eau a la bouche!... A tel point que j'aurai toutes
les peines du monde a reprendre le collier et a me mettre en selle
demain matin!

--Demain matin! murmura Huguette qui palit.

--Il faut qu'a sept heures je sois a Saint-Denis... j'ai envie de
visiter la basilique ou dorment nos vieux rois...

--Ah! monsieur le chevalier, fit Huguette dont les beaux yeux tendres se
remplirent de larmes, vous m'avez trompee... vous me laissiez esperer...
c'est mal... vous reprenez la campagne!...

--Eh bien, oui, mon enfant, c'est vrai; mais ecoutez-moi. Je suis oblige
pour mon honneur et aussi pour autre chose... pour une vieille dette a
regler... je suis oblige de reprendre campagne. Mais j'espere que cette
campagne sera courte... Et puis, si j'en reviens, si le besoin de
repos se fait sentir, si je suis debout encore apres ce que je vais
entreprendre, je vous promets de ne pas chercher gite ailleurs qu'a la
Deviniere. Vous savez bien, Huguette, ajouta-t-il plus doucement, que
vous etes tout ce que j'aime au monde, maintenant. Vous etes mon passe,
ma jeunesse... Ici, mon pere a vecu... ici, j'ai... mais voici que je
me laisse entrainer, et il faut que demain matin a six heures je sois
debout...

--Monsieur le chevalier, fit tristement Huguette.

--Bonsoir, ma chere hotesse... dit gaiement le chevalier.

Quelques instants plus tard, il etait couche.

A six heures, la servante reveilla Pardaillan qui commenca par aller
seller et brider son cheval, puis dejeuna d'une tranche de pate et d'une
demi-bouteille de vin, puis fit ses adieux a Huguette en lui repetant
qu'il viendrait vieillir au coin du feu de la Deviniere. Puis il se mit
en selle.

"Le reverrai-je jamais?" murmura Huguette.

Un peu apres sept heures, Pardaillan s'arretait pres de la basilique de
Saint-Denis, attachait son cheval a un anneau, et pour ne pas se
faire remarquer entrait dans un bouchon d'ou il se mit a surveiller
attentivement la route.

--A sept heures et demie il vit arriver un cavalier venant de Paris,
cavalier arme en guerre, et ayant toute la tournure d'un gentilhomme. Il
le reconnut a l'instant. C'etait le laquais a qui Fausta avait remis la
lettre destinee a Alexandre Farnese.

Le cavalier s'arreta comme s'etait arrete Pardaillan. Ayant mis pied a
terre a une centaine de pas du bouchon, il entra dans une maison ou il
resta pres d'une demi-heure. Puis il sortit, se remit en selle et reprit
le chemin de Paris.

"Bon, pensa le chevalier, voici la lettre entre les mains du messager.
Attendons le messager!"

Dix minutes apres le depart du cavalier, la porte charretiere de la
maison s'ouvrit, laissant le passage a un homme qui sortit tout a cheval
et prit au pas la route de Dommartin. Le chevalier sauta en selle et se
mit a le suivre de loin.

"Le messager qui va a Dunkerque, songea-t-il. Celui que Fausta appelle
le comte. Comte, bon! Mais comte de quoi?..."

Le cavalier se mit au trot; Pardaillan prit le trot, tout en se
maintenant a distance. Cependant le cavalier ne paraissait pas tres
presse.

A un moment, cet homme s'apercut sans doute qu'il etait suivi; mais, au
lieu de piquer son cheval, il s'arreta court. Pardaillan s'arreta. Le
cavalier repartit au galop pour passer au trot quelques instants plus
tard: Pardaillan executa les memes manoeuvres. Des lors il fut evident
pour le cavalier que Pardaillan le suivait.

Il ne s'arreta pas a Dammartin et poussa jusqu'a Senlis. La, le messager
mit pied a terre devant le Tonneau-de-Bacchus, vieille hotellerie
renommee. Pardaillan entra au Tonneau-de-Bacchus. Le messager dinait
dans la grande salle. Pardaillan dina dans la grande salle. Puis le
messager se retira dans sa chambre en ordonnant qu'on le laissat dormir
jusqu'a huit heures du matin.

"Bon! pensa Pardaillan, je veux etre pendu si mon homme n'est pas debout
a cinq heures!..."

Et, se retirant a son tour, il donna l'ordre qu'on tint son cheval pret
pour cinq heures. Avant de s'endormir, Pardaillan se mit a mediter sur
sa situation. Que voulait-il au bout du compte?...

"La lettre destinee a Farnese, pas davantage", se repondit-il.

Pardaillan dormit d'une traite jusqu'a cinq heures du matin, moment
auquel on vint le reveiller.

"Je suis sur que mon homme ne va pas tarder a sortir", songeait-il.

Mais Pardaillan etait habille depuis longtemps et l'homme ne paraissait
pas.

A sept heures, Pardaillan n'y tint plus. Et appelant l'hote:

--J'espere, dit-il, que vous n'oublierez pas de reveiller a huit heures
ce digne gentilhomme.

--Quel gentilhomme? fit l'hote.

--Mais celui qui est arrive hier en meme temps, ou plutot un peu avant
moi. Je m'ennuie seul en route, et je serais fort desireux de chevaucher
botte a botte avec ce cavalier dont l'air me revient tout a fait...

--En ce cas, monsieur, je suis contrarie vraiment...

--Qu'est-ce a dire?...

--Ce gentilhomme s'est ravise...

--Et alors?...

--Eh bien, il est parti a trois heures du matin!...

Pardaillan retint un juron, s'elanca sur son cheval qui l'attendait
depuis cinq heures, selon ses ordres, et prit a franc etrier la route
d'Amiens.

En grommelant il poussait son cheval d'une pression des genoux. Le
cheval filait comme le vent. Mais Pardaillan s'apercut bien vite qu'a ce
train-la la pauvre bete serait rapidement epuisee. Une fois demonte, il
n'etait pas sur de pouvoir acheter un autre cheval, outre qu'il tenait
fort au sien, outre enfin que sa bourse ne lui permettait pas de
depenses exagerees.

Toutes ces raisons firent que Pardaillan resolut d'abandonner la
poursuite directe, et de tacher d'arriver a Dunkerque par des voies de
traverse qui abregeraient son chemin. Mais, a Montdidier, ou il s'arreta
pour laisser reposer une heure son cheval, il apprit qu'un cavalier
venait precisement de se rafraichir dans la guinguette ou il entra. A
la description qu'il provoqua par ses questions, il reconnut que ce
cavalier ne pouvait etre que le messager de Fausta... Il sut en outre
que son homme n'avait guere qu'une demi-heure d'avance sur lui.

"C'est le moment de prendre ma revanche du tour qu'il m'a joue!" pensa
Pardaillan.

Et, remontant en selle au bout de dix minutes qui furent employees a
bouchonner vigoureusement son cheval, il reprit sa course furieuse, au
risque, cette fois, de tuer sa bete.

Mais, lorsqu'il apercut au loin dans la plaine les clochers et les toits
d'Amiens, il n'avait pas rejoint le cavalier!

Le soir venait. Pardaillan s'arreta pour reflechir: Le resultat de ses
reflexions fut qu'il se remit en route au petit trot, ce dont sa monture
temoigna sa satisfaction en s'ebrouant et en faisant sauter l'ecume
autour d'elle. Seulement, au lieu d'entrer dans Amiens, Pardaillan se
mit a en faire le tour en grommelant:

"Guette-moi bien, mon brave comte, guette bien de ta fenetre tout ce qui
entre dans Amiens..."

Il imaginait le cavalier dans l'auberge la plus rapprochee de la porte
de Paris, cache derriere les rideaux de sa fenetre. Et il riait en
lui-meme du bon tour qu'il lui preparait. Lorsque, apres avoir contourne
la ville, Pardaillan rejoignit la route du Nord, c'est-a-dire la route
de Doullens et Saint-Pol, il mit son cheval au pas et poursuivit son
chemin jusqu'au bourg de Villiers. La nuit etait tout a fait noire
lorsqu'il y arriva.

Villiers etait a cheval sur la route. Au milieu de la grand-rue, il y
avait une auberge. Un cavalier venant d'Amiens et allant a Saint-Pol
etait force de passer devant cette auberge.

Pardaillan mit pied a terre, fit conduire son cheval a l'ecurie, le fit
bouchonner devant lui, et, lorsqu'il eut vu la brave bete bien sechee,
les pieds dans une bonne litiere, le nez dans la mangeoire bien garnie,
il songea enfin a lui-meme. Il tombait de fatigue et de faim. Un bon
diner eut raison de la faim. Mais, apres la faim, Pardaillan avait la
fatigue a vaincre. Or, son intention etait de surveiller la route toute
la nuit s'il le fallait.

Il se fit conduire a sa chambre, qui donnait sur la route. Et il jeta un
regard d'envie sur l'excellent lit qui l'attendait.

--Veux-tu gagner deux ecus? dit-il tout a coup au garcon qui lui avait
indique la chambre.

Ce garcon, avec une figure assez niaise, ouvrit de grands yeux a la
proposition du voyageur.

--Deux ecus! s'ecria-t-il.

--Deux ecus de six livres. Les voici, dit Pardaillan qui exhiba les deux
pieces d'argent. Ton service est fini, n'est-ce pas, car il n'y a plus
personne dans l'auberge...

--J'ai encore a fermer les portes des etables et des ecuries.

--Va donc, et reviens vite...

Au bout de dix minutes, le jeune paysan etait de retour.

--Ou dors-tu? fit Pardaillan.

--Dans l'ecurie, sur la paille.

--Eh bien, si tu veux passer la nuit dans cette chambre, sur cette
chaise que je mets pres de la fenetre, tu auras les deux ecus... Ce
n'est pas tout. Tout en veillant, comme tu t'ennuierais toute une nuit
sur cette chaise, tu t'amuseras a ecouter dans la rue... Et, s'il
passait un cheval, a n'importe quelle heure, tu me reveillerais... un
cheval venant d'Amiens et allant sur Doullens...

--J'ai compris! dit le garcon.

Puis allant s'asseoir sur la chaise, et s'accotant aux vitraux de la
fenetre:

--Me voici a mon poste, dit-il. Je vous garantis que, d'ici demain, il
ne passera personne que vous n'en soyez aussitot prevenu.

Pardaillan posa son pistolet d'arcon sur une table pres de lui et sa
rapiere debout a la tete du lit, sur lequel il se jeta tout habille avec
un soupir de satisfaction. Il s'endormit aussitot. Le paysan veilla
scrupuleusement, et, au petit jour, reveilla le chevalier, comme c'etait
convenu.

--Il n'est passe personne? demanda Pardaillan qui se mit sur pied et
remit au garcon les deux ecus.

--Personne, si ce n'est quelques charrettes.

Pardaillan dejeuna pres de la fenetre et fit boire au garcon un grand
verre de vin, honneur dont le digne Picard se montra touche.

Puis, le jour etant tout a fait venu, Pardaillan sella son cheval et,
poste dans la salle de l'auberge, attendit tranquillement.

Vers huit heures, un cavalier se montra au bout de la rue, Pardaillan se
mit a rire... Ce cavalier, c'etait celui qu'il attendait, le messager
envoye par Fausta a Alexandre Farnese! La revanche de Pardaillan etait
aussi complete qu'il l'avait revee.

Il laissa passer le messager qui s'en allait a un petit trot
raisonnable, comme un homme sur d'avoir depiste l'importun suiveur, puis
il se mit en selle a son tour. Cette fois, il eut bien soin de garder
une distance suffisante pour ne pas etre vu.

On traversa Doullens, on gagna Saint-Pol, puis Saint-Omer. Le cavalier
passa la nuit dans cette derniere ville, et Pardaillan ne trouva rien de
mieux que de se loger dans la meme hotellerie en prenant les precautions
necessaires pour ne pas etre vu. Mais. le lendemain matin, comme il
reprenait sa poursuite, il dut sans doute commettre quelque imprudence
et se laisser voir, car le cavalier, au lieu de filer droit au nord,
bifurqua brusquement sur Calais en cherchant a tirer au large.

Pardaillan etait resolu a l'aborder coute que coute. Il avait, pendant
tout ce voyage, inutilement cherche un moyen de se faire remettre la
lettre... Il la lui fallait pourtant!...

Vers midi, on fut en vue de Calais. Pardaillan cherchait a rattraper
l'homme qui, laissant la ville sur sa gauche, se mit a galoper sur la
route qui suivait la cote d'ailleurs toute droite.

Il gagnait du terrain, et se rapprochait de plus en plus du messager.
Tout a coup, celui-ci s'arreta net et, faisant volte-face, le pistolet
au poing, attendit de pied ferme, ce que voyant, le chevalier se mit
au trot, puis au pas, et enfin, arrivant a quelques pas du messager,
s'arreta de son cote, ota son chapeau, et se mit a sourire de son air le
plus engageant.

Le messager de Fausta demeura stupefait. Il etait impossible
d'accueillir a coups de feu un homme qui se presentait avec une telle
politesse, et qui, devant le canon du pistolet braque sur lui a cinq
pas, souriait si candidement et sans esquisser le moindre geste de
defense.

Le messager salua donc a son tour avec courtoisie et remit son pistolet
dans l'une des fontes de sa selle.

--Monsieur, dit-il, on m'appelle Luigi Cappello, comte toscan. Et vous?

--Moi, monsieur, je me nomme Jean de Margency, comte francais.

--Serait-il indiscret, demanda le comte italien au bout de quelques
instants qu'il employa a examiner son compagnon, serait-il indiscret de
vous demander d'ou vous venez?

--Mon Dieu, non! fit Pardaillan. Je viens tout bonnement de Paris, et
plus specialement de l'ile de la Cite...

A ces mots, Luigi Cappello eut un tressaillement, et, regardant son
compagnon avec fixite, esquissa dans l'air un signe avec sa main.
Pardaillan sourit.

--Monsieur le comte, dit-il, je ne repondrai pas au signe de
reconnaissance que vous me faites, pour la raison bien simple que
j'ignore le signal de reponse que vous attendez sans doute: je ne suis
pas des votres.

--Fort bien. Seriez-vous, en ce cas, assez obligeant pour me dire ou
vous allez?...

--Mais... a Dunkerque ou vous allez vous-meme.

Et, de Dunkerque, je pousserai, s'il le faut, jusqu'au camp de votre
illustre compatriote le generalissime Alexandre Farnese.

Le messager devint pensif. Cet etranger qui le poursuivait etait-il un
affilie de Fausta?... mais alors, pourquoi ne connaissait-il pas le
signe?... Et, d'autre part, comment etait-il si bien informe?...

--Monsieur, reprit-il resolument, vous repondez a mes questions
avec tant de bonne grace que je me hasarderai a vous en poser une
troisieme... Pourquoi me suivez-vous depuis Dammartin?...

--Depuis Saint-Denis, rectifia Pardaillan.

--Soit. Pourquoi depuis Saint-Denis etes-vous sur ma route?

--Mais pour avoir le plaisir de voyager avec vous, d'abord!

--Comment pouviez-vous savoir que j'allais au camp de Farnese?

--Parce que je l'ai entendu dire a la tres noble signora Fausta, reprit
paisiblement le chevalier.

--Ah! ah! fit le messager, abasourdi.

Puis il reprit:

--Soit encore. Mais vous avez dit que votre acharnement a me rattraper
venait du desir que vous aviez de voyager en ma compagnie... d'abord. Il
y a donc un autre motif?...

--Monsieur le comte, fit Pardaillan, a mon tour de vous questionner,
voulez-vous? Savez-vous ce que contient la lettre qui vous a ete
remise a Saint-Denis de la part de la signora Fausta et a destination
d'Alexandre Farnese.

Le messager fut atterre. Il n'y avait plus de doute dans son esprit.
L'etranger n'etait pas, ne pouvait pas etre un envoye de Fausta, c'etait
un ennemi dangereux qui avait surpris de redoutables secrets.

Il regarda autour de lui. A sa droite, c'etaient les champs. A sa
gauche, les falaises, au-dela desquelles on entendait se lamenter la
mer. La solitude etait complete, et l'endroit excellent pour se defendre
d'un geneur.

--Monsieur, dit-il, il me serait difficile de repondre a votre question,
parce que, n'etant porteur d'aucune lettre, je ne puis vous dire le
contenu d'une missive qui n'existe pas.

--Ah! monsieur le comte! fit Pardaillan, vous recompensez mal ma
franchise!

--Eh bien, gronda le messager en palissant, j'ai une lettre, c'est vrai.
Apres?...

--Je vous demande si vous savez son contenu...

--Non. Et quand je le saurais...

--Vous ne me le diriez pas, c'est entendu. Mais vous ne le savez pas. Et
je vais vous le dire...

--Qui etes-vous, monsieur?...

--Vous m'avez demande mon nom, et je vous ai repondu que je m'appelle le
comte de Margency. La lettre, monsieur, voici ce qu'elle contient: un
ordre de la signora Fausta au generalissime d'avoir a se tenir pret a
entrer en France et a marcher sur Paris avec son armee au premier signe
qui lui en sera fait.

--Apres? gronda le messager en palissant.

--Apres? Eh bien, mon cher monsieur, je ne veux pas que cette lettre
arrive au camp de Farnese, voila tout!

--Vous ne... voulez pas?...

A ces mots, le messager saisit son pistolet. Pardaillan en fit autant.

--Reflechissez, dit-il. Remettez-moi cette lettre.

Et il braqua le canon du pistolet sur le messager. Celui-ci haussa les
epaules:

--Vous ne songez pas a une chose, dit-il avec un calme que Pardaillan
admira. Mais je tiens a vous dire avant de vous tuer...

--Je suis tout oreilles.

--Eh bien, vous venez de me dire le contenu de la lettre, que
j'ignorais. Je pourrais donc, si j'avais peur, vous remettre la missive,
et transmettre l'ordre de vive voix...

--Non, fit Pardaillan, car le generalissime n'obeira qu'a un ordre
ecrit...

--En ce cas, vocifera le messager, je vous tue!...

En meme temps, il fit feu... Pardaillan, d'un coup d'eperon, fit faire a
son cheval un ecart qui eut desarconne un cavalier ordinaire. La balle
passa a deux pouces de sa tete. Presque aussitot, il fit feu a son tour,
non pas sur le cavalier, mais sur la monture: la bete, frappee au crane,
s'affaissa. Dans le meme instant, le messager sauta et se trouva a pied,
l'epee a la main. Pardaillan avait saute aussi et tire sa rapiere.

--Monsieur, dit-il gravement, avant de croiser nos deux fers, veuillez
m'ecouter un instant. Je me suis nomme comte de Margency, et j'en ai
le droit. Mais je porte aussi un autre nom: je suis le chevalier de
Pardaillan...

--Ah! ah! je m'en etais doute un instant! grommela furieusement le
messager.

--Vous me connaissez, dit Pardaillan. Tant mieux. Cela nous evitera les
longs discours. Puisque vous me connaissez, monsieur le comte, vous
devez savoir que votre maitresse, votre souveraine, a voulu trois ou
quatre fois deja me faire assassiner. La derniere fois, il n'y a pas
longtemps, je venais de lui sauver la vie; en signe de gratitude, elle a
jete a mes trousses tous les gens d'armes du duc de Guise... Vous ne me
tuerez pas, monsieur! Et, comme je ne veux pas que la lettre arrive,
comme enfin vous etes le serviteur d'une femme qui veut ma mort, c'est
moi qui vais vous tuer!...

En meme temps, Pardaillan tomba en garde. Les fers se croiserent...

Le comte Luigi, en homme habile, se tint sur la defensive. En somme,
il ne s'agissait pas pour lui de tuer et de remporter une victoire. Il
s'agissait simplement d'ecarter ou d'arreter un adversaire.

Pardaillan, selon son habitude, attaqua par une serie de coups droits
foudroyants. Le messager ne dut son salut qu'a une marche en arriere.
Mais, tout en rompant, il se defendait avec courage et habilete.

--Monsieur, dit tout a coup Pardaillan, vous me paraissez homme de
coeur, et je vous dois mes excuses...

--De quoi? fit le comte Luigi.

--De vous avoir prie de me remettre votre lettre. J'aurais du prevoir
qu'un homme comme vous peut etre vaincu par la fortune, mais qu'il ne
courbe pas volontairement la tete...

--Merci, monsieur, dit le messager, en prenant vivement une nouvelle
attaque.

--Recevez donc, acheva Pardaillan, toutes mes excuses pour la
proposition incongrue que je vous ai faite, et tous mes regrets d'etre
force de vous traiter en ennemi...

En meme temps, il se fendit a fond. Le messager jeta un cri rauque,
laissa echapper son epee, tourna sur lui-meme et s'abattit...

--Hola! grommela Pardaillan, aurais-je vraiment ete assez maladroit pour
le tuer?...

Il s'agenouilla, defit le pourpoint du comte toscan et examina la
blessure en hochant la tete. A ce moment, le blesse ouvrit les yeux.

--Monsieur, dit Pardaillan, je suis maitre du champ. Je puis donc vous
prendre la missive que vous portez, Mais je serais au desespoir de vous
quitter en ennemi, car vous etes un brave... Voulez-vous, de bonne
volonte, me remettre cette lettre?... Voulez-vous que nous nous
separions amis?...

Le blesse fit peniblement un geste de la main pour designer une poche
interieure de son pourpoint. Pardaillan prit la lettre. Les yeux du
blesse indiquerent un profond desespoir.

--Voyons, dit Pardaillan, emu de pitie, qu'est-ce que cela peut vous
faire, au bout du compte?... Vous ne craignez pas, je suppose, que j'use
de cette lettre comme d'une arme contre la signorita Fausta?

--Je le crains, murmura le blesse d'une voix a peine intelligible...
Vous allez... porter... cette lettre au roi de France... je suis un
homme.... deshonore.

--Vraiment, dit Pardaillan, vous craignez cela? Vous ne redoutez que
cela? Et si je vous prouve que vous vous trompez? que je ne rendrai
nullement cette missive a Valois?...

--Pas de preuve... possible! murmura le blesse.

--Si! il y en a une, dit Pardaillan. Et la voici!

A ces mots, sans l'ouvrir, sans la decacheter, sans jeter un coup d'oeil
sur la suscription, Pardaillan se mit a dechirer la lettre en petits
morceaux. Lorsqu'elle eut ete ainsi reduite en miettes certainement
illisibles, ces fragments minuscules, il les jeta en l'air.

Pendant cette operation, le comte Luigi avait tenu attaches sur
Pardaillan ses yeux pleins de stupefaction. Puis, l'etonnement fit
place a une sorte d'admiration. Et, d'un ton qui traduisit toute sa
reconnaissance, il murmura:

--Merci, monsieur!...

Pardaillan haussa les epaules.

--Je vous ai prevenu que j'avais seulement l'intention de jouer un tour
a votre Fausta. C'est fait. Quant a me servir d'une lettre tombee en
mon pouvoir pour faire assassiner une femme, ce n'est pas dans mes
habitudes. Cette lettre detruite n'existe plus, meme dans mon souvenir.
Etes-vous rassure?...

--Oui, monsieur... et je vous benis... de m'avoir donne... une pareille
assurance... avant de mourir...

--Eh! mordieu, vous ne mourrez pas!

Le blesse secoua tristement la tete. Puis, epuise par les efforts qu'il
venait de faire, il s'evanouit.

Pardaillan alla a son cheval et fouilla vivement l'une des fontes. La,
sous le pistolet, il y avait des bandages, de la charpie, enfin tout ce
qu'il faut a un homme pour panser provisoirement une blessure. Puis il
se mit a degringoler la falaise par un sentier presque a pic, mouilla
dans l'eau de mer un fort tampon de charpie, remonta au pas de charge,
lava la blessure, y appliqua de la charpie et banda le tout le plus
proprement du monde.

--C'est de l'eau salee, dit Pardaillan. Cela pique. Mais ce n'en est que
meilleur. Maintenant, monsieur, attention. Je vais vous soulever et vous
placer sur mon cheval...

Pardaillan se baissa, placa ses mains sous les reins du blesse et,
agissant a la fois avec douceur et avec force, le souleva et l'assit sur
le cheval.

--Pouvez-vous vous tenir ainsi jusqu'a Gravelines? dit-il.

--Je le crois...

--En route donc. Si vous vous affaiblissez, appelez-moi.

Et, trainant son cheval par la bride, se retournant tous les deux pas
pour examiner son blesse, Pardaillan se mit en chemin au petit pas.
Vingt minutes plus tard, il atteignait les premieres maisons du village.

Gravelines ne se composait que d'une trentaine de cabanes de pecheurs.
Mais l'entree de ce cheval ramenant un blesse avait attire autour de
Pardaillan quelques bonnes femmes et une bande effaree de marmots.

--L'auberge? demanda Pardaillan.

--Il n'y a pas d'auberge! fit l'une des femmes.

--Qui d'entre vous veut gagner dix ecus? reprit alors Pardaillan.

--Moi, dit la femme qui venait de parler. Si c'est pour loger et soigner
ce cavalier, je m'en charge.

Le blesse fut transporte a quelques pas devant une chaumiere, et couche
sur un matelas de varech.

--Y a-t-il un chirurgien? un medecin? demanda Pardaillan.

--Non, mais nous avons le sorcier. Un vieux qui sait tout, qui guerit
les fievres, et sait soigner les blessures.

A ce moment, celui que, dans le village, on appelait le sorcier, prevenu
sans doute de l'evenement, faisait son entree dans la chaumiere. C'etait
un vieillard a physionomie intelligente, a l'oeil vif et malicieux. Sans
rien dire, il s'agenouilla pres du blesse et defit les bandages, puis se
mit a examiner la plaie.

--Qu'en dites-vous, monsieur? demanda Pardaillan.

--Je dis que c'est fort grave. Mais il en reviendra.

--Ah! fit Pardaillan avec un soupir de soulagement.

Mais aussitot une pensee se fit jour dans sa tete. Si le blesse en
revenait, il irait trouver Farnese, et lui raconterait ce qui s'etait
passe en lui donnant oralement le contenu de la lettre. Alors, tout ce
qu'avait fait Pardaillan devenait inutile! Il attira le sorcier dans un
coin.

--Vous etes sur, fit-il, qu'il en reviendra?

--Tres sur!

--Mais c'est que je voudrais bien que mon ami puisse continuer son
voyage...

Le sorcier secoua la tete:

--S'il bouge de ce matelas avant huit jours, il meurt, dit-il. S'il
essaie de marcher avant un mois, tout sera remis en question. S'il monte
a cheval avant deux mois, je ne reponds de rien!...

Deux mois!...

C'etait plus de temps qu'il n'en fallait a Pardaillan.

Quoi qu'il en soit, le sorcier fit si bien qu'au bout de quatre jours
il put positivement declarer le blesse hors de tout danger. Ces quatre
jours, Pardaillan les avait passes dans la chaumiere. Sur que le comte
Luigi ne mourrait pas et serait convenablement soigne, certain d'autre
part qu'il ne pourrait rejoindre et prevenir Farnese, le chevalier, un
beau matin, fit ses adieux a celui qu'il avait a moitie tue, et reprit
a petites journees le chemin de Paris. Il avait une double tache a
accomplir. Retrouver Maurevert, d'abord. Et ensuite pouvoir rencontrer
Guise...



XXIII

BLOIS

Pendant que Pardaillan courait sur la route de Dunkerque et s'emparait
de la lettre destinee a Farnese, le duc de Guise, au milieu d'une
imposante escorte, s'avancait vers Blois ou, de tous les points de
la France, accouraient les deputes de la noblesse, du clerge et du
Tiers-Etat pour cette supreme conference a laquelle Henri III avait
convie son peuple, et qu'on appelle les etats generaux de Blois.

La securite de Guise etait absolue, Maurevert lui avait rendu un compte
exact des forces dont Henri III pouvait disposer, soit environ quarante
mille hommes.

Ces forces considerables etaient sous la main d'un hardi capitaine qui
avait fait ses preuves sur plus d'un champ de bataille. C'etait le brave
Crillon. Les troupes de Crillon occupaient le chateau et la ville.

Le roi etait donc defendu, bien defendu. Malgre cela, la securite de
Guise etait complete.

Il savait, en effet, que chacun des cent cinquante gentilshommes qui
l'accompagnaient avait mis en lui toutes ses esperances et toute sa
fortune future. Il n'en etait donc pas un qui ne fut pret a se faire
massacrer pour sauver le chef. Il savait en outre qu'une fois arrive a
Blois il allait trouver les deputes des trois ordres, et que, parmi ces
deputes, seigneurs, bourgeois, pretres, il n'en etait pas un qui ne lui
fut devoue corps et ame. En realite donc, il allait etre le veritable
maitre aux etats generaux.

C'est de ces diverses choses que causait Guise pendant sa derniere
journee de marche. Il etait entoure a ce moment de huit ou dix de ses
plus intimes qui, formant peloton, marchaient en avant du gros de
l'escorte. Et, peu a peu, dans ce groupe d'intimes, une selection
s'etait faite, en sorte que le duc avait fini par se trouver en avant,
entre Bussi-Leclerc et Maineville, ses inseparables, ceux pour qui il
n'avait rien de cache.

Dans le petit clan que formaient ainsi le duc et ses deux fideles
agents, il etait tout naturellement question de Pardaillan.

--Enfin, disait Maineville, nous voila debarrasses du quidam. Mais, pour
mon compte, j'en eprouve quelque regret. La noyade fut trop douce pour
lui...

--C'est vrai, rencherit Bussi-Leclerc, et, quant a moi, j'eusse eprouve
quelque plaisir a lui rendre...

--La lecon d'escrime qu'il te donna? fit Maineville en riant.

--Non, pardieu! Cela, je le lui ai rendu... Ne te rappelles-tu pas que
je le desarmai dans la Bastille?

--Je n'y etais pas... ainsi...

--Mais Maurevert y etait!... Est-ce vrai. Maurevert?

--Parfaitement vrai, fit Maurevert qui marchait derriere Guise. Tu lui
fis sauter l'epee des mains par trois fois, et le truand dut s'avouer
vaincu...

Bussi-Leclerc eut un geste de vive satisfaction et remercia Maurevert
d'un regard.

On arrivait au village de Villerbon...

--Allons, messieurs, dit Guise d'une voix sombre, ne parlons plus des
morts... Bussi, pique donc au galop jusqu'a ces cavaliers que tu vois
la-bas, et sache ce qu'ils veulent.

Sur la place de l'Eglise, dans le village, une soixantaine de cavaliers,
en effet, etaient arretes... mais Bussi-Leclerc n'eut pas le temps
d'executer l'ordre qu'il venait de recevoir. Les cavaliers venaient
d'apercevoir la troupe de Guise et galopaient a sa rencontre. Un
instant. Guise se troubla et sa main descendit jusqu'a l'epee de fer de
sa rapiere. L'idee que Henri III lui avait menage un guet-apens passa
dans son esprit comme un eclair. Mais il se rassura aussitot. Les
cavaliers etaient sur lui et criaient:

--Monseigneur, vous etes le bienvenu!...

C'etait une troupe de gentilshommes deputee par les seigneurs assembles
dans Blois pour aller a sa rencontre, le saluer et l'assurer de toute
fidelite...

A ce moment, le roi de France, pale et nerveux, se trouvait dans
l'appartement qu'il occupait au premier etage du chateau. Henri III,
avec une agitation qui contrastait avec son indolence habituelle, allait
et venait, s'approchait souvent d'une fenetre d'ou il pouvait voir la
cour carree et le porche majestueux du chateau.

Henri III attendait le duc de Guise!...

Sur la terrasse de la Perche aux Bretons, il y avait cinquante
gentilshommes armes en guerre. Une compagnie de Suisses occupait la cour
carree. Le grand escalier etait plein de seigneurs royalistes dont le
sombre visage annoncait qu'ils n'attendaient rien de bon de l'arrivee du
duc. Toutes les autres cours et les autres escaliers du chateau etaient
occupes par des gens d'armes.

Dans le salon lui-meme, une vingtaine de gentilshommes attendaient,
silencieux et les yeux fixes sur le roi. Dans un coin, Catherine de
Medicis, causant avec son confesseur, contrastait par sa serenite et sa
gaiete avec toute cette sombre impatience.

--Ou est Biron? est-il de retour? fit tout a coup Henri III.

--Sire, me voici, fit le marechal de Biron Armand de Gontaut, baron de
Biron, etait alors age de soixante-quatre ans; mais il portait encore la
cuirasse avec une facilite que lui enviaient de plus jeunes.

--Ah! te voila, mon vieux brave! dit Henri III Je craignais que tu ne
fusses pas ici aujourd'hui, car je t'avais donne conge pour huit jours.

--Oui, mais j'ai appris l'arrivee de M. le duc. Peste sire, je n'aurais
eu garde de manquer une si belle occasion de lui presenter mes
respects!... Et sire vous voyez que je suis arrive a temps...

Le roi se mit a rire, les gentilshommes eclaterent.

En effet, a ce moment meme, une rumeur montait de la cour carree:
c'etait un bruit de chevaux qui passaient sous le porche, un cliquetis
d'armes et d'eperons de cavaliers mettant pied a terre... Henri III
palit.

--Comte de Loignes, dit-il d'une voix alteree, voyez donc ce qui se
passe dans la cour.

Il le savait tres bien. Il devinait que c'etait Guise qui arrivait. Et,
avant d'avoir recu aucune reponse il se dirigea vers un grand fauteuil
place sur une estrade et formant trone. Il s'y assit et, d'un geste
rageur enfonca son chapeau sur son front.

--Sire! s'ecria Chalabre qui s'etait precipite a la fenetre en meme
temps que Loignes, c'est M. le duc de Guise, que Dieu le tienne en sa
garde!

--A moins que le diable ne l'emporte! murmura Montsery pres du roi.

--Ah! fit Henri III d'un ton d'indifference si parfaitement jouee qu'il
stupefia sa mere... Tiens! le duc de Guise?... Et que peut-il venir
faire ceans?...

--Nous allons le savoir, sire, car le voici qui monte le grand
escalier...

C'etait vrai. Dans le grand escalier, on entendait la rumeur confuse
d'une foule qui monte. Cette foule, c'etait toute l'escorte du duc qui
l'accompagnait jusqu'a la porte du roi... Il y avait la une menace qui
n'echappa point a Crillon. Arrive devant la porte du salon, il se tourna
vers les gentilshommes guisards et dit:

--Monseigneur, monsieur le duc de Mayenne, monsieur le cardinal, le roi
m'a charge de vous faire savoir qu'il vous accorde audience. Quant a
vous, messieurs, veuillez attendre...

L'escorte demeura donc echelonnee dans l'escalier. Et, comme cet
escalier etait deja occupe par un grand nombre de seigneurs royalistes
et de gens d'armes, il en resulta qu'il se trouva plein de gens qui se
regardaient de travers et qui, sur un mot, se fussent rues les uns sur
les autres.

Crillon avait ouvert la porte, fait entrer messieurs de Lorraine et
soigneusement referme lui-meme la porte.

Les trois freres s'avancerent vers le fauteuil ou Henri III, le chapeau
sur la tete, les regardait venir sans un geste, sans un tressaillement
de la physionomie.

Le duc de Guise, moins habile que Henri III a dissimuler ses sentiments,
n'avait pu s'empecher de palir devant la reception glaciale qui lui
etait faite. Il s'arreta a trois pas du trone et s'inclina profondement,
ainsi que ses freres.

Enfin, le roi abaissa son regard sur le duc, et, de sa voix legerement
nasillante, d'une rare impertinence quand il le voulait, il demanda:

--C'est vous, monsieur le duc?... Qu'avez-vous a nous dire?...



XXIV

RECONCILIATION

Ces paroles du roi firent passer un frisson parmi les assistants, tous
royalistes: et les trois freres purent entendre le fremissement des
epees qui se heurtaient comme des feuilles d'acier.

--Sire, dit le duc d'une voix assuree, vous savez que mon frere le
cardinal est president du clerge en meme temps que Mgr le cardinal de
Bourbon. Il n'y a donc rien que de naturel a sa presence aux Etats que
Votre Majeste a daigne convoquer en cette ville...

--Et vous, monsieur le duc? reprit Henri III avec la meme impertinence.

--Sire, continua Guise, vous savez que mon frere Mayenne est president
de la noblesse en meme temps que M. le marechal comte de Brissac...

--Marechal de barricades, comme M. de Bourbon est cardinal de
conspiration! dit sourdement le roi.

Et, cette fois. Guise palit. Car l'attaque etait directe, et surement
l'orage allait crever...

--Mais, reprit le roi, il ne s'agit pas de vos deux freres. Il s'agit de
vous. Je suis bien aise de les voir pres de vous... de vous voir
tous trois ensemble... mais je vous demande specialement a vous: que
venez-vous faire ici?...

A ce moment, Catherine de Medicis se rapprocha du roi et se tint debout
pres de l'estrade. Cette sombre figure de spectre qui apparut soudain
a Guise lui sembla le mauvais augure de quelque catastrophe. Il jeta
autour de lui un rapide regard, il vit les seigneurs royalistes prets
a sauter sur lui, et peu s'en fallut qu'il n'eut a ce moment la parole
irrevocable.

"S'il fait un signe suspect, pensa-t-il rapidement, j'appelle mes
gentilshommes... et... bataille!..."

Il resolut d'atermoyer encore s'il le pouvait, et repondit:

--Sire, je pourrais vous dire que, depute de la noblesse au meme titre
que tant d'autres seigneurs, j'ai pu, j'ai du me rendre a la convocation
que Votre Majeste...

--Il ne s'agit pas de votre presence aux etats generaux, interrompit
le roi qui avait l'obstination froide, terrible et parfois cruelle. Il
s'agit de votre presence ici, chez moi, chez le roi! Qu'y venez-vous
faire?...

Ces paroles etaient effrayantes. La situation l'etait plus encore.
Guise, eperdu, balbutia quelques paroles confuses. Son frere, le
cardinal, lui marcha rudement sur le pied, d'un air qui voulait dire:

--Qu'attendez-vous? Degainons, morbleu!...

L'angoisse qui pesait sur cette scene d'une terrible violence fut portee
a son comble par ces paroles que Henri III, plus nasillant que jamais,
ajouta tout a coup:

--En tout cas, j'ai pu voir que vous etes venus en bonne et nombreuse
compagnie. Peste! je vous en fais mon compliment!

--Sire... intervint la reine mere.

--Laissez, madame!... Par les saints, il y a ici un roi; il n'y a qu'un
roi; et, quand le roi parle, tout le monde doit se taire, meme vous,
madame!... Mon cher cousin, je vous faisais donc compliment sur votre
escorte. Mais, dites-moi, il me semble qu'il y manque quelqu'un...

--Qui cela, sire? dit le duc de Guise en devenant livide.

--Mais... le moine qui devait m'occire en la cathedrale de Chartres.
L'avez-vous donc oublie a Paris?

Ces paroles eclaterent comme un coup de tonnerre.

Deja, le duc de Guise se tournait vers la porte, il allait pousser le
cri de rescousse, et qui peut savoir ce qui se fut alors passe?...
lorsque, tout a coup, Catherine de Medicis, allongeant son bras maigre,
laissa tomber ces mots, de cette voix de supreme autorite dont elle
usait bien rarement:

--Messieurs de Lorraine, ecoutez-moi, ecoutez la reine! Le roi veut bien
que je parle. N'est-ce pas que vous le voulez, mon fils?

Les personnages qui assistaient a cette scene demeurerent figes dans
l'attitude qu'ils venaient de prendre. Seul, le duc de Guise fit un
demi-tour vers la reine mere. Alors, Catherine de Medicis continua:

--Monsieur le duc, vous ignorez surement que nous avons decouvert a
Chartres un complot contre Sa Majeste; un moine, en effet, un moine
s'etait vante de frapper le roi... Mais Dieu veille sur le fils aine
de l'Eglise... le complot avorta... Toujours est-il que ce moine, pour
penetrer dans Chartres, s'etait glisse a notre insu dans les rangs de la
grande procession... C'est cela que Sa Majeste a voulu dire...

--J'ignorais, en effet, balbutia le duc, qu'il put y avoir dans tout le
royaume un etre assez criminel, assez insense pour oser porter la main
sur la personne royale...

--Maintenant, reprit Catherine avec son plus gracieux sourire, le roi
ayant accorde audience a notre cher cousin, lui demande simplement quel
est le but special de cette audience... Sa question n'a pas d'autre
portee.

Guise regarda Henri III qui, craignant d'avoir ete trop loin et de
n'etre pas en mesure de sortir d'un mauvais pas, fit un signe de tete
affirmatif. Une detente se produisit dans l'assemblee, on comprit que le
roi venait de reculer.

--Sire, dit alors Guise d'une voix raffermie, et vous, madame et reine,
l'audience que Votre Majeste a bien voulu nous accorder a, en effet, un
but special. Je suis venu non pas a Blois, mais precisement au chateau
de Blois. Je suis venu non pas aux conferences, mais justement chez Sa
Majeste. Et, si j'ai prie mes deux freres de m'accompagner, si j'ai
invite tout ce que je connaisse de gentilshommes amis a me suivre ici,
c'est que j'avais a dire des paroles solennelles... et j'eusse voulu que
toute la noblesse de France fut presente dans ce salon...

--Qu'a cela ne tienne! dit hardiment le roi. Qu'on ouvre les portes, et
qu'on fasse entrer tout le monde!...

Cet ordre fut immediatement execute. La porte du salon ouverte a double
battant, un huissier cria:

--Messieurs, le roi veut vous voir!

Alors, tous les seigneurs qui attendaient dans l'escalier et sur la
terrasse entrerent. Le salon fut bientot bonde. Ceux qui ne purent
entrer s'arreterent sur le palier et jusque sur les marches de
l'escalier. Une intense curiosite pesait sur cette foule assemblee.

--Mon cousin, dit le roi, vous avez maintenant auditoire a souhait.
Parlez donc hardiment.

--Je parlerai avec plus de franchise encore que de hardiesse, dit le duc
de Guise. Sire, lorsque j'ai eu l'honneur de vous voir a Chartres, je
vous ai dit que votre ville de Paris reclamait a grands cris la
presence de son roi dont elle ne peut se passer, sous peine de deperir.
Maintenant, sire, j'ajoute: c'est le royaume entier qui reclame la fin
des discordes, et supplie Sa Majeste de reprendre visiblement les renes
du gouvernement. A tort, bien a tort, sire, moi, Henri Ier de Lorraine,
duc de Guise, j'ai ete considere comme brandon de guerre civile. A mon
grand regret, ceux qui voulaient porter le trouble dans le royaume ont
espere trouver en moi un chef de revolte, alors que je suis seulement
le chef de l'une des armees royales. Ces esperances des fauteurs de
troubles seraient encouragees par moi si, d'une voix haute je n'y
mettais un terme. Sire, je suis venu loyalement deposer mon epee a vos
pieds et vous proposer une reconciliation solennelle, si toutefois il y
a jamais eu de veritable querelle...

--Et, il n'y en a jamais eu! cria la reine mere.

Il serait difficile de donner une idee exacte de la stupefaction qui se
peignit sur le visage des gentilshommes tant guisards que royalistes,
lorsque le duc de Guise eut acheve de parler. Pour les uns, c'etait
l'effondrement subit, inexplicable et inexplique d'une conspiration
qui durait depuis quinze ans. Pour les autres, c'etait une instinctive
mefiance devant une attitude si nouvelle chez l'orgueilleux duc.

Quant a Henri III, s'il fut etonne, joyeux ou non, nul ne put le savoir,
car son visage demeura impenetrable. Seulement, il regarda sa mere, qui
lui fit signe et dit:

--Voila de nobles paroles que vient de prononcer la notre cousin! Quel
dommage qu'une scene aussi attendrissante n'ait pas le seigneur Dieu
pour temoin!...

Le roi etait des longtemps habitue a comprendre sa mere a demi-mot. Se
levant donc:

--Monsieur le duc, demanda-t-il, seriez-vous dispose a repeter ces
paroles devant le Saint-Sacrement?

Le duc eut une hesitation inappreciable, puis repondit:

--Certainement, sire! Quand Votre Majeste voudra...

--Ainsi, vous seriez pret a faire serment de reconciliation sur le
Saint-Sacrement expose a l'autel?...

--Je suis pret, sire... Des que nous serons rentres a Paris, s'il plait
a Votre Majeste, nous irons a Notre-Dame, et...

--Monsieur le duc, interrompit le roi, il y a partout des autels, et
partout on trouve Dieu quand on le cherche. La cathedrale de Blois me
parait tout aussi favorable que Notre-Dame pour un tel serment...

--Je ne demande pas mieux, sire... Quand Votre Majeste voudra... des
demain!

--Demain!... qui sait ou nous serons demain? C'est tout de suite,
monsieur le duc, c'est dans l'heure qui commence que nous devons aller
au pied de l'autel...

Guise eut une nouvelle hesitation; et, cette fois, si courte qu'elle eut
ete, Catherine, qui le devorait des yeux, la remarqua. Mais deja le duc
repondait d'une voix ferme:

--Tout de suite, si cela plait a Votre Majeste!

--Crillon, dit le roi, nous allons a la cathedrale. Messieurs; vous en
etes tous. Il faut que ce soit un spectacle dont il soit parle dans tout
le royaume, et dont l'histoire garde le souvenir! Et maintenant, qu'on
me laisse seul.

Tout le monde sortit. La reine mere demeura seule aupres de Henri III.

--Eh bien, ma mere? dit gaiement le roi, nous allons donc rentrer a
Paris?... Des que les conferences seront terminees, nous nous mettrons
en route.

--Oui, dit alors la vieille reine, voila ce qui vous tient le plus au
coeur! Rentrer dans Paris! Reprendre vos amusements favoris dans le
Louvre et ailleurs, preparer fetes sur fetes, au risque de voir se
dechainer encore les bourgeois las de payer vos folies! La belle avance
de rentrer au Louvre, si vous y rentrez diminue, fantome de roi,
n'ayant plus qu'une ombre de pouvoir!... Vous croyez donc a cette
reconciliation?

--Pourquoi n'y crois-je pas, si M. de Guise le jure sur le
Saint-Sacrement? dit Henri III avec une sincerite qui fit sourire
amerement Catherine.

--Prenez garde, mon fils!...

--Oh! madame, fit le roi, se meprenant au sens de cet avertissement,
Crillon aura certainement pris les precautions necessaires... et
justement le voici! ajouta-t-il pour couper court a l'entretien...

Catherine de Medicis poussa un soupir, jeta un profond regard sur son
fils et se retira lentement, tandis que Crillon faisait en effet son
entree dans le salon et annoncait au roi qu'on n'attendait plus que son
bon plaisir pour se mettre en route vers la cathedrale...

Le roi descendit aussitot dans la cour carree et sourit a la vue de ces
gentilshommes qui formaient une masse imposante, a la vue plus imposante
encore des gens d'armes que Crillon avait disposes. Il monta a cheval.
Tous l'imiterent aussitot.

Le roi sortit du chateau, precede d'une fanfare de trompettes, d'une
compagnie de mousquetaires, et encadre par un triple rang de ses
gentilshommes. Le duc de Guise venait immediatement derriere lui et
se trouvait ainsi separe de ses partisans. Toute cette formidable et
brillante cavalcade se dirigea vers la cathedrale dans une sorte de
recueillement inquiet. On n'osait parler. Chacun se demandait si cette
ceremonie ne cachait pas un guet-apens.

Le chapitre de la cathedrale, prevenu en toute hate, s'etait reuni, et,
revetu de ses ornements sacerdotaux, attendait Sa Majeste.

Le roi mit pied a terre devant l'eglise ou il entra aussitot, toujours
silencieux, et suivi par cette foule non moins silencieuse. Guise
marchait pres de lui, un peu en arriere.

En un instant, la cathedrale se trouva remplie. Le roi et Guise
marcherent jusqu'au maitre'autel. Le cure doyen de la cathedrale
s'agenouilla alors, entoure de ses vicaires, fit une courte oraison.
Puis, il monta les degres de l'autel, ouvrit le tabernacle, decouvrit
l'ostensoir d'or et, tandis que les pretres entonnaient le _Tantum
ergo_, il se retourna en soulevant l'embleme dans ses mains levees.

Toute l'assistance etait tombee a genoux; le roi avait le premier donne
l'exemple. Enfin, l'ostensoir ayant ete expose sur l'autel, le roi se
releva et regarda fixement le duc de Guise. Celui-ci, d'un pas ferme,
monta les degres de l'autel et etendit la main droite.

--Sur l'Evangile et le Saint-Sacrement, dit le duc d'une voix que tout
le monde put entendre, tant en mon nom qu'au nom de la Ligue dont je
suis lieutenant general, je jure reconciliation et parfaite amitie a Sa
Majeste le Roi...

Henri III qui, jusque-la, avait conserve un doute, rayonna de joie, et,
montant a son tour, il etendit la main et dit:

--Sur l'Evangile et le Saint-Sacrement, je jure reconciliation et
parfaite amitie a mon feal cousin duc de Guise et a messieurs de la
Ligue...

Alors, des vivats eclaterent parmi les royalistes, tandis que les
gentilshommes guisards demeuraient sombres et silencieux. Le roi tendit
la main au duc qui, profondement, s'inclina. La reconciliation etait
scellee.



XXV

CATHERINE RECOIT LA LETTRE...

Le soir, pendant la grande reception qui eut lieu au chateau, les gens
de la Ligue montrerent un visage serein, joyeux, et meme quelque peu
moqueur quand leurs yeux s'arretaient sur Henri III.

Le roi, qui dinait d'assez bon appetit, contre son habitude, ne
remarquait nullement ce qu'il y avait de singulier dans cette attitude
des guisards. Mais d'autres le remarquaient pour lui. Et, parmi ces
autres, se trouvaient Ruggieri et Catherine de Medicis.

L'astrologue assistait au diner du roi du fond d'un cabinet perce d'un
invisible judas a travers lequel il pouvait tout voir. Catherine l'avait
mis la en lui recommandant d'etudier la physionomie des Guise. Jamais la
vieille reine n'avait eprouve angoisse pareille. Il y avait un malheur
dans l'air.

A la table du roi avaient pris place le marechal de Biron, Villequier,
d'Aumont, du Guast, Crillon, les trois Lorrains et quelques seigneurs de
la Ligue. Les convives etaient fraternellement meles les uns aux autres,
et, si le roi n'eut ete assis dans un fauteuil un peu plus eleve que,
les autres, on ne l'eut pas distingue de ses invites.


--Par Notre-Dame de Chartres, a qui, en partant, j'ai fait cadeau d'une
belle chape de drap d'or! s'ecriait a un moment le roi de France, je
voudrais bien savoir la figure que ferait le maudit Bearnais s'il nous
voyait reunis a la meme table!... J'en ris rien que d'y penser!...

Le roi se mit a eclater. Le duc de Guise eclata aussi, puis toute la
tablee, puis tous les seigneurs debout.

--Il me semble que je l'entends, continua le roi. Il en pousserait un
Ventre-Saint-Gris!...

Et Henri III repeta le juron favori du Bearnais en imitant si bien son
accent gascon que, cette fois, les rires partirent d'eux-memes et de bon
coeur.

--A propos, sire, savez-vous ce qu'il fait en ce moment? demanda le
cardinal de Guise. Eh bien, il est retourne a La Rochelle ou il va
presider l'assemblee generale des protestants.

--Quelque chose comme les etats generaux de la huguenoterie, fit le roi.
Nous ne le craignons plus. Qu'il assemble tout ce qu'il voudra. Nous
marcherons contre lui, et, avec l'aide de Dieu, avec l'aide de notre ami
(il regardait le duc), nous le taillerons en pieces.

--Sire, dit le duc de Guise, s'il plait a Votre Majeste, nous
preparerons cette expedition...

--Des notre rentree a Paris, dit le roi. Nous n'aurons pas de repos tant
que La Rochelle sera aux mains des huguenots.

Ayant dit, le roi but un grand verre de vin, et tous les convives
l'imiterent. Ce fut ainsi que se passa ce diner, ou il fut question
de tout, excepte des etats generaux pour lesquels tout ce monde etait
reuni.

Catherine de Medicis, malgre son age, malgre sa faiblesse, etait restee
jusqu'a la fin. Quand elle fut seule, elle entra dans la salle a manger
et se dirigea vers le cabinet ou elle avait laisse Ruggieri... A ce
moment, dans la demi-obscurite, un gentilhomme se dressa pres d'elle.

--Maurevert! dit sourdement la reine.

--Oui, madame, dit Maurevert en s'inclinant.

Puis, il se redressa, regarda la reine et reprit:

--Ce meme Maurevert qui tira sur l'amiral Coligny ce coup d'arquebuse
que vous n'avez pas oublie, sans doute. Ces temps sont lointains, et je
craignais fort que mes traits ne rappelassent plus rien au souvenir de
Votre Majeste... je vois avec bonheur qu'il n'en est rien...

Catherine de Medicis fixait un sombre regard sur l'homme qui lui parlait
avec une sorte d'insolente familiarite. Mais ce n'est pas Maurevert
qu'elle voyait... C'etait le passe formidable evoque soudain par la
presence de cet homme. Elle examina plus attentivement Maurevert et dit:

--Oui, vous avez ete un bon serviteur. Vous avez fait beaucoup pour mon
fils Charles IX.

--Non, madame, dit Maurevert; c'est pour vous ce que j'ai fait...

Catherine demeura pensive devant cette insistance. Elle connaissait
Maurevert pour un des plus mysterieux et des plus terribles serviteurs
qui eussent evolue jadis dans son orbite. Elle savait qu'il ne faisait
rien sans motif.

--Monsieur de Maurevert, reprit-elle tout a coup, ou etiez-vous le jour
des Barricades?

--Je vous comprends, madame, fit Maurevert. J'ai servi le duc de Guise.
Je l'ai servi avec ardeur et fidelite. J'ai fait, pour la reussite de
ses projets, autant que je fis jadis pour la reussite des votres. Depuis
le jour des Barricades, je suis donc un ennemi du roi votre fils et de
vous-meme. Et, si, par hasard, le roi se decidait a faire couper le cou
a M. de Guise, il est sur que je serais, moi, a tout au moins pendu.
C'est bien la la pensee de Votre Majeste?

--Je vois, monsieur de Maurevert, que vous etes toujours tres
intelligent, dit la reine avec un sourire mortel. Mais, enfin, je
suppose que ce n'est pas pour me prouver votre intelligence que vous
m'etes venu trouver?... Que voulez-vous donc? Parlez.

--J'attendais cet ordre de Votre Majeste, dit Maurevert. Voici donc,
madame, ce que je suis venu vous dire. Lorsque nous exterminames les
huguenots, lorsque, pour vous, pour vous seule, je risquai mon sang, ma
vie, non pas une fois, mais dix fois, sans compter, Votre Majeste m'a
fait certaines promesses... J'en ai attendu l'execution pendant dix ans.
Un jour, je me mis sur votre passage, et votre regard me fit comprendre
que j'etais oublie... J'ai tenu a vous dire, madame, pourquoi je me suis
jete dans le parti de la Ligue, pourquoi j'ai tout fait pour soutenir
les pretentions avouees ou secretes de M. de Guise, pourquoi enfin je
suis devenu un ennemi de la fortune des Valois...

--Vraiment, monsieur, vous avez tenu a me dire cela?

--Oui, madame, fit Maurevert avec calme. Et, maintenant que je me suis
soulage. Votre Majeste peut me faire arreter... Mais vous saurez que, si
je vous ai trahie, c'est que vous m'avez trompe, vous!

--Ah! vipere! murmura sourdement la reine... Il faut bien que votre
Guise soit redoutable pour que vous osiez parler ainsi a votre reine! Je
ne vous fais pas arreter... mais je vous chasse!

A ce moment, une voix a la fois grave, humble et caressante se fit
entendre:

--Madame et reine veneree, pardonnez-moi si j'ose m'interposer entre
votre auguste colere et ce gentilhomme. Restez, monsieur de Maurevert.
La reine vous y autorise...

C'etait Ruggieri! Il avait tout vu et tout entendu de son cabinet...
Il fit un signe rapide a Catherine de Medicis. Et la reine, toujours
maitresse de ses passions, prononca:

--Monsieur de Maurevert, je vous pardonne ce que votre attitude et vos
paroles ont pu avoir d'etrange...

Maurevert mit un genou a terre et dit:

--Je crois maintenant que je puis dire a la reine tout ce que j'etais
venu lui dire.

--Vous avez donc encore quelque chose sur le coeur, mon cher monsieur de
Maurevert?...

--Eh! s'ecria Ruggieri, c'est bien simple. Il a sur le coeur de ne pas
avoir ete recompense selon son merite. Et il faut le recompenser, ce
digne gentilhomme.

Maurevert s'inclina.

--Et, sans doute que, pour etre plus sur d'obtenir une recompense
digne de vous, continua l'astrologue, vous apportez quelque chose a la
reine?...

--En effet, monsieur... j'apporte quelque chose a Sa Majeste... Je lui
apporte... ce que je lui apportai jadis au Louvre, le dimanche soir de
Saint-Barthelemy...

--Quoi donc? fit Ruggieri, tandis que la reine palissait.

--Une tete, repondit Maurevert.

--Suivez-moi, ordonna Catherine.

La reine descendit par un escalier derobe qui donnait sur son
appartement. Cet appartement, situe au rez-de-chaussee, se trouvait
juste au-dessous de l'appartement du roi, et en reproduisait la
disposition.

Catherine de Medicis fit entrer Ruggieri et Maurevert dans un petit
oratoire et, ayant renvoye ses suivantes, prit place dans un fauteuil.

--Que voulez-vous? dit la vieille reine en fixant son regard sur
Maurevert.

--Pardon, madame, intervint Ruggieri, Votre Majeste veut-elle me
permettre de placer ici un mot? Eh bien, il me semble qu'avant de
demander a ce gentilhomme ce qu'il veut nous devons lui demander ce
qu'il donne...

Catherine secoua la tete.

--Que voulez-vous? repeta-t-elle a Maurevert.

--Peu de chose, madame, dit Maurevert. Je me contenterai de trois cent
mille livres. Et il ajouta:

--Ce que j'apporte vaut en effet un million. Et, ne demandant que trois
cent mille livres, j'estime donc a sept cent mille livres le plaisir que
j'ai a servir les interets de Votre Majeste...

--Bon! pensa la reine, prompte a comprendre. Il parait que tu as une
rude dent contre le Guise, et qu'au besoin tu le trahirais pour rien...

--Ruggieri, ajouta-t-elle tout haut, fouille dans ce meuble... la... le
troisieme tiroir... et donne-moi l'un de ces parchemins que tu vois...

Ruggieri obeit et placa sur la table, devant la reine, un des parchemins
demandes. Ces parchemins, c'etaient des bons sur la cassette royale tout
prepares d'avance, scelles du sceau de Henri III et signes de sa main.
La reine le remplit, et la feuille se trouva ainsi libellee:

"Bon pour la somme de cinq cent mille livres que notre tresorier
versera, au vu des presentes, es mains du sire de Maurevert, pour
services particuliers rendus a nous..."

Catherine tendit le bon a Maurevert qui n'eut pas un tressaillement,
bien qu'il eut aussitot remarque la majoration enorme de la somme qu'il
avait indiquee lui-meme.

--Votre Majeste est la generosite meme, se contenta-t-il de dire.

Mais, comme il disait ces mots, il eut un fremissement. En effet, le
libelle du bon portait au bas cette formule ecrite d'avance:

Ladite somme payable a... le...

Ni le nom de la ville ni la date n'avaient ete remplis par Catherine
de Medicis. Des lors, le bon n'avait aucune valeur. Catherine qui, des
yeux, suivait attentivement la physionomie de Maurevert, sourit et dit:




--Rendez-moi ce bon, monsieur; je crois que j'ai oublie...

--En effet, dit Maurevert en replacant le parchemin sur la table. Votre
Majeste a omis la date et le lieu du paiement...

--Ou voulez-vous etre paye, mon cher monsieur de Maurevert? demanda la
reine avec un charmant sourire.

--Mais a Paris, s'il plait a Votre Majeste...

--A Paris. Bien. Vous voyez, j'ecris: Payable a Paris... Reste la
date... Quand voulez-vous etre paye?...

--Le plus tot possible, fit Maurevert en riant.

--Le plus tot possible, dit la reine. Tres bien. Voyez: j'indique la
date la plus rapprochee possible, c'est-a-dire le jour meme ou le roi
pourra disposer a son gre de ses finances... c'est-a-dire...

Et Catherine, les levres serrees, les sourcils contractes, la
physionomie devenue soudain terrible, acheva d'ecrire:

Payable a Paris, le LENDEMAIN DE LA MORT DE M. LE DUC DE GUISE.

Maurevert lut sans surprise les mots que Catherine venait d'ecrire. Il
prit le bon, le plia froidement, le fit disparaitre dans une poche de
son pourpoint, et dit:

--Je remercie Votre Majeste. La date qu'elle indique me convient
parfaitement.

--Cette date est donc bien rapprochee? demanda la reine palpitante.

--Oh! cela ne depend pas de moi, madame! Car moi, je ne suis ni Dieu
pour decreter la mort de Mgr de Guise... ni le roi... pour l'envoyer a
l'echafaud...

--L'echafaud! dit sourdement Catherine qui se redressa, livide...

Ruggieri considerait ardemment Maurevert.

--Expliquez-vous nettement, dit a son tour l'astrologue... Il ne s'agit
donc pas...

--D'une arquebusade dans le genre de celle que j'envoyai a Coligny? fit
Maurevert. Nullement. Aussi, au lieu d'ecrire: "Payable au lendemain de
la mort", Votre Majeste eut plus justement ecrit: "Payable le lendemain
de l'execution de M. de Guise."

--Maurevert, dit la vieille reine haletante, tu aurais donc vraiment le
moyen de porter quelque terrible accusation contre le duc?... Parle, mon
ami!...

--Papier pour papier, dit Maurevert.

A ces mots, il tira de sa poche une lettre qu'il remit a la reine.
Catherine y jeta un avide regard et murmura:

"L'ecriture de Guise..."

Catherine et Ruggieri se pencherent en meme temps sur la lettre posee
sur la table.

Cette lettre, c'etait celle-la meme que Guise avait remise a Maurevert
pour Fausta, Maurevert avait copie la lettre, remis la copie
parfaitement imitee a Fausta et garde l'original pour lui. La signature
"Henri, duc de Guise... POUR LE MOMENT" constituait l'aveu echappe a la
prudence du duc. Ce mot eclairait la lettre. "Qui vous savez", c'etait
le roi!...

Lorsque Catherine eut lu et relu cette lettre non pour en decouvrir
le sens, car ce sens lui apparaissait tres clair, a elle, mais pour y
chercher la possibilite d'accabler le duc sous une accusation capitale,
elle demanda:

--A qui etait adressee cette lettre?

--A la princesse Fausta... dit Maurevert.

--Donc, elle ne l'a pas recue?...

--Pardon, madame. La princesse Fausta a recu la lettre... ou une copie
de la lettre.

Catherine le regarda avec une certaine admiration.

--Vous etes sur que nul autre que vous n'a vu cette lettre? reprit-elle.

--Parfaitement sur madame!...

Catherine appuya son coude sur la table, sa tete sur sa main, et les
yeux fixes sur le papier, se plongea en une profonde reverie.

"La princesse Fausta!" murmura-t-elle enfin.

A quoi songeait-elle donc en prononcant ce nom?...



XXVI

PARDAILLAN AU COUVENT

Quelques jours se sont passes depuis le depart du duc de Guise. Paris
est inquiet.

Au palais Fausta, une douzaine de jours apres le depart des Lorrains,
un mouvement se produit. Fausta a lu la lettre que Guise lui a fait
remettre par Maurevert. Fausta a pris la resolution de rejoindre le duc
a Blois.

Tout est donc pret pour le voyage. Une litiere attend devant la porte.
Douze hommes d'armes recrutes depuis peu lui serviront d'escorte. Fausta
monte dans la litiere avec ses deux suivantes: Myrthis et Lea.

Au moment du depart, Fausta jette un long regard sur ce palais ou elle
a pense, aime, souffert, calcule, combine la plus formidable des
conspirations. L'image de Pardaillan passe dans son esprit assombri.
Mais elle secoue la tete... Il est mort... elle est delivree!...

Or, a l'heure meme ou Fausta sortait de Paris par la porte
Notre-Dame-des-Champs, apres une courte station au couvent des jacobins
situe dans le voisinage de cette porte, le chevalier de Pardaillan
rentrait dans la ville par la porte Saint-Denis, c'est-a-dire par
l'extremite opposee.

Il s'en etait venu a petites journees. A Amiens, il s'etait arrete
deux jours. Il eprouvait une certaine lassitude. Solitude d'ame et de
corps... Il etait seul dans la vie...

En somme, il s'interessait a deux choses: d'abord frapper Maurevert.
Ensuite, faire rentrer dans la gorge du duc, moyennant sa bonne rapiere,
les insultes que Guise avait proferees contre lui, le jour ou, pour
sauver Huguette, le chevalier s'etait rendu.

"Supposons, songeait-il, que je terrasse Maurevert, et Guise, et Fausta.
Que ferai-je apres?"

Voila ou etait la question... Que faire de sa vie?... Il s'ennuyait et
s'ennuyait tout simplement parce que la vieille cicatrice de son coeur
n'etait pas fermee encore et parce qu'il ne savait ou aller quand il
aurait enfin regle ses comptes,--s'il y arrivait.

"Que ferai-je?... Ou irai-je? Demanderai-je l'hospitalite au petit duc,
et me laisserai-je vieillir dans l'espoir d'enseigner les mysteres du
contre de sixte aux enfants de Violetta? M'en irai-je vieillir aupres
d'Huguette?"

Longtemps, Pardaillan s'arreta sur cette pensee avec un inexprimable
attendrissement.

"Apres tout, finit-il par se dire, il y a encore des grandes routes en
France et ailleurs. Il y aura toujours des arbres le long de ces routes,
du soleil dans l'air, a moins que ce ne soit de la pluie..."

Lorsque Pardaillan reprit son chemin vers Paris, il n'avait en somme
decide qu'une chose; c'est qu'il surveillerait de pres les faits et
gestes de M. de Guise. Aussi, en arrivant a peu pres a la meme heure ou
Fausta sortait de Paris, lorsqu'il eut appris par le premier bourgeois
venu que le duc de Guise etait a Blois, Pardaillan se dit:

"Eh bien, je continue ma route jusqu'a Blois."

Mais sans doute une reflexion qui traversa son esprit le fit changer
d'idee. Seulement, il evita de passer par la rue Saint-Denis; il ne
voulait pas s'arreter a la Deviniere, peut-etre dans la crainte d'etre
retenu par Huguette.

Parvenu a la Seine, Pardaillan traversa le pont Notre-Dame. Tout en
haut de la rue Saint-Jacques et pres des remparts, il arreta son cheval
devant le porche du couvent des jacobins, mit pied a terre, et heurta le
marteau de la porte.

Un judas s'entrouvrit, a travers lequel le frere portier lui demanda ce
qu'il voulait, l'informant aussitot qu'on ne recevait ni pelerins ni
voyageurs dans ce couvent.

Pardaillan ayant repondu qu'il venait simplement faire visite au
reverend frere Jacques Clement, le portier, avec un empressement qui lui
parut bizarre, ouvrit la porte et le pria d'entrer.

--Veuillez attendre dans ce parloir. Notre bon frere Clement va etre
prevenu.

Et le frere portier partit en toute hate. Seulement, ce ne fut pas vers
la cellule de Jacques Clement qu'il se dirigea, mais vers l'appartement
du prieur Bourgoing, a qui il raconta qu'un laic voulait voir le frere
Clement.

Bourgoing ne douta pas un instant que ce visiteur ne fut un homme envoye
dans le but de s'aboucher avec Jacques Clement en vue du grand-oeuvre,
c'est-a-dire l'assassinat d'Henri III. Il donna donc l'ordre non pas de
faire venir frere Jacques au parloir, mais bien de conduire le visiteur
a la cellule du reverend.

Il faut ajouter que ces allees et venues avaient peu surpris Pardaillan,
et qu'il n'y avait prete qu'une mediocre attention. Lorsque le
frere portier revint, il se contenta donc de suivre le moine qui le
conduisait.

Apres de nombreux tours et detours, ce moine s'arreta devant la porte
entrebaillee d'une cellule et dit:

--C'est ici, vous pouvez entrer, mon frere...

Pardaillan poussa la porte, entra, et vit Jacques Clement qui, assis a
une petite table, ecrivait.


Lorsque le chevalier entra, le moine se retourna, l'apercut, cacha
precipitamment sous un livre ce qu'il ecrivait, et une vive rougeur
envahit ses joues pales. Il se leva et s'avanca vers Pardaillan, les
mains tendues.

--Que Dieu soit loue! dit-il.

--Mort Dieu! fit Pardaillan qui serra les mains du moine, qu'on a donc
du mal a parvenir jusqu'a vous!... et jetant un regard autour de lui:
comment pouvez-vous vivre ici? fit-il avec un frisson. C'est le tombeau
anticipe... pour des gens comme vous qui prennent les choses trop-a
coeur.

Clement eut un sourire amer.

--Cher et digne ami, fit-il, vous etes comme un rayon de soleil qui
entrerait dans une tombe. Des que vous paraissez, tout s'eclaire et
sourit... C'est si triste, ici!

--Pourquoi y restez-vous?

--Ce n'est pas moi qui l'ai voulu ainsi. Eleve dans un couvent, j'ai
vecu au couvent, comme le lierre vit attache a l'arbre au pied duquel il
est ne.

---Que faisiez-vous donc quand je suis entre? reprit curieusement
Pardaillan au bout d'un instant de silence.

Jacques Clement rougit encore.

--C'est bien, c'est bien, fit le chevalier, je ne vous demande pas vos
secrets.

Mais, en meme temps, il jeta un rapide regard sur le bas de la feuille
que le moine avait cachee, et qui depassait sous le livre. Et il eut un
sourire de stupefaction.

--Des vers! s'ecria-t-il. Vous ne m'aviez pas dit que vous etiez poete!

En effet, c'etaient des vers qu'ecrivait le jeune moine.

--Oh! oh! continuait le chevalier, qui, sans facon, avait saisi la
feuille et la parcourait, quel zele... religieux! Or, ca... quelle est
cette Marie?...

Le moine avait pali.

--Je me distrais parfois, balbutia-t-il, a ces amusements profanes...

Le chevalier tournait et retournait le papier en tous sens. Soudain, il
tressaillit et murmura:

--Marie de Montpensier!... Ah! ah!... C'est a la duchesse de Montpensier
qu'il fait ces declarations enflammees!... Tenez, ajouta-t-il tout
haut en rendant le papier a Jacques Clement, je ne me connais guere en
poesie; mais je trouve ces vers admirables, et il faudra que la personne
a qui ils sont destines soit bien difficile de n'etre pas de mon avis...

Le moine reprit sa feuille de papier et la cacha, cette fois, dans son
sein.

--Voyons, dit alors le chevalier, avez-vous un peu abandonne ces idees
effrayantes qui vous bouleversaient quand nous nous rencontrames a
Chartres?

Et Pardaillan fit le geste de l'homme qui donne un coup de dague.

--Vous voulez parler, dit Jacques Clement d'une voix basse, mais ferme
et tranquille, de ma resolution de tuer Valois?... Pourquoi y aurais-je
renonce?... Valois mourra!... J'ai pour vous, pour l'infinie gratitude
que je vous dois, recule l'heure de l'execution. Mais cette heure
viendra!...

Pardaillan frissonna. Il y avait dans l'attitude et la voix du moine une
effrayante resolution.

--Pardaillan, reprit Jacques Clement, vous m'avez demande d'attendre.
Mais a votre tour, quand vos desseins sur Guise seront accomplis,
laissez-moi marcher a ma destinee... La mere du roi a tue ma mere...
Eh bien, le fils d'Alice tuera le fils de Catherine!... Et rien, rien,
entendez-vous, ne peut le sauver si vous etes venu me dire: "Allez! la
vie de Valois m'est a cette heure inutile!..." Est-ce la ce que vous
etes venu me dire, chevalier?...

--Non, repondit Pardaillan; pas encore!...

A ce moment, le prieur Bourgoing entra dans la galerie, sur laquelle
s'ouvraient les portes des cellules, et, a pas etouffes, s'approcha de
facon a ecouter ce qui se disait chez Jacques Clement.

--J'attendrai donc, reprenait celui-ci. J'attendrai. Mais les paroles
que vous m'apporterez seront le signal de la mort de Valois.

--C'est bien ce que je pensais! songea le prieur. Ce gentilhomme est de
la conspiration, et c'est sans doute lui qui doit donner le signal!...

--Voyons, reprit Pardaillan, j'etais venu vous faire une proposition. Je
souhaite qu'elle vous agree...

--Voyons la proposition, fit le moine avec un sourire.

--C'est de m'accompagner a Blois ou je me rends tout de ce pas...

--Parfait! songea le prieur dans la galerie.

--A Blois! s'ecria sourdement Jacques Clement.

--Mon Dieu, oui. Figurez-vous, mon cher ami, que je m'ennuie depuis
quelque temps. Alors, pour me distraire, j'ai entrepris de voyager.

--A Blois! repeta Jacques Clement avec un frisson.

--Oui, a Blois, fit negligemment le chevalier. Mais pourquoi a Blois, me
direz-vous?... D'abord on y voit le roi...

--Bravo! cria en lui-meme le prieur Bourgoing, de plus en plus persuade
que le visiteur cherchait a entrainer le moine a l'execution de l'acte
attendu.

--Ensuite, continua Pardaillan, on y voit toute la noblesse du royaume
assemblee pour les etats generaux. Enfin, on y voit M. de Guise,
l'illustre duc de Guise...

--Brave gentilhomme! murmura le prieur.

--Et autour de Mgr le duc, acheva Pardaillan, une suite brillante,
spirituelle, sans compter de belles et nobles dames comme la duchesse de
Montpensier!...

Pardaillan lanca ce dernier trait dans un eclat de rire. Jacques Clement
palit affreusement, saisit la main du chevalier et murmura d'une voix
eteinte:

--Vous etes sur... que celle... que vous dites...

--Est a Blois?... Dame! Ou voulez-vous qu'elle soit? Allons,
laissez-vous emmener par moi. Nous nous distrairons l'un l'autre...
Mais, au fait, j'y songe... peut-etre ne pouvez-vous pas a votre gre
sortir d'ici?...

A ce moment, quelqu'un parut, qui s'avanca avec un large sourire de
bienveillance. C'etait le prieur.

--Eh bien, fit-il, mon cher frere, etes-vous content?... Oui, je vois
que vous etes content. Je suis certain que ce gentilhomme a du vous
donner d'excellents conseils... Il faut les suivre, mon enfant, il faut
ecouter ce gentilhomme.

--Mais, mon reverend, murmura Jacques, stupefait.

--Pas de mais, fit Bourgoing. Ce gentilhomme, j'en suis sur, n'a pu que
vous conseiller des choses excellentes...

--Ma foi, mon reverend, dit Pardaillan passablement etonne, lui aussi,
je lui conseillais tout simplement de voyager...

--Digne conseil! s'ecria Bourgoing. Mais de quel cote?

--Je lui conseillais d'aller a Blois.

--C'est admirablement conseille. L'air de Blois est sublime. Du moins,
on me l'a assure. Or, notre cher frere est malade, tres malade... il lui
faut un air pur et fortifiant...

--C'est ce que je lui disais, fit Pardaillan.

--Et moi, je lui ordonne de vous ecouter. Vous entendez, mon frere? Je
vous ordonne de vous conformer a tous les conseils de ce gentilhomme.
Faites donc a l'instant vos preparatifs de depart. Moi, je vais
commander qu'on vous selle mon meilleur cheval de route. Recevez ma
benediction, mon frere, et vous aussi, monsieur.

Et le prieur Bourgoing, laissant le chevalier stupefait, se hata de
sortir en murmurant:

--Sur ma parole, dit-il, voila le plus agreable moine que j'aie
rencontre de ma vie. Ainsi donc, nous partons?

Pardaillan eclata de rire.

--Oui, dit Jacques Clement, qui tremblait legerement.

--Le grand jour est proche...

Une demi-heure plus tard, au parloir ou Pardaillan etait descendu, le
moine parut, vetu de cet habit de cavalier qu'il portait pendant son
voyage a Chartres. Devant la porte du couvent, un cheval attendait
selle, pres de celui de Pardaillan. Le chevalier et le moine se mirent
en selle.



XXVII

MOURIR OU TUER?

Peut-etre Pardaillan avait-il une idee de derriere la tete en entrainant
Jacques Clement a Blois. Toujours est-il qu'ils sortirent ensemble de
Paris et prirent aussitot le chemin de Chartres pour, de la, se rendre,
au but de leur voyage.

Il n'y avait pas une heure qu'ils avaient quitte le couvent des jacobins
lorsqu'un cavalier en sortit a son tour. Ce cavalier n'etait autre que
le frere portier en personne, lequel, monte sur une excellente mule,
s'en allait a Blois pour le compte du prieur Bourgoing.

Le moine portait une lettre cachee sous son froc. La lettre etait a
l'adresse de la duchesse de Montpensier.

Ceci pose, nous laisserons Jacques Clement et Pardaillan. La scene que
nous allons retracer se passait une semaine apres la remise a Catherine
de Medicis de la lettre payee a Maurevert cinq cent mille livres.

Ce jour-la, donc, c'etait le dimanche 12 novembre. Un epais brouillard
montait de la Loire, a l'assaut de la colline sur laquelle s'etagent
les rues de Blois. Dans ces rues, on ne voyait personne. Par contre, le
chateau etait encombre de seigneurs.

Un courrier venait d'arriver de La Rochelle, au grand etonnement des
courtisans royalistes ou guisards unis dans une haine commune contre les
huguenots. Que pouvait bien vouloir le Bearnais?...

Comme preuve de confiance et de grande amitie, le roi avait ouvert
devant tous la missive d'Henri de Navarre. Et il la lut a haute voix.
En resume, le Bearnais, parlant au nom des protestants rassembles a La
Rochelle, faisait une double demande:

1 deg. Il demandait qu'on restituat aux huguenots les biens qui leur avaient
ete confisques; 2 deg. il reclamait pour eux la liberte de conscience.

Cette lecture, faite, comme nous avons dit, a haute voix par le roi
lui-meme, fut accueillie par des huees, des rires, des menaces contre le
messager qui, tres calme et tres digne, attendait la reponse.

--Que dois-je repondre au roi mon maitre? demanda le huguenot quand la
tempete des rires et des menaces se fut un peu apaisee.

--Dites au roi de Navarre, dit Henri III, que nous reflechirons aux
questions qu'il nous soumet, et que, quand nous aurons pris une
decision, c'est M. le duc de Guise, lieutenant general de nos armees,
qui lui portera notre reponse...

Cette reponse devait avoir d'incalculables consequences.

C'est en effet apres l'avoir recue que Henri de Navarre prit la campagne
avec son armee, resolu a conquerir, les armes a la main, ce qu'on lui
refusait de bonne foi.

Voila quels evenements s'etaient passes en cette soiree de novembre.

Le roi, mis de bonne humeur par les acclamations qui avaient accueilli
sa reponse, etait reste jusqu'a dix heures, causant de preference avec
les gentilshommes de la Ligue, et faisant toutes sortes de caresses
au duc de Guise. Enfin, le signal de la retraite avait ete donne. Les
appartements royaux s'etaient vides. Le roi etait dans sa chambre.

A ce moment, la reine mere entra. Henri III, qui ne la voyait jamais en
tete-a-tete qu'avec ennui ou avec une sourde terreur, ne put s'empecher
de faire une grimace.

Catherine de Medicis s'etait assise silencieusement.

--Henri, dit la vieille reine d'une voix douloureuse et presque
tremblante, bientot, je n'y serai plus. Alors, vous me regretterez
peut-etre. Alors, peut-etre, vous rendrez justice au sentiment qui m'a
toujours guidee et qui est celui d'une affection... indestructible,
puisque votre ingratitude n'a pu l'attenuer...

--Je sais que vous m'aimez, ma mere, dit Henri III d'une voix
caressante.

--Ma mere! fit Catherine. Il vous arrive bien rarement de m'appeler
ainsi, Henri, et ce mot est doux a mon coeur. Oui, je vous aime, et
profondement. Mais vous, Henri, vous ne m'aimez pas. J'ai trouve plus
d'affection chez Charles et chez Francois, que je n'aimais guere, vous
le savez... et pourtant, ajouta-t-elle sourdement, je les ai... laisses
mourir... parce que je voulais vous voir sur le trone...

Catherine baissa la tete, et plus sourdement, ajouta:

--Henri!... savez-vous le premier mot que me dit votre pere lorsqu'il
m'epousa?...

--Non, madame, mais je pense que ce fut une parole d'amour... fit Henri
en baillant.

--J'etais jeune... presque une enfant. J'arrivais d'Italie tout
enfievree par la joie de voir Paris, d'etre la reine dans ce grand beau
royaume de France... J'etais belle... Je venais, decidee a aimer de
tout mon coeur cet epoux qui etait un si grand roi! et qu'on disait si
aimable... Je le vois encore... Il etait habille tout de satin blanc...
Il s'approcha donc, m'examina cinq minutes. Je defaillis presque... Et
quand il m'eut bien examinee, il se pencha sur moi et me dit: Mais,
madame, vous sentez la mort!... Et votre pere sortit de la chambre
nuptiale. Ce fut une triste vie que la mienne jusqu'au jour ou le coup
de lance de Montgomery me fit veuve... Eh bien, Henri ma vieillesse est
aussi triste que le fut ma jeunesse...

--Madame, balbutia Henri III, ma mere...

Catherine l'arreta d'un geste.

--Je sais quels sont vos sentiments. Epargnez-vous toute contrainte.
Votre pere me l'a dit: "Je sens la mort", et toute ma vie s'est resumee
dans cette question qui s'est dressee devant moi tous les jours: tuer ou
etre tuee!...

--Que voulez-vous dire? s'ecria Henri, pris de cette sorte de terreur
que lui inspirait si souvent sa mere.

--Je veux dire que toute ma vie, j'ai du tuer pour ne pas l'etre... il
faut que je tue encore pour que vous ne mouriez pas, vous que j'aime...
vous, mon fils!...

--Je dois donc mourir! fit Henri d'une voix etranglee. On veut donc me
tuer!...

--Vous l'eussiez ete cent fois deja, si je n'avais ete la!...

Henri III fut secoue par un frisson; sa mere ne l'ennuyait plus... elle
l'epouvantait.

--Or, reprit Catherine avec un sourire amer, puisque votre pere a
declare que je sens la mort, je ne dois pas le faire mentir.

En parlant ainsi, la vieille reine se redressa. Henri la considerait
avec une admiration melee d'effroi.

--Que disions-nous? reprit Catherine. Oui... que je ne voulais pas
faire mentir votre pere. Je dois repandre autour de moi de la mort. Et
aujourd'hui encore, la terrible question revient plus pressante, plus
apre que jamais: mourir ou tuer!... Mon fils, voulez-vous mourir?
Voulez-vous tuer?... Choisissez!...

--Au nom de Notre-Dame! murmura Henri en faisant un signe de croix,
expliquez-vous, ma mere!

Catherine tira un papier de dessous les voiles noirs qui l'enveloppaient
et le tendit a Henri, qui le saisit avidement, s'approcha d'un flambeau
et se mit a lire. Quand il eut fini sa lecture, Henri se tourna vers sa
mere. Il etait livide, et ses mains tremblaient.

--Ainsi, gronda-t-il. Guise veut m'assassiner malgre son serment
d'amitie?

Catherine fit un signe de tete affirmatif.

--Qui vous a remis cette lettre? reprit Henri III.

--Un serviteur de Guise, un traitre,, car il a ses traitres comme nous
avons eu les notres... le sire de Maurevert.

--Il faut recompenser cet homme, madame!

--C'est fait.

--Et depuis quand avez-vous cette lettre?

--Depuis huit jours, repondit Catherine.

Elle n'eut pas plus tot prononce ces mots qu'elle s'en repentit... En
effet, le roi s'etait ecrie:

--Huit jours!... La lettre est donc anterieure au serment d'amitie!...

--Oui! repondit Catherine. Mais qu'importe! Si vous croyez que Guise a
voulu vous tuer, qu'importe le moment ou il l'a voulu!...

--Madame, dit froidement Henri III, vos soupcons vous egarent. Rien
dans cette lettre ne prouve positivement que le duc a pu concevoir ce
forfait. Et l'eut-il concu, le serment efface tout. Eh! n'ai-je pas
voulu le tuer moi-meme?... Cela m'empeche-t-il de tenir mon serment de
bonne foi?

--Aveugle! murmura Catherine. Ainsi, vous refusez de me croire, mon
fils!

--Je crois, dit Henri fermement, que votre affection vous rend injuste.
Croyez-vous, madame, que j'eprouve une amitie pour le duc? Il est fort,
il tient le royaume avec sa Ligue. Si je veux rentrer a Paris en roi, je
dois plier aujourd'hui, quitte a prendre ma revanche plus tard. Quant
a supposer qu'il veuille se parjurer, ceci, madame, est tout a fait
impossible.

--Et si je vous le prouvais, Henri?...

--Oh! malheur a lui, en ce cas!

--Sire, dit Catherine en se levant, je vous demande trois jours; dans
trois jours, je vous apporterai la preuve!

--Malheur! repeta le roi. Malheur sur lui!



XXVIII

LES FOSSES DU CHATEAU

Or, en ce meme dimanche dont nous venons d'esquisser la soiree, tandis
que se passaient les evenements que nous venons de raconter, une autre
scene bien differente se deroulait dans une autre partie de la ville.

Vers quatre heures et demie, en effet, c'est-a-dire a l'heure ou la
nuit commencait a tomber et ou, deja, le crepuscule s'etendait sur la
campagne de Blois, un moine monte sur une mule s'approchait au petit
trot de la porte de la ville. Ce moine n'etait autre que le frere
portier du couvent des jacobins, celui-la meme que le prieur Bourgoing
avait charge d'une mission de confiance pour la duchesse de Montpensier.

Frere Timothee avait plus d'une fois deja servi de messager au prieur
Bourgoing, et il avait mainte expedition sur ses etats de service.
C'etait un ancien reitre qui avait fait les guerres de religion et
n'avait pas encore tout a fait depouille le vieil homme. C'est-a-dire
qu'il avait conserve des habitudes de paillard, qui lui avaient ete fort
cheres dans sa jeunesse.

Lorsqu'il arriva en vue de Blois, par une brumeuse soiree de novembre,
le soleil venait de se coucher, et la nuit venait rapidement, en sorte
qu'il entra dans la ville comme on allait fermer les portes.

Notre homme avisa une auberge qui se trouvait placee, par son enseigne,
sous la protection du grand saint Matthieu. Mais, ayant jete par la
fenetre grillee du rez-de-chaussee un coup d'oeil dans la grande salle,
il poussa un soupir en constatant que cette auberge n'etait point le
fait d'un pauvre moine.

Autour des tables chargees de venaisons fumantes, de pates, de volailles
dorees, de cruches de vin, une quarantaine de gentilshommes avaient
pris place, et, jurant, sacrant, pincant les servantes, riant a gorge
deployee, s'interpellant les uns les autres, faisaient joyeuse
ripaille. Ces gentilshommes etaient tous de la suite de Guise, et leur
conversation qui roulait tantot sur les etats generaux, tantot sur le
roi lui-meme, etait pleine de sous-entendus menacants a l'adresse de
Henri III.

Le moine n'entendait rien. Mais il voyait les visages illumines par le
vin, les pourpoints qui se degrafaient, les machoires qui fonctionnaient
avec frenesie, et il se disait:

--Ce doit etre bien bon!...

A ce moment, comme il poussait un deuxieme soupir et qu'il allait se
remettre en quete d'une auberge plus modeste, il tressaillit, et ses
yeux se fixerent sur un gentilhomme qui, assis a l'ecart a une table ou
cinq ou six couverts etaient dresses, attendait sans doute des convives
pour commencer a diner.

--Que vois-je? murmura le moine. Ne serait-ce pas ce bon M. de
Maurevert? C'est bien lui, de par saint Matthieu, patron de cette
auberge!... Je puis tres bien me confier a M. de Maurevert qui est un de
nos fideles, un intime du reverend Bourgoing; je vais lui demander ou je
pourrai bien trouver la duchesse de Montpensier... Et comme il m'estime,
peut-etre m'invitera-t-il a partager avec lui les choses succulentes
dont, selon toute vraisemblance, il va se nourrir ce soir... Allons!...

Cela dit, frere Timothee, qui en sa double qualite d'ancien reitre et de
moine etait doublement imprudent, attacha sa mule a l'un des anneaux du
perron, entra majestueusement dans la salle et, le visage epanoui se
dirigea droit sur Maurevert.

Maurevert, qui, en effet, etait en relations suivies avec le prieur
Bourgoing, de meme que les gentilshommes du service de Guise, reconnut
parfaitement le frere portier des jacobins.

--Ah! monsieur le marquis de Maurevert, commenca le moine, la bouche en
coeur et les yeux luisants.

--Je ne suis pas marquis, fit Maurevert.

--Monsieur le baron, alors, je suis bien heureux...

--Je ne suis pas baron, interrompit Maurevert.

Le moine, qui avait mis dans sa tete que Maurevert paierait l'ecot de
son diner, ne se laissa pas intimider par cet accueil severe. Tirant
donc a lui un escabeau, il s'assit sans y etre invite.

--Mon gentilhomme, dit-il, je suis sur que le reverend Bourgoing
serait bien heureux s'il apprenait, en ce moment, en quelle excellente
compagnie je me trouve. Pare celle-la! ajouta Timothee en lui-meme.

En effet, Maurevert, qui, devant l'insistance du moine, froncait deja
les sourcils et s'appretait a lui faire rudement sentir la distance qui
separe un frocard d'un gentilhomme, se derida soudainement au nom de
Bourgoing et preta l'oreille.

--Est-ce donc a dire, fit-il, en essayant de demeler les intentions du
frere portier, que le prieur vous adresse a moi?...

--Pas tout a fait... mais presque... Daignez permettre, mon gentilhomme,
je meurs de soif.

En meme temps, Timothee remplit un gobelet jusqu'aux bords et le vida
d'un seul trait.

--A votre sante, a celle de la Ligue, murmura-t-il en clignant de
l'oeil, et a la mort du tyran!...

Maurevert tressaillit... Il se pencha vers le moine et d'une voix basse,
rapide:

--Est-ce pour cela que vous venez a Blois?...

Timothee, encore, cligna de l'oeil, reponse qu'il jugeait apte a
concilier son desir de bien diner et sa complete ignorance de la mission
dont il etait charge... il portait une lettre, voila tout. Mais cette
reponse, Maurevert l'interpreta dans le sens de l'affirmative.

Sa haine contre le duc de Guise, plus encore que le desir de passer
le plus tot possible chez le tresorier royal lui faisait souhaiter
ardemment la mort du duc.

On concoit l'interet enorme que prit tout a coup a ses yeux frere
Timothee, envoye de Bourgoing, c'est-a-dire d'un ligueur enrage.

--Buvez, puisque vous avez soif, dit-il d'une voix tres adoucie.

--Je ne meurs pas seulement de soif, mais aussi de faim. Songez donc,
messire, que j'ai fait en moins de quatre jours le voyage de Paris a
Blois... Cette fois, songea-t-il, tu m'invites a diner!

Et un troisieme clignement des yeux indiqua toute l'importance de la
mission que le moine venait remplir a Blois.

--C'est donc bien presse? fit Maurevert qui palit a cette idee que
Guise, peut-etre, allait agir le premier... Au nom des grands interets
que vous connaissez, si vous m'etes envoye, je vous somme de parier. Et
si ce n'est pas moi que vous cherchez, je vous en prie...

--Mon cher monsieur de Maurevert, dit le moine, c'est bien vous que je
cherchais, car voila quatre heures que je cours apres vous. Le reverend
prieur m'a expressement recommande de ne rien faire sans vos amis. Je
parlerai donc. Mais je vous avoue qu'avant diner, mes idees ne sont
jamais bien nettes...

--Venez! dit Maurevert qui, tout a coup, se leva et gagna rapidement la
porte, de facon qu'on vit qu'il ne sortait pas en compagnie du moine.

Frere Timothee demeura un instant abasourdi, jeta un dernier regard
navre du cote de la cuisine, acheva par acquit de conscience le pot de
vin qui etait devant lui, et sortit a son tour sans avoir ete autrement
remarque. Dans la rue, il detacha sa mule et, melancolique, s'appreta a
suivre Maurevert qui l'attendait.

--Je veux vous traiter, dit Maurevert, selon vos merites, c'est-a-dire
beaucoup mieux qu'en cette auberge. Suivez-moi donc a quelques pas, car
il importe qu'on ne nous voie pas ensemble, vous comprenez?

--Si je comprends! s'ecria Timothee qui prit au meme instant une figure
rayonnante.

La nuit etait tout a fait venue. Les rues etroites de Blois etaient
plongees dans les tenebres que le brouillard faisait plus intenses.
Maurevert montait une ruelle escarpee, pavee de cailloux pointus
destines a aider la descente des chevaux.

"Si cet imbecile est porteur de quelque ordre grave, je le saurai,
reflechissait Maurevert. Et je previendrai la vieille Medicis. Alors, de
deux choses l'une: ou c'est le roi qui agit le premier, ou c'est Guise
qui tue Valois. Dans le premier cas, j'aurai rendu un immense service
a la monarchie, et il faudra bien qu'on m'en tienne compte. Dans le
deuxieme cas, j'en serai quitte pour attendre une nouvelle occasion de
prouver a Guise qu'on ne me traite pas impunement comme un valet. Et
comme il ne sait rien, comme il ne peut rien savoir, je demeure son
intime!"

Maurevert s'arreta devant une auberge de mediocre apparence. C'est la
qu'il avait son logis. Timothee fit la grimace et soupira:

--L'auberge du Grand-Saint-Matthieu me paraissait infiniment
respectable.

--Ne vous fiez pas aux apparences, ricana Maurevert d'un ton qui, un
instant, donna le frisson a Timothee. Je vous ai promis de vous traiter
selon vos merites, et je vous jure que vous le serez. Entrez donc,
faites mettre votre mule a l'ecurie, puis traversez la salle, montez
l'escalier qui se trouve au fond, et faites-vous donner la chambre n deg. 3.

Timothee commencait a se repentir d'avoir suivi Maurevert. Il eprouvait
un etrange malaise. En somme, il eut bien voulu s'en aller, quitte a mal
diner. Mais la rue etait deserte. Maurevert le surveillait.

Il se conforma donc aux instructions qu'il venait de recevoir.

L'hotesse le conduisit a la chambre n deg. 3, et se retira en emportant la
benediction du moine qui demeura seul. Une demi-heure se passa.

"Est-ce que, par hasard, se demanda le moine, ce M. de Maurevert se
moquerait de moi?"

A ce moment la porte s'ouvrit, et Maurevert parut, en mettant un doigt
sur sa bouche. Le moine se contenta de suivre Maurevert qui, par un
deuxieme geste, l'invitait a venir avec lui.

Le gentilhomme traversa le couloir sur lequel s'ouvraient diverses
chambres de l'hotellerie, et penetra dans le logement situe juste en
face de celui du moine. Des lors, le visage du frere Timothee rayonna
plus que jamais, et de rubicond qu'il etait, devint incandescent.

En effet, au beau milieu de cette piece ou Maurevert venait d'entrer,
une table toute dressee offrait aux regards les elements d'un diner
pres duquel ceux du Grand-Saint-Matthieu n'eussent ete que de simples
hors-d'oeuvre.

--Mon cher hote, dit Maurevert, asseyez-vous, et usez sans facon d'une
hospitalite qui vous est offerte de meme...

--En ce cas, je me debarrasserai de ce froc qui me gene pour manger!

En meme temps, le digne frere portier, ayant jete son froc en travers du
lit, apparut en jaquette de cuir et s'assit resolument, le couteau au
poing, jetant sur un pate un regard de defi.

--Attaquons! dit Maurevert... Mais je vois que vous avez conserve
quelques habitudes de votre ancien metier, puisque vous portez jaquette
de cuir. Vous avez donc ete soldat avant d'etre jacobin?...

--Saint-Denis, Jarnac, Moncontour, Dormans, Couras... enumera le moine
en brandissant son couteau.

Le repas se continua parmi ces propos et d'autres. Tout a fait revenu
de ses preventions, le moine mangeait comme deux hommes raisonnables et
buvait comme quatre.

Le moment vint ou Maurevert s'apercut que son convive etait juste dans
l'etat d'esprit ou il avait desire.

--Et vous disiez donc, commenca-t-il, que le reverend Bourgoing vous
adressait a moi?

--Pas tout a fait; je suis venu voir la duchesse de Montpensier.

--Pourquoi? demanda Maurevert, en debouchant un nouveau flacon.

--Pourquoi? bredouilla frere Timothee. Je n'en sais rien.

--Diable! Je suppose que, pourtant, ce n'est pas pour lui faire une
declaration d'amour?

--Eh! eh!... je pourrais plus mal tomber! fit le moine avec
l'outrageante fatuite des ivrognes. Mais enfin, la verite est que je lui
porte une lettre et que j'ignore ce qu'il y a dans cette lettre, et que
j'ignore ou et quand je pourrai rencontrer la duchesse, et que j'ai
compte sur vous pour...

--Remettre la lettre? Je m'en charge!

--Non, non, s'ecria le moine. Le tres reverend Bourgoing m'a dit:
"Timothee, plutot que de parler a qui que ce soit de cette lettre,
arrachez-vous la langue!..."

--Mais puisqu'il vous a dit de m'en parler!

--Il a ajoute, continua le moine qui, pris a son propre mensonge,
jugea convenable de ne pas entendre cette interruption... il a ajoute:
"Timothee, plutot que de vous laisser prendre cette lettre, faites-vous
tuer. Mais avant de mourir, avalez-la!" Je ne puis donc, mon
gentilhomme, ni vous montrer ni vous remettre cette missive qui est la,
cousue a l'interieur de mon froc...

--Alors, que voulez-vous de moi?

--Mais... que vous me conduisiez a la duchesse...

--Diable!... Ce sera difficile, car, surement, elle dort en ce moment...

--Aussi n'ai-je pas dit ce soir, tout de suite... Il suffira que je la
puisse voir apres-demain...

--Il sera trop tard, fit Maurevert en secouant la tete.

--Demain matin, alors!

--Trop tard encore!... La duchesse quitte Blois demain matin. Je le
tiens de M. le duc de Guise lui-meme Bah! vous en serez quitte pour
attendre son retour. Car le duc m'a affirme qu'elle ne serait pas plus
d'un mois ou deux absente...

--Trop tard! trop tard! gemit le moine en faisant le geste de s'arracher
les cheveux. Que vais-je dire au reverend?... Il va me chasser! ou
peut-etre, pis encore!

--C'est probable, dit froidement Maurevert. Mais voyons, votre chagrin
me fend le coeur. Peut-etre y a-t-il un moyen de tout arranger... Ce
serait de voir la duchesse tout de suite. Je suis assez bien en cour
pour prendre sur moi de la faire reveiller.

--Partons! dit le moine. Ou demeure la duchesse?

--Pres du chateau, repondit Maurevert, Allons, remettez votre froc, et
prenez courage: je me charge de tout.

--Mais comment allons-nous sortir?

--Vous l'allez voir, dit Maurevert qui, traversant le couloir apres
avoir eteint les flambeaux, penetra dans la chambre qui portait le
numero 3, c'est-a-dire la chambre que le moine, sur sa recommandation,
avait demandee.

Maurevert ouvrit la fenetre. Et alors, frere Timothee put se rendre
compte qu'un de ces escaliers exterieurs, comme il y en avait a bien des
maisons, partait de cette fenetre pour aboutir a la rue.

Si le moine eut ete moins tourmente, et par ses pensees et par le vin,
il eut pu s'etonner que Maurevert lui eut justement recommande cette
chambre et non une autre. Mais il ne pensait pas si long. Il descendit
et Maurevert le suivit, en laissant la fenetre ouverte derriere lui.

A ce moment-la, il etait pres de minuit. Dans les rues de Blois, pas un
etre vivant ne se montrait. Frere Timothee marchait gravement pres de
Maurevert qui gagna les abords du chateau, et se mit a contourner les
fosses remplis d'eau. Tout a coup, il s'arreta et d'une voix etrange:

--Alors, vous dites que cette lettre est cousue dans l'interieur de
votre froc?

--La! fit le moine avec un rire epais. Bien malin qui viendrait la
chercher la!

--Et vous dites que c'est grave?... que vous ne la donneriez a personne
au monde?...

--Pas meme... a vous!...

--Et bien, tu me la donneras tout de meme! gronda sourdement Maurevert.

En meme temps, son bras se leva. L'eclair de sa dague traversa l'espace.
Au meme instant, le moine jeta un grand cri et s'affaissa. La dague de
Maurevert avait penetre dans la gorge de frere Timothee, au-dessus de la
cuirasse...

Maurevert regarda autour de lui. Rien ne bougeait... Le cri du
malheureux moine, s'il avait ete entendu, n'avait eveille aucune alerte.
Froidement, Maurevert se baissa, tata le froc, sentit le papier, dechira
l'etoffe du bout de sa dague, et saisit la lettre... Puis, soulevant le
cadavre, le depouilla de son froc, et alors, il le poussa dans l'eau du
fosse. Quant au froc, il l'emporta chez lui.

C'est ainsi que perit frere Timothee, victime de sa gourmandise et de
son devouement.

Rentre dans sa chambre, Maurevert ouvrit tranquillement la lettre et se
mit a la lire. Voici ce qu'elle contenait:

" Madame,

"J'ai l'honneur et la joie d'aviser Votre Altesse Royale que notre homme
s'est soudainement decide a se mettre en route pour Blois. Il emporte
le poignard, le fameux poignard qui lui fut octroye par l'ange que vous
connaissez.

"Si Valois en rechappe, cette fois, il faudra qu'il ait le diable au
corps. Je ne sais si l'homme aura le courage de vous venir voir, et
c'est pourquoi je vous previens. Il serait a souhaiter que Votre Altesse
Royale put le decouvrir dans Blois et lever ses derniers scrupules, s'il
en a: je crois qu'un regard de vous y suffira.

"Je vous prie d'observer qu'il est accompagne d'un gentilhomme qui, sans
aucun doute, est des notres. Grand, robuste, fiere tournure, l'oeil
froid et moqueur, ce gentilhomme m'a paru posseder toutes les qualites
d'audace, de vigueur et de sang-froid necessaires pour le grand acte.

"Je suis, madame, de Votre Altesse Royale, le tres devoue serviteur."

La lettre portait comme signature un signe sans doute convenu et servant
de pseudonyme.

Ayant acheve sa lecture, Maurevert replia la lettre, la placa dans son
pourpoint, s'enveloppa de sa cape, eteignit le flambeau qu'il avait
allume, et murmura:

"Il faut que la vieille Medicis ait cela tout de suite... d'abord parce
que cette lettre complete la premiere, ensuite parce qu'il faut que je
m'en debarrasse a l'instant... Allons au chateau."

Malgre ces paroles, il ne bougea pas. Debout dans les tenebres,
enveloppe de son manteau, il reflechissait profondement.

"Voyons, gronda-t-il tout a coup, relisons. C'est une pensee insensee
qui m'a traverse l'esprit quand j'ai lu ces mots..."

Il battit le briquet et ralluma son flambeau. Et il se remit a lire.
Il ne relisait qu'un passage, toujours le meme, et tout ce qui etait
relatif au meurtre du roi lui etait indifferent.

Un bruit dans le couloir, une planche qui venait de craquer sans doute,
le fit tressaillir violemment. Il se leva d'un bond, la dague au poing,
l'oeil exorbite, la sueur au front.

"On a marche la!... qui vient de marcher?..."

Est-ce que Maurevert avait des remords?... Se repentait-il de sa
trahison?...

Ce n'etait point le remords qui l'immobilisait dans les tenebres...
c'etait la peur!... Car, lorsqu'il se decida enfin a se remettre en
route, bas, tres bas, comme s'il eut redoute de s'entendre lui-meme, il
murmura:

"Celui qui doit tuer le roi est accompagne d'un gentilhomme... l'oeil
froid et moqueur... fiere tournure... grand... robuste... qui est ce
gentilhomme?..."

Lorsqu'il eut descendu l'escalier exterieur qui aboutissait a la chambre
n deg. 3, lorsqu'il eut fait cent pas dans la rue, il s'arreta encore et
haussa violemment les epaules:

"Allons donc! gronda-t-il. Ce ne peut etre lui!... Pourquoi serait-ce
lui?..."

Et, arrive devant le porche du chateau, vers lequel il s'etait
machinalement dirige sans doute, la meme preoccupation n'avait cesse de
le hanter jusqu'a lui faire oublier le motif de sa visite nocturne, car
il prononca sourdement:

"La Cite etait cernee de toutes parts. Un renard n'eut pas trouve le
moyen d'en sortir. La Seine etait surveillee. Pres de quatre cents
hommes sont restes sur les bords et dans les barques jusqu'au soir,.. Il
est mort..."

Furieusement, il crispa les poings et gronda:

"Oui!... Mais alors... pourquoi n'a-t-on pas retrouve le cadavre?..."

--Au large! cria une voix dans la nuit.

C'etait la sentinelle placee devant le porche, qui venait d'apercevoir
Maurevert. Celui-ci tressaillit, s'enveloppa de son manteau jusqu'a
cacher son visage et, de sa place, dit tranquillement:

"Prevenez M. Larchant qu'il y a un courrier pour Sa Majeste."

Larchant, c'etait le capitaine des gardes qui, sous le commandement
direct de Crillon, veillait a la surete du chateau.

La sentinelle appela. Il y eut des allees et venues de lanternes. Et
enfin, au bout d'une demi-heure, le capitaine Larchant parut, s'approcha
de Maurevert et, dans la nuit, chercha a le reconnaitre.

--Monsieur, dit Maurevert en dissimulant son visage et changeant de
voix, veuillez aller prevenir Sa Majeste la reine mere qu'il lui arrive
une nouvelle missive semblable a celle qu'elle a recue il y a huit
jours.

--Monsieur, dit Larchant, etes-vous fou? ou vous moquez-vous de moi?
Voir Sa Majeste a cette heure?

--C'est vous qui etes fou, dit Maurevert froidement. Car, si demain il
arrive un malheur dans le chateau, je dirai que vous m'avez empeche de
prevenir Sa Majeste, et vous serez arrete comme complice. Bonsoir!

--Hola, un instant, monsieur. J'y vais. Mais je vous previens que si la
reine ne vous recoit pas, et qu'elle soit mecontente d'etre eveillee a
deux heures du matin, je vous coupe les oreilles. Entrez au corps de
garde.

Un quart d'heure plus tard, Larchant etait de retour.

--Venez, monsieur, dit-il d'un ton d'etonnement, venez et excusez-moi.
La reine vous attend...

Lorsque Maurevert fut en presence de Catherine de Medicis dans
l'oratoire du rez-de-chaussee, il lui tendit la lettre en disant:

--Du prieur des jacobins a Mme la duchesse de Montpensier...

La reine devora la terrible lettre d'un regard. Mais elle garda pour
elle ses impressions.

--Il faut vous assurer de l'homme qui a apporte cette missive, dit-elle
simplement.

--C'est fait, madame.

--Ou est-il?...

--Dans les fosses du chateau, ou il boit de l'eau par sa gorge ouverte
pour avoir bu trop de vin chez moi.

La reine tressaillit, et jeta un regard pensif sur Maurevert.

Dix minutes plus tard, Catherine de Medicis entrait dans la chambre
du roi, le reveillait, et, lui mettant sous les yeux la lettre de
Bourgoing, lui disait:

--Sire, je vous avais demande trois jours pour vous apporter la preuve.
Trois heures m'ont suffi. Maintenant, il n'y a plus une minute a
perdre!...



XXIX

LES CLEFS DU CHATEAU

Le surlendemain, il y eut, sur convocation du roi, seance solennelle des
etats generaux. Apres la messe qui fut celebree par le vieux cardinal de
Bourbon, Henri III se rendit a la salle des seances.

Comme pour bien marquer un contraste avec le duc de Guise, qui ne venait
jamais au chateau qu'avec une imposante escorte, le roi avait donne
l'ordre de placer dans la grande salle le nombre de gardes strictement
exige par l'etiquette.

Le roi prit place sur son trone, et Guise, en sa qualite de
grand-maitre, s'assit devant lui, au pied des degres. Alors, le roi
commenca un assez long discours dans lequel il etablit en substance que
le royaume etait fatigue de ces luttes intestines, et qu'il fallait en
finir. Il adjura fortement les trois ordres de l'aider a pacifier les
consciences, et pour preuve de cette pacification des consciences, se
declara pret a entreprendre l'extermination de l'heresie.

En quittant la salle des seances, le roi avait regagne ses appartements
et tenu reception dans le salon d'honneur qu'on montre encore aux
voyageurs visitant le chateau de Blois.

Cependant, Henri III faisait bon visage parmi tous ces ennemis mortels
qui lui souriaient. Et il ne lui fallait pas peu de courage pour se
montrer paisible.

Il etait d'ailleurs soutenu par le regard fixe et ferme de Catherine,
qui ne le quittait pas des yeux.

Son plan etait admirable. Il consistait a inspirer a Guise une securite
absolue.

Le roi commenca par prendre a part le duc de Mayenne et lui promit
le gouvernement du Lyonnais. Mayenne se confondit en remerciements
sinceres. Au cardinal de Guise, Henri III promit la legation d'Avignon.

Rencontrant Maineville, il ajouta:

--Je sais combien M. le duc vous estime. Cela seul me serait un garant
si je n'avais, pour vous la meme estime. Monsieur de Maineville, j'ai
donne l'ordre a ma chancellerie de preparer votre brevet de nomination
au Conseil d'Etat.

Pendant une heure, selon une liste arretee dans la nuit meme, le roi fit
pleuvoir les faveurs autour de lui...

Enfin, apres avoir evolue, souri, chuchote des promesses, distribue des
rentes, Henri III, sur un signe de sa mere, porta le dernier coup.

--Monsieur le duc? dit-il a haute voix.

A l'appel du roi, le Balafre s'elanca et s'inclina devant Sa Majeste.

--Vous etes grand-maitre, duc? fit le roi.

--Je le suis, en effet, repondit Guise.

--Comment se fait-il, en ce cas, que vous ne jouissiez pas pleinement de
toutes les prerogatives attachees a votre dignite?...

--Sire, je ne comprends pas, dit le Balafre sur ses gardes.

--Morbleu! reprit Henri III, je veux que toutes ces defiances finissent!
Je ne veux plus de ces suspicions qui me rompent la tete, et puisque
c'est le grand-maitre qui doit tenir les clefs du chateau, des ce soir,
duc, vous aurez les clefs!...

A ces mots, il se fit un grand silence, puis presque aussitot un grand
murmure ou il y avait de la stupefaction chez les royalistes, une joie
sourde chez les guisards, et presque de l'admiration pour tant de
confiance.

C'etait en effet une des prerogatives du grand-maitre que de detenir et
d'emporter tous les soirs les clefs du chateau. Mais, jamais Guise n'eut
ose la reclamer, cette prerogative, sous peine d'avouer ouvertement
qu'il avait de mauvais desseins contre le roi.

On peut dire que c'etait la un coup d'une prodigieuse habilete.

Le duc de Guise, lorsque le roi eut fini de parler, dut faire un violent
effort sur lui-meme pour ne trahir ni la joie ni l'incertitude qui
l'envahissaient a la fois. En consequence, il s'inclina et dit:

--Je remercie Votre Majeste de l'honneur qu'elle veut bien me faire. Je
garderai les clefs du chateau, puisque le roi le veut!

Le roi se contenta de sourire et, ayant fait appeler le capitaine
Larchant, lui donna l'ordre de remettre tous les soirs au duc de Guise
les clefs de la forteresse.



XXX

AUX APPROCHES DE NOEL

Le 15 decembre 1588, il gela a pierre fendre. Le roi fit annoncer qu'il
etait malade et qu'il n'y aurait point conseil. En consequence, le
duc de Guise, qui, au matin, s'etait presente comme d'habitude aux
appartements royaux, s'en retourna chez lui avec ses freres.

Dans la chambre du roi, un bon feu de hetre flambait au fond de la
cheminee monumentale. Henri III, pensif et pale, etait assis pres de
la cheminee; parfois, il jetait un regard sur la fenetre comme pour
interroger le silence exterieur. Il etait assis a droite du feu, face a
la fenetre. A gauche de la cheminee etait assise Catherine de Medicis,
plus immobile, plus pale dans ses voiles noirs, plus spectrale que
jamais.

Un gentilhomme entra. Il etait si bien enveloppe dans son manteau qu'il
eut ete impossible de voir son visage.

--C'est pour bientot, dit le gentilhomme a voix basse.

--Quand? demanda Catherine.

--Je ne sais pas le jour exact, qui n'est pas fixe. Mais ce sera avant
Noel. Des que le jour sera fixe, vous le saurez, Majestes.

Le roi remercia de la tete, sans un mot. Et la reine dit:

--Vous pouvez vous retirer... toujours par le petit escalier...

Le gentilhomme s'inclina et sortit. Alors le roi murmura:

--Un fier sacripant, ce Maurevert!...

La reine, cependant, s'etait levee et avait ouvert une porte. Le roi
n'avait pas bouge de son coin de cheminee, et tendait ses mains vers le
feu, bien qu'en realite il fit chaud dans la chambre. Alors, un certain
nombre de gentilshommes, une quinzaine environ, entrerent chez le roi,
et la vieille reine elle-meme referma la porte.

Catherine se tourna vers ceux qui venaient d'entrer et dit:

--Asseyez-vous, messieurs...

Parmi ces gentilshommes, il y avait Crillon, le capitaine Larchant,
Montsery, Sainte-Maline, Chalabre, Loignes, Deseffrenat, Biron, Du
Guast, d'Aumont et d'autres. Quand ils furent tous assis, le roi les
regarda un moment et dit d'une voix tres calme:

--Messieurs, le duc de Guise veut m'assassiner...

Il serait difficile de donner une idee de l'effet produit par ces
paroles. Pourtant, tous savaient depuis longtemps quelle etait la
crainte du roi. Bien mieux, ils savaient que cela allait leur etre dit,
avant d'entrer dans la chambre. Et pourtant, ils se regarderent, tout
pales, et quelques-uns d'entre eux, se levant, degainerent comme si le
duc de Guise eut ete la... Le roi les calma d'un geste et ajouta:

--Tant que j'ai pu douter, tant que j'ai pu fermer les yeux, je me suis
refuse a croire a la meditation d'un tel crime chez un homme que j'ai
comble de mes bienfaits. Aujourd'hui, messieurs, il faut que je prenne
une decision, car je dois etre tue avant la Noel... Or, je vous ai
reunis pour vous demander votre aide et vos avis. Parle le premier,
Crillon.

--Sire, dit Crillon, il s'agit d'un crime, et il me semble que cela
regarde vos gens de loi...

--Ainsi, fit le roi, vous me conseillez de traduire le duc devant une
cour de justice?

--C'est ainsi que l'on procede pour tous les criminels, sire.

Brion et quelques autres appuyerent d'un geste.

--A moins, dit Henri III avec un pale sourire, a moins que les amis de
l'accuse ne l'enlevent pendant le jugement et n'executent l'accusateur.
Votre conseil ne vaut rien, Crillon!

--Sire, je suis soldat...

--Donc, reprit le roi apres un moment de silence, en dehors du jugement,
vous ne voyez pas ce qu'on peut faire a un traitre, a un felon qui
conspire contre la vie de son roi?

--Non, sire, dit froidement Crillon. Plus le crime est enorme, plus il
est de l'interet du roi de le faire eclater au grand jour.

--Mauvais conseil, repeta Henri III de sa voix lente et basse. Ce qu'il
faut faire, je vais vous le dire, moi!... Celui qui veut tuer, on le
tue!... Vous en chargez-vous, Crillon?

Le rude capitaine s'inclina, secoua la tete, et dit:

--Sire, ordonnez-moi de provoquer le duc de Guise. Je le provoquerai
au milieu de ses gentilshommes. Et quand nous aurons croise le fer, en
plein jour, devant tous. Dieu decidera entre sa cause et la mienne...

Le roi, ebranle, jeta un regard a Catherine de Medicis qui fit un signe
imperceptible.

--Non, reprit-il alors, non, mon brave Crillon. Je ne veux pas vous
exposer, precieux que vous etes a ma couronne. Allez, Crillon, je vous
donne conge.

Le vieux capitaine s'inclina et sortit. Alors, Henri III se tourna vers
Biron:

--Et vous, Biron, que me conseillez-vous?

--Votre Majeste est-elle parfaitement sure des mechants desseins de M.
de Guise? dit le marechal.

--Aussi sur que vous l'etes vous-meme. Car tous, autant que vous etes
ici, vous savez mieux que moi qu'un serment sur les autels n'est pas
fait pour arreter le duc de Guise...

--Eh bien, c'est vrai, Majeste. Et je n'ai pas ete le dernier a vous
conseiller de vous mettre en garde. Je dis donc que je suis de l'avis de
Crillon: que le duc soit juge et qu'il soit tire un terrible chatiment
de sa felonie...

--Et qui le jugera? fit amerement le roi.

--Le Parlement de Paris.

--Paris se levera en masse pour le delivrer, dit Catherine de Medicis;
on mettra le feu au Palais de Justice, on demolira le Louvre pour en
faire des barricades, on nous pillera et nous tuera tous, marechal,
depuis le roi jusqu'au dernier de nos soldats...

Biron baissa la tete, tandis qu'un fremissement parcourait les autres
membres de cet etrange et terrible conseil prive.

--Merci, Biron merci, dit le roi affectueusement. Je comprends vos
scrupules, puisque je les ai eus. Mais l'heure des scrupules est passee.
Veuillez donc vous retirer.

--Sire, dit Biron, je me retire, mais pour ne pas m'eloigner. A partir
de cette minute, je ne quitte plus votre antichambre; la nuit, je
dormirai en travers de la porte; homme ou diable, il faudra me passer
sur le ventre pour arriver a Votre Majeste...

Apres Biron, d'Aumont, interroge a son tour, fit des reponses
semblables, et se retira egalement. Puis ce fut Matignon qui sortit.

Il est a noter que Henri III avait une confiance illimitee dans ces
quatre hommes, et que cette confiance etait pleinement justifiee. S'il y
avait bataille ou bagarre, on pouvait compter sur eux jusqu'a la mort.
Ils n'etaient pas pour le guet-apens, voila tout.

Apres le depart de Matignon, personne ne sortit: tous ceux qui restaient
etaient d'accord. En effet, le comte de Loignes ayant ete interroge a
son tour par le roi, repondit tranquillement:

--Sire, je ne m'eleverai pas contre les avis qui viennent d'etre donnes
a Votre Majeste. Ce sont de bons et fideles serviteurs que ceux qui
sortent d'ici, et on peut etre assure qu'ils veilleront sur les jours du
roi. Mais, en fait d'action, je n'en connais qu'une! En fait de juges,
je n'en connais qu'un! Le voici...

En meme temps, il tira son poignard.

--A mort! dit Chalabre. A mort, sire! Il n'y a que les morts qui ne
frappent pas!

--Je vous assure, sire, fit Sainte-Maline a son tour, que nous nous
chargerons et du jugement et de l'execution...

Pendant quelques minutes, il y eut dans la chambre du roi une rumeur
assourdie, chacun voulant dire son mot, chacun proposant son plan
d'attaque. Enfin, Catherine de Medicis, qui avait ecoute toute cette
explosion en souriant, les calma d'un geste et dit:

--Mes braves amis, vous etes de hardis compagnons, tous, et le roi vous
devra la vie... il ne l'oubliera pas...

--Oui, oui! Nous marchons pour notre compte autant que pour celui du
roi!...

La reine savait parfaitement de quelle haine etaient animes ces
gentilshommes. Mais il ne lui deplaisait pas d'en avoir provoque
l'explosion. Elle reprit:

--Nous sommes donc tous d'accord? Il faut que Guise meure?...

Le roi s'etait tourne vers le feu et chauffait ses mains pales.

--Qu'il meure!...

Il semblait se desinteresser de l'effrayante question qui s'agitait
autour de lui.

Il reste donc a savoir ou, quand, comment le scelerat felon sera frappe,
continua Catherine.

--Tout de suite! s'ecria Montsery.

--Mes bons et braves amis, dit Catherine, ce n'est pas le tout que de
tailler. Il faut encore savoir recoudre. C'est a quoi le roi et moi nous
devons songer. Il faut donc que toutes nos precautions soient prises
pour l'heure meme qui suivra la mort du duc. Or, nous avons encore deux
ou trois jours devant nous. Ne precipitons rien et faisons les choses
raisonnablement. Nous avons trois points a elucider: ou? quand?
comment?... Ou?... Ni chez lui, ni dans la rue: c'est ici meme, dans
l'appartement du roi, que doit se faire la chose. Quand? Nous le
saurons peut-etre demain matin. Comment? C'est le plan que je vais vous
exposer...



XXXI

AUX APPROCHES DE NOEL (suite)

Le soir de ce jour ou des decisions supremes furent prises chez le roi,
nous penetrons dans une auberge d'assez pauvre apparence, qui avoisine
le chateau, et qui s'appelait a cause de cela l'hotellerie du Chateau.

Dans une chambre du premier etage, le chevalier de Pardaillan allait et
venait, a la lueur d'une chandelle fumeuse qui semblait n'etre la que
pour mieux montrer les tenebres. Cependant, la table etait dressee et
toute servie, comme si Pardaillan eut attendu un convive. C'est-a-dire
que sur cette table, il y avait de quoi apaiser la fringale de trois ou
quatre bons mangeurs. Pardaillan etait ainsi prodigue et outrancier des
qu'il traitait quelqu'un.

Ce quelqu'un arriva enfin, et Pardaillan appelant une servante fit
aussitot renforcer l'eclairage par deux ou trois flambeaux. Alors, a la
lumiere plus vive qui inonda la chambre, le visiteur de Pardaillan--son
convive--apparut, et ayant laisse tomber son manteau, montra les rudes
moustaches et le front cicatrise couture de balafres, et le regard loyal
du brave Crillon... c'etait Crillon qui rendait visite a Pardaillan!

Pourquoi! dans quel but?... Nous allons le savoir.

Le matin, Crillon, comme on l'a vu, avait quitte la chambre royale,
pour ne pas assister aux preparatifs d'un guet-apens qu'il reprouvait.
Crillon avait soigneusement visite les postes. Il renforca les points
faibles. Il doubla le nombre des patrouilles. En sorte qu'a partir de ce
moment, le chateau ne retentit plus que du pas des soldats et du bruit
des armes.

Lorsqu'il eut donne les mots d'ordre et change les consignes, Crillon
sortit du chateau dans l'intention d'en faire le tour et de s'assurer
qu'aucun coup de main n'etait possible. Comme il quittait l'esplanade
qui s'etendait devant le porche, il s'apercut qu'on le suivait a
distance. Il s'arreta en froncant les sourcils.

Cependant, l'homme qui semblait le suivre s'etait rapproche de Crillon
et marchait droit sur lui, enveloppe dans sa cape jusqu'aux yeux, car le
froid etait violent, et un petit vent du nord balayait le plateau.

--Parbleu, monsieur, dit Crillon quand l'inconnu ne fut plus qu'a deux
pas, est-ce a moi que vous en voulez?

--Oui, sire Louis de Grillon, fit tranquillement l'homme.

Mais en meme temps, cet homme laissa son visage a decouvert et se mit a
regarder Crillon en souriant. Crillon le reconnut aussitot et tendit sa
main d'un mouvement cordial.

--Le chevalier de Pardaillan! s'ecria-t-il...

--Lui-meme, capitaine, et qui court apres vous... pour vous rappeler une
promesse que vous me fites...

--Laquelle?

--Celle de me presenter au roi.

--Ah! par la mortboeuf, ce n'est pas trop tot! fit Crillon avec un large
sourire de bienveillance. Peu m'importent les motifs pour lesquels vous
avez besoin de voir le roi. Il suffit que vous souhaitiez etre presente
a Sa Majeste. Ce sera fait. C'est moi qui m'en charge. Seulement, je
dois vous prevenir d'une chose... c'est que si vous ne connaissez pas
le roi, le roi vous connait parfaitement. Je lui ai dix fois raconte la
maniere dont vous m'avez aide a sortir de Paris. Mordieu! ce fut un beau
fait d'armes! Je vous vois encore levant haut votre rapiere et donnant
le signal de la marche en avant. Je vous entends encore crier:
Trompettes, sonnez la marche royale!...

--Vous me voyez bien content de votre amitie, fit gravement le
chevalier; bien content et bien honore, car ce n'est pas en vain qu'on
vous appelle le Brave Crillon. Donc, puisque cela vous agree, je vous
attendrai ce soir en mon hotellerie dont vous voyez d'ici l'enseigne.

--L'hotellerie du Chateau, fit Crillon; je connais cela; on y boit
d'excellent Andresy.

--A quelle heure vous attendrai-je?

--Mais entre le service de jour et le service de nuit, c'est-a-dire que
je serai libre environ de six a sept heures du soir. Nous arreterons le
jour ou vous desirez etre presente a Sa Majeste...

La-dessus les deux hommes se serrerent les mains, et Crillon continua sa
ronde autour du chateau.

Cependant, Pardaillan etait rentre a l'hotellerie. Dans sa chambre, un
homme l'attendait, assis aupres du feu qu'il regardait fixement, comme
s'il eut cherche dans les braises ardentes un signe quelconque de sa
destinee. Cet homme, c'etait Jacques Clement. Il portait ce costume de
drap noir que nous lui avons vu et qui lui donnait une sorte d'elegance
funebre. A l'entree de Pardaillan. le moine releva vivement la tete et
sourit.

--Savez-vous qui je recois a diner ce soir? fit Pardaillan.

--Comment le saurais-je, mon ami?

--Crillon. Le brave Crillon en personne. C'est-a-dire le gouverneur du
chateau de Blois.

Negligemment, il ajouta:

--Crillon doit me presenter au roi...

Jacques Clement tressaillit, regarda fixement le chevalier comme pour
l'interroger, puis baissant sa tete pensive:

--Pardaillan, dit-il, il se passe en ce moment des choses que je ne
comprends pas. Pardaillan, qu'est-ce que le frere portier des jacobins
etait venu faire a Blois?

--Ca, je n'en sais rien, mon ami...

--Pardaillan, qui a tue frere Timothee?

--D'abord, etes-vous bien sur que le cadavre des fosses fut celui de ce
digne moine?

--Parfaitement sur, et vous-meme, Pardaillan, l'avez reconnu, bien que
vous n'ayez vu cet homme que peu d'instants...

--Oui, ce fut lui qui me conduisit a vous.

--Rien ne m'otera de l'idee, reprit Jacques Clement, que le frere
portier courait apres moi et avait des instructions a me donner. Qui
sait si ce qui m'arrive aujourd'hui n'eut pas ete evite si j'avais vu le
moine avant sa mort...

--Tout s'arrangera! fit Pardaillan avec un sourire.

--Tout peut s'arranger, en effet, dit Jacques Clement! d'une voix morne,
tout, excepte les desespoirs d'amour. Ah! si vous aviez vu de quel air
de mepris elle m'a recu!...

--La duchesse de Montpensier?

Jacques Clement ne parut pas avoir entendu. Il avait laisse tomber sa
tete dans ses mains, et, le regard fixe sur le feu dont les reflets
coloraient sa tete pale, il songeait. Ce fut d'une voix amere qu'il
continua:

--On n'a plus besoin de moi, Pardaillan! J'ai hesite a frapper, et on me
rejette. Tout m'echappe a la fois: et l'amour et la vengeance.

--Je comprends que l'amour vous echappe, dit Pardaillan. D'apres ce que
vous m'avez raconte de votre visite, cette jolie diablesse que vous
appelez un ange vous a quelque peu malmene. Laissez-moi vous dire que
vous n'y perdez pas grand-chose, si toutefois vous la perdez...

---Que voulez-vous dire? balbutia Jacques Clement.

--Que vous ne la perdez pas--malheureusement pour nous--, qu'elle vous
reviendra!...

--Oh! si cela etait! Si je pouvais revivre!... la revoir!... l'aimer
encore!

Les deux hommes dejeunerent ensemble. Ou plutot Pardaillan mangea pour
deux. Quant a Jacques Clement, il etait plonge en des idees funebres, et
bientot, selon ce qui avait ete convenu, il se retira dans sa chambre.

Pardaillan s'assit pres du feu et se mit a mediter profondement.
Il prenait des notes sur un morceau de papier; il raturait; il
recommencait. Quand enfin il eut fini ce singulier travail, il relut
avec un sourire de complaisance et murmura:

--Je crois que ce ne sera pas trop mal ainsi.

Ce que Pardaillan venait de mediter avec tant d'attention, c'etait
le menu du diner du soir. Il appela donc l'hote et lui donna les
instructions necessaires pour que ce menu fut execute scrupuleusement.
Aussi, lorsque Crillon apparut, la table etait toute dressee et servie.

--Ah! ah! s'ecria le brave Crillon, il parait que vous me voulez traiter
comme un prince.

--Non pas, dit Pardaillan, car alors je ne me fusse pas mis en frais...
Asseyez-vous donc ici, mon cher sire, le dos au feu, et moi la, devant
vous.

Crillon obeit en prenant la place que lui indiquait Pardaillan. Nous
n'en suivrons pas les peripeties, nous contentant de noter l'entretien
des deux convives... En effet, en meme temps que Crillon, bon mangeur,
bon buveur, attaquait les victuailles, Pardaillan attaquait son hote par
ces mots jetes froidement et tout a coup:

--A propos, messire, vous savez qu'on veut tuer le roi?... On dirait que
cela vous etonne?

--Cela ne m'etonne pas, mon digne ami; seulement, je dois vous prevenir
que si on vous entend parler ainsi, et cette auberge est un nid a
espions, votre tete sera fort menacee...

--On ne nous entendra pas, dit Pardaillan qui sourit; nous sommes
parfaitement seuls. Or, si l'on veut tuer le roi, je ne veux pas que le
roi soit tue!

--Mais enfin, dit Grillon abasourdi, comment savez-vous qu'on veut tuer
notre souverain?

--Je vois qu'il faut satisfaire votre curiosite. Sachez donc que j'ai
assiste a la derniere reunion des gens qui veulent assassiner le roi.

--Qui sont ces gens? fit Crillon devenu pale.

--Messire, si vous ne saviez pas leurs noms, je ne vous les dirais pas;
mais comme vous les savez aussi bien que moi, je vous en dirai un qui
les resume: le duc de Guise...

--Et vous dites, reprit Crillon qui ne songeait plus ni a boire ni a
manger, vous dites que ces gens se sont reunis?...

--Pour decider la mort du roi, oui!...

--Et que vous avez tout vu, tout entendu?...

--C'est uniquement pour cela que je vous ai cherche, mon cher Crillon,
et c'est aussi pour cela que je vous ai prie a diner, outre le plaisir
et l'honneur de vous avoir a ma table.

Crillon demeura pensif quelques minutes.

--Voila donc, reprit-il tout a coup, pourquoi vous voulez etre presente
au roi?

--Fi! monsieur... je ne suis pas un prevot pour aller raconter a Sa
Majeste ce que j'ai pu entendre. M. de Guise veut tuer le roi. C'est son
affaire... Et cela ne me regarde pas. Mais ce qui me regarde, c'est que
je ne veux pas que le roi soit tue, et c'est pourquoi j'interviens...
Je veux vous persuader simplement que je puis et que je dois sauver Sa
Majeste, si toutefois vous m'y aidez... et vous ne pouvez m'aider que
d'une seule maniere: en me presentant... non pas au roi, comme je
le disais, mais chez le roi... En me cachant ou sans me cacher, peu
importe. Seulement, il est certain que si le duc de Guise ou quelqu'un
des siens me voit roder autour des appartements royaux, cela pourra
peut-etre contrarier mon projet...

--Savez-vous, dit Crillon, que c'est bien grave ce que vous me demandez
la?

--J'ai commence par proclamer moi-meme la gravite de la chose...
ainsi!...

--Savez-vous qu'en somme je ne vous connais pas beaucoup?

--Oui, mais moi, je vous connais, et c'est l'essentiel... Parlez sans
crainte de me vexer...

--Eh bien, mon cher, vous auriez envie de tuer le roi que vous n'agiriez
pas autrement.

--Dame... je comprends et approuve votre doute... Seulement, je vous
previens que, si vous ne m'introduisez pas au chateau, je serai force
d'y entrer tout de meme et malgre vous. Or, dans une embuscade de ce
genre, j'eusse prefere vous avoir comme ami...

--Et aussi le suis-je, par la mortboeuf! Voyons. Je me fie a vous
entierement. Que voulez-vous?

--Entrer au chateau aux jour et heure qui seront necessaires, y entrer
secretement, et etre place de telle sorte que, pour arriver au roi, il
faille d'abord me rencontrer.

--Je m'y engage sur ma parole, dit Crillon. Seulement, comment serai-je
prevenu de ce jour et de cette heure?...

--Je vous enverrai quelqu'un de confiance.

Sept heures approchaient; Crillon se leva en disant:

--Voici le moment d'aller etablir le service de nuit... Si, avant de
recevoir la visite de votre homme de confiance, j'avais besoin de vous
voir ou de vous parler?...

--Ici, mon cher capitaine. Je n'en bouge pas.

Les deux hommes se serrerent une derniere fois la main en s'assurant de
leur mutuelle estime. Lorsque Crillon fut parti, Jacques Clement entra.

--Vous avez entendu? demanda Pardaillan.

--Tout, dit Jacques Clement. Entendu et compris.



XXXII

AUX APPROCHES DE NOEL (suite)

Dans un de ces vieux hotels comme il en existe encore a Blois, il y
avait en cette soiree une reunion brillante par la qualite des gens qui
la composaient, mais peu nombreuse. Les abords de cet hotel etaient
soigneusement surveilles par une triple chaine de sentinelles perdues,
c'est-a-dire de gentilshommes disposes de distance en distance.

Nous suivrons un homme qui, vers huit heures du soir, sortit de cette
mauvaise Hotellerie ou le malheureux frere Timothee avait fait son
dernier repas que, pour comble, il n'avait meme pas eu le temps de
digerer. Cet homme, c'etait Maurevert. Il s'avancait avec d'etranges
precautions. Sous son manteau, il tenait sa dague a la main. Il sondait
pour ainsi dire le terrain, et ne s'aventurait dans les opaques tenebres
glaciales qu'avec la certitude de n'y etre point heurte par quelque
ennemi ou truand.

Il faisait grand froid. Mais Maurevert essuyait la sueur qui coulait de
son front. Quelquefois, il haussait les epaules et murmurait:

--Je suis fou... Si c'etait de lui que parlait la lettre du prieur, je
l'aurais deja vu... j'ai battu Blois de fond en comble...

En meme temps, Maurevert distingua une ombre qui barrait le passage de
l'etroite rue. Maurevert avait bondi; mais en reconnaissant que cette
voix, tout menacante qu'elle fut, n'etait pas celle qu'il attendait, il
se rassura aussitot et repondit:

--Pourquoi ne passerai-je pas? Est-ce que Lea l'aurait defendu?

--Non, monsieur, si vous me dites chez qui vous allez.

--Je vais chez Myrthis, dit Maurevert.

Une fois encore, Maurevert fut arrete dans la rue et donna un deuxieme
mot de passe. Enfin, a la porte de l'hotel ou avait lieu la reunion que
nous avons citee, il echangea une troisieme parole de reconnaissance.

Lorsque Maurevert fut a l'interieur de l'hotel, nul ne s'occupa de
lui: du moment qu'il etait parvenu jusque-la, il devait connaitre
parfaitement la maison. D'ailleurs, a peine le vestibule du
rez-de-chaussee franchi, Maurevert ne trouva personne pour le guider.
Mais il parait qu'il n'avait nullement besoin d'etre guide, car il monta
hardiment le large escalier monumental qui s'ouvrait presque sur le
vestibule.

Cet hotel paraissait desert. Il y regnait un profond silence.

Maurevert monta jusqu'au premier etage. Partout, meme silence et memes
tenebres.

Maurevert monta plus haut. C'est-a-dire qu'il gagna les combles. La,
du fond du couloir, sortait une sorte de rumeur confuse comme celle de
plusieurs personnes qui parlent. Ce fut vers ce fond de couloir que se
dirigea Maurevert. Il aboutit dans une piece, etroite, sombre, qui ne
devait guere etre habitee que par les souris ou les araignees.

Maurevert alla jusqu'au fond de la piece. La, dans le mur, a peu pres a
hauteur d'homme, il derangea une brique. Et alors un rayon de lumiere
tamisee passa par ce trou. Ce trou etait masque dans l'autre salle par
un treillis qui se confondait avec les tapisseries.

Nous avons dit que la reunion etait peu nombreuse, mais qu'en revanche
elle etait fort brillante par la qualite des gens qui s'y trouvaient.
C'etait d'abord la duchesse de Nemours, accourue a Blois depuis peu. Les
trois freres: le duc de Guise, le duc de Mayenne et le cardinal. Puis le
duc de Bourbon. Plus la duchesse de Montpensier.

Au moment meme ou Maurevert derangeait la brique, la duchesse de
Nemours, le cardinal de Bourbon, le duc de Mayenne et le cardinal
de Guise se retiraient. Il ne resta que le duc de Guise et Marie de
Montpensier. Celle-ci, alors, se dirigea vers une porte qu'elle ouvrit,
et dit:

--Vous pouvez entrer, messieurs...

Un certain nombre de gentilshommes, parmi lesquels Espinac et d'autres
penetrerent aussitot dans le grenier.

--Nous sommes au complet? dit le duc.

--Il manque Maurevert, fit Maineville.

--Maurevert, s'ecria la duchesse de Montpensier, je ne l'ai pas convoque
et ne lui ai pas fait parvenir les mots de passe. Il a depuis longtemps
de singulieres attitudes. Un homme a surveiller, messieurs...

Maineville eut une legere contraction des sourcils. Ce n'est pas
qu'il s'indignat de l'accusation portee contre son ami; mais il s'en
inquietait, car il avait lui-meme, dans la journee, donne les mots
a Maurevert. Cependant, il ne dit rien et garda pour lui ses
apprehensions.

--Messieurs, dit le duc de Guise, nous avons recu des renseignements du
chateau. Il parait qu'il y a chez Sa Majeste de forts soupcons contre
moi, et ce, malgre le serment que j'ai fait de bonne amitie au roi...
Que devons-nous faire en pareille occurrence?

--Qui quitte la partie la perd! s'ecria aigrement la duchesse en agitant
ses ciseaux d'or.

--Cependant, madame, si l'illustre duc qui est le chef supreme de la
Ligue venait a perir, faute d'un peu de patience, que deviendrions-nous,
tous autant que nous sommes?... fit l'un des conjures. Monseigneur, je
vous supplie de quitter Blois, des demain, car je crois en mon ame et
conscience que le danger de mort, a cette heure, est aussi grand pour
vous que pour Valois...

--Neuilli, fit le duc, quand je verrais la mort entrer par cette
fenetre, ce ne serait pas une raison pour que je sorte par cette porte.
Valois a des soupcons, mais il ne peut prendre contre moi aucune
resolution mortelle...

--Vous en prenez bien contre lui! Pourquoi n'en prendrait-il pas contre
vous?

--Il n'oserait! repondit Guise avec cette superbe assurance qui etait le
fond de son caractere. Messieurs, ajouta-t-il, puis-je compter sur vous?

Tous etendirent la main.

--A la vie jusqu'a la mort! dit Bussi-Leclerc.

--Jusqu'a la mort! repeterent les autres.

--Eh bien, puisqu'il en est ainsi, je dois vous dire que le jour et
l'heure sont desormais arretes et que rien maintenant ne saurait
empecher Henri de Valois de succomber le 23 de decembre, a dix heures
du soir... rien! sauf une intervention du ciel. Voici comment il sera
procede. C'est ce qui vient d'etre arrete entre mes freres et moi.
Chacun de vous, messieurs, est chef d'une compagnie de gentilshommes
dont vous aurez la liste a l'instant...

La duchesse de Montpensier remit a chacun des assistants une feuille de
papier sur laquelle etaient inscrits des noms.

--Messieurs, continua alors le duc, vous etudierez soigneusement ces
listes, et vous en oterez de votre pleine volonte ceux qui ne vous
semblent pas decides a mourir s'il faut mourir. Vous avez ainsi chacun
de trente a quarante gentilshommes sous vos ordres. Vous les previendrez
dans l'apres-midi du 23 decembre qu'ils aient a se tenir prets a huit
heures du soir, a l'endroit specifie pour chaque compagnie. Ces endroits
ne sont pas encore convenus, messieurs. Chacun de vous les connaitra le
23 a midi...

Ils ecoutaient en silence, en ces attitudes raidies que donne l'emotion
des choses irrevocables. Le Balafre continua:

--L'attaque se fera sur trois points; il y aura donc trois corps
d'attaque: un sous les ordres du cardinal, un autre dirige par Mayenne,
et le troisieme commande par moi. Lorsque chacune de vos compagnies
seront reunies, a huit heures du soir, vous saurez avec quel corps
chacun de vous devra marcher.

Et avec une sorte d'ironie plus funebre:

--L'execution de ce plan nous a ete inspiree par ce fait que les clefs
du chateau sont en notre pouvoir tous les soirs. Il n'y aura donc qu'a
entrer... et...

--Tuer! dit violemment Bussi-Leclerc... Tuer tout!... Mort du diable! la
belle tuerie que nous allons voir!

Maurevert avait assiste a toute cette scene, avait tout vu, tout
entendu. Aux derniers mots du Balafre, il comprit que la conference
allait etre terminee. Il remit donc en place la brique qu'il avait
derangee, s'enveloppa de son manteau et s'eloigna rapidement. Dans le
vestibule, il eut a donner pour sortir un mot de passe qui n'etait pas
celui qu'on donnait pour entrer.

La rue etait libre. Maurevert regagna en courant son hotellerie ou il
entra sans reveiller personne, grace a l'escalier exterieur. Il se
coucha a tatons, sans allumer de flambeau, et le coude sur le traversin
de son lit, l'oreille tendue, il ecouta...

Maurevert avait sagement fait de se hater. En effet, apres quelques mots
que Guise avait ajoutes, les conjures s'etaient disperses. Maineville,
en sortant du mysterieux hotel, s'etait dirige en courant vers
l'hotellerie ou logeait Maurevert.

Il reveilla l'hote a grand vacarme et se fit conduire aussitot a la
chambre de Maurevert. La porte n'etait pas fermee a clef. Il ouvrit
brusquement et entrant une lampe a la main, jeta un regard avide sur le
lit, comme s'il eut pense n'y pas trouver Maurevert... Mais Maurevert
etait la... profondement endormi.

Maineville referma la porte, posa sa lampe sur la table, et,
s'approchant du lit, examina un instant son compagnon d'armes dont il
etait l'ami depuis si longtemps. Evidemment, Maurevert etait couche
depuis le commencement de la soiree... Il dormait regulierement d'un
sommeil paisible. Maineville songea:

"Je veux que le diable m'etripe si Maurevert songe a trahir. Et pourquoi
trahirait-il? Pauvre Maurevert! Apres tout, il m'a rendu plus
d'un service, et je ne veux pas qu'il lui arrive de mal... Hola,
Maurevert!..."

Par un exces d'habilete, Maurevert, au lieu de se faire appeler
plusieurs fois, ouvrit les yeux a l'instant, et ne temoigna meme pas de
surprise. Il se contenta de dire:

--Tiens! c'est toi?... Qu'y a-t-il?...

--Maurevert, fit Maineville, pourquoi n'es-tu pas venu a la reunion de
ce soir?

--Quelle reunion?...

--Eh! celle dont je t'ai donne les mots de passe, ce matin!...

--Ah! oui! Eh bien?... Pourquoi y aurais-je ete... Est-ce que mon
absence a ete remarquee?

--Oui, Maurevert, ton absence a ete remarquee... par le duc.

--Eh bien, fit Maurevert en s'accoudant, tu peux dire au cher duc qu'il
remarquera mon absence plus d'une fois. Tiens! pourquoi ne suis-je pas
convoque comme les autres?

--Sais-tu pourquoi tu n'as pas ete convoque?

--Non, je ne le sais pas! Et je ne donnerais pas un blanc pour le
savoir. Le duc, plusieurs fois deja, m'a battu froid, puis il est
revenu. Il reviendra cette fois encore.

--Cette fois, c'est grave, mon ami; tu es soupconne.

--Soupconne?... Et de quoi donc?

--De tout et de rien, ce qui est bien pis qu'une accusation precise. On
dit simplement qu'il faut se defier de toi!... un conseil: tu avais fort
envie de voyager; eh bien, voyage.

--Excellent! Et quand, d'apres toi, quand dois-je fuir?...

--Tout de suite. Des cette nuit. Sur l'heure meme, mon bon ami.

--Merveilleux! Et avec quoi voyagerai-je?

--Avec quoi?... Avec ton cheval, pardieu! Ton cheval, ta rapiere et tes
pistolets d'arcon.

--Oui, mais avec quel argent? Est-ce avec les deux mille livres que le
duc me doit et qu'il me devra longtemps encore, helas? Est-ce avec ma
paye d'officier qui est en retard de cinq mois?

Maineville eut une minute d'hesitation, poussa un soupir et profera
enfin:

--Ecoute, j'ai quelque chose comme deux cents pistoles qui s'ennuient
dans mon portemanteau. Fais-les voyager, cela nous rendra service a tous
les trois: a toi qui auras de quoi voyager, aux pistoles qui verront du
pays, et a moi qui ne serai plus tente de jouer a la bassette.

--Voila donc, dit amerement Maurevert, a quoi auront abouti dix ans de
bons services. Je suis oblige de fuir comme un vrai felon, comme un
traitre!

--Je me charge de ta rentree en grace, dit Maineville, avec vivacite.
Je prouverai ton innocence. Et le danger ecarte, tu reviendras. Est-ce
dit?... Pars-tu?...

--Il le faut bien, mort au diable!

--C'est bien. Dans vingt minutes, tu as les deux cents pistoles.

--Cent me suffisent. Je n'irai pas loin. J'irai... tiens: j'irai a
Chambord, et je t'attendrai la.

Maurevert s'habilla aussitot, serra precieusement sur lui divers papiers
et notamment le bon de cinq cent mille livres payables le lendemain de
la mort de Guise. Bientot Maineville parut. Il apportait les deux cents
pistoles. Maurevert en prit cent. Les deux amis s'embrasserent, puis
descendirent ensemble.

--As-tu le mot de passe pour te faire ouvrir la porte? demanda
Maineville.

--Non... Je ne me souviens meme pas de ceux que tu me donnas dans la
matinee.

--Catherine et Coutras. Et maintenant, adieu. Si par hasard il
t'arrivait un accident avant d'atteindre la porte, songe que tu ne m'as
pas vu...

La-dessus, Maineville jeta un regard inquiet dans la rue pleine de
tenebres, s'eloigna rapidement en se glissant le long des murailles.

Maurevert demeurait immobile jusqu'a ce qu'il fut bien sur que son
ami s'etait reellement eloigne. Alors a son tour, il se mit en route.
Seulement, ce ne fut pas vers les portes de la ville qu'il se dirigea,
mais vers le chateau. Il n'avait pas fait dix pas qu'il se frappa le
front et revint en grommelant:

--Imbecile! si je laisse mon cheval, Maineville saura que je ne suis pas
parti. Et s'il va demander demain matin si quelqu'un a franchi la porte
pendant la nuit?

Il sella et brida son cheval, sortit et marcha a pied jusqu'au chateau,
en trainant la bete par la bride. Un quart d'heure plus tard, il se
trouvait dans l'oratoire de la reine. Catherine de Medicis, reveillee
sur son ordre (car maintenant on lui obeissait d'apres un mot convenu),
ne tarda pas a se montrer et l'interrogea du regard.

--Madame, dit Maurevert, je sais le jour et l'heure et comment la chose
doit se faire.

Catherine eut un tremblement d'emotion.

--Parlez, dit-elle, devorant du regard celui qui portait une telle
nouvelle.

--Avant tout, fit Maurevert, je prierai Votre Majeste de faire sortir de
Blois des cet instant meme un officier quelconque qui devra monter le
cheval que j'ai laisse dans la cour carree et se couvrir de ce manteau.
Il est essentiel pour moi que cet homme, quel qu'il soit, parte bientot.

--Larchant! appela la reine.

Le capitaine entra, tandis que Maurevert se rejetait dans un coin
d'ombre.

--Larchant, dit Catherine, j'apprends qu'il y a des rassemblements de
huguenots du cote de Tours. Envoyez a l'instant meme quelqu'un de sur
pour voir ce qu'il en est et surveiller le pays une bonne huitaine.
Votre messager trouvera un cheval tout selle dans la cour carree... et
voici un manteau pour lui... Que dans cinq minutes il soit parti.

Larchant prit le manteau jete sur un fauteuil et sortit passivement,
sans un mot.

--Maintenant, reprit Maurevert, maintenant que je sors de Blois et
que je fuis, il faut que Votre Majeste m'assure pour quelques jours
l'hospitalite dans le chateau.

--Ruggieri! appela la reine, decidee a donner entiere satisfaction a
Maurevert.

Une minute s'ecoula, et deja Catherine froncait le sourcil, lorsque
l'astrologue parut en disant:

--On vient de m'eveiller, et j'accours. Majeste.

--Ruggieri, ou es-tu loge?

--Mais, fit l'astrologue etonne, dans les combles, c'est-a-dire le plus
loin possible de la terre et le plus pres possible des etoiles.

--Es-tu souvent espionne la-haut?

Ruggieri sourit:

--Nul n'y vient qu'en tremblant; nul n'y vient s'il n'y est force.
Vous savez que je passe pour un esprit malfaisant, capable de jeter un
mauvais sort.

--En effet, dit Catherine. Mon bon Ruggieri, tu cacheras ce gentilhomme
dans tes appartements et il y sera mieux a l'abri de la curiosite que
dans l'appartement du roi...

Ruggieri fit un signe pour dire qu'il avait compris. A ce moment la
reine palit et s'affaissa dans un fauteuil. Ses yeux se revulserent. Un
tremblement mortel agita ses mains. Ruggieri s'elanca vers elle, sortit
vivement un flacon de son aumoniere et laissa tomber quelques gouttes de
son contenu sur les levres de Catherine. Bientot celle-ci respira plus
librement.

--Tu vois! fit-elle avec un morne desespoir, c'est la fin qui
approche... Ruggieri, est-ce que je vais mourir? Dis-le sans crainte.

--Non! fit l'astrologue. Non, madame, rassurez-vous. La mort n'est pas
encore dans ce chateau...

--Je le crois, reprit la reine, qui sentait la vie lui revenir. Ce n'est
encore qu'une alerte. Mais je suis bien faible!

Catherine se tourna alors vers Maurevert, qui, pendant toute cette
scene, etait demeure immobile et silencieux.

--Eh bien, monsieur, dit-elle, vous pouvez parler maintenant...

Maurevert commenca son rapport qui dura une heure environ et que
Catherine ecouta la tete dans les deux mains sans donner le moindre
signe d'etonnement ou d'emotion. Quand Maurevert se tut, elle releva
lentement la tete et dit:

--Ruggieri, es-tu sur que je puisse vivre encore jusqu'au 23 decembre?

--Je jure a Votre Majeste que cette annee-ci mourra avant elle, dit
l'astrologue.

--Bon! fit-elle avec un pale sourire, tu me donnes huit jours de plus
que je ne demandais... Allez, monsieur de Maurevert, suivez Ruggieri.
Vous serez bien cache la ou il vous mettra!

La reine rentra dans sa chambre et se remit au lit avec les premiers
symptomes de la fievre. Maurevert suivit Ruggieri, qui lui fit monter
des escaliers interminables et parvint enfin dans les combles.
L'astrologue conduisit son compagnon jusqu'a une chambre fort spacieuse
et fort bien meublee.

--On vous apportera vos repas ici, dit-il. Voici sur ce rayon des
livres, dans cette armoire quelques flacons de bon vin. Le jour, vous
aurez encore pour vous distraire cette fenetre d'ou l'on voit la Loire.
Mais faites attention que qui regarde peut etre regarde...

Le lendemain, l'astrologue descendit pour prendre des nouvelles de la
reine, qui ne se ressentait plus, en apparence du moins, de sa crise
nocturne. En remontant chez lui, Ruggieri rencontra Crillon qui l'aborda
poliment, le salua et lui dit:

--Voici: pour des raisons que vous saurez plus tard, mais qui concernent
le service et la surete du roi, j'aurais besoin de cacher pour quelques
jours dans le chateau un homme a moi... un mien parent. Comme je sais
que vous vivez retire et que nul ne vient vous deranger, j'avais pense
que votre appartement ferait justement l'affaire...

Ruggieri fut etonne, mais ne manifesta pas son etonnement, et il se
contenta de penser:

--Bon. Je mettrai aupres de Maurevert le parent du brave Crillon, et
j'aurai deux hotes au lieu d'un. Eh bien, j'accepte, ajouta-t-il tout
haut. Amenez-moi votre homme, capitaine.

--Et vous vous faites fort de le cacher?

--Autant qu'il sera en mon pouvoir, la presence de votre parent au
chateau ne sera connue de personne.

--Merci, mon digne astrologue.

--Enchante de vous etre agreable, mon digne capitaine.

Dans la journee, Crillon sortit du chateau et se rendit a l'hotellerie
ou il avait dine avec Pardaillan. Comme il l'avait dit, le chevalier ne
bougeait plus de l'hotellerie. Crillon le trouva qui vidait a petits
coups une bouteille de muscat d'Espagne. Pardaillan, en voyant entrer
Crillon, se contenta de prendre un verre qu'il posa devant le capitaine
et qu'il remplit.

--Savez-vous pourquoi je viens? demanda Crillon.

--Pour me dire que vous avez trouve un moyen de m'introduire au chateau
et de m'y tenir cache?

--C'est cela meme. Et quand vous voudrez...

--Pourquoi pas aujourd'hui?

--Si cela peut vous etre utile.

--A moi, non!... Au roi, oui! Vous savez ce que je vous ai dit...

--Eh bien, fit Crillon, ce soir, a la nuit. Trouvez-vous donc sur le
coup de six heures devant la porte du chateau; je me charge du reste.

Le soir, a six heures, c'est-a-dire a la nuit noire en cette saison,
Pardaillan, soigneusement enveloppe, faisait les cent pas devant le
porche du chateau. Bientot Crillon arriva.

--Nous allons entrer, dit le capitaine. Vous me jurez que...

--Je ne vous jure rien, interrompit Pardaillan. Je vous repete seulement
deux choses: la premiere, c'est qu'on veut tuer le roi; la deuxieme,
c'est que je ne veux pas qu'on le tue.

--Venez!...

Crillon passa son bras sous celui de Pardaillan et, causant gaiement
avec lui, franchit le porche, tandis que les sentinelles lui
presentaient les armes. Ils monterent par un escalier derobe, et au
second etage seulement Crillon s'ecria:

--Maintenant, nous sommes sauves!

--Ou allez-vous me cacher? demanda Pardaillan.

--Chez Ruggieri, fit Crillon. Vous pourrez vous faire tirer votre
horoscope, si le coeur vous en dit.

Lorsqu'ils furent arrives dans les combles, Crillon poussa une porte, et
Pardaillan, dans la piece severement meublee, apercut l'astrologue qui
lisait.

Crillon presenta le chevalier comme son parent, et il ajouta a l'oreille
de Ruggieri qu'il comptait fort sur ce parent-la pour le service du roi.
Puis il se retira.

Ruggieri avait jete sur Pardaillan un vif et profond regard. Mais soit
que la physionomie du chevalier eut bien change depuis seize ans, soit
que l'age eut diminue en lui la faculte de se souvenir, il ne reconnut
pas l'homme du Pressoir-de-Fer... celui dont jadis il avait essaye de
faire couler le sang pour l'oeuvre de transfusion hermetique.

--Venez, monsieur, se contenta-t-il de dire.

Et il le conduisit dans une chambre voisine en lui disant:

--Vous etes ici chez vous. Cette porte donne sur mon cabinet de travail
que nous venons de quitter; celle-ci donne sur le couloir; cette
troisieme, enfin, est condamnee et donne sur une chambre semblable a
celle-ci. A ce propos, si vous tenez absolument a garder le secret
rigoureux, je vous engage a ne pas faire de bruit, car justement, dans
cette chambre, j'ai loge un gentilhomme qui, comme vous, se cache
quelques jours dans le chateau.

La-dessus, Ruggieri salua et s'en alla.

--Tiens! songea Pardaillan, qui peut etre ce gentilhomme qui comme moi a
besoin de se cacher ici?



XXXIII

DUCHESSE DE GUISE

L scene qui va suivre se passe dans la nuit du 24 decembre 1588, en cet
hotel si bien garde ou nous avons vu Maurevert assister a une reunion de
conjures.

Au premier etage, un immense salon occupait presque toute la longueur de
l'hotel, avec six fenetres donnant sur la cour d'honneur. Precedant ce
salon se trouvait une piece de modestes dimensions. C'est la que nous
penetrons, vers dix heures du soir.

Une femme assise dans un fauteuil s'entretenait avec un homme debout
devant elle. L'homme venait de fournir une longue course. Ses habits
etaient taches de boue. Il semblait tres fatigue. Cette femme, c'etait
Fausta. Cet homme, c'etait un courrier qui arrivait de Rome.

--Je suis arrive a Rome le 20 de novembre, porteur de vos instructions
orales et ecrites. Faut-il vous dire quelles demarches j'ai du faire?

--Passe, et arrive au principal. Sois bref et clair.

--Ce fut le cardinal Rovenni qui, au bout de trois jours, m'introduisit
aupres de Sixte. Je n'avais pas le choix des moyens et je dus accepter
l'aide que m'offrit le traitre, dans l'espoir, sans doute, de se
reconcilier avec vous.

---Peu importe qui t'a aide...

--Donc, je vis le pape. Je l'ai vu quatre fois de suite. La premiere
fois, lorsque je lui ai dit que j'etais votre envoye, il commenca par me
faire saisir et declara que ma mort seule etait un chatiment suffisant
de mon audace. Je fus jete dans un cachot du chateau Saint-Ange... La,
Sixte vint me voir le lendemain et, brusquement, me demanda ce que la
revoltee, rebelle, relapse, heretique, pouvait avoir a lui communiquer.
Je lui repondis que j'apportais la paix, mais que je ne dirais rien tant
que je serais detenu prisonnier, et que, vous representant, je voulais
traiter de puissance a puissance.

---Et que dit alors le vieux gardeur de pourceaux?

--Il me tourna le dos et sortit en disant: "Qu'il creve comme un
chien!..." Mais, le lendemain, des gardes m'ouvrirent le cachot. Je fus
conduit dans un oratoire ou Sixte etait seul. Il m'examina longtemps,
puis, d'un ton rude, il me dit; "Parle, tu es libre..." Alors j'exposai
votre renonciation. Je repetai vos offres. Il ecouta attentivement. Je
l'assurai que, jamais, vous ne reviendriez en Italie, et que vous
feriez tous vos efforts pour sauvegarder sa puissance temporelle ou
spirituelle. Alors, il me demanda ce que vous attendiez en retour, et je
lui repondis: "Une chose unique, une bulle de divorce cassant le mariage
du duc de Guise et de Catherine de Cleves..." Il ne parut pas surpris...
Il me dit de revenir trois jours plus tard. Au jour dit, je me presentai
au Vatican, et je revis Sixte seul a seul... Alors il ouvrit une
cassette, en tira un etui d'argent. De l'etui, il sortit un parchemin et
le mit sous mes yeux... C'etait la bulle de divorce... Puis il remit le
parchemin dans l'etui, et me tendit l'etui en me disant: "Je suis plus
confiant que ta maitresse. Voici ce qu'elle me demande. Va me chercher
les papiers que tu m'as promis..." Je sortis alors du Vatican, et
bientot je repris a franc etrier la route de France.

En achevant ce recit, l'homme mit un genou sur le tapis, comme il avait
fait devant le pape, sortit de son pourpoint un etui d'argent qu'il
portait attache par une chainette placee autour du cou, Fausta prit
l'etui sans que rien put faire comprendre si elle etait satisfaite, ou
simplement emue.

--C'est bien, dit-elle, retire-toi, et va te reposer. Tu as agi en
fidele serviteur et en bon diplomate.

Seule, Fausta demeura pensive. Elle considerait cet etui d'argent d'un
regard morne et comme s'il eut contenu sa condamnation. Enfin, elle
l'ouvrit, en tira un parchemin scelle aux armes pontificales de
Sixte-Quint, et le lut attentivement par deux fois.

C'etait bien ce que le messager avait annonce: l'acte cassant le mariage
du duc de Guise et de Catherine de Cleves. Il n'y manquait que la
signature du duc.

Lorsqu'elle eut termine cette lecture, Fausta appela. Sa suivante
Myrthis parut.

--Est-ce qu'il est venu? demanda-t-elle.

--Pas encore, repondit la suivante.

--Et le vieux Bourbon?

--Il ne doit venir qu'a onze heures et demie.

--Quand il arrivera, fais-le entrer ou tu sais, ainsi que Mayenne et le
cardinal de Guise. Je pense que tout a ete apprete dans le grand salon?
Des que le duc arrivera, fais-le entrer ici. Et les autres la...

Myrthis se retira. Fausta alla ouvrir la porte qui ouvrait sur le
grand salon. Deux flambeaux etaient allumes. Mais cette faible lumiere
suffisait sans doute a Fausta, qui, de la porte, examina l'immense salle
deserte.

Alors, elle poussa un long soupir, referma la porte avec beaucoup de
soin, et revint se placer dans le fauteuil qu'elle occupait tout a
l'heure.

--Monseigneur le duc de Guise! annonca une voix.

Fausta releva lentement la tete et vit le duc qui s'inclinait devant
elle. Il etait nerveux, agite. Cette fievre speciale qui saisit les
grands criminels au moment de l'action irreparable mettait une flamme
sombre dans son regard, et, sur son front couvert d'une ardente rougeur,
la large cicatrice de sa blessure apparaissait livide.

--Me voici a vos ordres, madame, dit le duc d'une voix ou percait une
sourde impatience. Mais vraiment n'eut-il pas mieux valu ne plus nous
voir jusqu'au jour...

--Jusqu'au jour ou Henri III succombera, acheva la Fausta avec une
froideur glaciale. C'est-a-dire, continua-t-elle, jusqu'au jour ou je
dois unir ma destinee a la votre, duc!

Guise tressaillit. Voyant qu'il ne relevait pas les paroles qu'elle
venait de prononcer, Fausta reprit:

--Ainsi, mon duc, tout est pret... grace a moi. Le filet est bien tendu.
Valois doit mourir. J'ai distribue a chacun son role.

--Tout cela est vrai, madame, dit Henri de Guise, d'une voix alteree, et
ses sourcils se froncerent. C'est vrai; la ou nous autres hommes nous
hesitions, vous avez deploye l'audace froide et l'implacable methode
d'une grande conquerante. Vous avez tout prevu, tout agence dans les
moindres details. Je le confesse, madame...

--Je voulais vous entendre dire ces verites, dit Fausta. Mais vous
savez que ce n'est pas tout. Vous savez que j'ai envoye un courrier a
Alexandre Farnese. D'apres les dates que j'avais prevues, Alexandre
Farnese, a cette heure, est surement en France et marche sur Paris. J'ai
donc fait plus que de deblayer le trone: je vous donne une armee...

--C'est encore vrai, madame. Mais n'avons-nous pas deja convenu ce que
nous devons faire de cette armee?

--Oui, reduire le Bearnais, ramener a vous les huguenots qui sont
de rudes soldats, entreprendre la conquete de l'Italie d'abord, des
Flandres ensuite...

L'oeil de Guise etincela.

--Ah! s'ecria-t-il, tout cela je l'accomplirai, madame! Roi de France,
je me sens de taille a soulever un monde...

Fausta reprit doucement:

--Et moi, duc, quelle sera ma part?...

--Ceci n'est-il pas convenu aussi? Ne vous ai-je pas jure que vous
seriez reine dans ce royaume dont je serai roi?...

--C'est vrai, duc... mais quand?...

--Quand? fit le duc assombri. Des que, roi de France, j'aurai repudie
Catherine de Cleves.

--C'est bien loin, duc!... Et puis, tenez, vous connaissez ma franchise.
J'ai peur... vous pouvez m'oublier...

--J'ai jure! dit le duc.

--Et moi, fit la Fausta dans un grondement terrible, je ne crois pas aux
serments des princes... Dites-vous seulement que j'ai appris a lire dans
le coeur des hommes...

--Et qu'avez-vous lu dans le mien? begaya le duc avec un livide sourire.

--Que le poignard qui va frapper Valois peut aussi bien frapper
Fausta!...

--Madame...

--Que l'instrument peut etre brise quand il a servi!... Que ma part
peut vous sembler trop belle quand je vous aurai couvert de la pourpre!
Alors, vous n'aurez qu'un geste a faire pour me noyer dans ce sang d'ou
emergera le trone sur lequel vous serez assis! Voila ce que j'ai lu dans
votre coeur!...

--Madame... je vous ecoute et n'en crois pas mes sens.


--Pourtant, c'est la verite qui frappe vos oreilles. Duc, la minute est
effroyable pour vous. Je puis d'un mot vous rejeter a l'abime. Valois,
si je veux, sera prevenu dans une heure... et demain, duc, ce n'est pas
sur le trone que vous monterez, c'est sur l'echafaud.

--Par le sang du Christ! rugit le duc partage entre la fureur,
l'etonnement et l'epouvante. Que vous faut-il donc?...

--Ma part, dit simplement Fausta. Et toute ma part, a moi, tient dans ce
mot: oui ou non suis-je des cet instant duchesse de Guise?...

--Ceci est insense, madame! Catherine de Cleves est vivante encore!

--Oui... mais, si vous le voulez, Catherine de Cleves n'est plus votre
femme. Duc, voici la bulle de divorce qui casse votre mariage: c'est le
cadeau de noces que me fait, a moi, mon vieil ami Sixte-Quint, pape par
la grace de Dieu!...

En meme temps, Fausta ouvrit l'etui, en tira le parchemin, le deploya
et le tendit au duc de Guise. Celui-ci le saisit d'une main tremblante,
rapprocha violemment un flambeau et se mit a lire. Quand il eut
acheve sa lecture, quand il eut constate que le parchemin aux armes
pontificales etait parfaitement authentique, il le laissa tomber sur la
table et baissa la tete dans un morne silence. Le coup etait terrible.

Fausta, sur la table, prit une plume, et la presenta au duc de Guise,
qui la saisit machinalement. Puis, posant son doigt a l'endroit du
parchemin reserve pour la signature de Guise, elle dit:

--Signez...

Le Balafre la considera un instant avec des yeux hagards. Il etait en
proie a une de ces rages froides qui, lorsqu'elles eclatent, tuent.
Non qu'il regrettat de repudier Catherine de Cleves qui le trompait et
faisait de lui le mari le plus ridicule de France, mais il se voyait
devine par la terrible Fausta, et il etait des lors en son pouvoir.

Elle appuya son doigt sur le parchemin et repeta:

--Signez! Dans quelques minutes, il serait trop tard!

Le Balafre grinca des dents. Il se courba lentement sur la table, et, de
sa grosse ecriture violente, signa!... Alors Fausta alla ouvrir la porte
du grand salon a double battant. Et le salon immense apparut, vivement
eclaire.

Au fond du salon, un autel avait ete dresse... ce n'etait plus un salon,
c'etait une chapelle!... Sur l'autel, pres du tabernacle, le vieux
cardinal de Bourbon attendait, pret a celebrer la messe.

Le cardinal de Guise, le duc de Mayenne, la duchesse de Nemours, la
duchesse de Montpensier etaient assis dans des fauteuils et semblaient
attendre une ceremonie qu'ils connaissaient d'avance. Alors Fausta se
tourna vers le Balafre, atterre de ce qu'il voyait et devinait, et elle
dit:

--Duc, donnez la main a votre fiancee et conduisez-la a l'autel!...

Le duc, la rage au coeur, tendit sa main a Fausta...

Ils marcherent a l'autel.

Le premier geste de Fausta fut de remettre au cardinal de Bourbon la
bulle de divorce. Et, alors, la messe commenca... la messe de mariage
qui unissait Fausta au duc de Guise!...



XXXIV

L'EFFONDREMENT

La chambre du roi donnait sur la cour carree. En avant, il y avait une
antichambre. Et en avant de cette antichambre, c'etait le salon dans
lequel nous avons introduit le lecteur. Ainsi donc, apres avoir franchi
le porche du chateau de Blois et monte le grand escalier, on arrivait a
ce salon.

En entrant dans le salon et en allant chercher la porte du fond,
a droite, on se trouvait dans l'antichambre du roi. C'est cette
antichambre qui devient en ce moment le centre de notre scene. Il s'y
ouvrait trois portes. L'une par laquelle nous venons d'entrer et qui
ouvrait sur le salon. La deuxieme, en face, qui ouvrait sur la chambre
a coucher du roi. La troisieme, a gauche, qui ouvrait sur un cabinet
donnant sur une cour interieure.

A la suite de ce cabinet, qui etait vaste et spacieux, il y avait
une autre piece qui donnait sur un escalier interieur. Cet escalier
aboutissait en haut aux combles du chateau, et en bas a l'appartement de
Catherine de Medicis. Lorsque le Balafre gagnait l'antichambre royale
apres avoir fait entrer son escorte dans le salon, il demandait:

--Ou est Sa Majeste?

Alors, quelqu'un montrait toujours du doigt soit la porte de la chambre
a coucher, soit la porte du cabinet de travail. Selon l'une ou l'autre
indication, le Balafre traversait l'antichambre, soit droit devant lui
pour aller a la chambre du roi, soit en obliquant a gauche pour gagner
le cabinet. Et il entrait familierement, car le roi le lui avait
commande une fois pour toutes.

Ce matin-la, comme de coutume, les postes furent releves et changes par
le capitaine Larchant. Seulement, on ne placa que des postes simples. En
sorte que le chateau semblait degarni de ses ordinaires defenses.

Seulement, celui qui eut jete un coup d'oeil sur la cour interieure que
l'on voyait par la fenetre du cabinet de travail, eut apercu la trois
cents hommes d'armes immobiles et silencieux. Tous etaient armes
d'arquebuses.

Seulement, aussi, celui qui eut pu entrer dans une vaste salle situee
pres du corps de garde et qui servait ordinairement de magasin d'armes,
eut apercu la quatre couleuvrines de campagne, montees sur leurs affuts.
Les couleuvrines etaient chargees. Autour de chacune d'elles, les quatre
servants etaient a leur poste.

Traversons maintenant le salon et penetrons dans cette antichambre,
centre de la scene que nous essayons de mettre en place. La, une
trentaine de gentilshommes attendent--de ceux que le roi appelait
ses ordinaires... de ceux que le peuple appelait les Quarante-cinq
assassins. Ils sont vetus comme d'habitude. Mais, sous le pourpoint de
soie ou de velours, tous ont endosse la cuirasse de cuir ou la cotte de
mailles.

Entrons dans la chambre du roi. Comme le soir ou les grandes decisions
ont ete prises, Henri III est assis pres du feu vers lequel il tend ses
mains pales.

Debout pres de lui, Catherine de Medicis, pareille a un spectre noir,
Catherine livide sous ses voiles de deuil.

Dehors, il fait un froid noir. Un ciel d'une infinie tristesse, un large
silence pesant sur toutes choses.

Catherine de Medicis et le roi--deux fantomes--se parlent. Ils se
parlent a voix basse et lente.

--C'est le jour, dit Catherine, le grand jour... Le jour de votre
delivrance, mon fils. Ce soir, a dix heures, comme une bande de loups
rues dans les tenebres, les gens de Guise doivent se precipiter sur ce
chateau dont ils ont les clefs. Ce soir, a dix heures, on egorgera tout
ce qui tentera de s'opposer a la marche des assassins... on enfoncera la
porte de cette chambre... on poignardera le roi dans son lit... Si la
mere du roi ne veillait!... Mais elle veille!...

Elle eclate de rire... d'un rire silencieux et fantastique sur cette
figure livide de spectre.

--Henri, reprend-elle, es-tu pret, mon fils?...

--Oui, ma mere! repond le roi, d'une voix tragique.

Pale et chancelant, Henri III se leve. Sa mere le prend dans ses bras
et, longuement, frenetiquement, d'une sauvage etreinte ou eclate la
seule passion sincere de sa vie, elle le serre sur sa poitrine.

--Tu ne bougeras pas d'ici, murmura Catherine. Tu entends?

--Oui, ma mere, balbutie Henri III.

--Il suffit que, d'un mot, tu donnes l'ordre supreme a ces gentilshommes
qui attendent la... le reste me regarde!...

Alors, elle desserre son etreinte. Lentement, elle va ouvrir la porte.
Les trente qui attendent dans l'antichambre fremissent. Le roi s'avance
jusqu'a la porte et dit:

--Messieurs, je vous commande d'obeir a la reine mere dans tout ce
qu'elle vous dira...

Puis, il recule jusqu'a la fenetre de sa chambre en frissonnant, souleve
les rideaux et se met a regarder dans la cour carree, les yeux fixes sur
le porche du chateau. Catherine de Medicis passe en revue, d'un regard
rapide, les gentilshommes de l'antichambre. Elle en touche un a la
poitrine, puis un autre... elle en touche dix. Et, a ces dix, elle dit:

--Votre poste est dans la chambre du roi. L'epee et la dague a la main,
messieurs!

Les dix obeissent.

--Dans la chambre, continua Catherine, barricadez-vous. Quoi que vous
entendiez, ne bougez pas. Et, s'il arrive un malheur, mourez jusqu'au
dernier avant qu'on ne touche au roi. Jurez!...

--Nous jurons! repondent les dix d'une voix sourde.

Les dix penetrent dans la chambre royale, l'epee et la dague a la main.
Un instant plus tard, on les entend qui, a l'interieur, barricadent la
porte. Catherine pousse un profond soupir. Alors, Catherine recommence
son inspection. Elle touche un gentilhomme a la poitrine, puis un autre;
elle en touche dix.

--Vous, dit-elle, dans le salon... Des qu'il sera dans l'antichambre,
fermez la porte et placez-vous devant, l'epee et la dague a la main. Si
on essaie de forcer la porte de l'antichambre, si le salon est envahi,
mourez jusqu'au dernier avant qu'on ne puisse ouvrir... Jurez!

--Nous jurons! repondent les dix.

Les dix passent dans le salon, et, tout aussitot, s'y disposent par
petits groupes, riant et causant de choses indifferentes. Alors,
Catherine touche trois des gentilshommes restant dans l'antichambre. Ce
sont Chalabre, Sainte-Maline et Montsery.

--Vous, dit-elle, entrez dans le cabinet et attendez-moi.

Sainte-Maline, Chalabre et Montsery obeissent aussitot et passent dans
le grand cabinet de travail. Dans l'antichambre, il ne reste plus que
sept gentilshommes, parmi lesquels Deseffrenat et le comte de Loignes.

--Vous, dit Catherine, ecoutez: il entrera ici, ne trouvant pas le
roi dans le salon, et il vous demandera: "Ou est Sa Majeste?..." Vous
repondrez:

"Sa Majeste est dans son cabinet, monseigneur."

--Alors, il entrera dans le cabinet, et vous acheverez l'homme. Si on ne
vous appelle pas, vous resterez ici. Au cas ou ceux du salon seraient
attaques, vous barricaderez la porte et vous mourrez jusqu'au dernier
avant qu'on ne puisse atteindre la porte du roi... Jurez!

--Nous jurons, repondirent les sept.

Alors, lente et toute raide dans ses voiles de deuil, la vieille
reine passe dans le grand cabinet ou attendent Chalabre, Montsery et
Sainte-Maline.

--Vous, dit-elle, je vous ai choisis entre tous. Le duc vous a
embastilles. Le duc vous a menaces de mort. Est-ce vrai?

Les trois s'inclinerent.

--Quoi qu'il en soit, dit Catherine, vous avez ete choisis parce qu'on a
suppose qu'a votre devouement pour le roi se joignait en vous une haine
naturelle contre celui qui a voulu vous mettre a mort. Eh bien, il va
venir. Le salon est garde. L'antichambre est gardee. La chambre du roi
est gardee. Le duc doit aboutir ici... Il ne faut pas qu'il en sorte
vivant...

Les trois se regarderent, les yeux flamboyants, les levres crispees par
ces sourires terribles qu'on a dans les moments supremes. Catherine les
vit decides. Elle demanda:

--Le roi, messieurs, peut-il compter sur vous?

Ils tirerent leurs dagues d'un mouvement spontane.

--Si le duc entre ici, il est mort! dirent-ils.

--C'est bien, dit Catherine. Attendez donc... car il va venir! Adieu,
messieurs.

Elle passa devant les trois gentilshommes inclines, et disparut dans le
petit escalier interieur.

La-haut, dans le cabinet, Chalabre, Sainte-Maline et Montsery prenaient
leurs dispositions--ce qu'on pourrait appeler le branle-bas de
l'assassinat. Ils pousserent la table contre la fenetre. Ils entasserent
chaises et fauteuils dans un angle, de facon que la piece fut
entierement libre, et que Guise ne trouvat rien derriere quoi s'abriter
et se defendre. Alors, ils convinrent de leurs gestes. Sainte-Maline, le
plus hardi des trois, prit naturellement la direction du combat.

--Moi, dit-il, j'ouvre la porte quand il arrive. Toi, Chalabre, tu te
tiens ici, au milieu du cabinet. Toi, Montsery, tu te places ici contre
la porte. J'ouvre donc et je dis: "Entrez, monseigneur." Et je recule.
Il entre. Alors toi, Montsery, tu pousses la porte, et tu mets le
verrou. Chalabre et moi, nous l'attaquons par devant. Et toi, tu sautes
sur lui par derriere. Est-ce convenu?

--Convenu...

--Chacun a notre place, donc, et ne bougeons plus.

--Diable! fit tout a coup Montsery, et la porte du petit escalier?

--Il n'y a qu'a pousser le verrou, dit Sainte-Maline. Vas-y, Chalabre,
et reprends ta place.

Chalabre se dirigea vivement vers la porte de l'escalier. Comme il
mettait la main sur le verrou, la porte s'ouvrit et un homme entra en
disant:

--Bonjour, messieurs!...

--Pardaillan! s'ecria sourdement Chalabre en reculant.

--Pardaillan! repeterent les deux autres.

Pardaillan etait entre. Il avait ferme la porte, tranquillement.

--Monsieur, dit Sainte-Maline d'une voix qui tremblait d'impatience,
sortez a l'instant, quoi que vous ayez a nous dire, il nous est
impossible de vous ecouter en ce moment.

--Bah! fit Pardaillan, avant que le Balafre n'entre ici, nous avons bien
quelques minutes. Vous m'ecouterez... Les trois hommes echangerent un
regarda de rage folle.

--Messieurs, dit Pardaillan, laissez vos poignards tranquilles. Si vous
m'attaquez, je suis capable de vous tuer tous les trois, et, alors,
vous ne pourrez pas tuer le duc. De plus, je vous previens que, si je
n'arrive pas a vous tuer, je pourrai toujours ouvrir cette fenetre,
et jeter un cri qui sera entendu parce qu'il est attendu. Et alors,
messieurs, celui qui entendra ce cri se precipitera au-devant du Balafre
et lui criera: "N'entrez pas au chateau, car on veut vous tuer..." Et
rien, messieurs, ne pourra empecher mon ami de prevenir le duc, car mon
ami est a Blois pour sauver le duc et tuer le roi... vous le connaissez!
Vous l'avez vu a Chartres! Il s'appelle Jacques Clement!...

Les trois devinrent livides. Jacques Clement, qu'ils avaient jure de
tuer! Jacques Clement, qu'ils avaient affirme mort sous leurs coups...
En mettant les choses au mieux, en supposant que le roi ne serait pas
tue, Henri III ou Catherine apprendraient que Jacques Clement vivait.
C'etait pour eux la potence ou l'echafaud!

--Parlez donc! dit Chalabre en grincant des dents. Que voulez-vous?

--Messieurs, dit Pardaillan, vous me devez encore une vie. Je viens vous
reclamer le paiement immediat de votre dette. Je viens vous demander
cette vie.

--La vie de qui? rugit Sainte-Maline.

--La vie de Henri de Guise, repondit simplement Pardaillan.

Sainte-Maline baissa la tete et pleura.

Chalabre et Montsery resterent silencieux.

--Messieurs, dit Pardaillan, je vois que vous etes decides a payer. Mais
je vois aussi que c'est trop vous demander. Je vais donc vous proposer
un arrangement. Au lieu de vous reclamer la vie de Guise, je me contente
de ne vous demander que dix minutes de cette vie.

Ils le regarderent, hagards, sans comprendre.

--Eh! oui, reprit Pardaillan. Je veux dire quelques mots au duc de
Guise. Cet entretien durera dix minutes. Apres quoi, je vous tiendrai
quittes. Ecoutez-moi. Le duc va entrer ici, n'est-ce pas?

--Oui, firent-ils haletants.

--Vous admettez qu'une fois entre il ne peut plus sortir par
l'antichambre?

--Oui! mais il peut sortir par le petit escalier!...

--Eh bien, justement. Vous allez vous placer tous les trois dans le
petit escalier. Donc, toute retraite est coupee... et...

A ce moment, un grand bruit de chevaux, d'epees qui se heurtent, de
cliquetis d'eperons se fit entendre.

--C'est lui! dit froidement Pardaillan. Messieurs, sortez!... A la
dixieme minute, au plus tard. Guise vous appartient... Mais, pendant ces
dix minutes, il est a moi... Sortez!

Pardaillan s'etait redresse. Et il y avait une telle flamme dans son
regard, une si sombre et si violente volonte sur sa physionomie, une
telle autorite dans son geste et sa parole qu'ils comprirent que
l'attitude du chevalier cachait quelque secret terrible; et que cet
entretien qu'il voulait avoir avec le duc etait un entretien de vie ou
de mort.

Livides, haletants, hagards, faibles comme des enfants devant cette
force, ils reculerent, franchirent la porte et se posterent dans le
petit escalier.

--Dix minutes! balbutia Sainte-Maline.

--Dix minutes, pas plus! dit Pardaillan.

Et il ferma la porte de l'escalier. Alors, il eut un long soupir et
un sourire. Et, les bras croises, il se tourna vers la porte de
l'antichambre au moment ou les bruits lointains s'eteignaient et ou une
voix, dans l'antichambre, disait:

--Dans le cabinet, monseigneur! Sa Majeste vous attend dans le cabinet.

Puis, un silence effrayant pesa sur le chateau. Pardaillan entendit le
pas lourd et violent qui traversait l'antichambre. La porte s'ouvrit. Le
duc de Guise parut, fit deux pas.

En une seconde. Guise vit que le roi n'etait pas dans le cabinet. Il vit
Pardaillan debout, immobile, les bras croises. Il palit legerement et,
d'un mouvement rapide, se retourna vers la porte pour sortir. Au meme
instant, cette porte se referma et Guise sentit qu'on la retenait
fermee, de l'antichambre. Alors, il se tourna vers Pardaillan, redressa
son buste, rejeta la tete en arriere par un mouvement de dedain qui lui
etait habituel, et dit:

--Qui etes-vous? Que voulez-vous? Que faites-vous la?

--Mon nom est inutile, dit Pardaillan. Vous me reconnaissez. Je suis
celui qui, dans la cour de l'hotel Coligny, voici seize ans de cela,
vous a soufflete. Je suis celui qui, sur la place de Greve, voici huit
mois de cela, vous a crie devant dix mille personnes que vous vous
appeliez Henri le Soufflete, et non Henri le Balafre...

--Enfer! rugit Guise.

--Je suis celui qui, dans la rue Saint-Denis, pour sauver une pauvre
femme, s'est rendu a vous, celui que vous avez appele lache, celui qui
vous a declare alors qu'il vous rentrerait ce mot dans la gorge, et que
vous ne peririez que de sa main... Henri de Guise! Henri le Soufflete!
Ce que je veux? Ton sang pour laver l'insulte!... Henri de Guise!
Assassin de Coligny et de tant de malheureux seigneurs, ce que je fais
ici? Je t'y attends pour t'offrir un combat loyal, epee contre epee,
dague contre dague, coeur contre coeur!...

--Vous etes fou, mon maitre! grinca le duc. Hola! Du monde pour arreter
ce fou!...

Et Guise voulut ouvrir une porte. Mais, alors, derriere cette porte, il
entendit des voix rauques;

--Tue! Tue! Mort a Guise! Hardi, Chalabre! Hardi, Sainte-Maline!...

Guise devint livide... dans un eclair il comprit tout!...

--Monsieur, dit Pardaillan, il ne vous reste qu'un espoir; c'est de
sortir par cet escalier en tuant les trois gentilshommes qui vous y
attendent.. apres m'avoir tue moi-meme, toutefois... Decidez! Je vous
offre le combat loyal... Si vous refusez, j'ouvre ces portes, je laisse
entrer les bandes d'assassins, et je leur crie: "Tuez cet homme! Il est
trop lache pour se defendre!...

Le Balafre eut autour de lui ce regard morne qui semble attendre,
appeler une intervention surnaturelle. Dans cet instant tragique, il
comprit quel guet-apens avait ete prepare contre lui. Il eprouva le
regret desespere de n'avoir pas agi plus tot... le roi le devancait...
il etait perdu!

Sans dire un mot, il tira son epee et fondit sur Pardaillan, dans
l'espoir que celui-ci n'aurait pas le temps de degainer. Pardaillan se
rejeta d'un bond en arriere et, dans le meme instant. Guise le vit en
garde, la rapiere au poing.

Ce fut bref, terrible, foudroyant. Pardaillan, sans une feinte, sans un
battement, risquant vie pour vie, se fendit d'un coup droit, un seul
coup furieux, irresistible, et le Balafre lacha son epee, battit l'air
de ses bras et tomba en arriere: il avait la poitrine traversee de part
en part... Alors Pardaillan rengaina sa rapiere, et, s'etant assure,
d'un dernier regard, que le duc etait bien mort, ouvrit la porte du
petit escalier.

--Messieurs, dit-il, les dix minutes ne sont pas ecoulees. N'importe,
vous pouvez entrer. Je vous tiens quittes de votre dette, et je vous
rends le duc de Guise.

Et il se mit a monter tranquillement l'escalier. Chalabre Sainte-Maline
et Montsery se ruerent dans le cabinet, le poignard a la main. Ils
virent le duc etendu, sans mouvement et perdant son sang par sa
blessure.

Que s'etait-il donc passe entre Pardaillan et le duc?

Mais, a ce moment, le duc fit un mouvement... Guise n'etait pas mort!...
Il ouvrit les yeux, essaya de se soulever, poussa un gemissement et
parvint a murmurer:

--A moi!... On me tue!...

Ces paroles furent entendues de l'antichambre. Et, alors, les sept qui
etaient la aux aguets se mirent a hurler:

--Tue! Tue! Acheve!...

Et, alors, une frenesie s'empara des trois spadassins. D'un meme
mouvement, ils se jeterent sur le duc et le labourerent de coups de
poignard.

--Messieurs... messieurs... put encore begayer le duc, qui, d'un supreme
effort, essaya de se trainer.

Les trois se mirent a vociferer. Et la contagion de la frenesie gagna
l'antichambre. La porte fut violemment ouverte. Loignes, Deseffrenat et
les autres se ruerent.

Alors, l'horreur emplit cette piece. La haine accumulee, la rage des
terreurs passees, la vue du sang dechainerent en ces hommes l'esprit des
tigres qui s'acharnent sur la proie. Guise n'etait plus qu'un cadavre.
Et toujours ils frappaient...

Puis, ceux du salon, ceux de la chambre du roi accoururent. Ce fut une
effroyable melee d'insultes, de hurlements, un bondissement de demons,
une ruee fantastique sur le cadavre. Et tous avaient du sang aux mains
et au visage. Ils le trainerent dans l'antichambre.

Le roi sortit, le contempla un instant et murmura:

--Comme il est grand!... Mort, il apparait plus grand que lorsqu'il
vivait...

Brusquement, il posa son pied sur la tete du cadavre et dit:

--Maintenant, je suis seul roi de France!...

Pendant ce temps, Catherine de Medicis ralait dans son lit, agonisante,
comme si elle n'eut attendu que ce dernier coup de son effroyable genie
pour mourir...

Pardaillan, avons-nous dit, avait remonte l'escalier. Sans se soucier
du tumulte qui se dechainait dans le chateau, il montait sans hate, et,
bientot, il parvint a sa chambre. Tout droit, sans s'arreter, il alla a
la porte qui faisait communiquer cette chambre et passa dans la piece
voisine.

La, sur le lit, un homme etait etendu, baillonne, garrotte, dans
l'impossibilite de faire un mouvement. C'etait Maurevert.

Pardaillan delia les jambes d'abord, puis les bras de Maurevert. Puis il
lui retira son baillon.

--Levez-vous, dit Pardaillan.

Maurevert obeit. Il tremblait de tous ses membres. Pardaillan etait
etrangement calme. Mais sa voix fremissait, et un frisson, par moments,
passait sur son visage. Il tira son poignard et le montra a Maurevert.

--Grace! dit celui-ci d'une voix si faible qu'a peine on l'entendait.

--Donnez-moi le bras, dit Pardaillan.

Et, comme Maurevert, dans le vertige de l'epouvante, ne bougeait pas, il
lui prit le bras et le mit sous son bras gauche. De la main droite,
il tenait son poignard sous son manteau qu'il venait de jeter sur ses
epaules.

--La, dit-il alors. Maintenant, suivez-moi. Et pas un mot, pas un geste!
C'est dans votre interet.

Et il lui montra la pointe de sa dague. Maurevert fit signe qu'il
obeirait. Pardaillan se mit en marche, trainant Maurevert.

Il se mit a descendre, mais, cette fois, par le grand escalier. Le
chateau etait plein de rumeurs sauvages. Dans ce tumulte, Pardaillan et
Maurevert, enlaces, passerent comme des spectres.

Dans la cour carree, Maurevert eut un commencement de mouvement.
Pardaillan s'arreta et le regarda en face, en souriant. Ce sourire etait
terrible... Maurevert baissa la tete et poussa un faible gemissement.

--Allons! dit Pardaillan qui se remit en route.

Pres du porche, Crillon, l'epee a la main, criait des ordres. Des
soldats croiserent la pique devant Pardaillan.

--Monsieur de Crillon, dit Pardaillan, il faut que je sorte.

Crillon regarda Pardaillan une minute avec une sorte d'effroi et
d'etonnement meles. Puis, il se decouvrit et prononca:

--Laissez passer la justice royale!...

Les gardes se rangerent et presenterent les armes. Pardaillan franchit
le porche, entrainant et soutenant Maurevert...

Sur l'esplanade, a vingt pas du porche, un homme se placa pres de
Maurevert et se mit a marcher sans dire un mot. Tous trois--Maurevert
encadre entre Pardaillan et le nouveau venu--franchirent la porte de
Russy, passerent le pont et se mirent a remonter la Loire.

A une lieue environ du pont de Blois, ils s'arreterent devant une masure
abandonnee. Deux chevaux tout selles etaient attaches a un restant
de palissade qui avait du entourer un jardinet attenant a la masure.
Pardaillan poussa Maurevert dans l'unique piece. L'inconnu entra
derriere eux et ferma la porte.

--Asseyez-vous, dit Pardaillan a Maurevert en lui designant un
escabeau. Maurevert obeit. Pardaillan lui lia les jambes solidement, et,
des lors, une lueur d'espoir se fit jour dans l'esprit de Maurevert,
car, du moment qu'on le liait, c'est qu'on ne devait pas le tuer tout de
suite.

--Messire Clement, dit alors Pardaillan, puis-je vraiment compter sur
vous?

--Cher ami, dit Jacques Clement, soyez tranquille, et allez sans crainte
a vos affaires. Je jure Dieu que vous retrouverez l'homme ou vous le
laissez.

Pardaillan fit un signe de tete comme pour dire qu'il avait confiance
dans ce serment. Il sortit sans jeter un regard a Maurevert et reprit
en toute hate le chemin de Blois. Jacques Clement tira son poignard et
s'assit devant Maurevert.



XXXV

LE DERNIER GESTE DE FAUSTA

FAUSTA, des le matin, avait pris ses dernieres dispositions. Elle avait
expedie divers courriers et, entre autres, un cavalier charge de courir
au-devant de Farnese pour lui dire de hater sa marche sur Paris, car
elle ne doutait nullement qu'Alexandre Farnese ne fut entre en France
depuis plusieurs jours deja.

Puis, elle avait tout fait preparer pour son depart le soir meme. En
effet, elle avait convenu avec Guise qu'aussitot apres le meurtre du
roi, c'est-a-dire dans la nuit meme, ils marcheraient sur Beaugency,
Orleans et, de la, sur Paris. Ce devait etre une marche triomphante,
pendant laquelle le duc de Guise devait proclamer ses droits a la
couronne.

A Paris devait avoir lieu le couronnement, et Guise devait, dans
Notre-Dame, presenter Fausta comme la reine de France.

Tout a coup, des bruits confus parvinrent jusqu'a elle. Et, d'abord,
elle n'y preta pas attention, car les bourgeois criaient souvent par
les rues. Puis, brusquement, elle se dressa. Des coups d'arquebuse
eclataient. Elle entendait des pietinements de chevaux, des cris de
terreur, des hurlements de bataille. Une sueur froide pointa a son
front. Que se passait-il? Haletante, pale comme une morte, a demi
penchee, elle ecoutait ces bruits de dehors; des paroles lui
parvenaient, qui confirmaient la supposition atroce...

Pres de deux heures s'ecoulerent. Les bruits, peu a peu,
s'eloignaient... Fausta frappa fortement sur un timbre et un laquais
apparut. Et, comme elle allait lui donner l'ordre de s'enquerir de la
cause de ces bruits qui agitaient la ville, le laquais lui dit:

--Madame, un gentilhomme est la, qui ne veut pas dire son nom et veut
parler a Votre Seigneurie.

--Qu'il entre!

Au meme instant, Pardaillan entra dans le salon. Fausta fut secouee
d'une sorte de frisson nerveux et fixa sur lui des yeux exorbites par
une indicible epouvante. Elle voulut pousser un cri, et sa bouche
demeura entrouverte, sans proferer aucun son.

Pardaillan s'approcha d'elle, le chapeau a la main, s'inclina
profondement et dit:

--Madame, j'ai l'honneur de vous annoncer que je viens de tuer M. le duc
de Guise...

Un soupir atroce gonfla la poitrine de Fausta. Elle se sentait mourir.
Pardaillan vivant! Elle revait... C'etait un reve hideux, inconcevable,
mais ce n'etait qu'un reve... Surement elle allait se reveiller!

--Madame, continua Pardaillan, il m'a paru que c'etait une legitime
satisfaction que je me donnais a moi-meme en venant vous annoncer ce que
j'ai fait. Je vous avais prevenu jadis, que, moi vivant. Guise ne serait
pas roi, et que vous ne seriez pas reine.

Un sourd gemissement s'echappa des levres blemes de Fausta et elle put
murmurer:

--Pardaillan!

--Moi-meme, madame. Je concois votre etonnement, puisque, apres, avoir
voulu m'assassiner un certain nombre de fois, vous m'avez livre aux gens
de Guise le jour meme ou je vous arrachais aux griffes de Sixte.

--Pardaillan! repeta Fausta dans un souffle.

--En chair et os, madame, n'en doutez pas. Tenez, je vais vous dire.
Dans l'abbaye de Montmartre, le jour ou vous avez crucifie la pauvre
petite Violetta, je vous ai vue si courageuse au milieu des traitres, si
orgueilleuse devant la mort, que, sans doute, ce jour-la, je vous aurais
pardonne tout le reste, et, par la meme occasion, j'eusse pardonne a
Guise. Mais vous m'avez oblige a faire un deuxieme voyage dans la nasse.
Cela n'etait pas de jeu, madame. J'ai compris que vous etiez une force
inhumaine, et qu'il fallait vous ecraser. Eh bien, je vous ecrase, un
mot y suffit: Guise est mort, madame, mort quelques heures avant d'etre
roi et de vous couronner reine. Et c'est moi qui l'ai tue...

Fausta, alors, parla, d'une voix basse et penible, comme si les mots
eussent eu de la peine a sortir.

Elle dit a peu pres ceci:

--Puisque vous vivez, vous, il n'est pas etonnant que je sois ecrasee,
moi, et que, du haut de la plus etincelante destinee entrevue, je sois
precipitee dans un abime de honte et de douleur...

Elle s'arreta, grelottante; une flamme de folie passa dans ses yeux.

Mon malheur est complet, reprit-elle. J'etais tout. Je ne suis plus
rien. Que faites-vous ici? Dehors! J'ai voulu vous tuer quand j'ai cru
que vous etiez un homme. Vous etes un laquais qui, par-derriere et dans
l'ombre, a frappe un maitre, et je vous chasse. Dehors! Allez demander a
Valois le prix de votre assassinat!

Elle parlait d'une voix rauque et si precipitee qu'a peine elle etait
intelligible. Son bras tendu vers la porte tremblait. Pardaillan avait
baisse la tete, pensif.

Soudain, en la relevant, il vit Fausta qui marchait sur lui, le poignard
a la main. Il la laissa s'approcher. Et, au moment ou elle levait
le bras, il n'eut qu'un geste: il saisit le poignet de Fausta et le
maintint rudement dans ses doigts.

--Que faites-vous? dit-il. Allons, madame, on ne me tue pas ainsi, moi!
Car mon heure n'est pas venue. Tenez, je vous lache: osez me frapper!

Il la lacha et se croisa les bras. Fausta le regarda. Elle le vit si
calme, si etincelant de bravoure, vraiment plus fort que la mort, et
avec une telle pitie dans les yeux, qu'elle laissa tomber son arme; elle
recula et eclata en sanglots.

Madame, dit Pardaillan, avec une grande douceur, la scene de la
cathedrale de Chartres est vivante dans mon esprit: vos levres ont
touche mes levres, et c'est pour cela que je suis ici. Laissez-moi vous
dire qu'en venant ici j'avais un double but. D'abord vous dire que vous
ne serez pas reine. Ensuite, madame, au chateau, j'ai vu arreter, sous
mes yeux, le cardinal de Guise, et M. d'Essignac, et M. de Bourbon, et
d'autres. Et j'ai entendu le cardinal de Guise crier a M. d'Aumont qui
l'arretait: "C'est une trahison de la Fausta..." J'ai pense, madame,
qu'on viendrait vous saisir, vous aussi, et, cette epee qui a brise
votre royaume, je me suis dit que je devais la mettre au service de
votre vie et de votre liberte. Car vous etes jeune et belle. Vous
pouvez, vous devez vous refaire une existence, et, si vous n'avez pas
trouve le pouvoir, peut-etre trouverez-vous le bonheur. A une lieue
de Blois, j'ai prepare deux chevaux, un pour vous, un pour quelque
serviteur qui vous accompagnera. Hatez-vous de me suivre, tandis qu'il
en est encore temps...

A mesure que Pardaillan parlait, les passions dechainees dans l'ame de
Fausta prenaient un autre cours. Avec l'extraordinaire promptitude
de decision qui la rendait si superieure, elle prenait son parti de
l'abominable aventure. Elle s'apaisait. Elle rayait Guise de son esprit,
et la souverainete de ses esperances.

Il ne serait pas juste de dire que la passion pour Pardaillan se
reveillait, car, en realite, elle n'avait jamais cesse de l'aimer. Mais
qui savait s'il ne l'aimait pas, lui, a present?... Qui savait si
ce n'etait pas une jalousie inavouee qui avait arme son bras contre
Guise?...

Ainsi, une esperance nouvelle battait des ailes, eperdument, dans
l'imagination de Fausta... Tout a coup, des coups sourds ebranlerent la
porte du vieil hotel.

Elle bondit vers l'une des fenetres qui donnaient sur la cour
interieure. En quelques instants, la porte ceda et une troupe nombreuse
envahit la cour, sous la conduite du capitaine Larchant qui cria:

--Qu'on fouille cet hotel, et qu'on arrete tout ce qui s'y trouve,
hommes et femmes!

Fausta s'elanca vers le chevalier, saisit ses deux mains, et, d'une voix
ardente, murmura:

--Tout a l'heure, je voulais mourir. Maintenant, je veux vivre encore!
Pardaillan, sauvez-moi!...

--Moi vivant, nul ne portera la main sur vous, dit Pardaillan.

Mais, ces paroles, il les prononca avec une si glaciale froideur qu'elle
sentit le desespoir l'envahir.

--Pouvez-vous monter a cheval? demanda-t-il.

--Je suis prete!

--Ou trouverai-je des chevaux?

--Dans l'angle gauche de la cour et de l'ecurie. Il y a quatre chevaux
tout selles, et une litiere attelee.

En effet, Fausta, nous l'avons dit, avait voulu que, des le matin, son
depart fut prepare. Elle s'etait vetue en cavalier, comme elle en avait
l'habitude toutes les fois qu'elle prevoyait une expedition. Ce costume,
d'ailleurs, lui seyait a merveille, et elle portait l'epee au cote.

--Y a-t-il quelque escalier derobe qui nous permette de gagner l'ecurie?
reprit Pardaillan.

Elle secoua negativement la tete.

--Soit!

Cependant, la troupe de Larchant penetrait avec prudence dans l'hotel;
les soldats avaient commence par visiter le rez-de-chaussee. Ils y
avaient trouve quelques laquais et quelques femmes, notamment Myrthis et
Lea. Femmes et laquais avaient ete aussitot saisis et emmenes hors de
l'hotel.

--Madame, dit Pardaillan, vous allez me suivre. Je vais tenter de faire
une trouee parmi ces soudards qui montent l'escalier. Serrez-moi de
pres. A peine dans la cour, gagnez l'ecurie, sortez-en deux de vos
chevaux et sautez sur l'un, le reste me regarde! Etes-vous prete?

Pardaillan, de ces gestes rapides qu'ont les gens au moment de l'action,
resserra sa ceinture de cuir, assura son chapeau, degagea un peu sa
rapiere, et se dirigea sur la porte qu'il ouvrit. D'un coup d'oeil,
il embrassa l'escalier ou une vingtaine de soldats montaient. A
l'apparition de Pardaillan, le capitaine Larchant s'etait arrete, a dix
ou douze marches du palier.

--Hola, monsieur! cria Pardaillan, etes-vous Espagnol et sommes-nous
donc en ville conquise? Que faites-vous ceans?

--Au nom du roi, monsieur! repondit Larchant.

--Ah! c'est different. Vous venez au nom du roi?...

--Oui, monsieur, pour arreter ici une femme accusee de haute trahison et
tentative de meurtre envers la personne royale. Je vous somme donc, si
vous etes de ses gens, de me rendre votre epee, si vous ne voulez etre
arrete comme complice!

--Tres bien, monsieur. Et moi, je vous somme de vous retirer a
l'instant!

--Vous faites donc rebellion au roi! hurla le capitaine.

--Vous faites bien rebellion a moi! repondit Pardaillan.

--Gardes, en avant! vocifera Larchant.

--Gardes, gare a vous! tonna Pardaillan.

En meme temps, il saisit dans ses bras puissants la banquette du palier,
banquette en chene massif, longue et large, et pesante; et il la
souleva, la mit debout. A l'instant ou les soldats, a la suite de
Larchant, s'elancaient a l'assaut, Pardaillan imprima une violente
poussee a la banquette et, a toute volee, l'envoya dans l'escalier.

La banquette bondit dans l'espace. Il y eut un hurlement d'imprecations
sauvages. Larchant avait bondi en arriere et, aplati contre le mur,
avait vu passer a quelques pouces de son visage le formidable engin.
Quand le tumulte s'apaisa, il constata que l'un des gardes gisait, le
crane fracasse, et que quatre autres, contus, moulus, se retiraient de
la bagarre en gemissant.

Fausta avait assiste a cette debandade avec un etrange sourire. Elle
vit les gardes se reformer. Et de nouveau la ruee des gardes a l'assaut
remplit l'escalier de vociferations. Alors, elle assista a ceci:

Pardaillan se retournait vers l'une des statues de marbre qui
garnissaient le palier, statue presque de grandeur nature. Elle
representait Pallas, deesse de la sagesse.

Et Pardaillan empoignait la belle Pallas, l'enlevait de son socle,
la soulevait dans ses bras, et brusquement, au moment ou les gardes
allaient atteindre le palier, Pallas decrivait dans l'air une parabole,
rebondissait, sautait de marche en marche, et finalement se brisait
a grand fracas, parmi les plaintes des eclopes, les rugissements de
Larchant, la fuite affolee des survivants...

Pardaillan se pencha. La troupe a demi decimee s'etait massee au bas de
l'escalier.

--Monsieur le capitaine, cria Pardaillan, voulez-vous nous laisser
sortir? Je vous previens que j'ai encore un Bacchus, un Mercure et un
Jupiter a vous briser sur la tete.

--Monsieur, repondait Larchant, tout ce que je puis faire pour vous, en
estime de votre courage, c'est de vous prendre mort pour ne pas vous
livrer vivant au bourreau!

--Allons, rendez-vous! dit Pardaillan avec tranquillite.

Ivre de fureur, Larchant se mit a ranger ses hommes et leur donna ses
instructions, Il finissait a peine qu'un horrible fracas retentit
au-dessus de sa tete; une chose enorme tombait en se heurtant a la
rampe... c'etait un lampadaire.

Cette magnifique piece de l'art Renaissance consistait en un fut de
colonne supportant sept branches; le fut etait visse au tournant de
rampe du palier; et Pardaillan, tandis qu'il parlait au capitaine,
s'etait mis a devisser le monstre de bronze.

Au moment ou Larchant achevait de ranger ses hommes, Pardaillan imprima
une secousse violente au lampadaire qui tomba, s'abattit, pareil a un
gigantesque oiseau de mort... et, cette fois, ce fut effroyable...
Larchant s'abattit, une jambe brisee, trois hommes s'affaisserent, tues
net, quatre autres, blesses, se mirent a hurler, et les derniers, apres
un moment de stupeur epouvantee, reculerent en desordre jusque dans la
cour.

--Suivez-moi! dit Pardaillan d'un ton bref.

Il s'elanca, la rapiere au poing, et Fausta derriere lui. En quelques
secondes, ils furent dans la cour.

--Aux chevaux! cria Pardaillan a Fausta.

En meme temps, il foncait sur les dix ou douze gardes rassembles dans la
cour.

--Tue! tue! vocifera Larchant en essayant de se soulever.

Fausta bondit jusqu'a l'ecurie, en sortit deux chevaux et sauta sur l'un
d'eux.

--A sac! a mort! hurlaient les gardes en tachant d'entourer Pardaillan.

Celui-ci reculait jusqu'au cheval. Sa rapiere voltigeait, cinglait,
piquait... Tout a coup, il sauta en selle, et, piquant des deux, bondit
au milieu des gardes.

--La porte! Fermez la porte! hurla le capitaine Larchant.

Mais deja Pardaillan l'avait franchie, en assenant un dernier coup de
pommeau a un garde qui saisissait la bride de son cheval. Il s'elanca
a fond de train, suivi de Fausta. A ce moment, une troupe de quarante
hommes d'armes, commandes par Crillon en personne, apparaissait a un
bout de la rue.

Crillon, prevenu de la resistance opposee aux gens du roi dans l'hotel
de Fausta, etait accouru. Dans la cour, il vit le desordre des gardes
effares.

--Un damne! gronda Larchant. Un demon! Un fou furieux! Je crois bien,
monsieur de Crillon, que c'est votre protege!...

--Pardaillan!...

--C'est cela meme! Ah! l'infernal truand!... Courez...

--Bah! fit Crillon, il est loin!...

--Monsieur... dit une voix pres de lui.

Crillon se retourna et dit:

--Que vous plait-il, monsieur de Maineville?...

--Monsieur de Crillon, fit Maineville, nous sommes vos prisonniers,
n'est-ce pas? Vous nous conduisez a Loches?

--Oui. Apres?...

--Eh bien, monsieur, voici M. de Bussi-Leclerc et moi, Maineville, qui
avons deja un vieux compte a regler avec M. de Pardaillan. Laissez-nous
courir apres lui. Nous vous engageons notre parole d'honneur de revenir
nous rendre prisonniers, et vous rapporterons la tete du truand...

--Crillon! Crillon! vocifera Larchant, laissez courir ces gentilshommes.
Je me porte caution!

--Allez, messieurs! dit Crillon d'un ton goguenard, et tachez de
vaincre!

Maineville et Bussi-Leclerc s'elancerent. Alors, Crillon se baissa vers
Larchant:

--Si le hasard voulait qu'ils ramenent Pardaillan prisonnier, que
comptes-tu en faire?

--Pardieu! le faire pendre haut et court aux creneaux du donjon!

--Diable! Tu veux faire pendre un connetable?

--Ca! devenez-vous fou... ou bien ai-je le delire?... Pardaillan
connetable?...

--Oui. Toi, tu veux le pendre. Et le roi le fait chercher pour le creer
connetable. Parce que, si le roi est vivant, si le roi est encore roi,
c'est a Pardaillan qu'il le doit! Parce que c'est Pardaillan qui a tue
le duc de Guise!...

Cependant, Pardaillan, suivi de Fausta, s'etait lance vers la porte de
la ville qu'il franchit sans obstacle, et avait enfile le pont de la
Loire.

Fausta ne vivait plus qu'en lui, elle transposait en lui sa vie... Et sa
voix parut apre, violente, amere, et douce, lorsque, s'arretant tout a
coup, elle prononca:

--Avant d'aller plus loin, chevalier, ecoutez-moi.

Pardaillan s'arreta. Ils etaient au milieu du pont. Devant eux, de
l'autre cote de la Loire, c'etait l'espace libre.

--Mais, madame, dit Pardaillan, il me semble que nous devons piquer au
contraire. On peut nous poursuivre...

--Il faut que je parle avant d'aller plus loin, dit Fausta.

Elle baissa la tete. Sans doute l'instant etait supreme pour elle, car
Pardaillan la vit frissonner. Tout a coup, cette tete pale, si belle,
si orgueilleuse, et, en ce moment, pleine d'une sorte de serenite
majestueuse, se redressa, et ses yeux noirs se fixerent sur les yeux de
Pardaillan.

--Chevalier, dit-elle, vous aviez prepare, m'avez-vous dit, deux chevaux
pour ma fuite?...

--Oui, madame. Et ils vous attendent. Mais ils sont inutiles. Je les
garderai donc pour moi.

--Un de ces deux chevaux... reprit Fausta, il y en avait un pour moi,
n'est-ce pas?

--Certes, madame.

--Et l'autre? dit Fausta avec un etrange fremissement. L'autre, pour qui
etait-il, selon vos previsions?...

--Mais, dit Pardaillan, pour un de vos serviteurs... je vous l'ai dit.

--Ainsi, reprit lentement Fausta, ce cheval n'etait pas pour vous?...

Pardaillan tressaillit et regarda fixement Fausta. Une minute, leurs
regards se croiserent. Fausta etait pale comme la mort.

--Monsieur, dit-elle, plus ne m'est rien, rien ne m'est plus. Je ne suis
vivante qu'en vous. M'acceptez-vous telle que je suis dans votre pensee,
dans votre coeur, dans votre vie?... Telle que je suis: criminelle,
peut-etre, hideuse, sans doute, capable surement d'inspirer l'effroi
et l'horreur par mes actes, car mes actes viennent de pensees
incomprehensibles. Telle que je suis... Un mot: m'acceptez-vous? Je vis!
Vous ecartez-vous de moi? Je suis morte... Un mot? Non! Pas meme: un
geste. Si je dois vivre, tendez-moi la main...

Le visage de Pardaillan se fit plus ferme, plus glacial.

Cette pensee foudroyante venait de traverser son cerveau:

"Elle ment! Ce n'est pas sa mort qu'elle veut! C'est la mienne..."

Il resta immobile... Fausta poussa un soupir atroce. Elle leva vers
le ciel noir et charge de neige ses yeux profonds. Et, au fond de ses
paupieres, Pardaillan vit scintiller deux larmes, diamants purs qui se
volatiliserent au feu de ses joues enfievrees...

En meme temps, Fausta rassembla les renes de son cheval. Puis,
brusquement, elle frappa la bete d'un coup d'eperon furieux, en le
maintenant tete au parapet du pont. Elle lacha les renes. Le cheval se
cabra, hennit de douleur, et, dans le meme instant, franchit le parapet,
sauta, tomba dans le vide... Dans la seconde qui suivit, Fausta disparut
dans les tourbillons de la Loire...

--Fausta! hurla Pardaillan.

Et, ce nom qu'il prononcait pour la premiere fois, ce nom retentit en
lui-meme comme un coup de tonnerre qui suit l'eclair. Or, a la lueur de
cet eclair qui incendiait sa pensee, Pardaillan lut dans son esprit ce
sentiment qui l'accabla de stupeur et d'epouvante:

"Je ne veux pas qu'elle meure!"

Dans le meme moment, il sauta par-dessus le parapet, dans le vide...
dans la Loire!... Pardaillan alla d'abord au fond de l'eau. Mais il
garda la conscience precise de tous ses faits et gestes.

L'eau grondait a ses oreilles. Il etait aveugle. Ses vetements le
genaient. Mais, d'un vigoureux coup de talon, il remonta a la surface;
un remous le prit alors, et, pendant quelques instants, il disparut
encore sous les eaux grises,.. puis sa tete se montra, il jeta un
rapide regard devant lui, et vit le cheval de Fausta qui, nageant
vigoureusement, essayait de se diriger vers le bord...

Mais elle! oh! elle!... il ne la vit pas. Et, de cette meme voix
d'angoisse qui l'avait epouvante, il cria eperdument:

--Fausta!...

Tout a coup, il la vit!... Elle se laissait entrainer. On ne voyait en
elle aucun de ces gestes instinctifs qu'ont tous ceux qui se noient,
meme quand ils ont voulu fortement la mort. Peut-etre etait-elle morte
deja...

Pardaillan se mit a nager vers elle, dans une telle ruee, dans une si
violente volonte de la rejoindre, qu'il semblait fendre les eaux. Au
moment ou Fausta allait s'abimer tout a fait sous les flots, il la
saisit par un bras...

Quelques minutes plus tard, il prenait pied sur un rivage bas et
sablonneux, non loin de l'endroit ou le cheval de Fausta venait lui-meme
de regagner le bord et se secouait. Fausta n'etait pas evanouie. Elle
venait d'ouvrir les yeux et considerait Pardaillan avec une mortelle
expression de desespoir et de reproche.

--Pourquoi? De quel droit m'avez-vous empechee de mourir?...
demanda-t-elle.

--Appuyez-vous sur mon bras, dit Pardaillan avec une grande douceur,
avec une voix que Fausta ne lui connaissait pas. Appuyez-vous sur mon
bras, et je vous conduirai jusqu'a cette cabane de mariniers... nous
nous secherons.

Ce fut tout. Fausta se mit a pleurer. Elle mit son bras sur le bras de
Pardaillan et s'appuya sur lui comme il avait dit. Ils tremblaient tous
les deux. En marchant, ou plutot en se laissant trainer, elle pleurait,
et il lui semblait que c'etait toute sa vie passee qui s'en allait avec
ses larmes. Parfois, elle levait les yeux sur Pardaillan... non plus
ses yeux de diamants noirs, mais des yeux ou il y avait comme une
timidite...

Deux ou trois fois, ils se sourirent... Et, lorsqu'elle fut convaincue,
lorsqu'elle eut compris qu'un grand bouleversement s'etait fait dans
l'ame de Pardaillan, Fausta, tout a coup, eclata en sanglots, murmura:
"Seigneur!..." et s'evanouit...

Alors Pardaillan prit dans ses bras ce corps de vierge aux formes si
pures... la tete de Fausta retomba sur son epaule et, fermant les yeux
avec un long frissonnement, il approcha ses levres de son front...
Alors, il marcha a la cabane qu'il avait apercue, deposa Fausta devant
le foyer, offrit une piece d'or aux habitants de la masure, et les pria
de faire un grand feu qui bientot flamba...

Une heure plus tard, Fausta et Pardaillan, completement seches, etaient
assis devant la haute flamme claire du foyer.

--Il faut que vous partiez, dit Pardaillan. Les gens de Blois pourraient
avoir envie de vous poursuivre.

--Ou irais-je?

--Ne pourriez-vous m'attendre? fit Pardaillan. J'ai diverses affaires a
regler en France.

--Je puis vous attendre en Italie, dit Fausta. Rome est un sejour
dangereux pour moi, a cause de Sixte qui ne pardonne pas. Mais j'ai
un palais a Florence. Le palais Borgia. Je vous attendrai la, si vous
voulez.

--A Florence, palais Borgia, bien! dit Pardaillan. Mais cette route
est longue... ne craignez-vous pas... Ah! fit-il tout a coup. Et de
l'argent?...

Elle sourit.

--J'ai de l'argent a Orleans, dit-elle; j'en ai a Lyon; j'en ai
a Avignon. Une seule chose me gene. On a arrete mes deux pauvres
suivantes...

--Je les ferai relacher, dit vivement le chevalier.

--Si cela est, qu'elles me rejoignent a Orleans ou je les attendrai cinq
jours... elles savent ou.

Ils sortirent de la cabane en remerciant leur hote, un homme et une
jeune femme, de pauvres gens. Fausta fouilla ses poches, et, ne trouvant
rien, defit la boucle de sa ceinture et la tendit a la femme du marinier
stupefaite... La boucle etait en diamants et valait cent mille livres.

--Ma chere, dit Fausta, quand je reviendrai en France, je vous
demanderai un service.

--Tout a vos ordres, madame, dit la femme, eblouie.

--Ce sera, dit Fausta, de me vendre cette cabane. Je vous la paierai
cent mille livres, elle vaut pour moi cent fois cette somme...

Et, laissant les pauvres gens stupefaits, elle se dirigea rapidement
vers son cheval qui, apres avoir pris terre, mordillait des ronces
d'hiver le long d'un champ. Legerement, elle se mit en selle, laissa
tomber un long regard sur Pardaillan, et dit:

--A Florence, palais Borgia...

Pardaillan inclina la tete...

Ils ne se toucherent pas la main. Elle partit au pas, sans tourner la
tete, puis se mit au trot, puis prit le galop et disparut sur la route,
au loin.

Pardaillan etait demeure a la meme place, immobile, comme petrifie...
Pendant une heure, il demeura la, en tete-a-tete avec lui-meme.

Tout a coup, une main se posa sur son epaule. Pardaillan tressaillit
violemment, sortit de son reve, regarda autour de lui. Et il vit
Bussi-Leclerc avec Maineville.



XXXVI

LA POURSUITE

A ce moment, Pardaillan pensait ceci: sauvee de l'ambition, debarrassee
de cet ulcere, cette femme devient un etre d'amour et de beaute. Quant a
ce qu'elle eprouve pour moi, bientot elle aura oublie... Entre elle et
moi, une belle amitie peut remplacer la haine... c'est tout!

Ce fut a cet instant que Maineville lui posa la main sur l'epaule.

--Bonjour, monsieur de Pardaillan, fit Maineville.

--Mes saluts a mon ancien prisonnier, ajouta Bussi-Leclerc.

--Messieurs, je vous salue, dit Pardaillan, que puis-je pour votre
service?

--Nous accorder cinq minutes d'entretien, fit Bussi-Lederc.

--Mon Dieu, oui, mais pas ici! ajouta vivement Maineville.

--Et ou cela, messieurs?...

--A Blois, ou on vous cherche pour acte de rebellion, dit Bussi-Leclerc.
Suivez-nous, monsieur, vous etes notre prisonnier.

--Messieurs, dit Pardaillan, je veux bien vous suivre, mais non a Blois.
Ce sera plutot dans la direction de ce joli moulin dont on voit d'ici
tourner les ailes, et qui ressemble si bien au moulin de la butte
Saint-Roch.

Maineville eut un pale sourire plein de menaces, et Bussi-Leclerc se mit
a sacrer comme un paien.

--Decidez-vous, messieurs, continua Pardaillan. Allons-nous au moulin?
Je vous suis. Voulez-vous aller a Blois? Je vous tire ma reverence, car
je suis presse.

--Par la mortboeuf, grogna Bussi-Leclerc, si vous ne nous suivez, je
vais vous charger!

--Faites, monsieur, riposta Pardaillan qui, dans le meme moment, tira sa
rapiere et tomba en garde.

Bussi-Leclerc degaina et Maineville en fit autant. Tous deux attaquerent
furieusement, sans nulle honte, d'ailleurs, d'etre a deux contre un.
Mais a peine les fers s'etaient-ils baisses que Bussi jeta un cri de
rage: pour la troisieme fois, depuis ses diverses rencontres avec
Pardaillan, son epee venait de lui sauter de la main et, decrivant une
large parabole, allait tomber dans un fosse.

--Ton poignard, Bussi! cria Maineville.

Mais l'ancien gouverneur de la Bastille, ivre de fureur et bleme de
honte, n'entendit rien et courait ramasser son epee. En deux bonds, il
l'eut reprise, au fond du fosse, se releva et bondit: a ce moment, il
vit Maineville qui battait l'air de ses bras et s'affaissait lourdement,
vomissant un flot de sang par la bouche. Un instant, il se tordit,
frappa le sol du talon, laboura la poussiere de ses ongles, puis il
demeura immobile: Maineville etait mort...

Bussi-Leclerc demeura quelques secondes comme hebete. Puis il se rua sur
Pardaillan qui l'attendait de pied ferme.

--Cette fois, dit Pardaillan, j'envoie votre epee dans la Loire...

Et, en effet, il achevait a peine de parler que le fer de Bussi sauta et
alla tomber non pas dans l'eau, mais sur le bord du rivage.

--Ramassez! dit Pardaillan.

Bussi-Leclerc s'assit au rebord du fosse, mit sa tete dans les deux
mains et pleura. Pardaillan rengaina sa rapiere.

--Excusez-moi, monsieur, dit-il, mais, a chacune de nos rencontres, vous
avez voulu me tuer; moi, je n'ai fait qu'exercer vos jambes, avouez que
j'en use sans haine avec vous et pardonnez-moi d'etre plus agile que
vous... ce n'est pas ma faute... allons, ne pleurez pas ainsi, le seul
temoin de votre defaite est mort.

--Je suis deshonore! gronda Bussi-Leclerc.

--Si vous voulez que nous recommencions, peut-etre serez-vous plus
heureux, dit Pardaillan dans la sincerite de son ame.

Bussi lui jeta un regard furieux.

--Adieu donc! acheva Pardaillan. Je ne vous en veux pas. J'ai sept ou
huit manieres de faire sauter une epee. Si vous voulez, je vous les
enseignerai, et alors nous serons a armes egales pour une prochaine
rencontre...

--Dites-vous vrai? s'ecria Bussi qui se releva, haletant.

--Monsieur, dit Pardaillan, croyez que je ne plaisante pas avec une
chose aussi serieuse qu'une passe d'armes d'ou la vie d'un homme peut
dependre. Quand vous voudrez, je vous montrerai mes sept manieres...
vous en savez une, deja.

--Par tous les diables, s'ecria Bussi, vous etes un honnete homme,
monsieur; et c'est grand dommage que nous ne vous ayons pas eu avec
nous. Votre main, s'il vous plait?

Pardaillan tendit sa main que Bussi-Leclerc serra avec une sorte
d'admiration melee d'effroi.

--Nous ne sommes donc plus ennemis? reprit le chevalier en souriant.

--Non! Et meme, si vous le permettez, je me declare votre ami. Mais vous
me promettez...

--De vous enseigner ces quelques bottes; c'est entendu, je les tiens de
mon pere qui, sans avoir votre reputation, n'en avait pas moins appris
le fin du metier des armes. Adieu, monsieur. Je vous retrouverai a
Paris...

La-dessus, Pardaillan salua et s'eloigna a grand pas en remontant le
cours de la Loire.

"A Maurevert, maintenant!" murmura-t-il.


Et il hata le pas vers la masure dans laquelle il avait laisse Maurevert
sous la garde de Jacques Clement. Comme il n'etait plus qu'a deux ou
trois cents pas de la masure, il vit un homme qui, dehors, sur le pas de
la porte, allait et venait avec agitation. Bientot, il reconnut que, cet
homme, c'etait Jacques Clement. Il prit le pas de course et rejoignit
Jacques Clement qui fit un signe de desespoir.

--Maurevert! hurla Pardaillan.

--Echappe! repondit Jacques Clement.

Pardaillan bondit dans la masure, et vit qu'elle etait vide. Il
ressortit, et vit que l'un des deux chevaux attaches a la haie n'y etait
plus!... Une effrayante expression de colere desesperee--peut-etre le
premier mouvement de colere qu'il eut eu de sa vie--bouleversa son
visage.

--Quel malheur! fit Jacques Clement. Ah! mon ami, je ne me pardonnerai
Jamais!...

--C'est un malheur, en effet, dit froidement Pardaillan. Mais comment
a-t-il pu arriver?...

--C'est d'une terrible simplicite, dit Jacques Clement... Je m'etais
assis devant le miserable, mon poignard a la main. Vous savez qu'il
avait les pieds lies, mais les mains libres... J'attendais... A force
d'attendre... et puis la physionomie livide de cet homme finissait
par me faire mal... a force d'attendre, donc, j'ai voulu voir si vous
arriviez. Je tenais mon poignard a la main. Je le deposai machinalement
sur cette table... Je me levai, j'allai jusqu'a la porte... a peine y
restai-je quelques instants...

--Oui, fit Pardaillan, j'aurai du prevoir qu'un homme qui veut se sauver
guette avec plus d'ardeur et de patience que l'homme qui garde... Il a
pris le poignard et a coupe ses liens, n'est-ce pas?...

--Oui!.., Au moment ou je me retournais pour rentrer, j'ai recu sur
la tete un coup violent, et une poussee m'a envoye rouler dans la
poussiere... Quand je me suis releve, j'ai vu Maurevert qui sautait sur
l'un des chevaux et partait ventre a terre...

--C'est bien, dit Pardaillan. Nous devions retourner ensemble a Paris,
retournez-y seul. Je vous y reverrai.

--Vous courez a sa poursuite?

--Parbleu!... fit Pardaillan en detachant et en enfourchant le cheval
restant; quelle direction a-t-il prise?

--Il s'est elance vers Beaugency... Ou vous retrouverai-je?...

--Au couvent des Jacobins, si vous voulez. Adieu!

--Un dernier mot, fit Jacques Clement, dont la sombre figure s'illumina
d'un eclair. Suis-je libre, maintenant?...

--Libre de quoi?...

--De tuer Valois!..."

Pardaillan frissonna. Il demeura un instant pensif, puis murmura:

--Accomplissez donc votre destinee, puisqu'il le fau!...

Pardaillan piqua des deux et se lanca dans un galop effrene.

A deux lieues de la, il rencontra un paysan qui conduisait une
charrette. Pardaillan interrogea le paysan en lui faisant une
description exacte de Maurevert et de son costume. Le paysan lui montra
a cent pas en avant une route qui s'eloignait perpendiculairement a la
Loire.

--J'ai rencontre le cavalier que vous dites sur cette route que je
viens de quitter, dit-il. Cette route s'enfonce de cinq lieues dans les
terres, puis tourne a droite, et conduit a Tours...

Pardaillan jeta une piece d'argent au paysan, alla rejoindre la route
qui venait de lui etre signalee et reprit son allure de galop furieux.

Bientot le chevalier dut moderer son allure, sous peine de crever son
cheval. Lorsqu'il atteignit le croisement des routes signale par le
paysan, la pauvre bete etait deja bien fatiguee par un temps de galop
d'environ six heures.

Pardaillan mit donc pied a terre, devant une miserable auberge
qui, placee au carrefour, s'appelait l'auberge des Quatre-Chemins.
L'aubergiste, interroge, prit un air tres etonne et repondit hardiment
qu'il n'avait vu passer aucun cavalier.

Le chevalier sentit une sorte d'accablement s'emparer de lui. Il ne
dit rien, pourtant, et, s'etant occupe de faire donner des soins a son
cheval, s'assit pres du feu et commanda qu'on lui servit a manger. La
nuit venait, le temps etait triste. Pardaillan resolut de passer la nuit
dans cette auberge... Tout en mangeant, il examinait du coin de l'oeil
l'aubergiste, et se disait:

"Quelle figure de truand est-ce la?..."

En effet, l'homme avait fort mauvaise mine. De plus, il y avait deux
garcons dans l'auberge, luxe insolite pour ce malheureux bouchon perdu
en pleine campagne. Et ces deux hommes avaient, eux aussi, de ces
physionomies louches, qui inspirent tout de suite au voyageur la pensee
d'aller coucher ailleurs... Lorsqu'il eut fini de manger, Pardaillan
s'accouda a la table, les bottes au feu. L'aubergiste placa sur la table
une chandelle fumeuse, et se retira.

Pardaillan vit qu'il etait seul. Il etait las. Sa pensee si vivante
d'ordinaire, et si methodique, devenait lourde. Peu a peu, il
s'assoupissait. Et, comme il faisait un effort pour garder les yeux
ouverts, son regard, tout a coup, tomba sur un fragment de miroir
accroche devant lui.

Ce miroir reflechissait la salle vaguement eclairee par le feu mourant
et par la chandelle. Comme il allait refermer les yeux, il vit dans le
miroir s'entrouvrir doucement la porte du fond de la salle.

La porte s'etait ouverte sans bruit. Il sembla a Pardaillan qu'il
apercevait alors la figure louche de l'aubergiste, dont les yeux de
braise etaient fixes sur lui. Pardaillan s'immobilisa, le coude sur
la table, la tete sur la main. Pendant une longue minute, il eut la
sensation de ces yeux fixes sur lui par derriere.

Tout a coup, il vit que l'aubergiste se mettait en mouvement. Il devait
etre pieds nus, car le chevalier n'entendit pas le moindre bruit. Et
voici que, derriere le maitre de l'auberge, apparurent les deux garcons,
autres ombres silencieuses, sournoises. Et Pardaillan entendit ceci:

--Il dort... c'est le moment...

Pardaillan vit les trois ombres se glisser vers lui, et, a cet instant,
il lui sembla que quelque chose comme un couteau ou un poignard venait
de jeter une lueur soudaine, et que le bras de l'aubergiste se levait.

"Je crois en effet que c'est le moment!" pensa-t-il.

Au meme instant, il se leva brusquement, se retourna et renversa la
table d'une violente poussee. Aux dernieres lueurs de l'atre, il vit
l'aubergiste, un couteau a la main et ses deux garcons portant des
cordes. Les trois hommes etaient demeures petrifies de stupeur.

--Eh bien, fit Pardaillan qui eclata de rire, qu'attendez-vous pour
me garrotter, vous deux?... Et vous, est-ce bien le moment de me
saigner?...

En meme temps, il s'elanca et projeta ses deux poings en avant; les deux
garcons pousserent un cri de douleur, et deja Pardaillan se retournait
vers l'aubergiste, lorsque celui-ci, jetant son couteau, tomba a genoux
et s'ecria:

--Grace, monseigneur, je vous dirai tout!...

--Comment, tu me diras tout... tu n'avais donc pas seulement l'intention
de me voler?

--Monseigneur, j'avais l'intention de vous tuer! fit piteusement
l'aubergiste.

--J'entends bien. Mais pour me voler...

--Hum! sans doute... Mais aussi pour obeir a un gentilhomme qui m'a
paye.

--Ah! ha! voila qui devient interessant. Releve-toi, l'ami; et vous
deux, maroufles, disparaissez, car vous saignez du nez comme des gorets
egorges...

Les deux garcons obeirent a cet ordre avec un evident plaisir et se
precipiterent au dehors. L'aubergiste se releva en disant:

--Vous ne me ferez pas de mal?

--Si tu dis la verite. Mais, si je m'apercois que tu mens, je te coupe
les oreilles. Maintenant, rallume la chandelle et va chercher du vin...

L'aubergiste executa ces deux ordres avec promptitude.

--Parle, maintenant, dit Pardaillan, quand il fut installe devant son
verre plein.

--Eh bien, monseigneur, voici la verite pure: j'ai vu, en effet, ce
gentilhomme dont vous m'avez parle en arrivant...

--Quand cela?...

--Environ cinq heures avant vous.

--Il est entre, continua l'aubergiste, s'est assis a cette table meme
que vous venez de renverser et, apres m'avoir fait boire avec lui, il
m'a fait de Votre Seigneurie une si exacte portraiture que je vous
ai reconnu a l'instant meme ou vous avez mis pied a terre devant
l'auberge...

--Et alors?...

--Alors, il m'a affirme que vous me demanderiez par ou il etait passe,
et il m'a donne trois ecus pour vous repondre que je ne l'avais pas
vu...

--Soit! Mais je pense qu'il ne t'a pas charge de m'assassiner? Car
c'est, au fond, un digne gentilhomme, incapable d'une mechante action...

--Lui! s'ecria l'aubergiste. J'ai devine tout de suite que ce
gentilhomme avait contre vous, une haine mortelle. Et, en effet, apres
avoir longtemps tourne autour du pot, il a fini par sortir de sa
ceinture cinq ecus d'or et m'a charge, sinon de vous tuer, du moins de
vous blesser, de facon que vous soyez retenu une bonne quinzaine ici...

Pardaillan demeura silencieux quelques minutes. Discuter avec cette
brute lui parut oeuvre-inutile.

--Monseigneur, reprit timidement l'aubergiste, je pense que vous avez
confiance dans ce que je vous ai dit?... Je vous vois reflechir... et...

--Et tu crois que je me demande si je ne dois pas achever de
t'etrangler? Eh bien, rassure-toi, je te donne vie sauve, a condition
que tu me dises par ou il est parti.

--Ma foi, s'ecria l'aubergiste, vaille que vaille, je vous dirai la
verite. Car j'ai plus de sympathie pour vous que pour ce gentilhomme.

--Merci. Pourquoi?

--Parce que vous etes l'homme le plus fort que j'ai jamais vu. Eh bien,
il m'a charge de vous dire, au cas ou vous me rosseriez au lieu de vous
laisser tuer... qu'il file sur Tours par le grand chemin qui passe a ma
porte.

--Tandis qu'au contraire?

--Il a repris le sentier qui rejoint la route de Beaugency...

--Y a-t-il, a Beaugency, un pont sur la Loire?

--Il y a le bac, monseigneur.

--C'est bien. Prepare-moi un lit, si c'est possible. Et, demain matin,
tu me reveilleras a l'aube.

L'aubergiste s'inclina et sortit. Dix minutes plus tard, il vint
annoncer a Pardaillan que son lit etait pret. Le chevalier suivit
l'homme et penetra dans une chambre qu'il fut etonne de trouver assez
propre.

L'aubergiste montra a Pardaillan qu'il y avait un fort verrou a la
porte.

--Pourquoi faire? dit Pardaillan. Comment peux-tu me reveiller si je ne
laisse pas la porte ouverte?...

L'aubergiste se retira, ebahi.

Pardaillan connaissait les hommes, et il avait eu le temps d'etudier
l'aubergiste. Car, bien qu'il eut laisse sa porte ouverte, non seulement
cet homme ne fit aucune tentative contre lui, mais encore il monta la
garde toute la nuit, de crainte que ses deux acolytes n'essayassent
d'entrer. Pardaillan dormit donc tranquillement, sous la garde de
l'homme que Maurevert avait paye pour l'assassiner. Vers sept heures
du matin, il se remit en route, non sans avoir sonde une derniere fois
l'aubergiste:

--Mais enfin, lui dit-il en le quittant, pourquoi, pour un peu d'argent,
as-tu voulu tuer un homme qui ne t'a jamais fait aucun mal?

--Que voulez-vous, monseigneur, fit l'aubergiste, on ne mange pas tous
les jours a sa faim; la misere est dure. Pille par les huguenots, pille
par les catholiques, j'en suis tombe a essayer de tous les metiers.

--Y compris celui d'assassin a gages. Voici un ecu pour toi, outre
l'ecot que je t'ai paye.

En laissant l'aubergiste, perplexe, se demander a quel diable d'homme il
avait eu affaire, Pardaillan prit d'un bon trot le sentier qui lui avait
ete indique.

Deux heures plus tard, il retomba donc sur le chemin qu'il avait quitte
la veille. Il piqua sur Beaugency.

Comme il passait pres d'un gros bouquet de bouleaux et d'ormes, une
detonation eclata soudain, sur sa droite, et la balle de l'arquebuse
brisa une branche pres de lui, Pardaillan sauta a terre et s'elanca
sous bois, dans la direction de la fumee, qui, a vingt pas de la, se
dissipait lentement. Mais il eut beau battre les environs, il ne trouva
personne.

Qui avait tire? Etait-ce l'un de ces innombrables malandrins qui
infestaient les routes? Maurevert avait-il paye et aposte l'un de ces
brigands de grand chemin, en prevision que Pardaillan put echapper a
l'aubergiste et retrouver sa piste? C'est ce qu'il etait impossible de
savoir.

Il se remit donc en selle et se lanca au galop jusqu'a ce qu'il se
trouvat en face de Beaugency. Comme on le lui avait dit, il y avait un
bac, a cet endroit. Le passeur se trouvait justement sur la rive ou
etait Pardaillan lui-meme. Il n'eut donc qu'a embarquer. Et le passeur
commenca a haler sur la corde.

Pardaillan l'interrogea. Un cavalier avait-il, la veille au soir,
franchi la Loire? Le passeur repondit qu'aucun cavalier n'avait franchi
le fleuve: mais que, se trouvant la veille au soir sur la rive gauche,
il avait ete interpelle par un gentilhomme fait comme celui dont il
lui parlait; et que ce gentilhomme lui avait demande si la route se
prolongeait bien jusqu'a Orleans...

"Bon, pensa Pardaillan, je rejoindrai par la rive droite Orleans, tandis
qu'il aura rejoint par la rive gauche."

Mais, comme il songeait ainsi et qu'on se trouvait a ce moment au beau
milieu de la Loire, le passeur imprima au bac un mouvement si maladroit
que le cheval de Pardaillan fut precipite a l'eau.

Pardaillan etait reste a cheval comme le faisaient les cavaliers presses
sur ces larges bateaux plats. En sentant que son cheval s'enfoncait, il
se debarrassa vivement des etriers et l'accrocha a la criniere du cheval
qui, libre de ses mouvements se mit a nager vigoureusement vers la rive
droite.

Il n'y avait personne en vue, le bac abordant un peu au-dessous de
Beaugency. Pourtant, au moment ou Pardaillan, ayant d'abord plonge,
revint a la surface et s'accrocha a la criniere, deux coups d'arquebuse
partirent de la rive droite, et le cheval, frappe a la tete, disparut
sous les flots.

Pardaillan plongea. Il eprouvait une colere furieuse, car il lui
semblait manifeste que les arquebusiers avaient ete apostes par
Maurevert, et que le passeur etait complice.

Il resta sous l'eau aussi longtemps qu'il put et, entraine par un
courant tres rapide, ne reparut a la surface que cinquante pieds plus
bas.

Un regard jete sur la rive la lui montra deserte comme precedemment.
Dans ce meme coup d'oeil, il vit que le passeur s'etait arrete au milieu
du fleuve et examinait cette scene sans manifester aucune intention de
lui porter secours. La complicite du passeur etait evidente.

--Toi, murmura Pardaillan entre ses dents serrees, toi, tu me paieras ta
trahison!

Il nageait avec effort, gene qu'il etait par ses habits, mais, suivant
une diagonale allongee, il se rapprochait tout de meme de la rive,
lorsque deux nouveaux coups de feu eclaterent... L'eau, frappee par les
balles, rejaillit autour de Pardaillan. Alors, une rage s'empara de lui.

Il comprit qu'il fallait tout risquer et tenter d'aborder au plus tot.
Il se mit a nager furieusement, coupant, cette fois, le plus droit qu'il
pouvait.

Une fois encore, apres un temps pendant lequel les assassins avaient
recharge leurs armes, deux detonations eclaterent, sans qu'il fut
atteint... Il touchait presque au rivage et, en trois brasses, il prit
pied. Il s'elanca, se secoua furieusement et regarda au loin dans la
direction des coups de feu. Mais il ne vit personne!... Alors, il se
dirigea vers Beaugency.

Dans la premiere auberge qu'il rencontra, il entra tout mouille, et,
s'etant fait donner une chambre, se deshabilla et fit secher ses
vetements devant un grand feu... Lorsque Pardaillan se fut rhabille, il
sortit de la petite ville, non sans avoir vide, pour combattre l'effet
du bain, une bouteille de ce vin de Beaugency qui jouissait alors d'une
excellente reputation.



XXXVII

LA FORET DE MARCHENOIR

Le chevalier gagna rapidement le point d'atterrissage du bac sur la rive
droite, a un quart de lieue environ. De loin, il put constater que
le passeur se trouvait a ce moment sur la rive gauche, attendant des
clients.

Au bout d'une heure, deux paysans, conduisant une petite charrette
attelee d'un ane, se presenterent pour passer.

Charrette, ane et paysans embarquerent et le bateau commenca sa
traversee le long de la corde. Lorsqu'il fut sur le point de toucher
terre, Pardaillan accourut, et, tranquillement, prit place dans le bac
au moment ou les deux paysans s'en eloignaient. Le passeur le reconnut,
et, devenant tres pale, se mit a trembler.

--Allons, fit Pardaillan du ton le plus paisible, passe-moi sur l'autre
bord et tache d'etre plus adroit que tout a l'heure sans quoi je ne te
paierai pas; au contraire, je te ferai payer mon cheval.

--Ah! monsieur, s'ecria le passeur, entierement rassure, ce ne fut pas
de ma faute, allez, et je puis dire que j'ai eu bien peur pour vous,
surtout quand j'ai entendu l'arquebusade. Mais j'espere, puisque vous
voila sain et sauf, que vous avez rejoint ces deux miserables?...

--Tiens! Comment sais-tu qu'ils etaient deux?...

--Je les ai apercus, balbutia le passeur, interloque.

--Ah! c'est juste. Eh bien, moi, je n'ai pu les voir et les deux
scelerats m'ont echappe...

Entierement rassure, le passeur se mit a manoeuvrer, et Pardaillan
s'assit sur un banc, tres indifferent en apparence. Seulement, lorsque
le bac fut a peu pres au milieu du fleuve, c'est-a-dire a l'endroit meme
ou cheval et cavalier avaient ete precipites dans l'eau, Pardaillan se
leva, marcha resolument sur l'homme, le poussa violemment par-dessus
bord. Au meme instant, il le saisit par le collet, et le maintint plonge
dans l'eau jusqu'au cou.

--Grace! cria le passeur, livide de terreur. Laissez-moi remonter, je ne
sais pas nager!...

--Scelerat, avoue que tu as voulu me noyer...

--Non! gemit le passeur, fou d'epouvante.

Pardaillan lui plongea la tete dans l'eau, puis le retira a demi
suffoque.

--Avoue que tu connais ceux qui m'ont arquebuse!

--Non! Non!... je...

Un nouveau plongeon interrompit l'infortune. Cependant, etant parvenu a
redresser la tete hors de l'eau, il rala:

--Grace! Je dirai tout!...

--Parle donc! et tu auras vie sauve, foi de Pardaillan.

--Pardaillan! C'est bien ce nom que M. de Maurevert m'a dit!...

--Tu le connais donc?

--Depuis huit ans que je fais partie de la sainte Ligue, dit le passeur
en essayant d'esquisser un signe de croix. Eh bien, M. de Maurevert vint
hier, et me parla d'un terrible parpaillot qui avait tente d'assassiner
notre grand Henri... Il parait que vous avez manque votre coup.
La-dessus, M. de Maurevert et d'autres se sont mis en campagne pour vous
rattraper et ont donne le mot d'ordre a tous les fideles ligueurs. Vous
voyez bien qu'en tout cas ce n'etait pas un peche que de vous noyer...

--Au contraire! dit Pardaillan qui aida alors le passeur a remonter dans
son bac. Mais, dis-moi, Maurevert s'est-il dirige sur Orleans comme tu
le pretendais?

--Eh bien, fit le passeur apres une courte hesitation, la verite, c'est
que je l'ai passe et qu'il est entre dans Beaugency ou je sais qu'il a
passe la nuit au Lion-d'Or.

--Ramene-moi au bord! fit Pardaillan d'une voix rauque.

--Vers Beaugency?...

--Oui!...

Quelques minutes plus tard, sans plus s'inquieter du passeur, Pardaillan
courait vers la ville et se mettait en quete de l'auberge du Lion-d'Or.
Il apprit qu'elle etait situee a l'extremite de la ville dans la
direction de Chateaudun. Pardaillan traversa Beaugency au pas de course.
Nul, d'ailleurs, ne fit attention a lui; la ville, depuis quelques
instants, s'etait emplie de rumeurs; la nouvelle venait de s'y repandre
que le duc de Guise avait ete tue.

Pardaillan atteignit enfin l'auberge du Lion-d'Or. La, comme dans toute
la ville, l'emotion etait a son comble. Pardaillan se dirigea droit sur
l'hotesse, vigoureuse commere qui perorait au milieu d'un groupe de
bourgeois.

--Madame, dit-il, j'arrive de Blois, ou le duc de Guise a ete tue...

Aussitot, Pardaillan, entoure et supplie de donner des details, raconta
en quelques mots le meurtre de Guise. Il ajouta qu'il etait charge de
courir apres l'un des meurtriers, et fit une description si exacte de
Maurevert que l'hotesse s'ecria:

--Mais cet homme etait la, il n'y a qu'un quart d'heure... Ah! le
miserable! Je comprends pourquoi il s'est enfui precipitamment a
cheval!...

--Comment cela?

--Oui: deux hommes, deux de ses complices, sans doute, sont venus lui
parler mysterieusement et aussitot il a fait seller son cheval.

Pardaillan comprit que ces deux complices n'etaient autres que ceux qui
l'avaient arquebuse.

--Madame, s'ecria le chevalier, il faut que je rattrape cet homme.
Quelle direction a-t-il prise?...

--La route de Chateaudun...

--Avez-vous un bon cheval contre les cinquante ecus de six livres que
voici?...

--Et un fameux, qui file comme le vent!...

Quelques instants plus tard, Pardaillan s'elancait sur un cheval que,
d'un coup d'oeil, il reconnut bon coureur.

Bientot, il vit se dessiner a l'horizon les premiers plans d'une masse
d'arbres depouilles de leur feuillage et dont les branches nues se
tordaient dans le ciel triste, comme des bras eplores. C'etait la foret
de Marchenoir, qu'il lui fallait traverser d'un bout a l'autre.

Il y avait vingt minutes qu'il etait entre sous bois. La foret de hetres
et d'ormes s'animait, autour de lui, d'une vie fantastique. Les bouleaux
fuyaient derriere lui, pareils a des fantomes blancs. En avant! Le
cheval bondissait, fendait l'air et devorait l'espace.

Soudain, Pardaillan frissonna des pieds a la tete et devint pale comme
un mort: a une faible distance devant lui, derriere un tournant du bois,
il entendit un hennissement... Deux minutes plus tard, il apercut
le cavalier qui courait devant lui, et un sourire terrible, feroce,
effrayant, tordit ses levres... Ce cavalier, c'etait Maurevert!...

Maurevert galopait sans tourner la tete. Il se savait poursuivi. Il
savait qu'il allait mourir!... Il galopait, ou plutot se laissait
entrainer par son cheval qu'il ne frappait meme plus...

Son visage, d'une paleur de cadavre, avait parfois d'effrayantes
contractions... et, parfois aussi, il lui semblait que son coeur
s'arretait de battre, puis, brusquement, ce coeur se mettait a frapper
des coups terribles dans sa poitrine et bondissait, affole, eperdu...

Depuis seize ans, Maurevert avait peur... peur de Pardaillan! Non pas
peur de la mort, mais peur de la mort que lui donnerait Pardaillan; non
pas peur de se battre, mais peur de se battre avec Pardaillan.

Tout a coup, son cheval, qu'il ne soutenait plus, buta et tomba.
Maurevert ne se fit pas de mal en tombant. Il put se relever.

Il n'avait plus aucune idee, aucune pensee. Ses levres blanches
tremblaient convulsivement. Il vit Pardaillan, a trente pas de lui, qui
mettait pied a terre.

Cette vue ranima en lui une etincelle d'energie; il se baissa vivement,
tira un pistolet des fontes de sa selle, mit un genou a terre et visa
Pardaillan. Le chevalier marcha sur lui, tout droit, d'un bon pas, et,
quand il fut a dix pas, il dit:

--Tire, mais tu vas me manquer...

Maurevert le regarda une seconde. Pardaillan lui apparut dans une sorte
de nuage flamboyant ou il ne distinguait que l'eclair des deux yeux et
l'effrayante menace du sourire. Il fit feu... Et il vit qu'il avait
manque Pardaillan!...

Un arbre se trouva derriere lui. Il s'appuya au tronc, et demeura
immobile, ses yeux exorbites fixes sur Pardaillan.

--Lors de notre rencontre sur les pentes de Montmartre, je t'avais fait
grace, dit Pardaillan. Pourquoi as-tu essaye encore de m'assassiner?...

Maurevert ne repondit pas. Pardaillan reprit:

--Assassin de Loise, toi qui as paye l'aubergiste des Quatre-Chemins
pour m'egorger, paye des gens pour m'arquebuser, paye le passeur pour
me noyer, reponds, assassin de Loise, que te ferai-je pour toute la
souffrance injuste que tu m'as infligee? Je te laisse le soin de
determiner ton chatiment Reponds.

Maurevert ne vivait plus... il etait en agonie... Pardaillan le
considera un instant.

--Puisque tu ne reponds pas. c'est moi qui choisirai ton supplice. Et le
voici...

A ces mots, Pardaillan toucha du bout du doigt la poitrine de Maurevert,
a l'endroit ou il voyait battre le coeur. A ce contact, ce coeur eut un
sursaut terrible. Maurevert ouvrit la bouche toute grande, et ses yeux
se revulserent... Il demeura appuye au tronc d'arbre, sur ses jambes
flechissantes, et il semblait n'etre plus maintenu que par le doigt de
Pardaillan appuye sur sa poitrine.

--Ton supplice, continua le chevalier, le voici: il durera des annees,
il durera tant que tu vivras; c'est un supplice de honte; toute ta
vie, tu te diras que, t'ayant hai, t'ayant poursuivi, t'ayant atteint,
t'ayant tenu en mon pouvoir, je t'ai meprise assez pour te laisser
vivre!... Maurevert, tu ne mourras pas!... Assassin de Loise, voici ton
chatiment, Pardaillan te fait grace!

A ce moment, Maurevert, n'etant plus soutenu, s'inclina sur le cote et
s'affaissa mollement...

Pardaillan tressaillit, se pencha sur lui avec une sorte d'etonnement
mysterieux, et alors, seulement, il vit que Maurevert etait mort!...

Mort!...

Maurevert ne venait pas de mourir lorsque Pardaillan s'etait recule...
Maurevert etait mort depuis quelques instants deja... Maurevert etait
mort a l'instant precis ou le doigt de Pardaillan s'etait appuye sur sa
poitrine... ce contact avait foudroye son coeur...

Un medecin qui eut disseque le corps de Maurevert eut sans doute trouve
qu'il avait succombe a la rupture de quelque vaisseau sanguin. Quant a
nous, nous dirons simplement que Maurevert etait mort de peur.



XXXVIII

UN SPECTRE QUI S'EVANOUIT

Pardaillan demeura une heure immobile pres de ce cadavre. Une profonde
reverie l'emportait vers les lointains horizons de sa jeunesse. C'etait
Maurevert qu'il avait sous les yeux et c'etait Loise qu'il voyait.

Il la voyait telle qu'il l'avait vue a la minute de sa mort, au moment
ou la pauvre petite avait, dans un dernier effort, jete ses bras autour
de son cou et avait fixe sur lui ses yeux desesperes et radieux...
contenant tout le rayonnement de l'amour le plus pur et tout le
desespoir de l'eternelle separation...

Et, maintenant, l'assassin de Loise gisait a ses pieds. Maurevert etait
mort!...

Alors, il sembla a Pardaillan qu'il n'avait plus rien a faire dans
la vie. Mortes ses amours, mortes ses haines, il se voyait seul,
affreusement seul, n'ayant plus rien pour le soutenir...

Un instant, l'image de Fausta passa devant ses yeux, mais, cette image,
il la regarda passer avec une morne indifference. Puis, ce fut Violetta,
le petit duc d'Angouleme, et quelque chose comme un triste sourire erra
sur ses levres...

Puis, ce fut le doux visage de Huguette, de la bonne hotesse, et
Pardaillan murmura:

--La, peut-etre, trouverai-je reellement la pierre ou le voyageur repose
sa tete fatiguee...

Le pas alourdi d'un bucheron le tira de sa reverie.

Il se reveilla, se secoua, et appelant le bucheron, le pria de lui
preter sa pioche, et lui offrit un ecu en recompense. Le bucheron,
apercevant le cadavre, obeit en tremblant. Pardaillan creusa une fosse
dans la terre dure de gelee. Quand elle fut assez profonde, il y placa
le cadavre de son ennemi, le recouvrit avec la couverture de selle du
cheval de Maurevert; puis il combla la fosse et rendit la pioche au
bucheron, qui lui dit:

--Ce cheval est fourbu... Puis-je le prendre?

--Oui, dit Pardaillan, car son cavalier n'en a plus besoin.

Il se dirigea alors vers son propre cheval, que cette halte prolongee
avait repose; il passa la bride sous son bras; et, a pied, suivi par la
bete, suivit la route; une lieue plus loin, il se remit en selle et,
d'un temps de trot, gagna Chateaudun.

Il s'arreta dans une bonne auberge et y passa la nuit.

Le lendemain matin, etant remonte a cheval, il reprit le chemin de
Blois, ou la premiere figure qu'il vit en entrant fut celle de Crillon,
le brave Crillon, occupe a refouler une foule de bourgeois qui criaient
a tue-tete:

--Mort a Valois! Vengeons notre duc!...

--Eh! monsieur de Crillon! cria Pardaillan lorsqu'il vit que la besogne
etait terminee et que la rue etait libre.

Crillon apercut Pardaillan et, poussant vers lui son cheval, lui tendit
la main.

--J'ai un service a vous demander, fit Pardaillan.

--Dix, si vous voulez!

--Un suffira, mais je vous en serai dix fois reconnaissant. On a arrete
l'autre jour, dans l'hotel de la signora Fausta, deux pauvres filles qui
n'y doivent rien comprendre. Je voudrais obtenir leur liberte...

--Dans une heure, elles seront libres, dit Crillon.

--Merci. Voulez-vous avoir l'obligeance de leur dire qu'on les attend a
Orleans, elles savent ou...

--Ce sera fait, dit Crillon. Mais vous, mon digne ami, prenez garde a
Larchant.

--Bah! Il veut donc etre eclope des deux jambes?...

--D'ailleurs, reprit Crillon, Sa Majeste vous protegerait au besoin.
Venez, je vais vous presenter...

--Pourquoi faire?...

--Mais, fit Crillon stupefait, parce que le roi veut vous voir et
recompenser celui qui...

--Oui, mais, moi, je ne veux pas voir le Valois. Il a une triste figure.
Monsieur de Crillon, si on vous parle de moi, rendez-moi le service de
dire que vous ne m'avez pas vu.

--Soit! fit Crillon ebahi.

Ils se serrerent la main, et Pardaillan gagna tranquillement l'interieur
de la ville, ou regnait un grand silence.

Pardaillan se dirigeait vers l'auberge du Chateau ou on se rappelle
qu'il avait loge. Il y chercha Jacques Clement, et ne l'y trouva pas.

--Bon! pensa-t-il, il sera parti pour Paris...

Et il reprit la chambre qu'il avait occupee precedemment, avec l'idee de
se remettre en route apres deux jours de halte.

Pardaillan se donnait a lui-meme comme pretexte qu'il avait besoin
de repos. En realite, il avait surtout besoin de reflechir, de se
retrouver, de voir clair en lui-meme et de prendre une decision d'ou il
sentait que sa vie a venir allait dependre.

En ce jour, Pardaillan apprit que la duchesse de Montpensier avait pu
fuir, que le duc de Mayenne s'etait egalement echappe de Blois, ainsi
que tous les seigneurs de marque qui avaient afflue dans la ville au
moment des etats generaux. Ainsi, Henri III n'avait pas profite de sa
victoire.

Seul, le cardinal de Guise avait succombe; il avait ete larde de coups
de poignard le jour meme ou Pardaillan rentra dans Blois.

Le surlendemain de sa rentree a Blois, Pardaillan apprit que le roi
etait parti pour Amboise.

Pardaillan, lui, apres s'etre promis de partir au bout de quarante
heures, resta. D'abord parce qu'il etait indecis, irresolu, et
qu'il ecartait de sa pensee ce point d'interrogation formidable qui
l'obsedait:

--Irai-je ou n'irai-je pas a Florence?

Quelques jours s'ecoulerent. La fin de l'annee se passa dans une
tranquillite relative. Cependant, on apprit, le 3 janvier, que Mayenne
avait reuni une armee et qu'il se dirigeait sur Paris, acclame tout le
long du chemin par les populations revoltees. Crillon avait environ
dix mille hommes de troupe campes sous Blois. Il se tint pret a tout
evenement... mais le roi ne rentrait toujours pas.

Cependant, le 5 au matin, Pardaillan, etant descendu dans la grande
salle pour se rendre ensuite au chateau ou, tous les jours, il allait
voir Crillon, apprit que le roi etait revenu dans la nuit. Du moins,
c'etait la rumeur qui courait dans l'auberge. Comme il allait sortir,
il vit entrer par la porte du fond de la salle, qui communiquait avec
l'escalier du premier etage, un moine qui, le capuchon rabattu sur le
visage, s'avancait vers la porte de sortie.

"Je connais cette tournure-la!" fit en lui-meme Pardaillan, qui
tressaillit.

Et il se placa devant le moine qui traversait la salle. Le moine
s'arreta un instant, puis murmura:

--Venez...

Pardaillan reconnut la voix de Jacques Clement!...

--Diable! songea-t-il, je crois que je vais assister a quelque grand
evenement. Il y a sous cette robe de bure un poignard qui, en prenant
contact avec la poitrine de Valois, pourrait bien changer l'histoire de
la monarchie. Il faut que je voie cela!

Et il se mit a suivre Jacques Clement, qui etait sorti. Sur la place, a
vingt pas du porche du chateau, Jacques Clement s'arreta.

--Ainsi, dit Pardaillan en l'abordant, vous etes revenu a Blois?

--Je ne suis pas revenu, dit le moine d'une voix sombre; je ne me suis
pas eloigne un instant de ma chambre; je savais que vous etiez dans
l'auberge; mais j'ai voulu etre seul... Pardaillan, l'heure est venue...
Rien ni personne ne pourra m'empecher de tuer Valois ce matin. Voila
quinze jours que je guette son retour... Dieu me l'envoie enfin!... Et
Dieu a voulu aussi vous faire rester a Blois afin que vous m'aidiez...
Pardaillan, il faut que vous me fassiez entrer au chateau. Presentez-moi
a Crillon comme un de vos amis, faites ce que vous voudrez, mais il faut
que j'entre...

--Ainsi, vous avez compte sur moi pour vous aider a tuer le roi?

Pardaillan devint grave et reflechit une minute, non sur la decision
qu'il allait prendre, mais sur la maniere de communiquer cette decision
a Jacques Clement.

--Mon cher ami, dit-il enfin, ecoutez-moi bien. Si vous me disiez: "Tout
a l'heure, je me bats en duel, veuillez vous aligner avec le temoin de
mon adversaire", je vous repondrais: "Tres bien, allons nous couper la
gorge avec cet inconnu." Si vous etiez attaque, fut-ce par dix rois,
et que vous m'appeliez a l'aide, je tomberais sur les dix rois a bras
raccourcis, et, si Valois etait dans le tas, peut-etre aurait-il a se
repentir d'avoir porte la main sur vous. Mais vous me demandez de vous
conduire par la main jusqu'a celui que vous voulez tuer. Cela me derange
de mes habitudes...

--Vous refusez?

--De vous aider dans un assassinat, oui!

Jacques Clement demeura atterre.

--Malediction! murmura-t-il sourdement.

A ce moment precis, Pardaillan vit Crillon sortir du porche et avancer
vivement vers lui.

--Vous connaissez ce reverend pere? dit le capitaine en rejoignant le
chevalier.

--Je le connais, dit Pardaillan.

--Cela suffit, reprit Crillon. Mon pere, ajouta-t-il en se tournant
vers Jacques Clement, le chapelain n'est pas au chateau. La reine mere,
malade, demande un confesseur a l'instant meme. Suivez-moi, je vous
prie...

Jacques Clement saisit le bras de Pardaillan stupefait, et, d'une voix
qui le fit frissonner:

--C'est Dieu qui m'envoie!...

Et le moine, a grands pas, suivit Crillon.

Jacques Clement entra dans le chateau a la suite de Crillon, qui,
rapidement, se dirigeait vers l'appartement de Catherine de Medicis,
situe au rez-de-chaussee.

Chose etrange: personne ne semblait se preoccuper de cette maladie de la
vieille reine, qui, pourtant, devait etre bien grave, puisque Catherine
voulait un confesseur.

Ce fut une chose effrayante que cette indifference de tous devant
l'agonie de Catherine de Medicis. Seul, Ruggieri lui demeura fidele
jusqu'au bout.

Cette femme, qui avait fait trembler la France, qui avait tenu dans sa
main la destinee du royaume, s'eteignait sans que nul songeat a elle...

Jacques Clement, en approchant de l'appartement de la reine, remarqua
parfaitement cette solitude, cette indifference, tandis que le reste
du chateau retentissait du bruit des armes, des conversations et meme
d'eclats de rire.

Crillon avait introduit le moine dans une piece obscure ou pesait une
infinie tristesse. Bien qu'il fit jour au dehors, les rideaux etaient
fermes et un flambeau de cire se consumait sur la cheminee.

Au bout de quelques instants, le moine vit un lit... et, dans ce lit,
une femme vieille, ridee, livide, qui le regardait de ses grands yeux
etrangement lumineux.

Autour du lit, il y avait comme une magnifique irradiation de terreur,
et les tenebres amoncelees dans les angles vibraient de l'epouvante.
Mais Jacques Clement etait alors inaccessible a la peur... Il songeait
seulement ceci:

La mere de Henri III meurt; et celui qui la voit mourir, c'est le fils
d'Alice de Lux...

Cependant, un mouvement de la vieille reine l'arracha brusquement a sa
reverie. D'un geste lent de sa main affaiblie, Catherine lui faisait
signe d'approcher. Elle murmura:

--Plus pres, mon pere, plus pres...

Il vint a pas lents et s'arreta tout contre elle, au chevet du lit.
Catherine de Medicis le regarda, et, dans son souffle haletant, reprit:

--Vous n'etes pas le chapelain du chateau...

--Non, madame, le chapelain est absent; je passais par hasard, et c'est
moi qu'on a appele...

--Mon fils? demanda la mourante. Ou est mon fils?...

--Le roi est a Amboise, madame...

Elle demeura une minute silencieuse, les yeux fermes. De ces paupieres
soudees descendaient des larmes qui suivaient le sillon des rides... Et
elle dit:

--Je ne le verrai donc plus?... Je meurs, et mon fils n'est pas la...

Puis elle se mit a parler d'une voix rapide et indistincte. Le moine,
penche sur elle, ne put saisir au passage que quelques mots, des noms
plutot...

--Diane de France... Montgomery... ce n'est pas vrai... puis, vous,
Coligny... je ne veux pas... ecoute, Maurevert...

Jacques Clement ecoutait ardemment. Tout a coup, Catherine s'arreta.
Elle ouvrit des yeux etonnes et, s'arrangeant sur ses oreillers, dans un
retour d'energie vitale:

--Qu'ai-je dit? demanda-t-elle rudement.

--Rien, madame, fit le moine. J'attends qu'il plaise a Votre Majeste de
me confier les secrets de son ame.

La vieille reine se souleva, avec un long frisson. Elle fixa sur le
confesseur un regard ardent:

--Mon pere, dit-elle, si je me repens de mes fautes, Dieu me les
pardonnera-t-il?...

--Si vous les avouez, oui!

--Ecoutez donc, puisqu'il le faut.

Le moine se recueillit, s'immobilisa, a demi penche pour recueillir les
supremes aveux de la reine.

--Voila, dit l'agonisante dans un rale, a peine perceptible, j'ai tue ou
fait tuer quelques douzaines de pauvres diables, qui s'obstinaient a ne
pas ecouter mes avis... la hache, la corde, les oubliettes, le poison,
j'ai du employer tous ces moyens. J'avoue que J'eusse pu eviter ces
meurtres, mais au detriment du bon gouvernement de l'Etat...

--Passez, madame, dit le moine, ceci est peu de chose...

Catherine tressaillit de joie. Elle reprit avec plus d'hesitation:

--Montgomery tua mon epoux Henri deuxieme... j'avoue que ce coup de
lance malheureux n'etait pas tout a fait du au hasard...

--Le roi votre epoux vous a fait subir mille avanies; quelque enorme
que soit le crime, il se concoit et je crois que vous pouvez passer a
d'autres evenements...

Catherine respira, soulagee.

--Jeanne d'Albret, continua-t-elle, est morte d'une fievre qui la prit
soudain au Louvre; j'avoue que, si je ne lui avais pas envoye certaine
boite de gants, la fievre n'eut peut-etre pas ete mortelle...

--Passez, madame! gronda le moine.

--Mon fils, haleta la mourante, mon fils Charles IX eut peut-etre
longtemps vecu si je n'avais eu un ardent desir de voir Henri sur le
trone...

Un sanglot expira sur les levres de la reine en meme temps qu'elle
prononcait le nom d'Henri...

--Coligny, continua-t-elle d'une voix plus faible, plus lointaine; oh!
que de gens l'entourent; ils sont des centaines... mon pere... ils sont
des milliers... c'est moi qui les fis mourir... mais c'etait pour sauver
l'Eglise!

--Ensuite? demanda le moine.

--C'est tout! rala Catherine, dont la tete se perdait. C'est tout!...

--Ensuite! gronda le moine en se redressant.

--C'est tout! Je le jure, pantelait la vieille reine, en essayant de se
soulever, mon pere, par grace! par pitie!... L'absolution, ou je meurs
maudite!...

--Meurs donc maudite! rugit le moine. Meurs maudite, sous mes yeux!
Meurs sans absolution! Meurs pour subir les affres eternelles de
l'eternel chatiment!...

--Misericorde! murmura la reine dans le hoquet de l'agonie. Que dit ce
moine!... Damnee! Maudite!

--Damnee et maudite a jamais! Car, de tous les crimes plus nombreux que
les grains de sable dont parle l'Evangile, de tous tes forfaits qui font
de ton ame une cour des Miracles de la sceleratesse, ecoute, reine! tu
as oublie le plus hideux, le plus atroce!...

--Oh! hurla la reine, demente de terreur et d'angoisse, qui es-tu?... Au
nom de quel spectre viens-tu?... Que m'annonces-tu?...

--Ce que je t'annonce! tonna le moine, plus livide que la mourante. Je
t'annonce ceci: que ton fils, ton bien-aime Henri, va mourir!... Mourir
de ma main! Mourir maudit comme toi!...

Un cri dechirant, lugubre, insense, jaillit des levres de l'agonisante.
Elle tenta un supreme effort pour se jeter sur le moine, et retomba,
avec un hoquet funebre.

--Au nom de qui je viens! continua le moine, parvenu au paroxysme de
l'exaltation. Au nom de l'une de tes victimes! La plus belle! la plus
innocente! Celle dont tu as broye le coeur, celle que tu as assassinee
par la plus effroyable torture... Alice de Lux!... Qui je suis! acheva
Clement en rabattant son capuchon. Regarde! Je suis celui qui, seul,
pouvait te refuser l'absolution, te declarer maudite et damnee au nom
du Dieu vivant, et te conduire par la main jusqu'aux portes de l'enfer.
Catherine de Medicis, je suis le justicier! Je suis le vengeur de ma
mere! Je suis Jacques Clement, fils d'Alice de Lux!...

Un cri plus effrayant jaillit de la gorge de la vieille reine... Dans le
sursaut de l'agonie, elle se leva presque droite, retomba sur le lit, le
visage convulse par le delire des angoisses sans nom; elle balbutia:

--Seigneur... tu es grand... tu es juste!... Seigneur, j'ai merite cette
expiation! Seigneur, je meurs... je meurs maudite...

Une faible secousse agita la reine. Puis elle se tint a jamais immobile.
Catherine de Medicis etait morte...

Henri III revint a Blois le lendemain. Lorsqu'on lui apprit la mort de
sa mere, il repondit:

--Ah! Eh bien, qu'on l'enterre.

Un chroniqueur du temps rapporte qu'il ne prit aucun soin des
funerailles, et que, pendant la nuit, elle fut jetee comme une charogne
(sic) dans un bateau. On creusa une fosse dans un coin obscur, et on y
enterra la reine mere. Ce ne fut qu'en 1609 que son corps fut retire de
la, transporte a Saint-Denis et place dans le magnifique tombeau que
Catherine s'etait fait construire dans la basilique.

Jacques Clement, lorsqu'il eut vu que la vieille reine etait morte,
sortit de la chambre funebre. A ce moment, un homme y entra,
s'agenouilla pres du lit, et se prit a sangloter. C'etait Ruggieri...
le seul qui eut aime Catherine de Medicis. Le soir meme de ce jour,
l'astrologue quitta Blois, et personne n'en eut plus jamais de
nouvelles.

Jacques Clement sortit du chateau sans etre inquiete. Sur la place, il
retrouva Pardaillan, qui ne lui posa aucune question et se contenta de
lui dire:

--Le roi n'est pas a Blois...

--Je sais: il est encore a Amboise, dit Jacques Clement.

--Oui! mais ce que vous ne savez pas et ce que vient de m'apprendre
Crillon, c'est que l'armee royale va se mettre en marche sur Paris et
tacher de rencontrer l'armee de Mayenne.

--J'irai donc a Paris, fit simplement le moine.

Pardaillan etait rentre tout songeur dans l'auberge du Chateau. Quelques
minutes plus tard, il ressortait, trainant son cheval par la bride.
Crillon, installe sous le porche en cas d'alerte bourgeoise, l'apercut
et vint a lui.

--Vous partez?...

--Je pars! dit Pardaillan. Je m'ennuie, la grande route me distraira.

--Restez! Le roi vous donnera un regiment a commander.

--Bah! j'ai deja bien du mal a me commander moi-meme...

--Adieu, donc! Ou allez-vous?...

--Tiens! Au fait! fit Pardaillan. Ou vais-je?...

Il ota son chapeau et l'eleva en l'air au bout de son bras.

--Connaissez-vous la rose des vents? dit-il. Faites-moi l'amitie de me
dire de quel cote le vent pousse la plume de mon chapeau.

--Ah! ah! dit le brave Crillon, les yeux ecarquilles de surprise.

--Eh bien?...

--Eh bien, donc, voici... Voyons, de ce cote, Paris... par la,
Orleans... par la, Tours... et de ce cote-ci... monsieur de Pardaillan,
la plume de votre chapeau va vers l'Italie.

--L'Italie? fit Pardaillan avec un rire etrange. Eh bien, pourquoi pas?
Va pour l'Italie!

Et Pardaillan, ayant remis son chapeau sur sa tete, serra les mains du
brave capitaine, sauta legerement en selle et s'eloigna en sifflant une
fanfare du temps du roi Charles IX.



XXXIX

LES FRAIS DE ROUTE DE PARDAILLAN

Pardaillan avait quitte Blois au moment ou Henri III s'en approchait,
revenant d'Amboise.

Le chevalier partait avec une sorte de joie d'allegement, sans remords.
Il venait de regler deux vieux comptes de haine qui, pendant seize
ans, avaient pese sur sa vie: le duc de Guise tue en combat loyal, et
Maurevert mort dans la foret de Marchenoir.

Il se retrouvait. Il renaissait. Il respirait a pleins poumons la
joyeuse ivresse de s'en aller libre, independant de tout et de tous, au
seul gre de sa fantaisie.

Excitant donc parfois son cheval d'un appel de langue, il suivait la
route qui, de Blois, allait a Beaugency, Meung et Orleans, par la rive
droite de la Loire. Arrive a Orleans, Pardaillan se dirigea tout droit
sur l'hotel d'Angouleme, et ce fut avec un battement de coeur qu'il
approcha de la maison amie, ou il allait revoir ce petit duc auquel il
s'etait si bien attache, cette Violetta qu'il avait arrache a la mort,
et cette poetique Marie Touchet, a laquelle il rattachait le charme de
ses souvenirs de jeunesse.

C'etait une maison de briques rouges a encadrement de pierre blanche,
avec des balcons de fer forge, aux courbes gracieuses.

Pardaillan mit pied a terre dans la cour; sur un signe que fit un suisse
majestueux deux laquais s'elancerent pour s'emparer de son cheval et le
conduire aux ecuries. Alors, seulement, le suisse de cet hospitalier
logis s'enquit du nom du visiteur.

Le chevalier, sans repondre, regardait autour de lui, lorsque d'une
porte surgit un etre immense, porteur d'une superbe livree toute
galonnee, bouffi de graisse, avec des bras gros comme des cuisses, et
des cuisses grosses comme des futs de colonne. Cet etre, en apercevant
Pardaillan, ota son chapeau, s'approcha en donnant tous les signes d'une
respectueuse jubilation, et, d'une voix de basse-taille, s'ecria:

--Dieu me pardonne!... Mais c'est M. le chevalier lui-meme!...

Pardaillan considera le phenomene sans le reconnaitre.

--Est-il possible que M. le chevalier ne me reconnaisse pas! continua le
phenomene. Surtout, nous avons fait la guerre ensemble. En avons-nous
donne de ces coups d'estoc et de taille! A la chapelle Saint-Roch, a
l'abbaye de Montmartre, a l'auberge de la Deviniere, en avons-nous
taille en pieces et mis en deroute!

--J'y suis! fit Pardaillan. Je vous reconnais a la voix, monsieur de
Croasse. C'est que vous etiez maigre, il y a quelques mois, tandis que
maintenant...

--Oui, fit Croasse avec desinvolture, la maison est bonne. Dieu merci.
Plus de sabres a avaler, ni de cailloux, ni d'etoupes enflammees, mais
de bons gigots de cerf, de bonnes tranches de sanglier, de bons...

Pardaillan ecoutait avec une inalterable complaisance. Et il eut ecoute
longtemps sans doute si un deuxieme geant, mais un geant maigre, cette
fois, ne fut brusquement apparu: c'etait Picouic.

--Monsieur le chevalier, dit-il en s'inclinant, daignez pardonner le
bavardage de cet imbecile que la vie de cocagne a rendu positivement
idiot, et qui laisse dans la cour le meilleur ami de Monseigneur.

Picouic, se precipitant, montra le chemin a Pardaillan, et laissa
Croasse en butte aux sarcasmes du suisse. Pardaillan, donc, suivant son
conducteur, traversa un vaste salon d'honneur, sur le grand panneau
duquel se detachait un portrait en pied du roi Charles IX, monta un bel
escalier de chene cire, et entra dans une petite piece ou il y avait
comme un parfum d'intimite charmante.

Un jeune homme qui ecrivait a une petite table, le dos tourne a la
porte, se leva precipitamment, se tourna, tout pale, vers le chevalier,
demeura un instant immobile, puis courut se jeter dans les bras de
Pardaillan, qui, doucement emu par cette joie visible, par ce bonheur et
cette amitie, rendit etreinte pour etreinte...

--Vous, enfin! s'ecria alors Charles d'Angouleme. Cher ami... mon bon,
mon grand frere, vous venez donc enfin contempler le bonheur qui est
votre oeuvre!...

--C'est-a-dire, fit le chevalier en souriant, je passais par Orleans,
venant d'un desert et allant a un autre desert... j'ai voulu m'arreter
dans une oasis...

Deja, le jeune duc s'etait elance en appelant, et, quelques instants
plus tard, Violetta entrait, toute rose d'emotion, s'approchait de
Pardaillan, et lui tendait son front en murmurant:

--Il ne manque donc plus rien au bonheur de mon noble epoux et au mien,
puisque vous voici!...

Pardaillan, plus emu et plus etonne au fond qu'il n'eut voulu l'etre de
cette explosion de gratitude et de fraternelle amitie, embrassa sur les
deux joues la gracieuse jeune femme. Au meme instant, apparut Marie
Touchet, la mere de Charles, et, comme Pardaillan s'inclinait
profondement, elle fit trois pas rapides, le saisit dans ses bras, et,
les larmes aux yeux, l'etreignit sur son coeur en disant:

--Je suis heureuse, mon cher fils, heureuse de pouvoir vous dire tout
haut ce que je dis tout bas a Dieu dans mes prieres de chaque soir:
"Que le Seigneur protege le dernier representant de la vieille
chevalerie!..."

Et, se tournant vers un autre portrait de Charles IX, plus petit que
celui du salon:

--Helas! ajouta-t-elle avec un soupir, il n'est pas la pour remercier le
sauveur de son enfant. Mais je vous aimerai pour deux, chevalier!

--Madame, dit le chevalier, en cherchant a dissimuler la joie puissante
que lui procurait cette adorable minute. Madame, je me trouve royalement
recompense, puisque je vois un rayon de bonheur dans vos yeux, et un
sourire sur vos levres...

Apres les premiers moments d'effusion, ces quatre personnages
s'assirent, et Pardaillan, accable de questions, dut raconter ce qui lui
etait arrive depuis la scene de l'abbaye de Montmartre. Il le fit avec
cette simplicite qui donnait un si grand prix a ses recits, raconta
la mort de Guise, celle de Maurevert, et enfin celle de Catherine de
Medicis, mais ne dit pas un mot de Fausta.

Il y eut le soir diner de gala auquel furent invites les notables
seigneurs d'Orleans. A table, Pardaillan, malgre sa resistance, fut
place dans le fauteuil du maitre.

Ce fut pour Pardaillan une inoubliable soiree. Mais, le lendemain,
lorsque Charles d'Angouleme penetra dans la chambre du chevalier pour
lui annoncer qu'il avait prepare a son intention une partie de chasse,
Pardaillan repondit qu'il allait partir.

--Partir! fit le jeune duc en palissant, mais pour quelques heures sans
doute?... Car vous nous restez? Vous vous etablissez ici... Nous ne nous
separons plus...

--Un jour, peut-etre, viendrai-je vous demander une plus longue
hospitalite, repondit Pardaillan; pour le moment, il faut que je vous
dise adieu...

Ni les supplications de Marie Touchet, ni les larmes de Violetta, ne
purent retenir le chevalier. Pardaillan, violemment emu, serra leurs
mains, en disant:

--Eh bien, oui, mes amis, mes chers amis, je vous promets que, si jamais
je me trouve malheureux, c'est ici que je viendrai reposer ma tete, et
chercher la consolation de mes vieux jours...

Il les serra dans ses bras, et partit.

"Maintenant, murmura-t-il quand il fut loin, je puis me vanter d'avoir
vu de pres ce que c'est que le bonheur."

A midi, il s'arreta dans une auberge pour diner et faire reposer son
cheval. Ayant alors fouille sa ceinture de cuir, il constata qu'il ne
lui restait plus que sept ecus de six livres pour faire le voyage qu'il
entreprenait.

"Diable! murmura-t-il avec une grimace. Et il faut qu'avec cela j'aille
jusqu'a Florence... et que j'en revienne!..."

Et, comme il eut besoin de fouiller dans ses fontes, il y trouva une
boite assez volumineuse qui contenait une miniature, une lettre, et cinq
rouleaux de monnaie. Pardaillan ouvrit les rouleaux, et constata qu'ils
etaient de deux cents ecus d'or chacun. Il regarda la miniature: c'etait
un portrait de Marie Touchet, du temps ou elle habitait dans la rue
des Barres. Ce portrait se trouvait place dans un cadre de vieil or ou
s'enchassaient douze diamants: c'etait un present de Charles IX. Alors,
Pardaillan ouvrit la lettre, et voici ce qu'il lut:

--Vous partez pour un long voyage. Mon cher fils, mon coeur a pense
que j'avais le droit de veiller a vos frais de route, comme j'ai, en
d'autres circonstances, veille aux frais de route de mon autre fils,
votre frere Charles. Quant au portrait, il m'a ete donne en cette annee
1572, que vous avez peut-etre oubliee, mais dont je garde l'imperissable
memoire. C'est le plus cher de tous les souvenirs qui me rattachent a
celui que j'ai aime. Je vous le donne, car il vous etait destine comme
etant, selon mon coeur, l'aine de mes enfants. Adieu, mon cher fils. Ce
me sera grande joie et consolation de vous revoir avant de mourir...
Songez-y! et que Dieu vous garde comme vous nous avez gardes...

Pardaillan demeura une heure, cette lettre a la main, dans le coin
d'ecurie ou cela se passait, absorbe dans une profonde reverie. Le
garcon d'auberge qui vint le chercher pour lui dire que son diner etait
a point le vit immobile, la tete penchee sur la poitrine, et des larmes
aux yeux.



XL

LE PALAIS RIANT

Pardaillan arriva a Florence a la fin d'avril, ce qui prouve qu'il
prit le chemin des ecoliers--le plus long, mais aussi le plus amusant.
Voyager, c'etait pour lui une joie: se rendre d'un point a un autre
n'etait que le cote subalterne du voyage...

Le lendemain de son arrivee, il se rendit au palais que lui avait
indique Fausta. Il trouva a la porte d'entree une sorte de suisse qui
lui demanda s'il etait bien l'illustre seigneur de Pardaillan. Le
chevalier repondit qu'il avait en effet l'honneur d'etre le sire de
Pardaillan, bien qu'il ignorat qu'il fut illustre. Ce a quoi le brave
gardien du palais ne repliqua rien; mais, allant. a un meuble qu'il
ouvrit, il sortit d'un tiroir une missive cachetee, que le chevalier
ouvrit seance tenante. Elle ne contenait que ces quatre mots:

"Rome. Palais Riant.--Fausta."

Fausta l'attendait donc a Rome!

"Que diable suis-je donc venu faire en Italie? grommelait-il le
lendemain en chevauchant le long d'une jolie route embaumee par les
premieres fleurs et inondee par les rayons du soleil de mai. Eh!... qui
m'empeche de tourner bride et de reprendre le chemin d'Orleans ou je
serais si bien l'hiver, les pieds au feu, l'automne a chasser le cerf,
et l'ete a ecrire mes memoires a l'ombre des grands tilleuls?"

Pardaillan se mit a rire a l'idee d'ecrire ses memoires. Il devait
pourtant les ecrire, pour le plus grand plaisir des lecteurs qui
auraient la pensee de les feuilleter, et pour la plus grande joie de
l'auteur de ce recit, qui devait y trouver de precieuses pages.

Pardaillan fit son entree dans Rome par une magnifique soiree du 14 mai
de l'an 1589. Il prit gite a l'auberge du Franc-Parisien, mots qui,
ecrits en francais sur l'enseigne, lui parurent de bon augure. L'hote,
en effet, etait Francais et demi, c'est-a-dire Parisien de la rue
Montmartre; il etait etabli depuis quinze ans a Rome, ou il faisait
tout doucement fortune en faisant manger aux Romains de la cuisine
parisienne, et aux Francais qui tombaient chez lui de la cuisine
romaine, ce qui, pretendait-il, devait infailliblement amener, tot ou
tard, une alliance entre les peuples de Paris a Rome.

Le chevalier dormit tout d'une traite jusqu'a huit heures du matin,
s'habilla soigneusement, et, apres diner, s'enquit de la situation du
Palais Riant, ou Fausta lui avait donne rendez-vous. L'hote lui indiqua
le chemin a suivre et ajouta:

--Un monument qui a du etre bien beau dans le temps, mais qui tombe en
ruine; depuis Lucrece Borgia, il est inhabite.

Mais, deja, Pardaillan etait en route, et, suivant une rue parallele au
cours du Tibre, il ne tarda pas a se trouver devant le Palais Riant,
magnifique edifice, rutilant et sombre comme un caprice de Lucrece
Borgia, orne de statues et de bas-reliefs qui en faisaient la splendeur,
et couvert de poussiere, les fenetres fermees, le grand atrium exterieur
ravage, la porte muree.

"Il me semble, murmura Pardaillan, que c'est ici la repetition du Palais
de la Cite... Pourvu qu'il n'y ait pas de salle des supplices, ni de
nasse de fer!..."

Comme il etait la, assez embarrasse, puisque la porte etait muree, un
homme passa pres de lui, le toucha legerement du coude et murmura:

--Suivez-moi...

"Il parait que j'etais attendu", murmura Pardaillan qui se mit a suivre
sans faire d'observation, mais qui, en meme temps, s'assura rapidement
que sa dague etait a sa place, a sa ceinture.

L'homme enfila une sorte d'etroit passage qui limitait le Palais. Riant
sur son cote droit et aboutissait au Tibre. Vers le milieu du passage,
il disparut par une porte basse, et Pardaillan entra derriere lui. L'un
marchant devant et l'autre suivant, toujours silencieux, ils longerent
un long couloir et deboucherent enfin dans un immense vestibule qui,
evidemment, occupait tout le rez-de-chaussee de la facade. Ce n'etait
qu'un desert de marbre, peuple par des statues impassibles qui, toutes,
avaient subi quelque convulsion populaire, car, a l'une il-manquait un
bras, a l'autre la tete. Des lampadaires tordus, des corniches ruinees,
des colonnes jetees bas, les murs noircis par des traces de flammes
semblaient indiquer que quelque drame avait du derouler la ses sombres
peripeties.

Pardaillan, a la suite de son conducteur, penetra dans une partie
du palais ou se retrouvaient toute la magnificence et tout le faste
grandiose dont la princesse Fausta aimait a s'entourer. Il s'arreta et
s'apercut soudain que son conducteur avait disparu. Il attendit donc,
les yeux fixes sur un tableau de Raphael Urbain qui representait une
jeune femme d'une eclatante beaute, a l'oeil noir, au sourire imperieux,
aux formes a la fois delicates et empreintes de majeste: c'etait un
portrait de Lucrece Borgia... l'aieule de Fausta. Comme il revait devant
l'image de cette fille de pape, il entendit derriere lui un leger bruit
se retourna, et, dans l'encadrement de velours d'une portiere, il vit
une jeune femme qui le contemplait; et c'etait la meme beaute fatale,
les memes yeux de mystere que la femme du tableau,..

--Vous regardez mon aieule? dit Fausta en s'avancant alors, sans autre
bienvenue qu'une legere inclination de la tete. Par d'autres voies que
les miennes, par des moyens plus surs, elle a pu, pendant quelques
annees, realiser mon reve. Quelle vie enivrante c'eut ete la, si
j'avais pu, moi aussi, monter au faite de la puissance, et si, sous la
protection d'une epee invincible, d'un homme fort et brave entre les
hommes, j'habitais ce palais en souveraine redoutee, non en proscrite
qui se cache!...

Fausta avait pris place dans un fauteuil et, d'un signe, avait invite
Pardaillan a s'asseoir egalement.

--Madame, dit le chevalier, il me semblait que les terribles experiences
que vous venez de faire au-dela des Alpes avaient du pour toujours
arracher de votre pensee ce levain d'ambition qui vous ronge et vous
tuera. A quoi bon se tant demener pour dominer, c'est-a-dire pour faire
le malheur des autres? Je m'arrete, madame: j'aurais l'air de precher.
De tout ce que vous venez de dire, je ne veux donc retenir qu'une chose:
c'est que vous etes ici, vous cachant, et proscrite... Je croyais que
vous aviez fait votre paix avec Sixte?

Fausta secoua la tete avec une amertume desesperee.

--Entre Sixte et moi, dit-elle, c'est un duel a mort. J'ai cru un moment
que tout etait fini. Mais, en mettant le pied sur la terre d'Italie,
j'ai compris que< j'etais toujours la petite-fille de Lucrece, et que
je ne pouvais rien oublier. Vaincue, soit, je l'ai ete! Vaincue surtout
parce que vous vous etes trouve sur mon chemin... Mais si vous n'etiez
plus contre moi! Si vous etiez avec moi! Oh! je recommencerais la
lutte... et, cette fois, je serais victorieuse...

Fausta s'arreta un instant, comme pour attendre un mot, un signe
d'approbation. Mais Pardaillan demeura glacial.

--Quant a Sixte, reprit Fausta, meme si j'avais pour toujours renonce a
la lutte, il n'aurait pas, lui, renonce a sa vengeance. Vous etes-vous
demande pourquoi je ne vous ai pas attendu a Florence?

--Je ne me suis rien demande, madame, vous m'attendiez a Rome, je suis
venu a Rome... j'eusse ete au bout du monde.

Si Fausta avait bien connu Pardaillan, cette banale hyperbole lui eut
justement demontre la froideur du chevalier. Mais, tressaillant de joie,
elle continua d'une voix ardente:

--Si ce que vous dites est vrai, je puis esperer encore. Nous pouvons,
ensemble, accomplir de grandes choses. Mais, sachez d'abord que, si j'ai
quitte Florence ou je vous attendais, c'est que j'y etais traquee par
les sbires de Sixte. A Florence, mon palais a ete cerne, j'etais sur le
point d'etre prise... j'ai fui.

--Et c'est a Rome que vous avez cherche un refuge!...

--Oui, dit simplement Fausta. Je serai cherchee partout, excepte dans
l'ombre du chateau de Saint-Ange. Sixte jette au loin son regard pour
deviner ma retraite, il oubliera de regarder a ses pieds.

--Bien joue, fit Pardaillan, qui ne put s'empecher de rire.

Et, pourtant, il eprouvait un inexprimable malaise. Cette femme si belle
en verite, cette vierge trop vierge et si peu femme, qui, vaincue,
meditait quelque terrible revanche, celle enfin pour qui, sur le pont
de Blois, il avait senti, ne fut-ce qu'un instant, battre son coeur...
Fausta ne lui inspirait maintenant qu'une sorte de repulsion.

--Chevalier, reprit Fausta avec douceur, lorsque j'ai su que vous aviez
tue le duc de Guise, lorsque j'ai compris que vous etiez une de ces
forces de la nature contre lesquelles on ne peut rien, j'ai cru que ma
destinee etait finie. Sur le pont de Blois, j'ai voulu mourir, et vous
m'avez arrachee a la mort. Dans cette heure-la, chevalier, il s'est
passe entre nous un evenement grave... et, sur cet evenement, j'ai
rebati mon avenir. Ne protestez pas, taisez-vous... Quand j'aurai parle,
vous direz oui ou non...

Fausta se recueillit une minute, puis, fixant son regard de flamme sur
le chevalier:

--Voici, dit-elle. J'ai un peu partout, en Italie, des amis puissants.
Epars, dissemines, decourages par le triomphe de Sixte, ils deviendront
une formidable armee prete a tout entreprendre si je remporte ici une
seule victoire. A Rome, deux mille hommes d'armes sont prets a former le
premier noyau de cette armee, et j'ai des intelligences dans le chateau
Saint-Ange meme. Que Sixte vienne a mourir... ou simplement que je
m'empare de lui, que je le tienne ici prisonnier, et je suis maitresse
absolue de la situation. Chevalier, j'ai compte sur vous pour prendre
Sixte dans son Vatican, le faire prisonnier de guerre, et me l'amener
ici. Ni l'argent ni les hommes ne vous manqueront pour mener a bien
cette tentative. Vous parait-elle possible?

--Tout est possible, madame.

--Bien, dit Fausta, dont l'oeil s'illumina d'un eclair. Une fois Sixte
pris, avec mes deux mille reitres, vous tenez Rome, et, moi, je prends
possession du Vatican. Les amis dont je vous parlais se rallient alors,
et m'amenent chacun leur contingent: au bout d'un mois, nous avons dans
la campagne romaine une armee que j'evalue a trente mille fantassins,
quinze mille cavaliers et quarante canons. Avec cette armee, chevalier,
je puis rentrer en France et y prendre une decisive revanche... mais, a
cette armee, il faut un chef. Ce chef, je l'ai trouve: c'est vous... Que
dites-vous de cela?

--Je dis, madame, que tout est possible, repeta Pardaillan, mais, cette
fois, avec une si visible froideur que Fausta se sentit mordue au coeur
par un doute effroyable.

Elle demeura quelques instants plongee dans une sombre reverie. Puis,
lentement, elle reprit:

--Tout cet echafaudage est bati sur un sentiment...

"Nous y voici, attention!" songea Pardaillan.

Fausta se leva. Elle tremblait legerement. Elle etait pale. Enfin,
prenant une soudaine decision:

--Chevalier, dit-elle, tout depend de la reponse que vous devez me
faire. Cette reponse, je ne la veux pas tout de suite. Revenez dans
trois jours et je parlerai. Si vous dites oui, mon triomphe et le votre
sont assures. Si vous dites non, vous reprendrez le chemin de la France,
et nous serons a jamais separes... oh! taisez-vous, maintenant... trois
jours... encore trois jours de reve...

Elle allait se laisser entrainer. Elle se domina et, plus froidement,
ajouta:

--J'ai besoin de ces trois jours pour prendre mes dernieres
dispositions. Vous en avez besoin, vous, pour reflechir avant de vous
engager... dans trois jours, au moment de la nuit, chevalier... adieu!

A ces mots, elle disparut derriere une tenture, et Pardaillan vit entrer
Myrthis, qui lui fit signe de la suivre. Il obeit, etourdi de ce qu'il
venait d'entendre. Quelques minutes plus tard, il etait dans la rue et
regagnait l'auberge du Franc-Parisien.

"Que diable suis-je venu faire ici? murmura-t-il quand il fut seul et
enferme dans sa chambre. La tigresse est restee tigresse. J'aurais du
m'en douter... Trois jours! Je ferais bien de les mettre a profit pour
prendre du champ... Bah! j'aurais l'air de fuir!..."

Cependant, Fausta s'etait jetee sur un lit de repos, et, la tete enfouie
dans les coussins, livide de l'effort qu'elle venait de faire pour se
contenir, grondait:

--Rien! Rien! Rien! Pas un battement, pas un tressaillement!... Oh! oui,
qu'il reflechisse, car c'est sa vie qui est en jeu! Qu'il reflechisse et
prenne garde! Car, maintenant, c'est moi qui le tiens!...

Que se passa-t-il au Palais Riant pendant ces trois journees? Quels
preparatifs y furent faits? Quels ordres donna Fausta?... Dans le
courant du troisieme jour, d'etranges allees et venues se produisirent
au rez-de-chaussee. Le soir venu, les vingt serviteurs qui etaient
enfermes dans le palais, hommes ou femmes, en sortirent comme d'un lieu
pestifere, et s'eloignerent en hate. Dans le Palais Riant, il n'y eut
que Fausta et sa suivante Myrthis.

La nuit venue, Pardaillan, selon sa promesse, se presenta a la petite
porte du passage, et fut introduit par Myrthis. Seulement, cette fois,
on lui fit monter un escalier derobe, et on le conduisit au premier
etage.



XLI

FIN DU PALAIS RIANT

--Madame, dit Pardaillan lorsqu'il fut en presence de Fausta, je vous
dois une explication aussi franche que celles que nous avons eues deja
a diverses reprises. Je commence par vous dire ceci: demain matin, je
reprendrai la route de France. Maintenant, j'ajoute: pendant ces trois
jours, je me suis interroge en toute conscience a l'egard des offres
que vous avez bien voulu me faire, et a toutes mes questions je me suis
repondu: non. Je suis venu a vous parce qu'il m'avait semble sur le pont
de Blois, d'abord, et ensuite chez ces pecheurs de la Loire a qui
vous fites un si magnifique present, il m'avait semble, dis-je, qu'un
bouleversement s'etait fait en vous, et qu'un rayon de lumiere avait
enfin penetre les tenebres de cette ame que je ne comprends pas. J'ai
mal vu. J'ai mal pense. J'ai conclu a tort que j'avais sans doute une
influence sur votre esprit, et que, vous ramenant fraternellement a la
bonte, je pouvais eviter bien des malheurs a vous-meme et a d'autres.
Non, je n'irai pas au chateau de Saint-Ange pour m'emparer de Sixte.
Non, je ne commanderai pas vos deux mille reitres pour tenir Rome sous
votre pouvoir. Non, je ne serai pas le chef de l'armee que vous comptez
rassembler. Et, les raisons, les voici: j'ai horreur, madame, de ces
gens qui se mettent a la tete de cinquante ou soixante mille hommes
pour piller, tuer, ravager, incendier, traverser des contrees comme des
meteores apres le passage desquels il n'y a plus que devastation.

--Ce sont la de pauvres raisons qu'un esprit politique tel que le votre
doit tenir en pietre estime. Ce sont pourtant mes raisons. J'en ai
d'autres. Et, si je passe du general au simple, si j'envisage le fait
d'armes que vous me proposez, j'ai horreur de preparer un guet-apens
contre un vieillard qui ne gene en rien ma vie et ma liberte. Sa
querelle avec vous ne me regarde pas. Lorsque j'ai eu a me venger
de Guise, je l'ai guette, je l'ai attendu, et je lui ai dit:
"Defends-toi..." Et Guise, madame, comme Maurevert, savait tenir une
epee. Mais Sixte! Pourquoi, de quel droit, pour quelle injure, pour quel
attentat contre moi lui voudrais-je du mal? Il me reste deux choses a
ajouter: c'est que je partirai heureux si je sais que nous nous separons
amis; et ensuite, c'est que, si ma franchise me vaut votre haine. Je ne
serai jamais, moi, votre ennemi, resolu que je suis a oublier, et la
nasse de fer, et les hommes de Guise lances a mes trousses, et tout le
reste, pour me souvenir seulement du pont de Blois.

Pardaillan s'arreta et respira, soulage; la sueur perlait a son front.

Fausta avait ecoute Pardaillan les yeux fermes. Pas un fremissement
n'avait agite le marbre de ce front pur, demeure aussi serein que si
elle eut entendu quelque flatterie de courtisan et de poete. Seulement,
lorsque Pardaillan eut fini de parler, elle ouvrit les yeux, et, d'un
geste nonchalant, frappa sur un timbre. Myrthis apparut aussitot.

--Fais ce que je t'ai ordonne, dit Fausta.

Pardaillan remarqua que Myrthis palissait, et que ses levres s'agitaient
comme pour une reponse: un regard, foudroyant de Fausta arreta cette
reponse, prete a sortir. Myrthis jeta un coup d'oeil etrange sur le
chevalier, puis elle s'eloigna.

Pardaillan assura son epee, sa dague, et se tint pret a tout evenement.
Une pensee rapide comme l'eclair venait d'illuminer son cerveau, et il
se disait que Fausta venait de donner l'ordre de le tuer; sans aucun
doute, il allait voir entrer une douzaine de spadassins charges de le
depecher...

Fausta, l'oreille aux aguets, parut ecouter un bruit lointain.

--Madame, dit Pardaillan d'une voix assuree, mais basse et menacante,
quel est cet ordre que doit executer votre servante?

Fausta, en ce moment, cessait d'ecouter. Elle tourna vers le chevalier
un visage qu'il ne reconnut pas...

Tout ce que la passion dechainee dans le coeur d'une femme peut avoir de
splendide et d'affolant, de radieux et de terrible, eclatait, flamboyait
sur ce visage; le sourire des levres pourpres, dessechees par la fievre,
tremblait comme un frisson d'amour surhumain; la lave du regard
brulait; la vierge pure, la vierge dedaigneuse et hautaine, par une
transformation effrayante de soudainete, devenait la plus impure et la
plus rutilante des ribaudes... D'un seul geste, elle fit tomber sa robe
de lin toute blanche, et sa miraculeuse nudite apparut aux yeux de
Pardaillan ebloui, fascine, eperdu, comme la sublime creation de quelque
Michel-Ange en delire...

Elle parla alors... Elle parla d'une voix de douceur etrange, rauque
d'amour, haletante, brulante...

--Je t'aime, dit-elle, je t'aime, et tu me repousses... Je t'aime, et
tu m'as repoussee... Je t'aime, moi, la Vierge qui portait dans son ame
orgueilleuse le souverain mepris de l'homme... je t'aime et je me donne
a toi... prends-moi, je t'appartiens... je suis a toi tout entiere, et
j'ai jure que, pour une heure, tu serais a moi tout entier.

Elle jeta ses bras autour de son cou, l'enlaca etroitement...

"Fausta!..." begaya Pardaillan insense de cette passion qui le penetrait
comme le plus subtil des Poisons.

Elle approcha ses levres de ses levres... Un instant, dans un sinistre
eclair de sa raison, le chevalier entrevit qu'il courait un effroyable
danger... Mais, plus etroitement, avec une sorte de rudesse farouche,
elle l'enlaca, et son etreinte se fit plus furieuse. Alors le chevalier
haleta... Sa tete se perdit. Il oublia tout au monde. L'amour, pour une
minute, l'amour pareil a une fleur monstrueuse qu'un soleil inconnu
ferait eclore en un instant, l'amour, plein d'angoisse ef de vertige,
s'empara de sa pensee, de son coeur, de son ame et de son corps...

--Vaincue! murmurait la vierge, vaincue par toi, j'obtiens dans ma
defaite la plus eclatante victoire... ecoute... Sais-tu ce que j'ai fait
pour te posseder?...

--Oh! balbutia le chevalier, qu'importe! Ce reve qui s'ouvre a mes yeux
eblouis efface tous les reves...

--Il faut que tu saches... j'ai voulu, ta mort... oui, ta mort dans le
premier baiser de passion que la vierge immaculee offre a un homme...
Hier... oh! ecoute... hier, des fascines ont ete entassees dans la salle
de ce palais... Myrthis a mis le feu, tu comprends?... Et, maintenant,
ce palais brule!... Myrthis est sortie en fermant toutes les portes...
concois-tu?... et, maintenant, nous sommes seuls... seuls au-dessus
d'un immense brasier d'incendie... seuls dans un somptueux brasier
d'amour!... Pardaillan! Pardaillan!... Tu m'aimes?...

--Je t'aime! begaya Pardaillan. La mort!... Un brasier!... Soit!...
Mourir ainsi, ce n'est pas mourir, c'est passer d'un reve a des reves
inconnus...

Leurs levres s'unirent. Le temps s'ecoula... une heure, peut-etre...
Pardaillan n'en eut pas conscience.

Lorsqu'il sortit de ce delire, lorsqu'il revint a lui, Pardaillan
jeta des yeux hagards dans la chambre et il vit qu'une acre fumee
l'emplissait en penetrant par les fissures des portes. Il chercha Fausta
pres de lui et, avec un rire etrange, murmura:

--Mourir dans tes bras, mourir dans l'amour et les flammes!... Ce sera
une belle fin de ma vie tourmentee!...

Et, pres de lui, il ne trouva pas Fausta!... A son rire etouffe repondit
un eclat de rire strident. Alors la raison rentra a flots presses dans
son esprit et, avec la raison, la terreur.

Pardaillan se souleva d'un bond. Il entendit les sifflements de
l'incendie, les craquements des poutres, le grondement des rumeurs
lointaines; et, dans le palais meme, sous ces bruits enormes, le silence
de toute creature vivante...

La hideuse verite se presenta a lui tout entiere... Il etait enferme
avec Fausta dans le Palais Riant! Et le palais brulait!... Il etait seul
avec elle! Et ils allaient mourir!...

Et, dans cette minute d'horreur, alors que deja il suffoquait, ce fut
une pensee de pitie, une pensee de pardon et et de devouement qui se fit
jour en lui et eclata dans ce cri:

--Fausta!... Fausta!...

La sauver!... Sauver la vierge qui avait voulu sa mort, qui le tuait,
mais qui s'etait donnee a lui!...

Ce meme eclat de rire infernal lui repondit... et tout a coup il la
vit... Il la vit dans la fumee, au fond d'une vapeur rousse et noire,
pareille a un etre de mystere, qui rentre dans le mystere; il la vit
comme dans un eloignement, avec des lignes imprecises, un visage a
peine devine ou flamboyaient les deux diamants noirs, les deux diamants
funebres de ses yeux, fantome qui s'eteint, creature indechiffrable,
enveloppee d'enigme... Pardaillan s'avanca, titubant, a demi aveugle, et
rala:

--Viens!... Fuyons!... Oh! je te sauverai!... Tu vivras!...

Et, du nuage de fumee, en meme temps que l'eclair de ses yeux, sortit la
voix de Fausta, la voix calme, glaciale, imperieuse, douce et rude, la
voix souveraine:

--Je vivrai!... Oui, Pardaillan!... Mais, toi, tu meurs!... Vaincue tout
a l'heure encore une derniere fois, je prends ma revanche, et c'est mon
baiser d'amour qui t'assassine, puisque tu es invulnerable a l'acier!...
Adieu, Pardaillan!...

A mesure qu'elle parlait, Fausta semblait s'eloigner, se confondre
avec la fumee, se fondre dans le nuage, et sa voix elle-meme
s'affaiblissait... Au dernier mot, elle disparut tout a fait.

Pardaillan comprit qu'il allait mourir seul!... Mourir! oui! Car la
fumee le suffoquait, les flammes rampaient sous la porte par laquelle il
etait rentre, et toute issue lui etait fermee puisqu'une porte de fer le
separait du chemin qu'avait pris Fausta. Pardaillan marcha resolument
vers les flammes. Au moment ou il allait atteindre la porte par ou il
avait penetre dans cette chambre, cette porte s'ecroula... Il recula...

Devant lui c'etait le brasier immense, la fournaise rouge d'un escalier
qui brulait...

A cet instant, c'est-a-dire moins de dix secondes apres la disparition
de Fausta, a cet instant ou Pardaillan comprenait qu'il allait sombrer,
a cet instant un bruit effroyable domina tous les tumultes, dans ce choc
enorme de bruits qu'etait l'incendie... L'escalier s'ecroulait!...

Et, a ce moment ou Pardaillan vacillait, ou il sentait sa tete tourner
et ou le vertige de la mort s'emparait de lui, tout a coup il respira
plus facilement, comme si un grand coup de vent eut dissipe la fumee...
et il vit... oui, de l'autre cote de cet abime de l'escalier ecroule,
sur un pan de mur noirci, il vit une fenetre dont les vitraux venaient
de sauter, dont les chassis venaient de tomber en meme temps que
l'escalier... Pardaillan se pencha davantage: il calcula l'espace qui le
separait de cette fenetre...

Ce fut un instant d'horreur indescriptible.

Pardaillan se defit de son epee, de son pourpoint et recula jusqu'a la
porte de fer... Et il s'elanca!... Il s'elanca au moment ou le jet des
flammes montait en se tordant en spirales pourpres...

L'instant d'apres, il se trouva accroche au rebord interieur de la
fenetre...

Il avait franchi l'abime! Il avait saute! Comment? par quelle
prodigieuse detente de ses muscles prodigieusement tendus, par quel elan
de folie admirablement calculee?...

Il etait sur la fenetre...

Au dehors, a ses pieds, tres loin, une foule enorme grouillait, et ce
fut, a ses yeux, dans cette tragique seconde, le panorama sublime,
exorbitant, mysterieux et flamboyant de Rome, des clochers, des
coupoles, des colonnes, des temples aux aretes de pourpre dans la nuit
noire... En dedans, c'etait la cage de l'escalier, la fournaise,
le palais qui flambait, les torrents de fumee noire et rouge, les
crepitements les tumultes de l'effroyable bataille du feu, les
grondements de tonnerre des pans de murs qui s'abattaient... la fin, la
destruction de ce qui avait ete le Palais Riant!...

Pardaillan posa les pieds sur une large corniche qui regnait le long des
fenetres a l'exterieur. Il respirait a pleins poumons.

Adosse au mur brulant, la face tournee vers le vide, il avancait de
cote... il allait... il s'ecartait du foyer central... de plus en
plus, le sang-froid lui revenait... il ne regardait pas le vide, il ne
regardait rien. Brusquement, il atteignit le tournant de la corniche,
et, ayant jete les yeux un instant a ses pieds, il vit qu'il dominait le
Tibre...

--Je suis sauve, murmura-t-il.

Il etait sauve, en effet!... Cette partie du Palais Riant n'etait pas
encore atteinte par les flammes; a la premiere fenetre qu'il rencontra,
Pardaillan fit sauter les vitraux, sauta dans un escalier qu'il
descendit en quelques bonds et se trouva dans une vaste salle dallee
dont la porte du fond donnait sur le Tibre...

Il se jeta a la nage... Dix minutes plus tard, il abordait a une sorte
de petit quai, et, un quart d'heure apres, il rentrait a l'hostellerie
du Franc-Parisien: tout le monde avait ete voir l'incendie. Pardaillan
put se glisser jusqu'a sa chambre, sans etre vu...

Il se mit au lit et, presque aussitot, s'endormit d'un sommeil de plomb.

Pardaillan fut reveille par l'hote en personne. Le chevalier l'envoya
lui procurer un pourpoint, une rapiere, un chapeau et lui demanda
sa note. Le Parisien s'acquitta des commissions et revint avec une
cargaison dans laquelle Pardaillan put faire son choix, tout en
expliquant qu'il avait, dans la nuit, perdu ces objets de necessite en
se defendant contre une troupe de malandrins.

--Monsieur n'a pas vu le feu? demanda l'hote, qui assistait au grand
lever du chevalier.

--Non, dit Pardaillan, mais voici les dix ecus et trois livres que
porte votre note. Et, maintenant, voici un noble d'or pour que vous me
racontiez l'incendie, car vous contez a merveille.

L'hote se lanca dans un pittoresque recit que Pardaillan ecouta tres
attentivement.

--Mais figurez-vous, mon gentilhomme, dit-il en terminant, figurez-vous
que ce palais qu'on croyait desert depuis Lucrece Borgia, etait
habite... et, qui plus est, habite par une femme... une femme, monsieur,
sur laquelle courent toutes sortes de bruits et qui etait une facon de
rebelle, en revolte ouverte contre l'autorite de notre Saint-Pere...

--Vous dites "qui etait"...

--C'est que cette femme a peri dans les flammes monsieur, a ce que tout
le monde assure.

Pardaillan se detourna vivement, tandis que l'hote continuait son
elegante narration.

Le chevalier avait senti qu'il devenait tout pale. Ainsi, Fausta etait
morte!... Morte de cette mort effrayante dans le brasier allume par elle
pour lui!...

Il secoua la tete en murmurant:

"Morte Fausta, mort le passe... tachons de regarder dans l'avenir!"

Lorsqu'il fut a cheval, l'hote lui offrit lui-meme le coup de l'etrier,
un verre d'un certain vin de Bourgogne qu'il gardait pour les grandes
circonstances. Une demi-heure plus tard, Pardaillan trottait sur le
chemin du retour.

Non, Fausta n'etait pas morte. Au moment ou Pardaillan s'eloignait de
Rome, elle etait enfermee et gardee a vue dans une chambre du chateau
Saint-Ange avec sa suivante Myrthis. Myrthis, apres avoir mis le feu
aux fascines accumulees au rez-de-chaussee, etait sortie en fermant les
portes, selon les instructions qu'elle avait recues, et avait attendu sa
maitresse, devant une porte basse a l'aile gauche que le feu ne
pouvait que difficilement gagner. L'incendie se declara, et Myrthis se
desesperait lorsque la porte basse s'ouvrit. Fausta parut...

A ce moment, des gens, qui avaient rode autour de la suivante,
s'approcherent vivement, envelopperent les deux femmes, et l'un d'eux,
passant sa main sur l'epaule de Fausta, lui dit a voix basse:

--Vous etes la princesse Fausta! Depuis huit jours nous surveillons le
palais. Au nom de Sa Saintete, madame, je vous arrete. Veuillez nous
suivre sans scandale, si vous voulez garder quelque chance de vous
entendre avec le Saint-Pere.

Fausta leva un regard flamboyant vers le ciel menacant ou l'incendie
mettait l'effroyable splendeur de son immense lueur de brasier... en
meme temps, elle fut entrainee.



XLII

VENTRE SAINT-GRIS

Plus il s'eloignait de Rome, plus Pardaillan reprenait cet esprit
d'insouciance raisonnee qui le faisait si fort dans la vie. Lorsqu'il
rentra en France, la scene du Palais Riant ne vivait plus en lui que
comme un reve lointain. D'ailleurs, les etranges nouvelles qu'il
recueillait en route, a mesure qu'il avancait, suffisaient a elles
seules a donner un nouveau cours a ses pensees.

Il apprit que le vieux cardinal de Bourbon avait ete proclame roi de
France sous le nom de Charles X, que Mayenne tenait Paris, qu'Henri III
etait aux abois, que le roi de Navarre tenait la campagne vers Saumur
avec une forte armee, que Chartres, Le Mans, Angers, Rouen, Evreux,
Lisieux, Saint-Lo, Alencon et d'autres villes etaient en etat de revolte
armee contre le roi legitime: bref, le royaume etait a feu et a sang, et
la grande bataille, la bataille definitive, commencait pour savoir a qui
serait ce royaume.

Vers le 20 juin, il etait a Blois. La, il apprit que le roi, avec une
armee bien reduite, campait entre Tours et Amboise. Le lendemain, il se
mit donc a descendre la Loire et, au-dela d'Amboise, rencontra un
fort detachement de royalistes battant l'estrade. A la tete de ce
detachement, il reconnut Crillon a son cimier et piqua vers lui. Le
brave capitaine poussa un cri de joie en revoyant le chevalier; il
confia sa troupe a l'un de ses officiers et proposa a Pardaillan de le
suivre au camp royal, ce qu'accepta le chevalier.

Il me parait, capitaine, dit Pardaillan, que vous n'etes pas
parfaitement heureux?

--Si fait, mort diable, je suis heureux au contraire. Nous commencons la
campagne, il va y avoir des coups a donner et a recevoir!

--Alors, vous soupirez de joie?

--Non, par la mortboeuf!

--Alors, vous etes amoureux?

Crillon souleva la visiere de son casque et montra au chevalier un
visage tout couture d'entailles.

--Avec cette figure-la? fit-il en eclatant de rire. Non, chevalier, je
soupire parce que je vois les affaires de mon pauvre Valois en fort
vilaine posture. Ah! si vous vouliez, chevalier...

--Si je voulais quoi, capitaine?

--Eh bien, dit Crillon, les hommes de haute bravoure manquent autour du
pauvre Valois que tout abandonne. Chevalier, si vous vouliez entrer au
service du roi...

--Merci, dit Pardaillan, de la bonne opinion que vous avez de moi, mais
je veux rester libre.

--C'est votre dernier mot?...

Pardaillan s'inclina. Crillon demeura tout soucieux.

--Mais, reprit alors le chevalier, puisque tout le royaume est souleve
contre Valois, puisque, avec ses faibles ressources, il ne peut tenir
tete a Mayenne, je sais bien ce que je ferais a sa place. Je chercherais
des alliances. Henri de Bearn a une solide armee...

--Eh! pardieu! Valois ne le sait que trop, et ce n'est pas l'envie qui
lui manque de crier au secours. Mais il a peur. Un refus du Bearnais
serait une telle honte!... Chevalier, savez-vous que j'ai pense a aller
trouver moi-meme le Bearnais? Mais s'il me refuse... le refus atteindra
le roi, car je suis au roi!

--J'irais, moi, si cela peut vous plaire. Vous m'avez rendu service en
me faisant accorder l'hospitalite par Ruggieri: mon tour est venu.

--Oh! vous etes en avance, et je vous dois plus que vous ne me devez,
dit Crillon. Mais, enfin, si vous consentiez...

--Je m'en charge, dit Pardaillan avec fermete. Les propositions
viendront du Bearnais a Valois...

--Mortboeuf! Si vous faisiez une chose pareille!... Le roi serait
sauve!...

--Vous croyez? fit Pardaillan avec un etrange sourire. J'y vais de ce
pas. A une condition, pourtant: c'est que vous n'en parlerez pas au roi.
Je me charge de mettre les deux Majestes en presence, voila tout.

Dans la meme journee, Pardaillan atteignit le camp du Bearnais qui,
n'ayant pu entrer dans Saumur, s'etait avance dans la direction de
Tours, pour surveiller de plus pres les evenements. Comme il approchait
du camp, il vit deux officiers subalternes a tenue toute rapee et
rapiecee qui, venant sans doute de pousser une reconnaissance,
regagnaient leurs tentes au pas de leurs chevaux.

L'un d'eux, surtout, paraissait plus minable; il n'avait pas d'armure
comme son compagnon; sa jaquette etait trouee aux coudes; le pourpoint
etait use aux epaules, sans doute par l'usage de la cuirasse; il portait
un haut-de-chausses de velours feuille-morte, aussi use que le reste du
costume; seulement, deux details apparaissaient dans cet ensemble
et tranchaient sur le reste: ce cavalier portait, en effet, sur les
epaules, un grand manteau ecarlate, et, sur la tete, un chapeau gris a
panache blanc.

L'autre cavalier portait sur la cuirasse une echarpe blanche, mais
n'avait pas de panache a son casque.

Pardaillan s'etait approche de ces deux officiers dans l'intention de
leur demander le moyen de penetrer dans le camp et de voir le roi de
Bearn. Ils continuaient leur chemin sans faire attention a lui et
causaient vivement entre eux avec cet accent pimente qui ferait
reconnaitre un Gascon au milieu d'une armee.

--Messieurs, dit le chevalier en mettant sa monture a hauteur des deux
hommes et en soulevant son chapeau, je desirerais penetrer dans le camp.

Le cavalier au panache se retourna vers Pardaillan, qui le reconnut
alors...

"Le roi de Bearn!" murmura-t-il en lui-meme.

Le futur Henri IV jeta sur Pardaillan un regard plus ruse que profond.

--Pourquoi voulez-vous entrer au camp? fit-il d'un ton bref.

--Pour voir Sa Majeste le roi de Navarre.

--Et que lui voulez-vous, a Sa Majeste? fit le Bearnais d'un ton
narquois.

--Lui faire une proposition qui l'interesse seul.

--De quelle part?

--De ma part, monsieur, dit Pardaillan.

Le roi de Navarre tressaillit et considera le chevalier avec plus
d'attention. Sans doute cette physionomie a la fois etincelante et calme
lui produisit une heureuse impression, car il reprit:

--Venez donc. Et je vous presenterai au roi, monsieur?...

--Le chevalier de Pardaillan qui vous rend mille graces...

Le Bearnais fit un signe de tete et se mit a marcher. Pardaillan suivit.
Au bout de dix minutes, le roi s'arreta devant une grande tente, mit
pied a terre et invita le chevalier a entrer avec lui.

--Monsieur, dit le Bearnais lorsqu'ils furent seuls, on ne parle pas
ainsi au roi. Mais, si vous voulez me dire quelle est la proposition que
vous voulez faire a Sa Majeste, je me charge de la lui transmettre.

--Sire, repondit Pardaillan qui s'inclina avec cette sorte de hautaine
politesse qui n'etait qu'a lui, je vois que nous sommes seuls. Je crois
me connaitre en courage. Je me permets donc, sire, de vous faire mon
compliment, car, enfin, je pouvais etre anime de mauvaises intentions...

--Ainsi, vous m'avez reconnu?

--A ce panache blanc auquel se rallient les braves dans la bataille,
oui, sire.

Le roi eut un sourire, deposa le fameux chapeau de feutre gris sur une
mauvaise table, s'assit sur une caisse, et reprit:

--Et, maintenant que je n'ai plus le panache, me reconnaissez-vous?

--Oui, sire, a la pauvrete de votre costume, a la richesse des pensees
que je lis dans vos yeux.

--Ventre-Saint-Gris! fit le Bearnais, vous me plaisez fort, monsieur de
Pardaillan.

--Sire, en 72, voila de cela seize ans passes, j'ai entendu votre
illustre mere, Mme d'Albret, m'honorer d'une bonne parole a peu pres
semblable a celle que vous venez de prononcer.

Le Bearnais se leva, plus emu qu'on n'eut pu l'attendre de lui.

--Ma mere, fit-il... l'an 1572... Pardaillan... attendez donc... Oh!
seriez-vous ce Pardaillan qui, un jour d'emeute, sauva Mme d'Albret et
qui...

--Sire, dit Pardaillan en souriant a son tour, je vois que vous m'avez
reconnu aussi...

--Touchez la, monsieur! dit le roi de Navarre avec cette familiarite
qui, plus tard, devait faire le plus clair de sa popularite.

Pardaillan serra dans la sienne la main que lui tendait le roi de
Navarre, qui se mit a crier:

--Agrippa!... Hola!... Aubigne!...

L'officier qui escortait le roi au moment ou Pardaillan les avait
rencontres apparut dans la tente.

--Agrippa, dit le Bearnais, fais-moi donc envoyer, s'il te plait, une
bonne bouteille de saumurois, afin que j'aie le plaisir de choquer mon
verre contre celui de Monsieur que voici, et qui est un ami a moi, un
ami de Madame ma mere...

L'officier jeta un regard d'etonnement sur Pardaillan et sortit.
Bientot, un soldat entra, deposa sur la table une bouteille et deux
verres, puis disparut. Le Bearnais saisit lui-meme la bouteille et,
remplit les deux verres.

--Que pensez-vous, monsieur? demanda le roi.

--Que, si Votre Majeste est coutumiere de cette simplicite royale, votre
fortune est assuree, sire.

--Il serait temps que je fisse fortune, ventre-saint-gris! A votre
sante, monsieur!

--A la votre, sire! dit Pardaillan.

--Fameux! dit le roi en claquant la langue, mais nous avons mieux aux
environs de Nerac.

--J'en doute, sire, dit Pardaillan avec flegme; les vins de votre Midi
sont jaunes, epais, et de lourde fumee au cerveau; ce petit Saumur tout
petillant et mousseux est une merveille... le vrai vin de France, sire!

--Ah! oui... un vin francais! fit le Bearnais avec un sourire. Un vin
qui ne sera jamais a moi!

--Il ne tient qu'a vous, sire!

--Et comment?... Voyons, vous etes un hardi compere, a tel point
que vous pouvez vous vanter d'avoir etonne le Bearnais. Parlez donc
franchement. Si loin qu'aille votre franchise, ajouta-t-il, l'ombre
de Jeanne d'Albret vous couvrirait. Ainsi donc, quelle est cette
proposition?

--Sire, dit Pardaillan, je vous apporte la couronne de France et le
droit d'attacher a vos domaines les vignobles de Saumur qui sont bien
superieurs a ceux de Nerac.



XLIII

DEUX DYNASTIES EN PRESENCE

--Expliquez-vous, monsieur, dit le Bearnais lorsqu'il fut un peu revenu
de la stupeur que les derniers mots de Pardaillan lui avaient causee.

--Sire, dit Pardaillan, l'explication sera courte. Vous avez une
armee assez forte par le nombre et par l'enthousiasme de vos soldats.
Surement, ces officiers et ces soldats deguenilles sont capables de se
faire tuer jusqu'au dernier a cause de votre panache blanc. Mais ils ne
sont pas capables de vous conquerir le royaume de France, ou, l'ayant
conquis, de vous le garder.

--Pourquoi, monsieur?...

--Parce qu'une armee telle que la votre peut detruire une armee, celle
de Henri III, par exemple, puis une autre armee, celle de M. de Mayenne,
puis d'autres armees encore. Mais, plus elle en detruira, plus il y en
aura a detruire. Si bien qu'a la fin il ne vous restera plus de soldats,
a moins que vous ne detruisiez jusqu'au dernier paysan de France, et,
alors, sur quoi regnerez-vous?

--Mais pourquoi? Pourquoi, monsieur?

--Parce que vous vous heurtez a une passion, a la plus terrible, a la
plus irreductible des passions: la passion religieuse.

Le Bearnais poussa un soupir et baissa la tete.

--Je crois, reprit Pardaillan, que Votre Majeste m'a compris.

--C'est d'une politique simple et large comme toute politique de verite.
Jamais je ne regnerai en France.

--Si fait, sire, vous regnerez, mais a deux conditions. La premiere:
Henri de Valois represente en France un principe. On pourra tuer le roi,
mais le principe a encore la vie dure. Meme si on le decouronne, la
parole du roi de France aura force de loi pour une foule de seigneurs
et de bourgeois dissemines un peu partout sur la surface du royaume. Si
Henri III declare que vous etes apte a lui succeder, s'il vous designe,
demain, sire, la moitie de la France sera pour vous.

--Monsieur, dit le Bearnais qui se leva et se promena avec agitation,
vous m'expliquez avec une aveuglante clarte des choses que je me suis
dites mille fois avec des reticences. Mais enfin, pour que Valois me
designe, que faudrait-il faire?

--Profiter de sa situation embarrassee pour lui offrir une aide
spontanee: aller le trouver et lui dire: "Mon frere, vous etes
malheureux, je viens a votre secours; vous n'avez pas de soldats, je
vous amene les miens.

--Et vous croyez que le roi de France accueillerait une telle ouverture?
Monsieur, soyez franc. Oui ou non, venez-vous de la part de Henri III?

--Sire, dit Pardaillan, je viens de ma part, et c'est bien assez. Mais
je reponds que le roi de France vous accueillera, et que, dans sa joie,
il vous designera pour son successeur... et Henri III, sire, est bien
malade.

--Oh! si j'en etais sur, murmura le Bearnais.

--Sire, je m'engage a vous accompagner jusqu'aupres de Henri III. Si vos
offres sont repoussees, je consens a etre passe par les armes!

--Soit!... Eh bien, supposons la chose faite. Me voici l'allie du roi de
France. Il me designe. Il meurt. J'ai pour moi la moitie de la France,
comme vous disiez. Mais l'autre moitie! Devrai-je donc passer ma vie a
faire la guerre civile?

--La guerre civile cessera quand l'autre moitie de la France vous
acceptera; et cette deuxieme moitie vous acceptera quand vous voudrez,
fit tranquille ment le chevalier.

--Comment! comment! s'ecria le Bearnais avec impetuosite.

--Sire, quand vous aurez ete proclame roi de France, quand vous aurez
la moitie de la France pour vous, quand vous aurez bien constate que la
guerre civile n'avance pas vos affaires, alors, sire, vous vous ferez
catholique.

--Jamais! dit le Bearnais, avec plus de force apparente que de
conviction reelle: Renoncer a la religion de mes peres!...

--Pour assurer une couronne a vos enfants!

--Capituler ainsi devant ces Parisiens!...

--Eh! sire! Paris vaut bien une messe!

--Ventre-saint-gris! fit le Bearnais en eclatant de rire. Je repeterai
le mot!...

--Quand vous irez a Notre-Dame!...

--Chut!... Ne parlons pas de cela... Parlons des secours que je puis
porter a Henri III.

"Bon! pensa Pardaillan. Il est deja converti. Et dire que le dernier
garde d'ecurie de ce roi se ferait hacher menu plutot que de renoncer a
la religion de ses peres, comme il disait!"

--Monsieur, reprit le roi, vous etes mon hote pour quelques jours. Je
vais expedier M. d'Aubigne au camp du roi de France.

--Bon!... Il me garde prisonnier. Mais je m'en irai si je veux...
Oui, mais je veux voir la fin de la comedie. Sire, ajouta tout haut
Pardaillan, j'accepte l'hospitalite que Votre Majeste veut bien m'offrir
jusqu'au moment ou elle se sera entendue avec l'autre Majeste...

Une heure plus tard. Agrippa d'Aubigne partait pour le camp de Henri
III, porteur des propositions d'alliance du Bearnais. Le lendemain soir,
il etait de retour et apportait la reponse de Valois: le roi de France
donnait rendez-vous au roi de Navarre au chateau de Plessy-les-Tours.

La nouvelle se repandit aussitot dans le camp huguenot. Le Bearnais prit
immediatement ses dispositions. Il annonca qu'il partirait avec vingt
officiers et cent hommes d'armes. Le reste de l'armee suivrait sans se
hater. Le roi, le lendemain, partit avec la faible escorte qu'il avait
indiquee, tandis que son armee s'ebranlait lentement. Pardaillan
trottait parmi les officiers du roi. Le roi, parfois, l'appelait pres de
lui et l'interrogeait.

Lorsqu'on arriva devant le chateau de Plessis, on vit que toute l'armee
de Henri III etait campee la.

Henri III attendait dans le jardin, vetu d'un magnifique costume de
satin blanc, portant au cou le grand collier de l'ordre dont il etait le
fondateur, appuyant sa main sur une poignee d'epee toute constellee de
diamants, et les epaules couvertes d'un court manteau de soie cerise.
Derriere lui, sur quinze ou vingt rangs de profondeur, ses courtisans et
ses officiers, revetus de leurs habits de ceremonie, lui formaient un
cadre d'une splendeur etrange. En arriere de cette masse de costumes
chatoyants, a gauche et a droite, un double rang de hallebardiers en
costume de cour, majestueux et imposants, fermaient trois cotes
d'un grand carre dont un seul etait ouvert. Enfin, derriere les
hallebardiers, trois regiments en tenue de campagne: au fond, les
arquebusiers; a droite et a gauche, les pertuisaniers. Au milieu de
cette enorme mise en scene que contemplait la foule, Henri III, seul
dans un espace vide, attendait immobile.

Le Bearnais s'avanca, suivi de son escorte de trois hommes poussiereux
de la route qu'ils venaient de faire. D'un geste, il arreta ses trois
compagnons, et s'avanca seul.

Un silence de plomb s'abattit sur toute cette cour et sur le peuple
attentif, lorsque le Bearnais s'arreta a trois pas de Henri III,
tout seul, avec son vieux pourpoint use, son chapeau gris orne d'une
medaille, ses bottes aux semelles eculees, aux eperons rouilles.

Brusquement, le Bearnais ouvrit ses bras. Henri de Valois, la poitrine
oppressee, fit trois pas rapides et s'y jeta en murmurant:

--Mon frere! Ah! mon frere!... je suis bien malheureux!...

A ce spectacle, un fremissement prolonge parcourut les rangs de la cour
et des soldats, gagna le peuple, s'accentua comme le bruit des feuilles
quand vient le coup de vent, monta, gonfla et, soudain, tandis que
toutes les tetes se decouvraient, eclata une immense acclamation: "Vive
le Roi!..." Et alors, a ce cri qu'il n'avait pas entendu depuis bien
longtemps, Henri III se mit a pleurer.

--Eh! ventre-saint-gris! fit joyeusement le roi de Navarre, prenez
courage, mon frere! Avec l'aide de mes montagnards, je vous ramenerai
dans Paris, jusque dans votre Louvre.

L'alliance etait consommee; cette alliance devait conduire le Bearnais
sur le trone et instaurer la dynastie des Bourbons.

Trois jours plus tard, les deux armees combinees marchaient ensemble,
repoussaient a Tours les troupes de Mayenne, marchaient sur Paris, et
etablissaient leurs quartiers depuis Saint-Cloud jusqu'a Vaugirard.
Paris, terrifie de ces succes foudroyants, allait succomber...



XLIV

JACQUES CLEMENT

Pardaillan avait suivi jusqu'a Saint-Cloud les allies en spectateur
independant et curieux d'examiner quelque temps le resultat d'une
alliance qui etait son oeuvre.

Mais c'est en vain que le Bearnais et Henri III le firent chercher.
Le Bearnais, par du Bartas, lui fit offrir un poste dans son conseil
intime. Et il le lui offrit, dit du Bartas, comme au plus fin et au plus
loyal diplomate qu'il eut connu. Pardaillan se mit a rire et repondit
qu'il avait deja assez de mal a se conseiller lui-meme. Henri III lui
fit offrir par Crillon une epee de marechal dans ses armees. Mais
Pardaillan repondit qu'il pretendait se contenter de sa bonne rapiere.

Le 2 aout, apres avoir dine avec Crillon et du Bartas, Pardaillan leur
fit ses adieux en leur disant qu'il partait pour un lointain pays. Les
deux officiers le presserent en vain de rester et, voyant qu'il etait
inebranlable, le serrerent dans leurs bras. Pardaillan monta a cheval
et, franchissant le pont de Saint-Cloud, se dirigea vers Paris, sans
savoir du reste s'il y pourrait rentrer. D'ailleurs, sa pensee n'etait
pas fixee. S'il parvenait a entrer dans Paris, il comptait simplement se
reposer deux ou trois mois a l'auberge de la Deviniere. Il etait riche
grace a Marie Touchet.

Pardaillan, donc, s'en allait au pas de son cheval, tout pensif, tantot
revant a son passe si rempli, et tantot a cet avenir qui se trouvait si
vide.

A ce moment, et comme le soleil declinait a l'horizon, son cheval fit
tout a coup un ecart. Jetant les yeux autour de lui, il vit que, ce qui
avait effraye sa bete c'etait un homme qui venait de s'arreter devant
lui et lui souriait. Cet homme portait le costume des Jacobins.
Pardaillan tressaillit en reconnaissait Jacques Clement.

--Ou allez-vous ainsi, cher ami? s'ecria Jacques Clement d'une voix si
claire, si sonore et joyeuse que Pardaillan en fut stupefait et songea:

--Allons, il a renonce! Je vais a paris, fit-il tout haut. Jamais je ne
vous ai vu un pareil sourire aux levres. Vous etes donc heureux?

--Au-dela de toute expression, mon ami, mon cher ami...

--Ah! ah! fit le chevalier etourdi, et d'ou venez-vous ainsi?

--De l'amour, dit Jacques Clement

--Mort diable, a la bonne heure!... Et ou allez-vous de ce pas?

--A la mort, dit Jacques Clement.

Pardaillan demeura soudain glace. Il regarda mieux le moine. Et dans ses
yeux brillants, il entrevit un abime. Sous cette coloration du visage,
il vit la paleur spectrale d'un homme qui fait le sacrifice de sa vie.

--Mais, reprit Jacques Clement en clignant des yeux d'un air malicieux,
comment entrerez-vous a Paris? Allons, laissez-moi vous rendre un tout
petit service Prenez cette medaille; avec cela, non seulement vous
pourrez franchir les portes, mais passer partout dans Paris.

Pardaillan prit la medaille. Il posa sa main sur l'epaule du moine;

--Ecoutez-moi, dit-il.

--Taisez-vous! interrompit sourdement Jacques Clement dont les yeux
s'eteignirent soudain et devinrent vitreux. Rien au monde, rien,
entendez-vous, ne peut m'empecher d'aller ou je vais!

Pardaillan jeta un coup d'oeil sur le moine et, sur ce visage enflamme,
lut une si implacable resolution qu'il comprit qu'en effet toute parole
serait vaine. Il fit donc en peu de mots ses adieux a Jacques Clement,
remonta sur son cheval et se mit en route vers Paris, ou ce fut en effet
grace a la medaille du moine qu'il put entrer sans difficulte.

Il faut savoir que le Parlement de Paris avait ete arrete en masse un
mois environ apres la mort du duc de Guise.

Or, pendant les mois qui suivirent, les malheureux conseillers, n'ayant
plus d'espoir d'etre mis en liberte par le roi, passerent leur temps
a essayer de correspondre avec lui. Mais ils etaient etroitement
surveilles. Enfin, a la fin de juillet, un conseiller malade demanda
un confesseur. Ce confesseur fut un capucin que le conseiller sonda
adroitement. Le capucin avoua qu'il etait au roi dans l'ame. Le
conseiller avoua alors qu'il n'etait pas malade, et demanda au
confesseur s'il voulait se charger de faire parvenir au roi un certain
nombre de lettres.

Le capucin accepta avec enthousiasme, partit en cachant les lettres sous
son froc et... les porta tout droit chez Mayenne ou se tenait un conseil
auquel assistait la duchesse de Montpensier. Ceci se passait le 31
juillet. Le duc de Mayenne lut tout haut les lettres, et ajouta qu'il
fallait les bruler.

--Il faut les envoyer a Valois! s'ecria la duchesse de Montpensier.
Messieurs, je reponds que nous sommes sauves, que dans trois jours Paris
ne sera plus assiege, et que demain nous pourrons prier le diable pour
l'ame d'Herode!

Dans la soiree meme, Jacques Clement avait les lettres. Marie de
Montpensier resta avec lui cette nuit-la et une partie de la journee du
lendemain, et sans doute elle employa activement ces heures a developper
un plan de meurtre que le jeune moine finit par comprendre, car il se
mit en route...

Ce sont ces lettres des conseillers toujours enfermes a la Bastille que
Jacques Clement portait a Saint-Cloud. Mais il portait aussi le poignard
que, sur le coup de minuit, dans la chapelle des Jacobins, un ange avait
jete a ses pieds.

Arrive a Saint-Cloud, le premier soin de Jacques Clement fut de
s'enquerir du roi. Le roi etait a Meudon ou le Bearnais avait etabli son
quartier Le moine se fit montrer la maison qu'habitait Henri de Valois.
L'entree en etait gardee par cinquante hommes.

Jacques Clement attendit non loin de cette porte jusqu'a onze heures du
soir, heure a laquelle il vit deboucher dans la rue une nombreuse troupe
de cavalerie precedee et flanquee de porteurs de torches Cette troupe
s'avanca au grand trot, dans un grand bruit de sabots et d'armes...
Jacques Clement vit tout a coup le roi qui mettait pied a terre; sa
figure fardee lui apparut dans la lumiere des torches, tandis que
les gens de l'escorte se rangeaient en demi-cercle et rendaient les
honneurs.

Le moine, tout fievreux, coucha cette nuit-la dans une grange voisine.

A l'aube, comme les trompettes sonnaient, comme tout s'ebrouait et
s'eveillait dans le vaste camp Jacques Clement se leva. Il grelottait et
claquait des dents. Il s'apercut alors que cette grange ou il venait
de passer la nuit attenait a une auberge. Il entra dans la salle de
l'auberge, ou une servante allumait le feu, et se fit servir une
bouteille dont il but la moitie. Puis, ayant paye, il sortit et se mit a
errer dans Saint-Cloud.

Vers neuf heures du matin, il se trouvait devant la porte du logis
royal. A chaque instant, des courriers y arrivaient ou en sortaient.
Jacques Clement demeura une heure a considerer ces allees et venues, ce
mouvement qui se faisait autour de la maison. Il marcha a la porte du
logis.

--Au large! cria la sentinelle en croisant sa pique.

--Je veux voir le roi! cria Jacques.

A ce moment, Henri III passait dans l'entree de la maison, d'une piece a
l'autre.

--Que veut cet homme? demanda-t-il a un officier.

--Je vais m'en enquerir, sire, repondit l'officier.

--Que voulez-vous, mon digne pere? demanda l'officier en s'approchant de
Jacques Clement.

--Parler au roi, dit le moine d'une voix ferme.

--On n'entre pas ainsi chez Sa Majeste.

--Je viens de Paris, dit alors Jacques Clement; au peril de ma vie,
j'apporte au roi des lettres importantes.

--Des lettres de Paris! Oh! c'est different!... Donnez, messire,
donnez!...

Jacques Clement tira de son froc un paquet de sept ou huit lettres, en
prit une au hasard et la tendit a l'officier en lui disant:

--Que le roi lise celle-ci. S'il trouve que cela en vaille la peine,
il m'appellera; mais je jure que c'est moi seul qui lui remettrai les
autres.

L'officier, persuade que le moine ne voulait pas manquer une bonne
occasion de recompense, approuva d'un signe de tete et porta la lettre a
Henri III... Quelques minutes, Jacques Clement demeura devant l'entree,
sous l'oeil des gardes. L'officier reparut et lui fit signe... le moine
se redressa.

Dans la piece ou on l'introduisit, il vit Henri III assis dans un
fauteuil et entoure d'une dizaine de ses principaux officiers. Le roi
jeta a peine un coup d'oeil sur le moine, et, d'un ton nonchalant,
demanda:

--Il parait que vous avez d'autres lettres? Donnez.

--Sire, fit Jacques Clement d'une voix contrainte, basse et rauque, une
voix qui fit frissonner les assistants, sire, les lettres ne sont rien,
ce que j'ai a vous dire est tout.

--Parlez donc... vous venez de Paris?... vous etes entre a la Bastille?

--Sire, je ne puis parler que seul a seul avec Votre Majeste. Ce que
j'ai a dire est d'une importance mortelle...

Henri III fit un geste. Les officiers hesiterent. Mais le roi, muet,
repeta le geste; ils sortirent Jacques Clement les suivit des yeux... la
porte se ferma.

--Voici les lettres, sire, dit Jacques Clement qui tendit un paquet.

Le roi commenca a decacheter et a lire la premiere en disant:

--Bien... tres bien... Oh! mais c'est admirable... Et vous, messire,
qu'aviez-vous a ajouter?... Je vous...

Un cri terrible jaillit de la gorge du roi, interrompant sa phrase: il
venait de voir un poignard dans la main du moine, et le moine, le visage
convulse, effrayant, se penchait sur lui en grondant:

--Herode! J'ai a te dire de par Dieu que ta derniere heure est venue!...

Au meme instant, Henri III sentit comme un froid le penetrer au ventre.
Il voulut se lever et retomba en meme temps, il s'apercut qu'il etait
inonde de sang et qu'il portait au bas-ventre un poignard enfonce
jusqu'au manche; le moine n'avait fait qu'un geste et s'etait recule,
les bras croises...

Tout cela, depuis la remise des lettres, avait a peine dure trente
secondes, et deja, au cri pousse par le roi, la chambre se remplissait
d'officiers et de gardes qui saisissaient le moine.

--Sire! demanda Crillon, qu'y a-t-il? Cet homme vous a-J-il insulte?

Alors tous virent ce qu'ils n'avaient pas apercu d'abord, le poignard
enfonce dans le ventre du roi qui, d'une voix eteinte, murmura:

--Ah! le mechant moine!... il m'a tue!...

Dans le meme moment, Jacques Clement tomba, assomme par un coup de masse
que lui porta un garde: un autre lui dechargea son pistolet a bout
portant dans l'oreille, trois ou quatre, autres le larderent de coups
d'epee; en une minute, ce corps ne fut plus qu'une plaie affreuse, et,
tout pantelant encore, fut traine dehors, livre a la foule enorme qui
accourait, dechiquete, demembre, reduit en bouillie.

Cependant, des courriers partaient dans toutes les directions; une heure
plus tard, le roi de Navarre arrivait, ventre a terre, et sautait d'un
bond dans la chambre ou Henri III, etendu sur un lit de camp, etait
evanoui, tandis que deux chirurgiens pansaient la blessure...

Alors, un morne silence tomba sur le camp...

Ce ne fut que dans la soiree que Henri III reprit connaissance. Il
declara courageusement a tous ceux qui l'entouraient que ce n'etait
rien, qu'il avait la vie dure et qu'il en reviendrait. Puis, il ordonna
qu'on le laissat seul avec le roi de Navarre et qu'on lui apportat de
quoi ecrire.

--Sire, dit Henri d'une voix ferme...

--Mon frere! interrompit le Bearnais en pleurant.

--Sire!... ecoutez-moi. Je vais mourir. J'ai une heure de vie environ.
C'est suffisant pour rediger l'acte qui vous designe pour mon unique
successeur au trone de France!...

Et, saisissant la plume, il ajouta avec un sourire:

--Le roi va mourir... vive le roi!...



XLV

LA BONNE HOTESSE

Pardaillan, comme nous l'avons dit, etait entre dans Paris, et, grace a
la medaille que lui avait remise Jacques Clement, avait pu circuler. Il
put parvenir jusqu'aux Deux-morts-qui-parlent, un cabaret qu'il avait
autrefois frequente, lorsqu'il etait tenu par la digne Catho. C'etait
une auberge de bas etage et tres mal famee. Ribaudes et coupe-jarrets,
telle etait sa clientele.

Il demeura deux jours enferme la, riant et plaisantant avec les hotes
peu recommandables de l'endroit, et reflechissant parfois a ce qu'il
allait devenir.

Au fond, Pardaillan se sentait sollicite par deux resolutions qui ne
le satisfaisaient ni l'une ni l'autre; la premiere, c'etait d'accepter
l'hospitalite qui lui avait ete offerte a Orleans par Charles
d'Angouleme et sa mere; la deuxieme, c'etait, comme il l'avait promis
a Huguette, et comme il y songeait lui-meme, d'aller se reposer a la
Deviniere. Il ecarta promptement la premiere solution. Et, quant a la
deuxieme, il demeura en suspens.

Le matin du troisieme jour, Pardaillan sortit a pied et s'en alla a la
Deviniere. Paris etait en rumeur.

Une joie enorme eclatait par les rues. On dansait, on tirait des
bombardes; les gens portaient des echarpes vertes, couleur d'esperance,
qui avaient ete distribuees par Mme de Nemours et sa fille, la duchesse
de Montpensier... Cette joie, ces echarpes vertes, ces danses, ces
clameurs, cette ivresse de tout un peuple, c'etait Paris qui portait
le deuil de la dynastie des Valois. Aux premiers cris qu'il entendit,
Pardaillan comprit que c'etait fait. On vendait des placards ou etait
imprime le portrait de Jacques Clement, martyr et sauveur du peuple.

--Pauvre malheureux! songea le chevalier, en voila un qui aura paye cher
quelques baisers de la boiteuse... oh! oh! que diable s'est-il passe a
la Deviniere?

Il etait arrive rue Saint-Denis, devant le perron de la fameuse auberge.
La porte de la cuisine etait muree. Au lieu de la porte vitree qui
surmontait le perron, c'etait une belle porte en chene plein, ornee de
clous. Le perron lui-meme etait modifie et enrichi d'une belle rampe
en fer forge; l'enseigne avait disparu; la maison repeinte, avec des
fenetres neuves, tout avait un air bourgeois des plus cossus. Pardaillan
demeura dix minutes tout etourdi et quelque peu chagrin.

"La Deviniere n'est plus! fit-il dans un soupir. Voila bien la gloire de
ce monde!..."

Il allait se retirer, tout triste, lorsque, sur le cote gauche de la
belle porte en chene, il remarqua une plaque de marbre sur laquelle
etait gravee une inscription. Il s'approcha curieusement et lut ces
mots:

LOGIS PARDAILLAN

--Logis Pardaillan! repeta le chevalier avec stupeur. Ah ca! j'ai un
logis a Paris, moi? Et je n'en savais rien!

Il escalada le perron et heurta le marteau. Une accorte servante ouvrit
aussitot, l'examina un instant et le pria d'entrer.

Et il entra dans la grande salle ou une nouvelle surprise le fit cligner
des yeux: en effet, si l'auberge n'etait plus auberge a l'exterieur,
elle l'etait encore et plus que jamais a l'interieur: rien n'etait
change a la grande salle. C'etaient les memes tables en chene noirci
par le temps, les memes chaises a dossiers sculptes, les memes cuivres
accroches et reluisant comme de l'or; et, au fond, la meme cuisine, avec
le meme atre ou flambait un bon feu; Pipeau, le vieux chien Pipeau,
se roulait a ses pieds et se lamentait de joie, et Huguette, la bonne
hotesse, apparaissait, souriante, les bras nus, l'accueillait en bonne
hotesse en lui disant:

--Ah! monsieur le chevalier, c'est donc vous?... Vite, Margot, une bonne
omelette pour M. le chevalier qui doit avoir faim; vite, Gillette, a la
cave, car M. le chevalier doit avoir soif...

Et Huguette s'avancait, les mains tendues, vers Pardaillan, qui
l'embrassa sur les deux joues.

--Voyons, chere amie, dit alors le chevalier, je n'ai pas faim et je ne
mangerai pas votre omelette; je n'ai pas soif et je ne boirai pas votre
vin; mais je suis affame, assoiffe de curiosite, expliquez-moi donc...

--Tout ce que vous voudrez, fit Huguette en souriant.

Et, tout a coup, elle rougit, puis elle palit, son sourire devint triste
et inquiet; et ce fut d'une voix plus tremblante qu'elle ajouta;

--Voyons, que voulez-vous savoir?

--Vous avez donc ferme la Deviniere?

--Mon Dieu, oui, monseigneur... J'ai acquis une honnete aisance, et j'ai
pense... cette idee-la m'est venue un soir, au coin du feu, en regardant
Pipeau... j'ai pense que je ne voulais, plus etre l'hotesse dont le
logis est ouvert a tout venant. Mais, si la Deviniere n'existe plus pour
personne au monde, j'ai voulu qu'elle existat toujours et que toujours,
moi vivante, elle fut le bon gite pour quelqu'un qui m'a promis de venir
s'y reposer... Monsieur le chevalier, ajouta-t-elle en relevant la tete
et en fixant sur lui ses beaux yeux humides de larmes, la Deviniere
n'est plus l'auberge de la rue Saint-Denis, elle est la bonne auberge
reservee a vous seul, elle est... le logis de Pardaillan...

Que voulez-vous, lecteur? Cette fidelite, cette constance d'une si jolie
naivete, cette touchante delicatesse, cette idee adorable de fermer
l'auberge et d'en faire tout de meme une auberge reservee a lui seul...
et puis l'hotesse etait charmante... et puis Pipeau le sollicitait
de ses jappements plaintifs et joyeux... et puis ce coin lui faisait
revivre au coeur toute la poesie de sa jeunesse... bref, mon cher
lecteur, Pardaillan ouvrit ses bras. Huguette s'y jeta toute tremblante
et pleura longtemps.


Un mois plus tard eut lieu le mariage d'Huguette, la bonne hotesse, avec
le chevalier de Pardaillan. Et Huguette fut glorieuse, et heureuse, et
fiere et extasiee d'avoir un tel mari, c'est ce qu'il est a peine besoin
d'affirmer. Quant a Pardaillan, il fut assez genereux pour se montrer
plus heureux encore que Huguette. Il avait accroche sa rapiere dans sa
chambre, et ce n'est que lorsqu'il etait seul qu'un soupir lui echappait
parfois, et alors il s'interrogeait, il etait bien force de s'avouer que
ce bonheur paisible ennuyait un peu le chevalier errant, l'aventurier,
le chercheur d'inconnu qu'il n'avait cesse d'etre...

Au mois de decembre suivant. Pipeau mourut d'ans et de felicite. Il
mourut des suites d'une indigestion, ayant un soir devore une dinde
que, fidele a ses vieux instincts de maraudeur, il avait volee dans un
placard...

La pauvre Huguette ne devait pas jouir longtemps du bonheur qu'elle
s'etait cree par sa gentillesse et sa gracieuse constance. A peu pres
a l'epoque ou mourut Pipeau, elle gagna un refroidissement et declina
rapidement. Pardaillan s'installa a son chevet et soigna la bonne
hotesse, non pas meme comme un bon mari ou un bon frere, mais comme un
amant passionne.

Si bien qu'Huguette eut une agonie merveilleuse de bonheur. Malgre tout,
elle avait jusque-la doute de l'amour du chevalier. En le voyant si
desespere, si empresse aux mille soins de sa maladie, toujours la,
toujours s'ingeniant a la consoler, a la faire rire, a lui prouver
qu'elle vivrait et serait heureuse, elle ne douta plus et, des lors,
elle fut en effet parfaitement heureuse.

--Ah! cher ami, murmurait-elle parfois, que ne puis-je mourir cent fois
pour avoir cent agonies pareilles!...

Elle mourut pourtant, la bonne hotesse!... Elle mourut, souriante, le
visage extasie de bonheur et d'amour, elle mourut dans un baiser que
son cher, son grand ami, comme elle disait, imprima sur sa bouche, a
l'instant supreme.

Le chevalier ferma pieusement ces yeux qui tant de fois lui avaient
souri. Il pleura pendant des jours et des jours. Un mois apres la mort
d'Huguette, Pardaillan ouvrit le testament qu'avait laisse la bonne
hotesse.

--Je laisse mes biens, meubles et immeubles, a mon bien cher epoux le
chevalier de Pardaillan...

C'est par ces mots que commencait le testament. Suivait remuneration
desdits biens, meubles et immeubles, dont le total faisait la somme
ronde de deux cent vingt mille livres.

Pardaillan parcourut alors ce qui avait ete l'auberge de la Deviniere
et assembla quelques menus souvenirs, notamment un petit portrait
d'Huguette, qu'il fit enfermer dans un medaillon d'or. Puis, il se
rendit chez le premier tabellion, lui montra le testament et lui declara
qu'a son tour il faisait don desdits biens, meubles et immeubles, aux
pauvres du quartier Saint-Denis.

L'auberge de la Deviniere fut donc transformee en un hospice pour
vieillards et indigents. Pardaillan avait stipule que la grande salle
et la cuisine demeureraient intactes et qu'une partie des rentes serait
affectee a la confection quotidienne d'une bonne soupe qui serait
distribuee gratuitement aux miserables sans feu ni lieu.

Ayant ainsi arrange son affaire, Pardaillan monta a cheval et sortit de
Paris.

C'etait par une soiree de fevrier; un petit vent piquant lui egratignait
le visage; il trottait sur la route, et les sabots de son cheval
resonnaient sur la terre durcie par la gelee.

Ou allait-il?...

Il ne savait pas... il allait, voila tout!...

Quelquefois, il murmurait ce mot qui semblait contenir toute sa pensee
et resumer son passe, son present, son avenir... un mot qu'il prononcait
sans amertume, avec une sorte de joie et de fierte:

"SEUL!..."

Le soleil se coucha. Le soir tomba. Le paysage etait melancolique et
brumeux. L'espace s'etendait devant lui... Pardaillan s'enfonca vers
les lointains horizons. Peu a peu, sa silhouette s'effaca au fond de
l'inconnu.



XLVI

En ce meme mois de fevrier, il se passa a Rome un evenement que nous
devons signaler. Au chateau Saint-Ange, dans une chambre pauvrement
meublee, sur un lit etroit, une femme etait couchee. Ses yeux de mystere
songeurs et fixes, les yeux de cette femme a la tete sculpturale, a
l'opulente chevelure noire denouee sur les epaules de marbre, les yeux
de cette femme aux attitudes de force et de grandeur, meme dans cette
heure ou elle gisait, abattue par la nature, elle qui avait reve le
triomphe sur l'humanite, ses yeux de diamants funebres s'attachaient,
graves, profonds, sur un enfant qui dormait pres d'elle, un enfant, un
tout petit etre solide, muscle, aux poings energiquement fermes. Une
servante, penchee sur le lit, regardait.

Cette chambre etait une prison. Cette servante, c'etait Myrthis. La
femme couchee, c'etait Fausta. L'enfant, c'etait le fils de Fausta et de
Pardaillan.

Fausta, arretee par les sbires de Sixte dans la nuit de l'incendie du
Palais Riant, avait ete enfermee au chateau Saint-Ange ou, pour unique
faveur, on lui avait accorde de garder Myrthis pres d'elle.

Sixte rassembla un concile secret qui eut a juger la rebelle. Plus de
deux cents questions furent posees a ce tribunal exceptionnel. A toutes
les questions, il fut repondu a l'unanimite que Fausta etait coupable.
En consequence, au mois d'aout 1589, elle fut condamnee a etre
decapitee, puis brulee et ses cendres jetees au vent. Ce fut le 15 aout
que cette sentence fut communiquee a Fausta, dans la chambre ou
elle etait detenue prisonniere. Elle l'ecouta sans un fremissement.
L'execution devait avoir lieu le lendemain matin.

Quand les juges se furent retires, Myrthis s'agenouilla en sanglotant
aux pieds de sa maitresse et murmura:

--Quel horrible supplice! o maitresse, est-il possible!...

Fausta sourit, releva sa suivante, tira de son sein un medaillon d'or
qu'elle ouvrit, et en montra l'interieur a Myrthis.

--Rassure-toi, dit-elle, je ne serai pas suppliciee; ils n'auront que
mon cadavre; vois-tu ces grains? Un suffit pour endormir, et on dort
plusieurs jours; deux endorment aussi, mais on ne se reveille plus;
trois foudroient en un temps plus rapide que le plus rapide eclair, et
on meurt sans souffrance.

--Maitresse, dit Myrthis, vous morte, ma vie ne serait plus qu'une
agonie; il y a trois grains pour vous et trois pour votre fidele
servante.

--Soit, dit simplement Fausta. Apprete-toi donc a mourir comme je vais
mourir moi-meme.

Fausta versa les trois grains de poison dans une coupe et trois dans une
autre coupe. Myrthis s'appreta a verser un peu d'eau dans les coupes...
A ce moment, Fausta devint affreusement pale, un tressaillement prolonge
la secoua jusqu'au fond de son etre, elle porta les mains a ses flancs,
et un cri rauque, un cri ou il y avait de l'angoisse, de la terreur, de
l'etonnement, de l'horreur, jaillit de ses levres blanches...

--Arrete! gronda-t-elle. Je n'ai pas le droit de mourir encore!...

Les six grains de poison furent remis dans le medaillon d'or que Fausta
cacha dans son sein.

Toute la nuit, Fausta parut s'interroger, ecouter en elle-meme, et,
doucement, de ses mains, elle caressait ses flancs; et son visage
exprimait tantot un etonnement infini, tantot un sombre desespoir, et
tantot une sorte de ravissement...

Le matin, des pas nombreux s'approcherent de la porte, et Myrthis,
ignorant ce qui se passait dans l'etre de Fausta, se reprit a pleurer,
car on venait chercher sa maitresse pour la conduire au supplice.
C'etaient les juges, en effet, les juges et les gardes et le bourreau.
L'un des juges deplia un parchemin et fit une nouvelle lecture de la
sentence. Alors, le bourreau s'avanca pour se saisir de Fausta et
l'entrainer. Mais elle l'ecarta d'un geste, et, sereine, glaciale,
orgueilleuse, telle qu'elle avait toujours ete, elle prononca:

--Bourreau, il n'est pas temps encore de remplir ton office. Juges, vous
ne pouvez me tuer encore... Parce que vous ne pouvez tuer deux vies,
n'en ayant condamne qu'une, parce que mes flancs portent une vie
nouvelle qui echappe a votre justice, parce que je ne suis plus la
vierge, parce que je vais etre mere!...

Les juges s'inclinerent et sortirent. C'etait en effet une loi sacree,
dominant toutes les lois dans tous les pays d'Europe, qu'une femme
enceinte ne put etre executee... Sixte-Quint obtint du tribunal qui
avait condamne la rebelle qu'il ne lui fut pas fait grace de la vie,
mais qu'il fut sursis a l'execution jusqu'a la naissance de l'enfant.
Cette sentence nouvelle fut communiquee a Fausta vers la fin de
septembre: elle l'accueillit en souriant...

Il y avait trois jours que l'enfant etait ne. Tout, dans ce petit etre,
denoncait une etrange vigueur, un furieux appetit de la vie; il fermait
les poings, se raidissait, criait comme d'autres enfants a trois mois;

Fausta fit signe de la tete que c'etait bien, jeta un coup d'oeil sur le
verre de poison qui etait sur une petite table a portee de sa main, et
alors, pour la premiere fois, elle prit l'enfant dans ses bras. L'enfant
s'eveilla et ses yeux clignotants parurent regarder... et alors Fausta
lui parla:

--Fils de Fausta... fils de Pardaillan... que seras-tu?... Te
dresseras-tu un jour devant ton pere?... Seras-tu le vengeur de ta
mere?... Fils de Fausta et de Pardaillan, puisses-tu avoir le coeur
cuirasse d'un triple airain! Puisse ton ame inaccessible ignorer a
jamais la pitie, l'amour, les sentiments de faiblesse et d'esclavage!
Puisses-tu passer dans la vie comme un brulant meteore que pousse la
fatalite! Adieu, fils de Pardaillan!

En meme temps, elle saisit la coupe de poison, la vida d'un trait, la
rejeta, et, violemment, dans le spasme supreme de la mort, imprima son
baiser comme une morsure indelebile sur le front de l'enfant...

Et elle retomba sur l'oreiller... elle etait morte.

Que devait-il devenir, en effet, cet enfant, issu de deux etres de force
et de vie intense, aussi formidables l'un que l'autre, mais l'un,
type de chevalerie, synthese de generosite; l'autre, type d'ambition,
synthese d'orgueil? Oui, que devait figurer ce produit de deux figures
si dissemblables, l'enfant qui trouvait l'effroyable imprecation d'une
Fausta au seuil de la vie, qui heritait peut-etre l'incalculable force
de, mal qui residait dans l'esprit de Fausta, et en qui palpitait
peut-etre l'ame magnanime de Pardaillan?...



TABLE

  I.--La flagellation de Jesus
  II.--Henri III
  III.--Henri III (suite)
  IV.--Pardaillan et Fausta
  V.--L'auberge du Chant-du-Coq
  VI.--La vie de Cocagne
  VIL.--Marie de Montpensier
  VIII.--Le calvaire de Montmartre
  IX.--La parole de Maurevert
  X.--Le cardinal
  XI.--La mere
  XII.--La fille
  XIII.--Fin de la vie de Cocagne
  XIV.--Monsieur Peretti
  XV.--Le 21 octobre 1588
  XVI.--Devant l'abbaye
  XVII.--La reconnaissance de Fausta
  XVIII.--Maurevert
  XIX.--L'echauffouree de la Cite
  XX.--Ou Fausta se contente d'une couronne
  XXI.--La lettre
  XXII.--La route de Dunkerque
  XXIII.--Blois
  XXIV.--Reconciliation
  XXV.--Catherine recoit la lettre
  XXVI.--Pardaillan au couvent
  XXVII.--Mourir ou tuer?
  XXVIII.--Les fosses du chateau
  XXIX.--Les clefs du chateau
  XXX.--Aux approches de Noel
  XXXI.--Aux approches de Noel (suite)
  XXXII.--Aux approches de Noel (fin)
  XXXIII.--Duchesse de Guise
  XXXIV.--L'effondrement
  XXXV.--Le dernier geste de Fausta
  XXXVI.--La poursuite
  XXXVII.--La foret de Marchenoir
  XXXVIII.--Un spectre qui s'evanouit
  XXXIX.--Les frais de route de Pardaillan
  XL.--Le palais Riant
  XLI.--Fin du palais Riant
  XLII.--Ventre saint-gris
  XLIII.--Deux dynasties en presence
  XLIV.--Jacques Clement
  XLV.--La bonne hotesse
  XLVI.--






End of the Project Gutenberg EBook of Les Pardaillan, Tome 04, Fausta Vaincue
by Michel Zevaco

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PARDAILLAN, TOME 04, ***

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